mardi 14 juin 2011

« Une femme est une femme » de Jean-Luc Godard (1961)

    A vouloir à tout prix casser les codes de la narration cinématographique et proposer autre chose qu'un récit, Godard n'offre finalement qu'une suite de gags d'une teneur assez variable... La façon dont il se joue du cinématographe est certes fort appréciable et souvent réjouissante. Il parvient tant bien que mal à s'en sortir en conférant tout de même un minimum de cohérence à l'ensemble, et en osant s'aventurer relativement loin des sentiers battus, ce dont on lui saura gré. Mais Godard se répète dans les clins d'oeil au spectateur : la distanciation a ses vertus, ses limites aussi, qu'il franchira allègrement par la suite et déjà en quelque sorte ici. Il faut dire que le genre auquel se prête au premier abord « Une femme est une femme », soit la comédie, est rarement l'occasion de faire montre de profondeur, en tout cas la façon dont Godard s'y attaque n'arrange pas les choses. Du moins du point de vue « contenu », si tant est que l'on puisse le détacher de la forme, car « Une femme est une femme » n'est rien moins qu'un pur exercice de style. En ce sens il est plutôt réussi, une fois de plus les idées de mise en scène abondent, Godard s'amusant complètement avec sa technique fétiche : l'association d'idées, qu'il traduit visuellement (« littéralement » pourrait-on dire). De plus s'il se réfère plus ou moins explicitement à la comédie, en réalité Godard brouille tellement les pistes qu'il est réducteur de l'associer au seul genre. C'est bien l'expérimentation cinématographique qui l'intéresse, et briser les normes traditionnelles : chose faite. Quant au résultat, il laisse plus circonspect... Oui cinématographiquement parlant « Une femme est une femme » vaut le coup d'oeil, mais d'un point de vue plus large, artistique ou autre, il s'agit là d'un film assez anecdotique. Un Godard mineur en somme.

[1/4]

lundi 13 juin 2011

« Journal d'un curé de campagne » de Robert Bresson (1951)

    Encore un film de Bresson qui fait état de la trajectoire tortueuse d'un homme intègre, qui toute sa vie cherchera Dieu, frayant douloureusement son chemin au milieu d'une humanité tantôt hostile tantôt humble et douce. Ce jeune curé anticipe la figure du martyr personnifiée plus tard dans sa filmographie par Mouchette, la Marie d'« Au hasard Balthazar » ou encore Jeanne d'Arc. Il porte aussi en lui la conviction, la foi, la force et le courage (à sa façon, malgré l'apparence de sa faiblesse physique), bref la détermination du Fontaine d'« Un condamné à mort s'est échappé » ou du chevalier Lancelot du Lac. Le curé d'Ambricourt, son héros torturé, sa bonté, ses doutes, son existence fragile, les hommes et les femmes qui l'entourent sont typiques du cinéma de Bresson. De même, la mise en scène commence à nettement laisser entrevoir la naissance d'un style, épuré à l'extrême et pourtant étonnamment suggestif. A titre d'exemple, il suffirait de retirer la musique il est vrai fort envahissante de Jean-Jacques Grunenwald pour donner encore plus de force au long métrage, tant ses images et ses dialogues disent déjà tout, si bien que la bande-son tombe hélas dans la redite et alourdit le propos. La photographie parfois un peu trop surexposée (quoique fort belle) et le sentimentalisme trop prononcé de l'accompagnement musical sont donc deux choses que Bresson gagnera à supprimer par la suite, mais ils ne réussissent pas à masquer la réelle valeur de ce film touchant, austère et dur certes, mais terriblement triste, émouvant, et surtout simple et vrai. La maîtrise du cinématographe de Robert Bresson ira en s'améliorant, ce n'est donc pas sa virtuosité que l'on peut admirer là, mais son extrême sensibilité, sa finesse d'écriture et d'esprit, qui trouveront dans le cinématographe un art à leur hauteur. De même, les films de Bresson gagneront en intensité et en concision ultérieurement, néanmoins l'on peut bel et bien qualifier cette adaptation du roman de Bernanos de premier chef-d'oeuvre de l'un des plus grands maîtres du cinéma français.

