mercredi 31 août 2011

« La Piel que habito » de Pedro Almodóvar (2011)

    Un long métrage terrifiant! « La Piel que habito », s'il n'en a pas l'air au premier abord, est un véritable film d'horreur. La façon nonchalante dont Almodóvar y malmène le corps humain donne froid dans le dos, d'autant plus lorsque l'on sait que de telles opérations chirurgicales sont aujourd'hui réalisables! C'est là sa grande force : sa vraisemblance dans son extravagance délirante. Il s'agit en effet d'un film hautement obsessionnel et fétichiste (Almodóvar semble être un émule d'Hitchcock), et par ailleurs tout à fait décomplexé sur des thèmes quelque peu sordides, bravant les interdits sexuels les plus profondément ancrés dans l'imaginaire collectif pour mieux étourdir le spectateur, un peu comme dans le « Salo » de Pasolini. D'un autre côté, venant contrebalancer le scénario haut en couleurs, la sobriété voire l'académisme de la mise en scène, d'une froideur chirurgicale, se révèle fort à propos, permettant ainsi de donner vie à cette vision cauchemardesque de la science, et de rendre tout à fait crédible le personnage d'Antonio Banderas (bien qu'il reste volontairement schématique). Si le dernier long métrage d'Almodóvar lorgne par certains aspects du côté des « Yeux sans visage » de Franju ou du « Visage d'un autre » du japonais Teshigahara, il s'en éloigne toutefois en ce qu'il ne donne plus lieu à des interrogations métaphysiques sur l'identité et le « moi », mais provoque un malaise bien plus physique et inexprimable. Un sentiment de dégoût profond en somme, qui n'est pas étranger au franchissement de certaines « limites » que s'autorise Almodóvar, assez frontalement de surcroît. Il finit de la sorte par brasser beaucoup de choses, tournant cependant toujours autour de la sexualité (le désir, l'identité sexuelle, les traumatismes enfantins,...). Là ou le bât blesse, c'est dans la concision de l'ensemble. On rit parfois de bon coeur, et les personnages sont pour certains d'entre eux délicieusement incarnés, mais certaines séquences sonnent faux ou s'avèrent de trop, si bien qu'Almodóvar ne parvient pas à se hisser à la hauteur de ses références par sa trop grande trivialité. C'est là l'autre grand défaut de ce film en effet : son manque de retenue, son goût pour la surenchère (mais c'est ce qui fera son charme pour d'autres...). Pas mal de déjà-vu et de facilités donc, ainsi que des passages à vide qui l'empêchent de prétendre au titre de « grand film » pour lequel il semble concourir, en dépit d'une maîtrise formelle appréciable.

[1/4]

« Melancholia » de Lars von Trier (2011) – (2)

