samedi 28 juillet 2012

« Lettres de mon moulin » d'Alphonse Daudet (1869)

    Dans son ouvrage, Alphonse Daudet nous offre près d'une trentaine de chroniques provençales, qui fleurent bon le parfum de la garrigue, les cigales, le soleil, la chaleur du sud. Autant de petites fantaisies tantôt amusantes, tantôt mélancoliques. Daudet nous conte les (més)aventures de toute une galerie de personnages tous plus truculents les uns que les autres. Maître Cornille et son moulin qui continue fièrement de tourner quand tous ses confrères ont dû arrêter, en raison de l'industrialisation galopante, Monsieur Seguin et sa chèvre qui a soif de liberté, la mule du pape maltraitée par un gredin, le curé de Cucugnan et sa paroisse réfractaire à la parole de Dieu, le célèbre poète Mistral, dom Balaguère, tenté par le diable, et ses trois messes basses, le révérend père Gaucher et son fantastique élixir... Avec un style dépouillé et limpide au possible, Alphonse Daudet nous emmène avec grâce dans le sud de la France, et même le nord de l'Afrique. Vous l'aurez compris, les « Lettres de mon moulin » se lisent très facilement et promettent de passer un moment ensoleillé, plein d'humour et de tendresse. Un petit classique, à lire sans hésiter.

[3/4]

jeudi 5 juillet 2012

« Régime sans pain » de Raoul Ruiz (1986)


Les bras m’en tombent… N’importe quoi! «Régime sans pain» est un film que l’on pourrait qualifier positivement de barré, de déjanté et d’absurde et, négativement, de débile, sans queue ni tête, et affreusement kitsch… Pourtant, le film garde pour lui un atout précieux qui fait que l’on pardonne aisément Ruiz pour ce ratage : «Régime sans pain» est drôle dans son absurdité et ne génère jamais l’ennui. On finit rapidement par comprendre qu’il va nous falloir considérer le film avec une grande légèreté, et celui-ci se dote alors d’un certain charme. Les costumes extravagants, les coupes de cheveux à la Desireless, la musique ringarde du duo Angèle et Maimone (groupe français de new wave des années 80), également acteurs principaux du film, et le look général du film décrochent inévitablement au spectateur qui a connu ces années quelques sourires sympathiques. Mais pour le reste… Que c’est débile! Jugez plutôt : dans la principauté rock du Vercors, le prince Jason III, qui ressemble à un mannequin de salon de coiffure, voit son audience télévisée décliner. C’est le signe de sa mort imminente dans un accident de voiture rituel. Refusant de se soumettre à ce sort, il fuit dans la banlieue des émigrés catholiques où il est retrouvé par une bibliothécaire paralytique, animée d’un amour intellectuel pour lui. Celle-ci le confie à un professeur psychothérapeute coiffé comme le Robert Smith des Cure, qui le dépersonnifie puis le repersonnifie pour en faire son propre successeur, Jason IV. Voilà pour le scénario, à qui l’on ne reprochera pas de manquer d’originalité!… Le tout est entrecoupé de séquences absurdes et de scènes qui s’apparentent à des vidéo-clips des chansons du duo de comédiens-chanteurs. On comprend pas toutes les allusions que le cinéaste glisse dans les répliques souvent impénétrables du film, que l’on pressent pourtant drôles. Mais l’humour de Ruiz nous échappe grandement… Et c’est bien plutôt ce sentiment d’assister à un vaste délire de cinéaste, qui s’amuse à pasticher son époque, qui engendre, dans l’ensemble, un certain effet comique. Rajouté à cela une esthétique particulière, qui accentue l’étrangeté du film (ciels peints en orange par exemple), et on se retrouve face à quelque chose de tout à fait singulier, qui a au moins le mérite de son originalité et de son décalage hautement assumé, même s’il semble difficile à qui que ce soit de suivre Ruiz sur des chemins qu’il emprunte résolument en solitaire. Au final, le film laisse en mémoire un souvenir plus sympathique que d’autres films du cinéaste, se voulant plus sérieux et moins légers, mais sans âme («Les âmes fortes» par exemple). Ruiz est décidément un cinéaste surprenant, que l’on continue à aimer, et qui reste attachant, même dans ses plus grands ratages. 