[4/4]

dimanche 12 juin 2011

« Athènes, retour à l’Acropole » (Athina, epistrofi stin Akropoli) de Theo Angelopoulos (1983)

«Athènes, retour à l’Acropole» commence exactement là où s’arrêtait «Alexandre le Grand», par le même plan : un vaste panoramique de la capitale grecque s’achevant sur une vue de l’Acropole. Ce moyen métrage est un poème d’Angelopoulos sur sa ville natale, réalisé dans le cadre d’une série de documentaires télévisés sur les capitales européennes. Le film n’a donc ni l’ambition, ni l’ampleur des films précédents du cinéaste, mais n’en n’est pas pour autant insignifiant. «Athènes, retour à l’Acropole», est une transition dans la filmographie d’Angelopoulos, transition vers la forme plus élégiaque des films à venir. Après la quête d’identité du cinéaste menée dans l’histoire passée de son pays, le film marque également le passage au temps présent. Angelopoulos filme sa ville en poète, usant de longs travellings et de lents panoramiques qui viennent illustrer et faire le contrepoint aux commentaires en voix off. Ces commentaires se composent d’anecdotes personnelles et de souvenirs d’enfance du cinéaste, mais aussi de récits historiques, ponctués par des lectures de poèmes de Georges Séféris. L’Histoire de la Grèce et de la ville se mélange à l’histoire du cinéaste, annonçant l’orientation nouvelle du cinéma d’Angelopoulos, davantage focalisé sur les histoires individuelles et la condition humaine. Le film continue néanmoins de creuser le sillon des liens entre passé et présent, la caméra cherchant dans l’Athènes contemporaine les traces du passé, depuis les ruines de l’Antiquité jusqu’aux marques de la guerre laissées sur les façades des maisons. Angelopoulos raconte que sa maison natale a été détruite pour laisser place aux fouilles archéologiques. Juste sous sa chambre d’enfant, sous une certaine couche de terre, les archéologues ont découvert les vestiges d’une chambre antique avec des jouets indiquant qu’y dormait un petit enfant. Cette image poétique d’une circularité de l’Histoire est une belle illustration du sens de «Athènes, retour à l’Acropole». On regrettera l’omniprésence de la voix off qui, pour un spectateur n’entendant pas le grec, oblige à lire constamment les sous-titres, ne permettant pas d’apprécier pleinement l’image et rendant délicate l’immersion dans le film. Ca ne vaut pas une élégie sokourovienne (le cinéaste russe est l’un des rares à exceller dans ce registre), mais on peut facilement se laisser bercer par ce poème visuel. Restons objectif cela dit, «Athènes, retour à l’Acropole» reste une transition dans le parcours du cinéaste, une étape qu’on oubliera vite.

[1/4]

jeudi 9 juin 2011

« Alexandre le grand » (O Megalexandros) de Theo Angelopoulos (1980)