J’apporte un second avis sur ce film (un peu long je m’en excuse, je n’ai pas trouvé le temps d’être plus concis), avis plus positif, tant «Melancholia» ne m’a pas laissé indifférent... C’est que le dernier film de Von Trier parvient à me rappeler à ma vieille passion adolescente pour la poésie de la mélancolie et du spleen (Baudelaire, De Nerval,…) et me semble réactualiser ce sentiment en s’affirmant comme un film incroyablement de son temps, qui retranscrit un courant d’humeur et de pensée parfaitement palpable dans l’imaginaire collectif de la société actuelle, en plein délitement. Et je crois que c’est un talent que de saisir ainsi une facette de l’esprit d’une époque. «Melancholia» peut bien être vu comme une suite à «Antichrist», notamment du point de vue formel. Von Trier approfondit ici le travail plastique réalisé dans son film précédent, proposant quelques scènes monumentales réalisées à grand renfort de moyens techniques qui contrastent avec le corps du film, qui adopte une mise en scène plus simple, proche de ce qu’il développa un temps dans le Dogme, avec caméra à l’épaule. On notera d’autres parallèles formels entre les deux films : même importance du prologue grandiloquent, au ralenti, avec musique à fond les manettes (ici le «Tristan und Isolde» de Wagner), esthétique lorgnant du même côté de la peinture romantique allemande et du gothique, construction claire du film en un prologue suivi de 2 chapitres et d’un épilogue. «Melancholia» apparaît néanmoins comme un film plus simple, presque facile, moins torturé et nettement plus limpide que son prédécesseur, jouant davantage, avec une aisance qui peut s’avérer agaçante pour certains, la corde sensible. Mais cette facilité ne doit pas faire taire l’impressionnante efficacité du dispositif : la scène finale, par exemple, a beau être un peu sur jouée, a beau s’appuyer un peu grossièrement sur la puissance de la musique, a beau user d’énormes dispositifs techniques, dans un registre presque hollywoodien (mais Hollywood n’a jamais su produire une telle séquence), elle n’en demeure pas moins d’une force dévastatrice et d’une violence qui laissent abasourdi. C’est simple, je n’avais pas été ainsi retourné au cinéma depuis longtemps, et il faut louer à ce titre la maîtrise du réalisateur qui sait décidément bien y faire et qui s’affirme là encore comme un très grand directeur d’acteur (révélant notamment Kristen Dunst). «Melancholia» est un film porté plutôt sur l’émotion que sur l’intellect (à l’inverse de certains autres films du cinéaste). Et l’émotion m’apparaît juste (bien plus que dans «Antichrist»), ce qui révèle à mes yeux la guérison du cinéaste. Il me semble en effet difficile de faire preuve de tant d’acuité dans la retranscription d’un état d’âme sans en être sorti. Von Trier regarde derrière lui, à distance, sa dépression, ce qui lui donne une significative justesse de l’observation. Si «Melancholia» s’affirme ainsi comme un film du ressenti (le cinéaste lui-même déclare s’être inspiré d’un état d’âme plutôt que d’une idée), ce qui le rend plus directement accessible et qui explique je crois sa bonne réception critique et publique, il n’en reste pas moins parfaitement cohérent et d’une intelligence qui survole largement la production cinématographique actuelle (à 2 ou 3 exceptions près). Une cohérence que l’on trouvait d’ailleurs déjà dans «Antichrist», film que je réévalue nettement à la hausse après un second visionnage qui m’a apporté la compréhension nécessaire et qui a ainsi balayé ma perplexité initiale (j’y reviendrai certainement). Car sous ses aspects de film nihiliste se cache dans «Melancholia» une retranscription très juste de l’état de désenchantement qui submerge actuellement une partie du monde occidental. Là où beaucoup y ont vu un film illustrant les désillusions d’un cinéaste malade, j’y vois pour ma part la mise en images, tel un instantané, d’une humeur morbide qui se répand inéluctablement comme une maladie et qui fait écho à des heures bien sombres de notre histoire. La première partie est à ce titre significative et sa lecture politique illustre magnifiquement le sentiment montant de dégoût et de rejet face à une société de conventions vidées de leur sens, de conceptions du bonheur imposées mais plus en prise avec la réalité des aspirations communes, d’exhortations moralisantes, de scientisme et de positivisme, d’économie prédatrice et d’argent-pouvoir. Sentiment qui conduit par la suite l’héroïne à la paralysie complète et, finalement, à l’acceptation sereine (et même plus, à l’attente désirée) du pire. Le film me semble dès lors agir comme une mise en garde, comme un avertissement jeté à la face d’un monde qui semble succomber lentement à ses démons, avertissement d’autant plus cruel et fort que le cinéaste se dispense, comme à son habitude, de tout positionnement personnel et de tout jugement sur ses personnages. La planète Melancholia joue alors le rôle, à l’instar de la planète Solaris, de révélateur de l’état psychologique de Justine, de miroir de son âme (son nom est explicite à ce sujet), et il n’est pas interdit de penser que c’est bien Justine et sa mélancolie qui anéantissent la Terre, dans une sorte de prophétie auto réalisatrice. Von Trier maltraite quelque peu la bonne conscience du spectateur mais ne cherche aucunement à diffuser des «idées» à travers ce film, et je crois que c’est une erreur que de lui attribuer des intentions qui me semblent fantasmées. Von Trier s'exprimerait à travers Justine et chercherait à nous dire que le monde est mauvais et que sa destruction serait souhaitable? Est-ce bien le sentiment que nous éprouvons après l’épilogue, la satisfaction et le soulagement (et le cinéaste sait très bien faire ressentir de telles émotions lorsqu’il le désire, en témoigne la fin de «Dogville»)? Il me semble plutôt que la fin du film nous laisse dans un profond désarroi… Dans «Melancholia», le cinéaste nous donne à voir et à éprouver une humeur qui est explicitement décrite comme une maladie, une humeur qui conduit à la fin de l’humanité. Le prologue, dont les qualités esthétiques (qui ont pourtant laissé la critique admirative) restent discutables, n’en n’est pas moins extrêmement pertinent du point de vue narratif, en immisçant en nous, dès le départ, le sentiment inéluctable de la fatalité, nous donnant à vivre de l’intérieur la maladie de Justine et à, en partie, la comprendre. C’est là que, à mes yeux, le cinéma de Von Trier peut être qualifié d’intelligent : il appelle dans le même mouvement à combattre le mal (Justine et sa mélancolie), sans succomber facilement à la tentation du bien (Claire et la société qu’elle représente) et nous place dans une position de questionnement, d’interrogation et de remise en question. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce film (notamment le rapport à l’enfance qu’entretiennent les 2 sœurs) mais cela ne correspondrait qu’à ma lecture personnelle de l’œuvre. Chacun y verra bien ce qu’il veut (et même le pire pourquoi pas), mais cette diversité dans l’appréhension du film n’est que le signe de sa richesse. Alors certes, «Melancholia» n’est pas un chef d’œuvre, la faute à une esthétique surfaite qui ne résistera pas à l’épreuve du temps et qui a fait bien mauvaise école. La faute aussi à un humour qui a perdu de son mordant (voir «Les idiots» ou «Le Direktor») et qui tombe toujours à plat (même en dehors de ses films, lorsque le cinéaste s’exprime), ainsi qu'à un manque certain de sobriété dans la réalisation. Il n’empêche, «Melancholia» reste un grand film, une œuvre maîtrisée de bout en bout, qui ne peut pas laisser indifférent. Les résonances qu’elle entretient avec l’état actuel du monde en font d’ores et déjà un film fortement emblématique.

