dimanche 26 novembre 2017

« Le Corbeau » d'Henri-Georges Clouzot (1943)

    D'emblée, ce qui frappe dans « Le Corbeau », c'est sa photographie remarquable. Les plans du tout début sont magnifiques, dans un noir et blanc contrasté qui illumine de belles prises de vues d'un petit village. Mais très rapidement, Clouzot filme des murs, des fenêtres, bref : l'enfermement. Le fond se coule alors dans la forme : nous sommes au cœur d'un épisode éprouvant, un corbeau fait chanter les notables de ce village. Ce qui fait froid dans le dos, c'est que si personne n'est épargné par les racontars du délateur, tout le monde semble coupable, de la jeune adolescente aux personnes âgées. Tous ont quelque chose à se reprocher, et les lettres du corbeau deviennent comme un jeu visant à faire ressortir toute l'ignominie, les moindres petits défauts de l'être humain. 

Clouzot se fait bien sombre et pessimiste quand à l'humanité, qui s'entredéchire ici dans une spirale qui semble sans fin. Le contexte du tournage de ce long métrage n'y est pas pour rien : sorti en 1943, sous l'Occupation, la délation était à l'époque un sport national, et Clouzot dépeint ici tout le mépris qu'il avait pour ce procédé. Mais il en profite aussi pour mettre en lumière les ambiguïtés de la société d'alors : l'avortement était moralement réprouvé, mais dans les faits pratiqué, parfois de façon horrible, au risque d'y perdre la vie, parfois avec l'aide d'un médecin. Il est aussi question de drogue et d'adultère, des sujets abordés assez frontalement et qui ont dû choquer à l'époque. D'ailleurs Clouzot fut inquiété pour avoir tourné pour la Continental, une firme allemande, sans doute car au fond il dérangeait trop l'hypocrisie ambiante, mais il en est ressorti complètement blanchi.

Si l'on peut qualifier Clouzot de misanthrope, par l'entremise de son héros le Docteur Germain (magistral Pierre Fresnay), il se fait le chantre d'une humanité blessée mais conservant une part irréductible de dignité et de grandeur. Germain n'est pas un héros monolithique, tout d'un bloc et d'un blanc pur. Il est entre deux, courageux, intègre, mais parfois lâche et faible. Pour autant c'est un homme estimable, car voué aux autres. Et s'il peut être dur avec les autres et surtout lui-même, il finit par s'ouvrir étonnamment, dans une situation qui peut sembler un peu bancale mais tellement réaliste et plus humaine que dans bien des films.

Le corbeau de ce long métrage, tout comme Clouzot, finit par révéler la vraie nature des protagonistes de cette histoire. Certains, attaqués violemment, tels Germain et Denise (magnifique Ginette Leclerc, toute en nuances et contradictions), se feront d'autant plus combatifs. D'autres, plus ambigus, montreront leur vrai visage, un visage d'une noirceur effroyable. Outre le fond de ce long métrage, je ne peux que saluer la forme, avec cette mise en scène qui réserve bien des morceaux de bravoure, où tout est dit dans un regard, une attitude, une parole. C'est visuellement l'un des plus beaux films de Clouzot, l'un des plus terribles aussi. Il faut dire qu'il est servi par des acteurs exceptionnels, Pierre Fresnay et Ginette Leclerc en tête, mais également ces fameux seconds rôles de l'époque, particulièrement savoureux : Pierre Larquey et Noël Roquevert notamment, mais aussi Héléna Manson, peut-être moins connue, et finalement toute la galerie des autres personnages.

Clairement, on ne fait plus des films comme ça de nos jours en France, aussi courageux et ambitieux, aussi brillants sur le fond comme sur la forme. Et c'est bien dommage, espérons que l'avenir nous réserve d'agréables surprises et que la France retrouve un savoir faire qui fut bien réel.

[4/4]

dimanche 29 octobre 2017

« Sandra » (Vaghe stelle dell'Orsa...) de Luchino Visconti (1965) – (2)

    Enfin ! J’ai pu découvrir à l’occasion d’une rétrospective Visconti à la Cinémathèque de Paris ce long métrage tant loué par des personnes que je tiens en haute estime (Anaxagore et Max6m) et que j’attendais de regarder depuis une bonne dizaine d’années. Et je peux dire que le résultat fut à la hauteur de mes attentes. Du titre magnifique (« Vaghe stelle dell'Orsa » - « Pâles étoiles de la Grande Ourse », tiré d'un poème de Leopardi) en passant par le générique de début puis par le film en lui-même, tout concourt à en faire le véritable chef-d’œuvre de Luchino Visconti, soit le film qui condense toutes ses préoccupations artistiques et personnelles, servi par une esthétique exceptionnelle.