[1/4]      

« Les Frères Karamazov » (Brat'ya Karamazovy) de Fiodor Dostoïevski (1879)

    Prodigieux ouvrage, « Les Frères Karamazov » figure sans conteste au panthéon de la littérature mondiale. Sigmund Freud voit en lui « le roman le plus imposant qu'on ait jamais écrit », et ce n'est pas moi qui le contredirai. Ce livre nous conte l'histoire de Fiodor Karamazov et de ses trois fils, chacun ayant un caractère bien à lui et se trouvant plongé dans une intrigue qui les dépasse, un horrible meurtre. Tout le génie de Dostoïevski réside en ce qu'il parvient à littéralement donner vie à des personnages démesurés, au caractère bien trempé, et totalement inoubliables. Chacun des frères Karamazov illustre pourrait-on dire une facette de la personnalité de l'écrivain russe. Dmitri, l'ainé, est bouillonnant, spontané, colérique, il incarne à lui seul l'homme russe. Ivan quant à lui est un intellectuel, un libre penseur athée, typique du XIXème siècle. Aliocha, enfin, représente l'aspiration à la sainteté, il est réservé, sage, étonnamment mûr pour son âge.  Et comment oublier le personnage pivot du roman, sur lequel plane son ombre : le sensuel Fiodor Pavlovitch Karamazov, père débauché et indigne. Tout au long du roman, les évènements tissent leur trame et nous entraînent dans un tourbillon d'idées, de ressentiment, de rage, d'humanité dans ce qu'elle a de plus viscéral, de plus fou. Un peu à la manière de « Crime et châtiment », nous plongeons dans les bas-fonds de la Russie, dans ce qu'elle a de plus sordide sans pour autant tomber dans le misérabilisme ou la bassesse. Dostoïevski a une certaine noblesse d'âme qui fait que ses personnages conservent une certaine dignité, même dans les cas les plus désespérés. De nombreux passages sont remarquables et figurent parmi les plus belles pages jamais écrites. Et les personnages sont esquissés à merveille, ils vous hanteront longtemps encore après que vous ayez refermé ce livre. Je ne peux donc que vous inviter à prendre le temps de lire cet ouvrage fort imposant, vous en serez marqués à jamais pour peu que vous teniez le coup des 900 pages. Un véritable chef d'œuvre de la littérature mondiale (Freud le place avec raison à côté de l'« Œdipe Roi » de Sophocle et de l'« Hamlet » de Shakespeare).

[4/4]

dimanche 1 juillet 2012

« Les Temps modernes » (Modern Times) de Charlie Chaplin (1936)

    « Les Temps modernes » est une brillante et acerbe critique de la société industrielle de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Charlot, comme toujours l'élément perturbateur qui vient gripper le système, ne peut s'adapter à un environnement aussi aliénant. Il porte en lui les séquelles du travail à la chaine, qui fait davantage de lui une sorte d'automate qu'un homme. En effet, si l'homme s'accomplit dans le travail, c'est peu dire que ce n'est pas au poste que tient Charlot, dont les tâches sont divisées et réduites à l'extrême. Avec beaucoup d'humour, Charlie Chaplin nous dépeint la condition de ces travailleurs acharnés, qui doivent leur survie au bon fonctionnement de machines gigantesques, qui avaleront littéralement quelques uns de nos protagonistes. On peut à cet égard faire un parallèle avec le Moloch du « Metropolis » de Fritz Lang, cette machine inhumaine à la gueule béante, sorte de divinité démoniaque des temps modernes. Bien évidemment, Charlot ne pourra pas s'adapter aux cadences de travail, et de maladresses en maladresses finira en prison. Il rencontrera par la suite une gamine orpheline, qu'il tentera tant bien que mal de sauver. Drôle et intelligent, encore un film de Chaplin exemplaire, un véritable classique du septième art.