La veille du premier jour du 20ème siècle, un bandit parvient, dans des circonstances douteuses, à s’évader de prison. Il libère les autres détenus qui voient en lui un sauveur, un héros qui serait non moins que la réincarnation d’Alexandre III de Macédoine. Dans une sublime scène, le bandit, dès lors dénommé Alexandre le Grand, est intronisé comme libérateur du peuple dans une clairière où l’attend son Bucéphale. La troupe se dirige alors vers le village natal d’Alexandre. A son arrivée, celui-ci constate les changements qui ont affecté son village: toutes les terres et tous les biens ont été collectivisés, chacun participe également aux tâches, les femmes ont les mêmes droits que les hommes, un tribunal populaire a été instauré, etc ; bref, le village ressemble à une commune autogérée vivant l’utopie d’un anarcho-collectivisme égalitaire et libérateur. Ce rêve fragile présentera rapidement ses limites et ne résistera pas à la restitution des terres promise par Alexandre et sa bande. La confusion naissante obligera Alexandre à se radicaliser et à affermir son autorité, alimentant son délire de grandeur : le libérateur, celui que l’on voyait comme un révolutionnaire moderne, deviendra tyran. Sous l’apparence de la tragédie antique, le film d’Angelopoulos est une métaphore et une allégorie. Le cinéaste illustre sa perte des illusions dans les utopies politiques du siècle passé et dénonce la tendance des peuples à se fabriquer des idoles, des icônes incapables de gérer le pouvoir qui leur est donné, comme si celui-ci ne pouvait que pervertir. Alexandre dira au bout de 2h30 de film ses premiers mots, qui résument ce poids impossible à porter : «Je me suis réveillé cette tête de marbre entre les mains, qui m’épuise les coudes que je ne sais où appuyer». Angelopoulos s’en prend à la folie des hommes s’inventant des dieux qu’ils finissent ensuite par dévorer (ici au sens premier du terme, lors de la magistrale séquence finale du film). Après s’être focalisé sur son pays la Grèce, le cinéaste réalise ici une fable à la fois poétique et politique, intemporelle et universelle. On ne manquera cependant pas d’y remarquer, à juste titre, l’une des premières grandes critiques cinématographiques du régime soviétique qui s’effondrera 9 ans plus tard (les nombreux films qui suivront cet élan ne seront que rarement à la hauteur), et la figure d’Alexandre évoque fortement le personnage de Staline... Ce contenu très didactique est fort heureusement servi par une mise en scène et des images de toute beauté. Le rythme particulier de la caméra d’Angelopoulos n’évite pas toujours de petites longueurs (le film dure 3h20), et certaines signatures stylistiques du cinéaste (notamment les panoramiques à 360°) peuvent, pour la première fois, sembler trop préméditées, sans perdre pour autant de leur superbe. Mais ces réserves ne viennent aucunement entacher mon enthousiasme. Les 15 dernières minutes du film laissent pantois, le cinéaste enchaînant les idées fortes et les plans majestueux. Grand film…

[4/4]

mardi 7 juin 2011

« Les chasseurs » (I Kynighi) de Theo Angelopoulos (1977)

«Les chasseurs» est le troisième volet de la trilogie d’Angelopoulos consacrée à l’histoire de la Grèce contemporaine. Après avoir traité des années 1939 à 1952 dans «Le voyage des comédiens», le cinéaste balaie ici les années 1949 à 1977, date de la réalisation du film. «Les chasseurs» marque un changement de ton par rapport aux 2 films précédents : l’ironie dénote une certaine aigreur du cinéaste, la critique est plus virulente, s’apparentant presque à une condamnation. Là où «Le voyage des comédiens» avait une portée universelle et où Angelopoulos se gardait d’afficher ses idées politiques dans le contenu du film (la forme les trahissait néanmoins), «Les chasseurs» se présente comme le film le plus politisé du cinéaste qui assène une charge sévère contre la bourgeoisie grecque de droite, accusée de toutes les atrocités, de tous les actes de lâcheté, de collaboration, de trahison et de mensonge des 40 années précédant la réalisation du film. Même si cela est vrai historiquement (je ne suis pas suffisamment au fait de l’histoire grecque pour comprendre toutes les allusions du cinéaste), ce changement de ton ne sera pas du goût de tous, et le côté parfois caricatural de certains personnages ne manquera pas d’en agacer quelques uns... Angelopoulos accuse la classe dirigeante de nier et d’oublier la réalité historique de son pays, réalité historique qui reste bien souvent la seule consolation des perdants. D’où ce ton amer, révélateur d’un profond pessimisme: Angelopoulos semble ici faire son deuil de la révolution. L’argument est simple et repose sur une allégorie : en 1977, au cours d’une partie de chasse, un groupe d’amis de la haute bourgeoisie grecque découvre dans la neige le corps d’un maquisard de l’Armée révolutionnaire de Libération. Le problème est que le sang du cadavre est frais alors que les derniers maquisards ont été balayés pendant la guerre civile de 1949. Cela fera dire à l’un de ces hommes : «Le fait qu’il soit là est une erreur historique». La construction allégorique du film ainsi que cette bourgeoisie prise comme cible par le cinéaste rappellent immanquablement «L’ange exterminateur» de Buñuel. Ici, le cadavre illustre la mauvaise conscience de toute cette classe dirigeante, ses regrets, son sentiment de culpabilité. Ce fantôme de la révolution vient les tourmenter, les effrayer, les obligeant à une certaine prise de conscience (prise de conscience qui s’avèrera inutile et sans conséquence dans la terrible séquence finale). On assiste alors une sorte de procès symbolique en huis clos. Les personnages assis autour du cadavre relatent chacun à leur tour un épisode de leur vie, épisode révélateur de leur responsabilité dans les évènements politiques passés. Les acteurs devenant acteurs de l’Histoire par distanciation brechtienne, ce sont plus généralement les épisodes marquants de la vie politique intérieure de la Grèce qui sont ainsi retranscrits. Comme dans «Le voyage des comédiens», Angelopoulos utilise magistralement le plan-séquence pour naviguer entre présent et passé au sein d’un même travelling. Il pousse ici la logique encore plus loin, laissant le temps au passé de se reconstituer sous nos yeux, les acteurs participant même au changement de décors. Si l’on peut débattre du point de vue choisi par Angelopoulos, il paraît difficile d’émettre des réserves quant au travail extraordinaire que le cinéaste réalise au niveau de la mise en scène, d’une inventivité exceptionnelle. «Les chasseurs» s’affirme de plus comme un film magnifique, Arvanitis réalisant un superbe travail photographique. Un grand film qui met un terme à une trilogie dont on ne peut que louer l’intelligence et la beauté.