Un peu de contexte d’abord : Visconti est l’héritier de l’une des plus anciennes familles aristocratiques d’Italie. Il fut donc aux premières loges de la décadence progressive de cette caste, minée par les transformations sociales, économiques et militaires. Ses films portent ainsi la marque de cette grandeur en perdition, dépassée par les évènements, sonnant comme la fin d’un monde, du « Guépard » en passant par « Les Damnés ». Deuxième information de taille pour comprendre sa filmographie : il était homosexuel. Son œuvre porte donc la marque de la honte, du non dit, de la culpabilité, à l’image des « Damnés », encore, ou de « Mort à Venise ».

« Sandra » rassemble tout cela : il est question d’un frère et d’une sœur, héritiers d’une riche famille italienne, dont le père, Juif, mourut à Auschwitz, et dont la mère est psychologiquement instable. A ces tourments, s’ajoute une trame scénaristique tragique, puisque la sœur, Sandra, est victime de l'amour incestueux et possessif de son frère depuis leur adolescence. Fort heureusement, Visconti ne s’attarde pas sur les détails sordides d’une telle histoire, tout au contraire, avec beaucoup de retenue, de pudeur et de suggestion (des valeurs qui semblent totalement impensables par la plupart des cinéastes, voire des artistes d’aujourd’hui), il se penche davantage sur les sentiments douloureux de ses personnages.

Visconti joue beaucoup sur le temps qui passe et qui charrie son lot de souvenirs inconsolables. Un temps qui semble d'ailleurs arrêté dans le palais familial des Luzatti, lieu austère et inquiétant, alors que paradoxalement on entend tout du long le tic-tac d'une horloge, qui vient matérialiser ce temps si cruel pour notre héroïne. Dans ce long métrage, Luchino Visconti dépeint des sentiments subtils, contrariés, abimés, tel un scientifique ou un fin psychologue examinant des êtres humains se débattre dans la toile du destin, à l'image des héros de la tragédie grecque antique. Le cinéaste italien disait d'ailleurs se référer dans ce film aux personnages d'Electre ou d'Oreste. Il montre également combien il peut être difficile de s'extraire d'un passé éprouvant, lorsque le présent ne se tourne pas vers le futur mais sans cesse vers ce qui a été.

Il est terrible de voir tout le remord de Sandra, tout ce qu’elle endure sous la coupe de son frère, pervers et manipulateur. Mais ces évènements ne seraient pas ce qu’ils sont sans l’esthétique époustouflante de ce long métrage, de loin le plus beau visuellement parlant de toute la filmographie de Visconti… et sans la beauté envoûtante de Claudia Cardinale, absolument magnifique dans ce long métrage, avec une présence physique extraordinaire, presque animale et proche de la statuaire grecque. Le noir et blanc de la photographie y est contrasté et renforcé par de somptueuses prises de vues de Genève et Volterra, une petite ville de la Toscane italienne, ainsi que de la nature environnante (ces arbres qui ploient sous le vent…).

Véritable astre noir, traversé sur la fin d’un mince rayon d’espoir, « Sandra » est un film choc, aussi bien sur le fond que sur la forme, avec une économie de moyens qui force le respect. Heureusement tout de même que le dénouement apporte un peu d’air, car la majeure partie du long métrage s’avère étouffante, entre ces sentiments refoulés, cette culpabilité oppressante, cette menace sourde, une noirceur tout de même contrebalancée par la luminosité des prises de vues. Nous sommes donc loin de la grandiloquence et de l’académisme des œuvres ultérieures du cinéaste italien, injustement préférées et plus connues que ce chef-d’œuvre crépusculaire qui mériterait enfin une sortie en DVD digne de ce nom !

[4/4]

« Blade Runner » de Ridley Scott (1982)

    Il est aisé de comprendre pourquoi le succès ne fut pas au rendez-vous lors de la sortie en salles de « Blade Runner », en 1982. Film de science-fiction dystopique, noir, sale, mélancolique, poétique, contemplatif, ni véritable thriller, ni film d’action, il a dû désemparer bien des spectateurs avides de sensations fortes et d’esbroufe. Aujourd’hui, au vu de la postérité foisonnante de ce long métrage, on ne peut que le regarder avec attention. La première fois que je l’ai visionné, j’étais trop jeune et attendais de lui ce qu’il ne pouvait m’offrir. Maintenant que j’ai plus de recul, je comprends mieux pourquoi il a fait date dans l’histoire du cinéma de science fiction : son ambiance particulière, son esthétique décadente, ses décors luxuriants, tout cela fait de « Blade Runner » un film tant copié, à l’image d’un « Metropolis » de Fritz Lang. Ces deux films sont probablement les plus influents de l’histoire du cinéma dans leur catégorie.