[3/4]

mardi 30 août 2011

« Le Héros sacrilège » (Shin heike monogatari) de Kenji Mizoguchi (1955)

    « Le Héros sacrilège » dénote quelque peu dans la filmographie de Kenji Mizoguchi, tout d'abord car il s'agit de l'un de ses rares longs métrages à avoir été tournés en couleurs (et pour cause, le nombre se monte à deux si je ne m'abuse), mais aussi et surtout car il s'agit d'un film bien moins intimiste que ce qu'il a pu réaliser auparavant. On quitte les intérieurs cloisonnés, les dilemmes cornéliens et les drames amoureux pour se laisser entraîner dans des intrigues de cour, opposant bravoure et traitrise éhontée, que l'on ne manquera pas de retrouver chez son compatriote Akira Kurosawa par la suite. « Le Héros sacrilège » est avant tout le portrait d'un jeune homme qui s'affirmera en s'opposant à l'ordre ancien et aux différents pouvoirs : à son père et à sa famille, à l'empereur et à ses maîtres, puis aux moines et aux esprits défunts. Tout le film est parcouru par cette tension, ce vertige de Kiyomori qui se découvre lui-même en révélant la duplicité des autres. « Le Héros sacrilège » est aussi un film social, comme l'a voulu son réalisateur : il nous montre rien moins que l'émergence d'une nouvelle classe aux dépens des autres, celle des samouraïs, qui prendra l'ascendant sur la noblesse et le pouvoir impérial des siècles durant. De fait, il est parcouru par l'idéal martial de justice et d'honneur, et exalte la vertu de ces soldats pauvres mais courageux et fidèles jusque dans la mort. Mizoguchi nous livre donc là l'archétype du film historique à grand spectacle, avec ses qualités et ses défauts : d'un côté des couleurs superbes, une mise en scène au cordeau, une interprétation digne d'éloges, une attention portée au mouvement toujours aussi remarquable, et bien sûr du suspense, quant à l'issue des divers conflits opposants les factions rivales. De l'autre, il s'agit peut-être du film le plus « hollywoodien » du cinéaste nippon, plus froid et « superficiel » que le commun de son oeuvre, davantage porté sur la splendeur des costumes que sur l'intériorité profonde des personnages... Peu de choses à déplorer en ce qui me concerne : à défaut d'être un chef-d'oeuvre « Le Héros sacrilège » est à mon sens un excellent film, qui ne manquera pas de combler les amateurs du maître ou les passionnés d'histoire et de culture japonaise.