[4/4]

vendredi 29 juin 2012

« La Ruée vers l'or » (The Gold rush) de Charlie Chaplin (1925)

    Un excellent film de plus pour Charlie Chaplin. « La Ruée vers l'or » nous conte l'histoire d'un prospecteur esseulé, Charlot, comme beaucoup à la recherche d'or dans le Klondike, en Alaska, à la fin du XIXème siècle. Ses aventures enneigées le mèneront à rencontrer aussi bien Big Jim ou Black Larsen, deux chercheurs d'or plus ou moins crapuleux, qu'un ours ou que la belle Georgia, danseuse dans un saloon. La mise en scène est comme toujours inventive, les gags sont très amusants, Charlot est toujours aussi maladroit et drôle malgré lui, et surtout Chaplin nous dresse un tableau éprouvant de la condition humaine, quand elle se heurte à la quête insensée de richesse et de gloire. Saluons aussi la musique signée Charlie Chaplin, qui rappelle même parfois Debussy. A voir!

[4/4]

« Faust » de Alexandre Sokourov (2012) – (2)


Le dernier film de Sokourov divise. Car «Faust» est un film difficile, exigeant, qui ne mûrit qu’après la projection (et si l’on fait l’effort d’y resonger sérieusement) et qui ne fait aucune concession sur ses choix artistiques. Pour peu que le spectateur les refuse, le risque pour lui de voir le film à distance, sans jamais s’impliquer, est grand. Après deux visions, j’estime quant à moi qu’il s’agit d’un chef d’œuvre, et sans galvauder le terme: je parle bien d’une œuvre majeure comme il en sort même pas une tous les 5 ans sur nos écrans (je vous préviens, mon avis sera tranché: à ceux qui ne supportent pas les superlatifs, cette critique sera pénible)… A mon sens, avec «Faust», le cinéaste russe réalise certainement son plus grand film depuis «Journées d’éclipse» en 1988, surpassant peut-être même ce dernier par l’incroyable richesse et densité de son œuvre… Et lorsqu’on regarde les merveilles qui ont jalonné la filmographie du cinéaste entre ces deux films séparés de plus de 20 ans (en vrac : «Pages cachées», «Mère et fils», «Le soleil», et quelques élégies d’une beauté et d’une poésie remarquables, telle «Elégie de la traversée»), cela souligne à quel point ce «Faust» est, à mes yeux, immense.
Le film s’ouvre par un plan cosmique sur un miroir se balançant dans les cieux, accroché aux nuages, avant que la caméra ne se rapproche d’un petit village allemand indéterminé, qui sera le lieu du drame. Ce premier plan ouvre déjà un océan d’interrogations… Que nous dit ce miroir que Sokourov a posé là? Est-il une métaphore du cinéma comme reflet du réel et du monde, mais un reflet déformant, transfigurant (d’où alors les nombreuses anamorphoses et distorsions de l’image très présentes dans ce film, et bouleversant totalement la perception du spectateur, notamment par l’aplatissement et la quasi disparition des perspectives)?  Reflète t’il les autres films de la tétralogie de Sokourov sur le pouvoir et la puissance, comme le cinéaste le souffle lui-même dans le générique de fin, nous conduisant à une relecture totale de l’œuvre dans son intégralité? Oui, sûrement, mais ce miroir qui pend du ciel peut surtout donner lieu à une plus profonde lecture métaphorique, qui rappelle un autre grand film russe, le «Solaris» de Tarkovski: l’homme, représenté ici par Faust, cherche la réponse au grand mystère insondable de la vie, il interroge Dieu et lève le nez au ciel; il ne trouvera pour réponse que son propre reflet, Dieu apparaissant, pour Sokourov (ou tout du moins pour Goethe, puisque Sokourov ne fait ici que retranscrire l’une des pensées profondes de l’œuvre du poète allemand, qu’il a donc parfaitement lue), comme une émanation de l’homme. Dieu comme reflet de l’homme et ici, comme le film ne cessera de le développer, le Diable comme reflet de l’homme, comme reflet de Faust. Sokourov multipliera d’ailleurs les parallèles entre Mauricius (Méphistophélès) et son maître, Faust, dans un ballet mimétique agité. Mauricius n’est que l’incarnation, la représentation physique des désirs de Faust. Dit autrement, le Diable est la représentation des possessions de l’homme; il lui est peut-être extérieur (plus pour longtemps, comme nous le verrons), mais il en est une incarnation, il en est l’âme (qu’il réclame donc comme son dû). C’est là que le film de Sokourov, par l’ambivalence riche de sens qu’il donne à la figure du Malin, s’avère bien plus dense et profond que le «Faust» de Murnau, qui se limitait quant à lui à l’opposition binaire du Mal contre le Bien, de Dieu contre le Diable (attention, le «Faust» de Murnau reste un très grand film, mais à la portée plus modeste, puisque focalisé sur le conte populaire, sur la légende). Sokourov échappe par ailleurs à la vision noire et purement pessimiste de l’humanité, et enrichit encore davantage cette ambivalence en refusant de supprimer Dieu, puisque ce n’est pas Sa parole qui est intrinsèquement la source de la perversion, mais l’incompréhension et la mauvaise interprétation que Faust fait de Cette parole (la séquence du prologue de l’évangile de St Jean, «Au commencement était le verbe», ici interprété à l’envers par Faust)… Dieu sera même clairement d’une séquence de lumière ahurissante, comme incarnation de l’amour.
A la fin terrifiante de son film, Sokourov nous montre, sous une tonalité complètement apocalyptique, la mort du Diable, la mort du Mal en tant qu’entité théorique, en tant que création de l’esprit, séparée de l’homme. Les deux finissent par fusionner; Faust, devenu fou, intériorise le Mal qui fait désormais partie intégrante de l’homme, et marche vers le 20ème siècle et ses innombrables crimes. La tétralogie du cinéaste adopte alors parfaitement la forme circulaire souhaitée: à l’horizon vers lequel se dirige Faust, se profile le Moloch du premier volet. C’est pourquoi, si le film de Sokourov peut bien, au final, être considéré comme un récit mythique, c’est parce qu’il nous narre l’origine de l’homme du 20ème siècle, l’origine de l’homme "moderne". Il n’est pas hasardeux que cet homme soit un scientifique, avide de connaissance, en quête de la compréhension absolue, et que cet homme recherche scientifiquement, par la dissection froide et mécanique des cadavres, la place de l’âme humaine… Il n’est pas hasardeux que cet homme, ou plutôt son assistant jaloux, cherche à se substituer à Dieu en reproduisant la vie, ne donnant finalement naissance qu’à un monstre de souffrance (un autre monstre créé par l’homme, tel Mauricius), qui périra lamentablement dans les débris d’un bocal… Il n’est pas hasardeux non plus que cet homme soit incapable de voir la présence divine autour de lui, dans la simplicité et la beauté de l’existence, dans la magnificence d’une nature généreuse… Incapable de se rendre compte de cette présence qui l’entoure et le suit : là un échassier, là un ours, là un hibou… «Le Dieu qui se réfugie dans ma poitrine, qui peut agiter profondément mon âme, qui domine toutes mes forces, hors de moi est impuissant» se lamente t’il, sans se rendre compte de l’orgueil démesuré que ces paroles traduisent puisqu’elles le confondent avec Dieu lui-même… 
Sokourov est un grand résistant à la modernité. Il s’attaque là à l’origine du mal qui ronge le monde, cette dimension prométhéenne de l’homme moderne, dominé par la raison. On voit facilement se dessiner derrière la déambulation physique et mentale de Faust toutes les monstruosités à venir du 20ème siècle, monstruosités qui doivent tout à un certain esprit, une certaine rigueur scientifique: les guerres, l’industrialisation de la mort, l’apparition et la menace irréversible du nucléaire qui plonge une humanité désormais capable de s’autodétruire dans l’absurde, les manipulations génétiques, l’eugénisme, l’individualisme forcené, la destruction de la nature, etc… Le Malin se réjouira ainsi de voir par un télescope, dans une poétique projection du futur, un singe danser sur la Lune, signe de l’avènement proche du règne de la science… Mais cette vision ambivalente que Sokourov nous offre du Méphistophélès de Goethe ne représente qu’une partie des significations multiples proposées par ce film dense, d’une profondeur vertigineuse, et qui ne peut en aucun cas être appréhendé intégralement en une ou même deux visions. Il y aurait tant à en dire, que cette critique pourrait rapidement virer en un indigeste pavé… Un autre format s’imposera alors pour reparler de ce «Faust».
