samedi 19 février 2022

« Mademoiselle Ogin » (Ogin-sama) de Kinuyo Tanaka (1962)


 

     Merci à Carlotta, à Lili Hinstin, au Champo et à toutes les parties prenantes qui ont permis que le projet de faire connaître Kinuyo Tanaka en France voie le jour ! Réalisatrice de l'âge d'or du cinéma japonais, les 6 longs métrages qu'elle a réalisés sont projetés pour la première fois en France, seulement maintenant ! Et il aurait été dommage de passer à côté, tant c'est une brillante cinéaste.

Merci également à Pascal-Alex Vincent, fin connaisseur du cinéma japonais, pour son travail de médiation, afin de faire connaître à tous le cinéma de Tanaka. Le petit bouquin qu'il a écrit à son sujet est une mine d'informations. Il dévoile le parcours de Kinuyo Tanaka, et le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est un modèle de courage et de persévérance.

Nombreux sont les cinéastes masculins japonais à avoir vu d'un mauvais œil ses velléités de réaliser des longs métrages, et beaucoup lui ont mis des bâtons dans les roues. Notamment Kenji Mizoguchi, qui était pourtant l'un de ses proches, Tanaka ayant joué en tant qu'actrice dans certains des plus grands films du célèbre cinéaste nippon. D'autres réalisateurs, au contraire, ont pris sa défense, parmi lesquels Ozu ou Naruse. On peut dire qu'ils ont perçu avant tous les autres le potentiel de Tanaka, et le résultat est à la hauteur de leurs anticipations.

Pour le moment, je n'ai vu qu'un film de Kinuyo Tanaka, mais celui-ci m'a donné envie de découvrir tous les autres, leur pitch étant par ailleurs intéressant et prometteur. « Mademoiselle Ogin » est le dernier long métrage réalisé par Tanaka. C'est un film historique, ou jidai-geki, or comme l'explique Pascal-Alex Vincent dans son ouvrage, ce genre de films, ambitieux et au budget conséquent, était réservé aux réalisateurs les plus doués. C'est donc une sorte d'accomplissement et de reconnaissance de la profession envers Tanaka que de lui avoir permis de réaliser un tel film.

Ce long métrage se base sur une histoire très intéressante. Elle a lieu au 16e siècle et traite des persécutions envers les japonais convertis au christianisme. Un sujet rare, que ce soit au cinéma ou dans d'autres arts et médias. Sur ce thème, on connaît surtout le film « Silence » de Scorsese, adapté d'un roman japonais, lui-même déjà porté à l'écran par un cinéaste nippon, Masahiro Shinoda, en 1971. Ou la bande dessinée « Ugaki » de Robert Gigi. Mais ça reste un thème peu traité.

A cela s'ajoute une histoire d'amour contrarié entre l'éponyme Mademoiselle Gin, fille du grand maître de thé Sen no Rikyû, et Ukon Takayama, seigneur chrétien déjà marié. A noter que ces deux derniers personnages ont réellement existé, tout comme Toyotomi Hideyoshi, le seigneur qui règne à l'époque sur le Japon et qui mène les persécutions contre les chrétiens.

Comme dans beaucoup de ses films, Tanaka fait d'une femme sa principale héroïne. Ici, il s'agit de Mademoiselle Gin, une femme qui veut juste pouvoir vivre sa vie comme le ferait un homme, et qui se heurte à la société japonaise patriarcale et rigide, où les femmes sont complètement assujetties aux hommes, qui peuvent disposer d'elles comme ils le souhaitent...

Tout comme Kinuyo Tanaka, Gin est une femme affranchie. Elle se fiche des convenances et des traditions. C'est une femme libre, qui a un idéal de vie particulièrement élevé, et qui dénote au milieu d'hommes pour la plupart veules et retors. Même les hommes les plus vertueux semblent bien pâles et indécis face à Gin et à sa droiture.

« Mademoiselle Ogin » est donc un film construit sur une figure féminine très forte, qui tente de se faire une place dans une société masculine et étouffante. En cela, c'est un long métrage universel et intemporel, tant il reste encore beaucoup à faire pour l'émancipation des femmes, même dans notre Occident contemporain... 

Mais Kinuyo Tanaka n'est pas qu'une féministe courageuse, c'est également une véritable artiste, qui sait dépeindre comme personne les sentiments humains. Esthétiquement, ce long métrage est très proche d'un film de Mizoguchi, avec une magnifique photographie et des couleurs somptueuses, avec des cadrages réalisés de main de maître, tout comme la composition des plans, très sophistiquée. Mais personnellement, j'ai encore été davantage touché que dans certains films de Mizoguchi.

Ce dernier n'échappe pas toujours au mélodrame larmoyant un peu grossier, à mon sens, même s'il a aussi réalisé des films d'une grande subtilité. Ici, tout m'a semblé plus fin, encore plus nuancé et délicat. Si l'on est rapidement pris par l'intrigue, émouvante, vers la fin du film il devient difficile de retenir ses larmes face à la beauté et à la tristesse de ce qui nous est conté...

Aboutissement de la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka, « Mademoiselle Ogin » est un grand et beau film, qui vaut largement ceux des maîtres du cinéma japonais. Il est heureux que cette réalisatrice soit réhabilitée et que ses films arrivent enfin jusqu'à nous, démontrant que oui, les femmes ont aussi réalisé de très grands films, et qu'elles n'ont pas attendu aujourd'hui pour le faire, alors qu'à l'époque c'était une autre paire de manches !