[4/4]

« Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964)

    Il est de notoriété publique que « Bande à part » n'est pas vraiment le film préféré de Jean-Luc Godard. En effet, ce n'est pas son meilleur. Mais c'est peut-être pour cela qu'il est aujourd'hui si appréciable, car à l'époque Godard s'y montrait tel qu'il était : un jeune auteur à l'esprit de contradiction et en quête d'inspiration, amoureux fou du cinéma et de la littérature, éternel hyperactif de la trouvaille cinématographique (pas une seconde sans qu'une idée de mise en scène ne traverse le plan)... Et il ne se posait pas tant de questions sur le cinéma (du moins ne l'affichait-il pas encore trop). Il semblait tourner comme il respirait, c'était juvénile, impertinent, frondeur, léger, maladroit, superficiel mais touchant... Pas de politique, pas de verbiage, quelques citations mais plutôt bien intégrées... Et une simplicité salvatrice. Certes, Anna Karina n'y est pas franchement étincelante ni à son avantage, de surcroît le scénario relève clairement de la série B... qu'importe, la photographie de Raoul Coutard est magnifique, Claude Brasseur et Sami Frey sont éminemment antipathiques et sympathiques à la fois, la voix-off de Godard dépareille avec l'ensemble mais ce n'est pas grave, ça tient! Miraculeusement, sans doute en raison de la foi inébranlable du Godard d'alors, impossible de résister à son long métrage. Oui il comporte nombre de défauts, mais ce sont les défauts d'un artiste jeune et sincère. Pour le reste le rythme s'avère trépidant, la musique de Michel Legrand demeure fort appréciable, et Paris est une fois encore sublimée par l'esthétique à l'arrachée de la Nouvelle Vague, loin des clichés de carte postale (même si ce mouvement a engendré des épigones ayant tristement terni son ambivalent héritage). C'est que ce long métrage est « juste », comme s'il vivait de lui-même : est-ce l'histoire de jeunes oisifs ne sachant pas trop quoi faire de leur peau, mais tentant de réaliser un « joli coup »? C'était certainement l'état d'esprit du Godard d'alors, du moins c'est ainsi que je vois « Bande à part », et c'est ainsi que j'explique mon engouement. Un film qui rend terriblement nostalgique...