[3/4]

lundi 29 août 2011

« La Jetée » de Chris Marker (1962)

    Incontestablement, « La Jetée » est une réussite dans son genre : proposer autre chose qu'un film « traditionnel », et davantage qu'un simple diaporama de photogrammes, voilà qui mérite d'être remarqué. De là à en voir un chef-d'oeuvre du septième art, c'est peut-être aller un peu vite en besogne... La grande force de ce moyen métrage réside dans sa concision formelle : cadrages expressionnistes, noir et blanc tout aussi éloquent, mouvements suggérés le plus simplement possible, ellipses visuelles et narratives... En une trentaine de minutes, Marker nous offre un essai poétique naviguant entre le songe et la mort, l'anticipation et la réflexion sur la mémoire, doublé d'une touchante histoire d'amour. Notons aussi la beauté de la musique! Mais toutes ces qualités ne coïncident que trop rarement : trivialement, « La Jetée » reste un roman-photo. C'est certes très joli, très intelligent, poétique et original, mais c'est une oeuvre qui ne laisse que trop peu de place à une émotion cinématographique digne de ce nom. Marker a su brillamment user du procédé dont il est question, mais celui-ci prend finalement le pas sur son essence artistique : un peu comme pour certains films de Watkins de la même époque, on peine à faire abstraction de cette voix-off lénifiante, de cette représentation aujourd'hui datée d'un avenir apocalyptique, bref de cette science-fiction qui a parfois trop confiance dans ses « trucs », gadgets, décors, accessoires et autres, plus conventionnels qu'indispensables. Dommage...

[2/4]

« Gosses de Tokyo » (Otona no miru ehon - Umarete wa mita keredo) de Yasujirō Ozu (1932)

    Très sympathique film d'Ozu, qui parvient comme à son habitude à allier épure stylistique et acuité du trait, brossant un tableau d'une grande justesse de l'enfance. L'une des premières qualités de ce long métrage est avant tout visuelle : il s'agit d'une sorte de suite de vignettes humoristiques, d'un enchaînement de gags dirigés avec une précision d'horloger. La composition méticuleuse (exceptionnelle devrais-je dire) du plan, le rythme de l'action et les bouilles typées des gamins donnent à l'ensemble une allure de joyeux conte picaresque, à la limite de la caricature. Mais Ozu ne s'arrête pas là, il inscrit son film dans un contexte historique donné, et en se plaçant à hauteur des enfants donne un éclairage saisissant d'une époque et des perspectives d'évolution sociale d'alors, guère optimistes... Car le cinéaste japonais s'attarde aussi sur les parents, et la façon dont il sont perçus par leurs enfants : idéalisés puis méprisés. Il garde toutefois sa sobriété légendaire pour en faire autre chose qu'un simple mélodrame social : « Gosses de Tokyo » est suffisamment épuré pour garder une pertinence intemporelle. On n'aura pas grand peine en effet à se retrouver dans ces enfants turbulents, apprenant à se connaître et à s'accepter après maintes bêtises et bagarres en tous genres. Saluons pour finir la photographie irréprochable de ce long métrage et l'interprétation remarquable, faisant de ce film muet sans musique et sans paroles (du moins dans la version qu'il m'a été donné de découvrir) un modèle du genre.

[3/4]

samedi 27 août 2011

« La fête et les invités » (O Slavnosti a hostech) de Jan Nemec (1966)