Je ne peux donc que vous inciter à courir voir cette magnifique rétrospective Kinuyo Tanaka. La bande annonce ne ment pas : c'est bien l'événement cinéma de ce début d'année.

[4/4]

dimanche 13 février 2022

« Licorice Pizza » de Paul Thomas Anderson (2021)


 

    Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant apprécié un film récemment sorti au cinéma. Bien que j’avais lu beaucoup de critiques positives sur ce long métrage, je me suis quand même pris une belle claque. Il faut dire que j’étais en froid avec Paul Thomas Anderson, après l’immense déception que fut pour moi « Phantom Thread ». Un film formellement éblouissant, maîtrisé à la perfection… mais au service d’un propos malsain. Anderson semblait sous l’emprise de son ego démesuré, lorgnant dangereusement vers un cinéma à la Kubrick, virtuose mais complètement vain…

Avec « Licorice Pizza », P. T. Anderson est venu m’apporter un vigoureux démenti, en prenant l’exact contrepied de son précédent long métrage. Quand celui-ci était froid comme la mort et profondément misanthrope, son dernier film est magnifiquement imparfait (en apparence) et plein de vie.

Porté par deux jeunes acteurs débordant de charisme et de vitalité (formidables Alana Haim et Cooper Hoffman !), c’est un véritable festival de scènes toutes plus drôles et plus attachantes les unes que les autres. Anderson nous plonge dans la Californie des années 1970 et nous montre l’envers du rêve américain. Sans être complaisant ni dénonciateur, il se fait chroniqueur d'une époque révolue, avec ses bons côtés, ses défauts et ses contradictions profondes, sans les masquer, et surtout sans non plus plaquer dessus une vision contemporaine. Un fait suffisamment rare pour une œuvre contemporaine que je ne peux que saluer le tour de force du cinéaste.

Pour illustrer ce rêve américain bancal et dérisoire, Anderson peuple son film de losers magnifiques, de personnages tous plus bizarres ou frappadingues les uns que les autres, nous offrant des séquences tordantes, dont certaines constituent de véritables morceaux de bravoure. Il est vrai que le cinéma de Paul Thomas Anderson a toujours été caractérisé par des personnages plus ou moins dysfonctionnels. Si parfois ils le sont au point d’être vraiment inquiétants (« There Will Be Blood ») ou quelque peu gênants (« Punch-Drunk Love »), ici on sent une vraie tendresse du cinéaste pour ses personnages profondément vivants car imparfaits, que ce soit physiquement ou dans leur comportement.

Personnellement, j’y vois un lien, volontaire ou pas, avec le cinéma de Lubitsch, et notamment avec son chef-d’œuvre « The Shop Around The Corner ». S’il n’est pas dit que « Licorice Pizza » aura la longévité du film de Lubitsch, rien n’est joué, car Anderson atteint ici un summum de subtilité dans l’écriture de ses personnages et de son film. On se prend à vouloir que ce dernier ne s’arrête jamais, tant on est ravi de suivre les (mésa)aventures de ces personnages loufoques et en même temps tellement réalistes et proches de nous.

D’ailleurs, une des grandes qualités de ce long métrage, et je trouve qu’on ne le dit pas assez, c’est justement son scénario. La mode, dans les séries comme les films, notamment américains, est à la linéarité et à la prévisibilité, et même à la standardisation forcenée des scénarios. Avec une structure complètement éculée et déjà vue : grosso modo exposition, rencontre et attirance mutuelle, puis difficultés et larmes, et enfin rabibochage et fin heureuse ou douce-amère, c’est selon.

Or, Anderson nous livre ici un scénario totalement imprévisible, tortueux, avec de multiples digressions, qui nous perd et nous fascine totalement. A l’inverse de « Inherent Vice », qui offrait aussi un scénario labyrinthique, mais qui échouait à créer un rythme, une tension et surtout un niveau de qualité suffisant à capter notre attention tout le long du film, « Licorice Pizza » est un régal de la première à la dernière minute. A tel point que quand le générique de fin arrive, on est surpris et déçu que ça s’arrête, même si le film s’achève à un bon moment, et pas abruptement, comme c’est le cas, de façon très frustrante, pour beaucoup de longs métrages.

Ainsi, si Anderson donne vie à des personnages imparfaits, son scénario est parfaitement maîtrisé. Tout comme sa mise en scène, absolument fluide, et complètement au service de son histoire et de ses protagonistes. On ne pouvait pas en dire autant de « Phantom Thread », un film à la réalisation géniale, mais qui semblait n’exister que pour elle et pour montrer combien Anderson est un virtuose. Pas de ça ici, ce qu’on retient avant tout, ce sont l’histoire et nos (anti)héros, même si régulièrement on se prend à saluer telle ou telle séquence brillamment mise en scène.

En bref, « Licorice Pizza » est gorgé de qualités, et notamment d’une galerie d’acteurs et de personnages particulièrement savoureux, des premiers rôles aux plus secondaires. C’est un film à la fois très drôle et vraiment touchant, frais et euphorisant, avec même une certaine poésie et une indéniable nostalgie, sans qu’elle soit passéiste ou rétrograde. Il a beau sortir l'hiver, il est printanier et solaire, empli d’une énergie communicative et plein de promesses tenues.

Un long métrage très réussi, que certains qualifient de mineur pour un Anderson, mais qui pour moi est l’un de ses tous meilleurs, un gros coup de cœur. Un film, voire même un chef-d’œuvre (n’ayons pas peur des mots), que je recommande vivement à tous les amoureux du cinéma… et de la vie.

[4/4]