[2/4]

lundi 6 juin 2011

« Le Chant des oiseaux » (El cant dels ocells) d'Albert Serra (2008)

    Un joli film, très simple et poétique. Une ode aux grands espaces, à la nature et à sa beauté, mais aussi à l'humanité et sa quête de spiritualité. Le voyage de ces rois mages a quelque chose de métaphorique : les voici qui franchissent de vastes étendues, vides de toute vie, qui marchent dans la glace ou le sable, qui gravissent des monts arides, qui traversent les éléments et la solitude à la recherche de Jésus... Ils doutent, s'arrêtent, sont tentés de faire demi-tour... et repartent de plus belle, pour finalement arriver aux pieds du petit enfant... puis repartir. Serra ose bâtir son long métrage (qui paraîtra certes un peu trop long) sur des silences fort éloquents. Autre qualité à mettre à son crédit : la pertinence de ses cadrages, c'est peut-être même là la principale force de son esthétique : il a une foi absolue dans l'image, fait suffisamment rare chez les cinéastes d'aujourd'hui pour mériter d'être signalé. Pour le reste il est vrai que les quelques moments de discours font un peu tache : certains sont merveilleusement simples (tout en étant admirablement suggestifs), une fois encore... d'autres le sont trop, et leur trivialité se fait quelque fois cruellement ressentir. D'autant que l'autre problème (si c'en est un) de ce long métrage, c'est la fâcheuse tendance qu'a Serra à se regarder filmer. Certes la nature est belle sous sa caméra, mais l'intensité de son film est trop lâche pour ne pas briser l'harmonie qu'il parvient de temps à autres à créer. Le côté non professionnel de ses acteurs est manifeste, leur improvisation aussi (ou alors elle est bien simulée), le couple Marie/Joseph n'est pas franchement des plus convaincants, les dialogues intéressants sont bel et bien là, mais trop clairsemés et inégalement répartis, le rythme se repose trop sur le « temps réel », bref la structure même du film n'est pas suffisamment aboutie pour que les quelques 1h40 du « Chant des oiseaux » soient toujours « utilisées à bon escient ». Mais s'il est encore trop tôt pour crier au chef-d'oeuvre (Albert Serra n'en est qu'à son deuxième long métrage), il est indéniable que nous avons affaire là à un cinéaste très prometteur.

[2/4]

« Le voyage des comédiens » (Ô thiassos) de Theo Angelopoulos (1975)