Quelques mots tout de même sur la forme du film, tant là aussi le cinéaste réalise une œuvre magistrale, d’une beauté époustouflante, et appuyée sur un travail de mise en scène d’une cohérence folle avec son sujet. Le format déjà. Pour illustrer le sentiment d’enfermement de Faust dans sa simple condition d’homme (condition qu’il refuse, origine de ses maux, ne voyant pas justement en cette simplicité la voie vers la liberté et le bonheur), pour montrer sa claustrophobie de l’existence mortelle et sa quête désespérée et forcément vaine d’un "mieux", d’un "plus", d’un absolu du sens, Sokourov propose son film dans un format 1:33 étriqué tel qu’on n’en voit plus sur grand écran depuis longtemps. Dans ce cadre carré, resserré, les personnages n’ont pas la place de se déplacer librement et ne cessent de se bousculer, de s’entrechoquer. Le format de l’image détermine l’espace de vie des personnages, le hors champ n’existe plus. Il leur faut alors se serrer et forcer le passage pour ne franchir qu’une porte… Ce sentiment d’enfermement peut contaminer le spectateur, qui peut avoir parfois du mal à trouver des respirations au milieu de cette densité: c’est le prix d’une mise en scène exigeante, intelligente et cohérente. Il me faut aussi parler du travail prodigieux, jamais gratuit, que le cinéaste réalise sur l’image. Dès l’arrivée de Faust dans l’antre de Mauricius, l’image se déforme: le Diable déforme la réalité, déforme l’image, il est le maître de l’illusion et déjà, Faust flotte dans un entre-deux monde… Rien ne résiste aux distorsions qu’impose le Malin, pas même le corps de celui-ci, amas informe de chaire molle, où le sexe, sexe de garçonnet, est positionné au-dessus des fesses. Comme à son habitude, Sokourov travaille l’image comme un peintre, et si on retrouve ici Caspar David Friedrich et Herri met de Bles dans les extérieurs, c’est bien Rembrandt qui est constamment convoqué dans les intérieurs, aux côtés de Vermeer, ou encore, de David Teniers… Les nuances de gris, d’ocre et de brun sont déclinées sur des palettes d’une richesse exceptionnelle, dans une lumière en clair-obscur incroyable, avec cette omniprésence du vert qui rappelle le travail sur la couleur déjà réalisé pour «Moloch» (une tétralogie à la forme circulaire disais-je, nous retrouvons donc ici le vert du volet initial, tout comme nous retrouvons la langue allemande…). Quant au son, il est étouffé, pas toujours très clairement audible, ce qui donne l’impression d’un film en sourdine et augmente la sensation de confinement. Les dialogues sont très présents, envahissants même, si bien qu’ils deviennent une sorte de musique d’accompagnement du film, soulignée par des aboiements récurrents de chiens et la musique lancinante d’Andrey Sigle. Cette musique d’accompagnement assez étouffante trouve son sens profond dans le contraste qu’elle créé avec les moments de silence, qui deviennent alors saisissants de solennité, et absolument magiques. On notera à cet égard deux des plus belles séquences vues au cinéma depuis des années et qui se répondent en miroir (encore cette réflexion du film): un bain de lumière et d’amour suivi d’un bain de ténèbres et d’amour… «Faust» est un film exceptionnel, dont on ne fait que commencer à sonder et à explorer les infinies richesses. Chaque scène est chargée de sens, que ce soit du point de vue du travail d’adaptation littéraire (Sokourov a manifestement réalisé un gros travail de lecture, presque d’exégèse, de l’œuvre de Goethe), du point de vue politique et historique, du point de vue religieux et spirituel, le tout traité sous une forme poétique admirable… Une œuvre imposante qui n’a d’ailleurs peut-être pour seul défaut que sa grandeur écrasante, son intimidante stature de film somme (stature que le cinéaste s’efforce pourtant d’adoucir par l’humour, le burlesque et le grotesque). On reparlera, pour sûr, de ce «Faust»… 