Réalisé en 1966, «La fête et les invités» fait partie de ce mouvement de contestation, porté par les intellectuels et artistes tchécoslovaques, dénonçant la main mise et le contrôle total du pouvoir communiste sur les médias et la culture, mouvement qui conduira à la timide libéralisation du Printemps de Prague. Le film de Nemec sera alors censuré par le régime pendant 2 ans. «La fête et les invités» est en effet une parabole politique puissante, évoquant, sur le registre surréaliste, les conditions d’une société totalitaire. L’argument est très simple (le film n’excède pas 70 minutes) : un groupe d’amis traverse la campagne pour se rendre à une fête. En chemin, ils sont contrariés par un groupe d’individus étranges qui les soumet à un jeu quelque peu malsain et humiliant. Ils sont finalement libérés par leur hôte qui les conduit sur le lieu de la fête. Mais l’un des invités, probablement pris de panique suite à la mascarade précédente, décide de s’enfuir, ce qui va contrarier l’hôte et l’ensemble des convives et précipiter la fin du repas. Si le propos de Nemec cible, de manière à peine voilée, le pouvoir communiste (notamment par une allusion très nette au bien être du groupe, de la collectivité, troublé par la volonté d’un seul homme), le film possède suffisamment de qualités pour dépasser très largement son contexte historique. Nemec déploie ici avec brio un art raffiné de la suggestion. Sans jamais céder à la violence directe, en gardant un aspect lisse, bon enfant, et non dénué d’humour, «La fête et les invités» diffuse cependant un malaise croissant. Il nous semble que tout peut advenir et on sent que le film peut, à tout moment, basculer dans l’horreur. Mais Nemec a l’intelligence de garder une distanciation absurde et ironique jusqu'au bout, ce qui renforce le côté dérangeant du film. Le jeu, ou la farce dont sont victimes les invités, nous fait ressentir la terreur intérieure des personnages et suggère l’état d’oppression d’une population sous un régime totalitaire. Cet état conduit ensuite les invités, dans la seconde partie du film, à une complète démission intellectuelle les mettant en position d’accepter toute situation. «La fête et les invités» est une parfaite illustration de ce cheminement psychologique guidé par la peur et revêt ainsi une portée universelle et atemporelle. On pense à Kafka, les dialogues de la première partie évoquent Ionesco, et l’essence surréaliste du film rappelle immanquablement Buñuel («L’ange exterminateur» notamment). On notera également la photographie impeccable de Jaromír Sofr et l’interprétation admirable de Jan Klusák en homme enfant terriblement inquiétant. L’une des grandes réussites du cinéma tchèque des années 60, qui réserve décidément de magnifiques découvertes.

[3/4]

mercredi 24 août 2011

« Melancholia » de Lars von Trier (2011)

    Dans la droite lignée d'« Antichrist », « Melancholia » est un film profondément désespéré, sorte d'anti-« Ordet » à tous points de vue. Tout dans ce film ramène l'homme à l'état d'erreur de la nature, transitoire et périssable sur la Terre (avec en plus cette noire ironie du danois qui ne laisse pas grand monde indemne)... On retrouve de surcroît la représentation de l'angoisse humaine qui parcourt toute la filmographie du cinéaste, et qui ponctue ici et là le long métrage à grands renforts de crises, pleurs et autres situations sordides. De ce point de vue, Lars von Trier est le digne héritier de Bergman et de son existentialisme tourmenté : il adopte une vision on ne peut plus crue sur la vie et parvient une fois de plus à tétaniser le spectateur sur son siège avec une histoire pourtant difficilement crédible sur le papier. Mais il ne l'égale pas à mon sens, d'une part parce qu'il n'a pas l'économie de style du cinéaste suédois, d'autre part car il ne parvient pas à dépasser ses obsessions sexuelles pour offrir des films plus profonds et plus riches. « Melancholia » est parfois inspiré visuellement parlant, mais les quelques plans savamment composés sont d'une laideur à faire pâlir n'importe quel photographe outré à la mode (et Dieu sait qu'il y en a). Le reste du temps, nous avons le droit à une photographie joliment éclairée, mais qui peine à se départir des canons publicitaires. L'interprétation quant à elle est appréciable, mais demeure sans réel éclat... Kirsten Dunst a reçu un prix d'interprétation à Cannes, ça devient une routine maintenant... On reste sur sa faim, et l'on commence à se dire que l'ami Lars n'a plus grand chose à dire, sinon qu'il se sent mal, et pour cela n'a pas de honte à nous le faire comprendre avec grossièreté et emphase... Bref, c'est kitch et dépressif au possible : Lars von Trier à au moins le mérite de tenter un nouveau mélange cinématographique, même si c'est peu dire qu'il ne lui réussit pas.

[1/4]

lundi 8 août 2011

« Si tu tends l'oreille » (Mimi wo sumaseba) de Yoshifumi Kondo (1995)