«Le voyage des comédiens» constitue le deuxième volet, après «Jours de 36», d’une trilogie consacrée par Angelopoulos à l’histoire de la Grèce de la seconde moitié du 20ème siècle. C’est également le film de la maturité pour le cinéaste grec, maturité esthétique et intellectuelle. Le film, comme son titre l’indique, retrace le parcours d’une troupe de comédiens itinérants dans la Grèce des années 1939 à 1952, soit de la dictature du général Metaxás à l’élection du maréchal Papagos, période troublée qui a vu se succéder guerre, occupation, tentative de révolution et guerre civile. A l’instar du cinéaste hongrois Miklós Jancsó, Angelopoulos mène dans cette trilogie une réflexion sur l’histoire de son pays et se pose en témoin de la mémoire collective du peuple Grec. «Le voyage des comédiens» est donc un film qui s’ancre pleinement dans un lieu et dans une époque, mais qui, par les interrogations esthétiques, morales, et existentielles qu’il pose, s’adresse à tous. Les deux caractéristiques fortes du cinéma d'Angelopoulos, caractéristiques que l’on avait repérées dans ses deux premiers films, à savoir la distanciation brechtienne et une véritable esthétique du plan-séquence, atteignent ici des sommets de beauté et d’intelligence qui forcent l’admiration. Concernant le procédé proprement stylistique du plan-séquence, on pourrait même parler d’une réinvention complète du cinéaste. Dans le même plan, Angelopoulos passe d’une époque à l’autre, naviguant entre un présent identifié comme la veille des élections de 1952 et des retours en arrière (qui restent néanmoins chronologiques entre eux) jusqu’à 1939. Cette prouesse ne s’accompagne d’aucune lourdeur et n’engendre pas de confusion pour le spectateur, le cinéaste usant habilement de signes et de symboles efficaces permettant de se repérer temporellement sans difficultés. Le plan-séquence permet alors de revisiter l’histoire et de la confondre avec le présent, illustrant superbement le mouvement perpétuel d’une Histoire qui ne cesse de se répéter. Cette esthétique du plan-séquence rejoint parfaitement l’approche brechtienne du cinéaste, qui par la distanciation favorise la réflexion du spectateur. «Le voyage des comédiens» s’inscrit clairement sous l’influence du théâtre épique qui oblige le spectateur à porter un regard critique et analytique sur ce qu’il voit. Angelopoulos enrichit encore le film d’une autre dimension temporelle, s’appuyant sur une référence aux mythes anciens pour mieux comprendre le présent. C’est ainsi que les comédiens portent des noms qui renvoient à la mythologie des Atrides (le matricide Oreste, Agamemnon, Electre, Clytemnestre, etc.) et rejouent le drame antique. On retiendra à ce titre une séquence extraordinaire, dans laquelle Oreste vient venger son père communiste, dénoncé et fusillé par l’amant fasciste de sa mère. Oreste assassine sa mère et son amant alors en pleine représentation théâtrale, si bien que le public croit que le drame qui vient de se jouer fait parti de la pièce. Le crime a lieu sur scène, s’inscrit dans l’histoire de l’occupation de la Grèce, renvoie au mythe antique, et invite à une réflexion sur le cinéma et la représentation. Chaque scène est ainsi d’une incroyable richesse, que ce soit par sa beauté et l’inventivité stylistique dont fait preuve le cinéaste ou par le discours qu’elle porte, véritable dialectique sur le monde et le cinéma. «Le voyage des comédiens» est un film imposant (déjà de par sa durée, avoisinant les 4 heures), intimidant, et qui s’adresse à l’intelligence du spectateur qui doit donc faire preuve d’une certaine disponibilité (même si l’émotion n’est aucunement absente du film). Mais le jeu en vaut grandement la chandelle, Angelopoulos réalisant là son premier chef d’œuvre.

[4/4]

vendredi 3 juin 2011

« Traité de bave et d'éternité » d'Isidore Isou (1951)

    Un petit pamphlet juvénile de poète en herbe, gorgé d'arrogance et de morgue enfantine, parfois émouvant malgré tout (le charme de la désuétude, et le souvenir de notre rage adolescente…). « Traité de bave et d'éternité » est terriblement bavard : tant qu'il est intéressant c'est appréciable, c'est beaucoup plus embêtant dès lors qu'il dit d'autant plus de bêtises (ce qui arrive malheureusement bien assez tôt…). Quelques rares fois il touche juste : ce sont quelques idées intéressantes sur le cinéma, un visage nonchalant et filmé à répétition (le sien, on ne se refait pas), le hasard d'une rencontre entre images et parole… Le reste n'est hélas que platitude… Paradoxalement, il y a une sorte d'académisme de l'avant-garde. Académisme car il ne repose que sur des procédés, sans pour autant créer d'émotion esthétique, artistique… ou d'émotion tout court. Seul le choc, la nouveauté sont recherchés, dans une démarche puérile avide de reconnaissance immédiate. Isidore Isou, comme tant d'autres artistes dits d'avant-garde, c'est quelqu'un qui crie « regardez-moi! », « adorez-moi! ». Comme aujourd'hui on monte son groupe de rock pour épater les filles du lycée et rendre jaloux les copains, apparemment à l'époque on jouait au poète, on réalisait son film et on créait son mouvement artistique, « manifeste » (que ce nom sonne bien!) à l'appui. Et bien sûr, pour la postérité, on glissait une notice au début ou à la fin dudit film histoire de bien faire comprendre au spectateur innocent que l'on était à l'époque un vrai rebelle, que l'on avait « créé » quelque chose de nouveau, sous l'auguste patronage d'anciens rebelles en leur genre (dont au premier chef Sade bien évidemment, « le » rebelle par excellence). Qu'est-ce donc que le lettrisme, sinon l'un de ces innombrables mouvements d'avant-garde qui croyaient faire progresser l'art alors qu'ils n'en redécouvraient que les fondements, la technique. Des onomatopées font-elles de la poésie? Une image rayée fait-elle du cinéma? Isou a compris que le septième art ce n'était pas que Mickey Mouse, et il a voulu réveiller les consciences. Bien, c'est déjà ça. Mais ensuite? 