[4/4]     

jeudi 28 juin 2012

« Elena » (Елена) d'Andreï Zviaguintsev (2012)

    Andreï Zviaguintsev nous dresse là un beau portrait de femme. « Elena » c'est l'histoire d'une épouse, et surtout d'une mère exemplaire, courageuse et aimante, bien que sa famille ne lui montre pas toujours de la reconnaissance à hauteur de son engagement pour ses proches. C'est en effet l'occasion pour le cinéaste russe de nous brosser le tableau d'une Russie chancelante, ayant perdu ses repères et ses valeurs. Les jeunes ne songent plus qu'à jouer aux jeux vidéos, à boire ou à se battre, leurs parents étant au chômage, tandis que leurs ainés leur reversent chaque mois une part de leur maigre pension. Elena est pauvre, c'est une ancienne infirmière, et elle donne le maximum de son revenu à son fils oisif. Son mari, Vladimir, est riche quant à lui. Il a toujours travaillé et ne comprend pas comment sa fille a pu se débaucher à ce point. Elena et Vladimir se sont mariés voici deux ans, chacun perçoit comme un échec l'éducation de son enfant, et réprimande l'autre contre la mauvaise conduite de sa progéniture. Mais un jour un évènement vient changer la donne, le couple uni d'Elena et Vladimir commence à se fissurer. La mise en scène est bonne, sobre, pudique. Les acteurs sont excellents. Et la musique lancinante, signée Philip Glass, vient rehausser le tout. « Elena » ne possède pas la puissance du « Retour » ou du « Banissement ». C'est donc une légère déception. Mais c'est tout de même un joli film, sur l'amour invincible d'une mère.

[2/4]

mercredi 27 juin 2012

« Faust » d'Alexandre Sokourov (2011)

    Libre adaptation du Faust de Goethe, la version d'Alexandre Sokourov ne nous offre hélas pas grand chose sinon une esthétique glauque et sordide, et une vision assez repoussante de la vie. Vous l'aurez compris, ce n'est pas la joie de vivre qui caractérise le mieux notre ami russe. « Faust » est un film grotesque. Mais il n'atteint pas le beau, grotesque lui aussi, cependant, du « Faust » de Murnau, grand cinéaste allemand disparu trop tôt. Ici nous avons le droit à des filtres et de l'anamorphose, dans la droite continuité de ce qu'a réalisé jusqu'à présent Sokourov. Mais en plus de deux heures, le cinéaste russe ne parvient pas à hisser son film sur les cimes où on l'attend. Quelques dialogues ici et là viennent nous rappeler que Sokourov a eu un jour un tant soit peu de talent, mais rien de bien consistant à se mettre sous la dent. Vous aurez le droit à des effets spéciaux assez vomitifs en guise de substitut. Bref, difficile de trouver des qualités à cet essai expressionniste, à la manière de Caspar David Friedrich certes, excusez du peu, mais qui peine à renouveler l'art de son auteur, et surtout à égaler son chef-d'œuvre « Mère et fils », la faute à un propos par trop décevant et un manque de goût assez criant. Une déception.

[1/4]

lundi 18 juin 2012

« Obsession » de Brian De Palma (1976)