    A la différence de plusieurs des œuvres de Takahata, l'amour du dessin de Yoshifumi Kondo transpire à chaque plan de son film. Certes son esthétique, son style, reste dans l'ombre de Miyazaki, mais il parvient malgré tout, et avec une grande finesse, à s'en démarquer ici et là, par des façons autres de donner vie à ses personnages, de magnifier le mouvement. Car c'est cela avant tout qui est si émouvant, c'est cette façon qu'ont les meilleurs films du studio Ghibli de donner vie à des personnages tracés avec quelques traits... La manière dont les expressions du visage humain sont rendues, à l'aide de trois fois rien, tient à ce titre du miracle... Et puis cet admirable sens du geste, que l'on ne retrouve que chez les plus grands cinéastes, Bresson ou Ozu par exemple... Pourtant « Si tu tends l'oreille » n'a pas que des qualités, il est quelque peu maladroit (mais ça contribue grandement à son charme) et quelques effets ici et là, sans parler de sa musique, s'avèrent un peu datés. Mais ce ne sont là que des détails, à propos d'une œuvre si finement ciselée dans son écriture délicate et les sentiments qu'elle convoque, qu'il serait bien inopportun de s'en plaindre! Kondo (et avec lui Miyazaki, présent sur ce projet) arrive à saisir l'éveil de l'adolescence, la frustration que l'on ressent face à son propre manque, l'amour (fort heureusement sans niaiserie), la quête de soi-même et de l'idéal, et la beauté de la vie et du monde au passage... Et toujours cette différence avec les films des autres membres du studio Ghibli (ceux de Miyazaki et « Le Tombeau des lucioles » exceptés) : Kondo s'exprime pleinement à chaque image, nulle place pour l'artificialité ou une complexité ostensible malvenue. L'émotion est donc bien réelle, et ce n'est pas l'intellect qui se voit comblé (encore que), mais simplement les yeux, et les oreilles! Car de surcroît la bande-son est soignée. Et la réalisation étant excellente, je ne peux que saluer Yoshifumi Kondo pour le seul film, hélas, qu'il lui ait été donner de réaliser. Un auteur qui fait bien défaut au studio aujourd'hui, et à nous autres, spectateurs...

[4/4]

dimanche 7 août 2011

« Blow-up » de Michelangelo Antonioni (1966)

Dans «Blow-up», Thomas, le protagoniste, vit avec un ami peintre qui est un peu son modèle artistique, lui qui vit avec répugnance de la photographie de mode alors qu’il aspire à la photographie d’art. Cet ami peint des œuvres abstraites, que l’on devine quelque part entre le cubisme et le pointillisme. Lorsqu’il les peint, il affirme ne rien y voir, ne pas savoir ce qu’elles signifient. Ce n’est que bien plus tard qu’il y découvre des choses et que ses toiles se révèlent à ses yeux. Pour l’une d’elles, il explique qu’elle est trop récente, qu’il est encore trop tôt pour qu’il la déchiffre. Cette anecdote au cœur du film est un avertissement d’Antonioni au spectateur, ou en tout cas c’est ainsi que je l’interprète désormais, car après avoir revu une troisième fois «Blow-up», je me rends compte que mes précédents visionnages, s’ils étaient nécessaires, étaient trop précoces. Ce n’est que maintenant que le film s’est révélé à mes yeux… Certes, dès le premier visionnage, j’avais été subjugué par les qualités esthétiques du film, avec une utilisation tout simplement prodigieuse de la couleur, et l’impressionnante maîtrise du cadre, de l’espace et des mouvements de caméra dont fait ici preuve Antonioni. Si le film, dès le départ, avait su toucher et éveiller comme rarement mes sens (il faut aussi noter ici le travail remarquable du son), l’ensemble paraissait à mes yeux trop théorique, un bloc de sens réalisé avec perfection certes, mais trop peu ouvert. En réalité, c’est totalement l’inverse. «Blow-up» est bien au contraire un film complètement ouvert à l’interprétation et aux différentes subjectivités de ceux qui le regarde. A chaque vision, le film réussit à prendre un sens différent et pousse le spectateur à regarder plus loin: si l’intrigue au cœur du film se fait de plus en plus limpide à chaque fois, les interrogations soulevées par le cinéaste sur les rapports entre la réalité et ce que l’on en perçoit se font plus profondes. Sous l’apparence de la simplicité (certains ont qualifié le film de «minimaliste»), avec une intrigue réduite et des séquences qui semblent au premier abord superflues, se cache un film où rien n’est laissé au hasard, où chaque élément est là pour pousser le spectateur à questionner son regard. A l’instar de l’expérience vécue par Thomas dans le film, «Blow-up» est un parcours initiatique pour le spectateur qui apprend ici à interroger toujours davantage le réel. Cette épreuve conduit et le protagoniste du film, et le spectateur, à se rapprocher un peu plus du regard de l’artiste, celui qui a parfaitement intégré le caractère illusoire de la réalité, dont la reconstitution ne peut être qu’une question de point de vue. Le film cherche ainsi à nous apprendre à adopter le regard de l’artiste. Les apparences sont trompeuses, nous dit Antonioni, et pour poser un regard juste sur le monde, il faut trouver la bonne distance. On en a ici la superbe illustration lors de la séquence centrale de l’agrandissement qui donne son titre au film: trop loin, Thomas ne voit pas ce que cache la photo, il en a une vision d’ensemble trop sommaire. Trop près, le grain de l’image est trop gros, on ne voit plus rien que des tâches qui rappellent les peintures abstraites de son ami… Je ne reviendrai pas sur le milieu dans lequel se déroule le film, le Londres psychédélique de la fin des années 60, même si le cinéaste ne se contente pas de retranscrire l’ambiance de l’époque mais pose un regard tout personnel (et assez cynique) sur cet univers, regard du cinéaste qui pourrait faire l’objet d’une analyse intéressante. La puissance de ce chef d’œuvre réside bien plus dans le travail de «révélation» de l’image que propose le cinéaste via la multiplicité des regards qu’il convoque. La séquence finale, qui correspond à la prise de conscience de Thomas sur le monde qui l’entoure, reste à ce titre un pur morceau d’anthologie. Indispensable.