[1/4]

jeudi 2 juin 2011

« Jours de 36 » (Meres tou 36) de Theo Angelopoulos (1972)

Au cours d’un meeting ouvrier, un militant syndicaliste est assassiné. Un ancien trafiquant de drogue devenu indicateur pour la police est arrêté et accusé du meurtre. Comprenant que l’on cherche à se débarrasser de lui, le détenu, qui a réussi à se procurer une arme, prend en otage un député dans sa cellule. Réalisé 2 ans après «La reconstitution», «Jours de 36» est un film de pure mise en scène qui confirme tout le talent d’Angelopoulos. Ici encore, le cinéaste transcende un fait divers en une œuvre universelle très riche, à différents niveaux de lecture. Le premier niveau de lecture est le fait divers en lui-même, l’histoire de ce détenu devenu gênant, qui pourrait constituer le point de départ d’un film policier, ce que Angelopoulos cherche justement à éviter au maximum. Comme dans «La reconstitution», le cinéaste s’efforce d’éliminer tout suspense, créant une distanciation toute brechtienne, distanciation signifiant que l’enjeu du film n’est pas là. Pour ne pas que le spectateur puisse s’identifier au personnage, Angelopoulos ne nous le montre d’ailleurs même pas : on l’entendra juste derrière la porte de sa cellule. Le deuxième niveau de lecture correspond à la reconstitution de cette période troublée de l’histoire Grecque, période d’instabilité politique qui précéda l’instauration du gouvernement dictatorial du général Metaxas. Angelopoulos s’intéresse aux origines de la dictature, au moment du basculement (la séquence où les prisonniers ont un sursaut de liberté, en tapant leur timbale contre les barreaux des fenêtres, semant une totale confusion dans le personnel de la prison obligé de faire appel aux militaires, représente à elle seule, magistralement, ce basculement). Tourné sous le régime des colonels, le film ne fait pas explicitement référence au pouvoir en place, mais c’est l’atmosphère du film, faite d’oppression, de non-dits, de violence sourde, de murmures et de chuchotements, qui évoque sans confusion possible l’étranglement d’un pays par la dictature (l’univers contextuel et visuel du film rappelle d’ailleurs «L’esprit de la ruche» de Erice, film qui reproduisait l’ambiance d’un petit village étouffé par le franquisme). La forme même du film reproduit cet étranglement, cet enfermement, avec notamment l’utilisation de panoramiques à 360° illustrant à merveille cet encerclement par les murs (les deux panoramiques dans la cour de la prison, un de jour et l’autre de nuit, sont prodigieux). Par la puissance de suggestion de la mise en scène de Angelopoulos, ce deuxième degré de lecture ouvre sur un troisième niveau : l’universelle critique de l’autoritarisme du pouvoir et du fascisme. Je ne le nierai pas, «Jours de 36» est un film difficile, sans aucune concession faite au spectateur, film qui ne s’ouvre presque jamais. L’intrigue se déroule derrière des portes, en voix off, des séquences qui paraissent sans lien avec l’intrigue (mais qui participent bien sûr pleinement de l’univers du film) viennent casser tout début de rythme… Mais ce radicalisme dans le choix de la mise en scène était non seulement imposé par les conditions de tournage, mais ne pouvait mieux coller au propos. La forme épouse ici parfaitement le fond, lui donnant toute sa pertinence et toute sa beauté.

[3/4]