Une sorte de pâle remake avoué du «Vertigo» de Hitchcock (avec également des clins d’œil nombreux à «Rebecca» et «Marnie»), par un cinéaste spécialiste de cet exercice, et qui nous montre que déjà, en 1976, le cinéma américain tournait en rond, incapable de se réinventer ou de se questionner. Cette tendance s’est dramatiquement poursuivie jusqu’à aujourd’hui, où il suffit désormais de regarder les films à l’affiche de nos salles de cinéma pour se rendre compte que le cinéma américain ne produit plus que des remakes, remakes officiels ou officieux, signe de sa mort clinique. Donc après avoir vu le grand film d’Hitchcock en salles, De Palma, accompagné de son scénariste, écrit une trame très proche de celle de «Vertigo» : un homme perd sa femme de manière tragique et croit ensuite la retrouver quelques années plus tard, tombant dans un piège machiavélique. Formellement également, De Palma s’inspire très largement de l’univers d’Hitchcock, reproduisant directement certains effets visuels du maître (comme le travelling circulaire de «Vertigo» autour du couple), créant une ambiance feutrée par l’utilisation abusive des flous et de la lumière diffuse (en respect aux règles formelles très vilaines de l’onirisme hollywoodien) et en recrutant même le célèbre compositeur attitré de Hitchcock, Bernard Herrmann. De Palma reprend tous les ingrédients du film hitchcockien et réalise un film qui est comme un surlignage, une mise en avant des quelques petits défauts du film originel, ici totalement exacerbés. Si «Vertigo» n’est pas, à mes yeux, l’un des chefs d’œuvres de Hitchcock (ça reste un très grand film toutefois), c’était déjà parce qu’il s’agissait du film le plus hollywoodien du cinéaste, un film où chaque émotion était soulignée à grands coups de musique pompeuse, où Hitchcock se laissait aller, sans le recul ou même l’ironie qu’il prend ailleurs, à une certaine mièvrerie sentimentale, donnant lieu à des scènes de romance assez indigestes. Ici, chez De Palma, il ne reste plus que ça, il ne reste plus que les défauts. «Vertigo» souffrait légèrement d’une musique trop appuyée? De Palma inonde littéralement son film de la musique toujours aussi lourde de Herrmann (ah ces grands envolées de cordes lorsque les personnages jouent à bisou-bisou !...), si bien que l’on peut dire que celle-ci pollue totalement le film. Trop de romance dans «Vertigo»? Ce n’est rien face au sentimentalisme ringard de De Palma… On frôle très souvent le ridicule dans «Obsession», et on fait même plus que le frôler avec la reprise du travelling circulaire hitchcockien lors de la séquence finale dans l’aéroport. Si le scénario de «Vertigo» était l’un des points forts du film, en étant incroyablement ciselé et génialement tortueux, celui d’«Obsession» se révèle très poussif, très peu crédible, bourré d’incohérences et en plus, ce qui est dramatique pour un film qui mise lourd sur sa chute finale, totalement prévisible. Ce n’est pas le jeu lamentable des acteurs qui permet de rehausser le niveau, ni les effets de mise en scène pathétiques que le cinéaste tente de multiplier, pensant peut-être qu’il suffit d’oser pour réussir là où Hitchcock reste l’un des plus grands. «Obsession» est un petit film de rien du tout qui ne peut en aucune façon être comparé à son illustre prédécesseur (de 20 ans tout de même) et dont le titre ne traduit finalement que l’obsession d’un cinéaste pour son maître. Une obsession cinéphilique qui se laisse regarder cependant dans ce qu'elle éveille en nous de mémoire cinématographique.   

[1/4]

jeudi 14 juin 2012

« Les Scorpions du Désert » (Gli Scorpioni del deserto) d'Hugo Pratt (1969)

    « Les Scorpions du Désert » sont des membres du Long Range Desert Group, unité britannique irrégulière formée en Égypte en juin 1940 pour les opérations dans le désert de l'Afrique occidentale. Dans cette série créée en 1969 par Hugo Pratt, le célèbre dessinateur italien, nous suivons Vladimir Koïnsky, ancien lieutenant de la cavalerie polonaise intégré au corps des « Scorpions du Désert », alors que l'Italie et la Grande-Bretagne se disputent les possessions coloniales. D'aventures en aventures, il traversera l'Afrique, en passant par l'Égypte, le Soudan, l'Éthiopie... Et son chemin croisera des personnages hauts en couleur : la belle Judittah Canaan, Cush le guerrier révolutionnaire, le lieutenant Stella, à la recherche de l'or qu'il a enfouit, le capitaine Palchetti, littéralement fou d'opéra, le commandant Fanfulla, atteint par la lèpre, Brezza, tenancière du « Brise de Mer »... Tous ces protagonistes suivent leur propre intérêt et leur étoile, attirés par l'argent, la gloire, l'honneur ou l'amour. Tous se battent sans toujours savoir pourquoi, selon les termes de l'auteur « impliqués dans quelque chose de plus grand qu'eux par ce terrible criminel que fût, qu'est et que sera toujours la guerre ». Servi par le coup de crayon si particulier d'Hugo Pratt et sa prodigieuse maîtrise du noir et blanc, la série des « Scorpions du Désert » est l'occasion d'accompagner le lieutenant Koïnsky dans ses aventures romantiques, sous un soleil de plomb. Dépaysement garanti.

[4/4]