[4/4]

samedi 6 août 2011

« Affreux, sales et méchants » (Brutti, sporchi e cattivi) de Ettore Scola (1976)

A l’origine, Ettore Scola voulait tourner un documentaire sur les borgate, ces baraquements de fortune qui ont pullulé dans l’Italie d’après-guerre, peuplés de chômeurs et d’ouvriers pauvres. Il a finalement abandonné cette idée pour tourner une fiction, mais le film garde les traces de cette première aspiration, comme par exemple la significative minceur du scénario. La fiction n’apparaît finalement que comme un prétexte sur lequel le cinéaste s’appuie pour nous montrer de l’intérieur le monde des bidonvilles. Le film est ainsi construit comme une succession de saynètes qui présentent la vie quotidienne dans ces taudis, et il faut attendre une heure de film pour qu’une véritable intrigue se mette en place. Tout en évitant le militantisme et le propos idéologique, Scola cherche bien ici à dénoncer la pauvreté matérielle ainsi que la misère intellectuelle et culturelle de ces bidonvilles, condamnant la bourgeoisie en la mettant face à ses responsabilités, comme pour dire : «Voici ce que vous avez créé». Car le cinéaste ne fait ici aucune idéalisation du pauvre, qui est présenté comme n’ayant plus aucune valeur morale. Dans une société de consommation, qui a diffusé sa propagande consumériste et qui a imprégné les imaginaires collectifs, il ne fait pas bon être miséreux : les rêves de consommation sont quand même là, mais inaccessibles, ce qui conduit au plus grand désœuvrement et anesthésie toute velléité révolutionnaire, toute conscience politique. «Affreux, sales et méchants» se place ici en butte contre l’idéal chrétien du pauvre ainsi que contre la vision marxiste politisée du prolétariat. Le titre du film ne ment pas et illustre parfaitement son contenu : le quotidien d’une famille de pauvres, moches, agressifs, réduits aux plus bas instincts animaux. Mais Scola parvient à éviter, malgré la rudesse du propos, tout misérabilisme et tout pathos, notamment grâce au caractère burlesque du film, qui permet une certaine distanciation. Car il arrivera au spectateur de rire devant le pourtant triste spectacle proposé par ces misérables... Il faut également signaler le travail de mise en scène intéressant réalisé par le cinéaste, avec notamment deux plans séquences virtuoses qui ouvrent et clôturent le film, deux panoramiques à 360° à l’intérieur de la baraque. Le premier plan peut d’ailleurs constituer un excellent aperçu du film, plantant admirablement le décor, et fait un peu d’ombre au reste du film qui ne parvient que rarement à retrouver cette force initiale. Car «Affreux, sales et méchants» peut pêcher par répétition, semble parfois tourner en rond et manque cruellement de poésie. Il n’y a qu'à comparer avec le «Dodes’kaden» de Kurosawa, film très proche thématiquement mais porté par un souffle poétique qui en fait une œuvre d’une toute autre dimension, pour percevoir les faiblesses du film de Scola. Ou encore comparer la scène onirique du film à celle de «Accattone» de Pasolini, auquel le film de Scola fait référence, qui apparaît beaucoup plus triviale et fait preuve de bien moins de finesse. C’est que Scola a voulu réaliser ici un brûlot, là où les deux cinéastes précités cherchaient à tourner une œuvre d’art…

[2/4]