Pour revenir à « Blade Runner », il faut tout d’abord louer son esthétique époustouflante. Rarement un film aussi ambitieux sur la forme a fait preuve d’une telle cohérence dans la démesure, des costumes bigarrés, en passant par les publicités envahissantes (et prophétiques) ou les pluies diluviennes. Dans une sorte d'atmosphère nocturne et embrumée, digne des films noirs des années 40 et 50, les repères moraux semblent abolis. Comme un cauchemar éveillé, ce monde en perdition semble tellement réel qu’il confère à l’histoire et à ses personnages une présence conséquente. Les déambulations du héros deviennent alors comme une errance métaphysique dans un univers de faux semblants, où l’on peut finir par s’y perdre corps et âme.

Venons-en à l’interprétation : Harrison Ford y est excellent, dans un rôle à contre-emploi, loin des Han Solo et autres Indiana Jones. Ici il joue une sorte de flic désabusé, perdu entre réel et irréel, totalement passif : il semble ne faire que prendre des coups. A la poursuite de Réplicants, ces androïdes ultra perfectionnés devenus dangereux et qu’il doit éliminer, bien qu’expert en la matière, apte mieux que quiconque à les débusquer et les différencier de vrais hommes et femmes, il semble à la longue ne plus savoir qui est réellement humain quand il se retrouve face à une androïde de dernière génération, troublante au possible (Sean Young). Les autres Réplicants sont d’ailleurs aussi « perturbants » , notamment celui interprété par Rutger Hauer : à la fois proprement inhumain et cruel, et doué de sentiments subtils. La version « Director’s Cut » de « Blade Runner » ajoute d’ailleurs au mystère autour du protagoniste principal : Deckard ne serait-il pas lui-même un Réplicant ?

Tout est opaque, difficile à cerner dans ce monde apocalyptique : les frontières sont particulièrement floues entre humanité et artificialité. « Blade Runner » sonne d’ailleurs comme un avertissement terriblement d’actualité sur notre monde de demain : si nous n’y prenons garde, il risque de devenir une déchetterie à ciel ouvert, et pire encore, nous risquons de le livrer à l’intelligence artificielle pour asservir d’autant plus l’être humain, qui sera réduit à l’état d’erreur de la nature. Par bien des aspects, ce long métrage garde donc aujourd’hui toute sa pertinence. Et si son esthétique a un peu vieilli, je dirais qu’elle a gagné en patine, à l’image d’un « Metropolis » (encore), tellement « Blade Runner » paraît désormais intemporel.

Dernière remarque : incroyable comme la carrière de Ridley Scott a pu atteindre des hauts… et des bas. Mais quels hauts ! « Blade Runner », « Gladiator » ou « Alien », excusez du peu. Pourtant je le classe plus dans la catégorie d’un Kubrick, pour le côté avant tout visuel de son oeuvre, qui ne peut donc pas prétendre aux sphères dans lesquelles s’étendent des géants tels que Kurosawa, Dreyer, Tarkovski, Bergman ou Murnau. Pour autant, Ridley Scott regagne peu à peu mon respect à mesure que je me penche plus en détail sur sa filmographie.

[4/4]

dimanche 22 octobre 2017

« Gladiator » de Ridley Scott (2000)

    « Gladiator » est peu ou prou mon premier choc cinématographique, en tout cas le premier film que j'ai vu au cinéma au sortir de l'enfance : je devais avoir 11 ans et bravais donc avec un peu d'appréhension l'indication « déconseillé aux moins de 12 ans ». Longtemps ce film est resté pour moi une référence, comme pour beaucoup d'autres personnes j'imagine. Puis je l'ai renié en développant mon goût pour le Septième Art, dans mon souvenir il se rapprochait trop d'un « 300 » sans que je l'y compare totalement (vu la bêtise sans nom qu'est le long métrage de Zack Snyder et Frank Miller), « Gladiator » devenant pour moi synonyme de virilité mal placée, « force et honneur », Maximus par ci Maximus par là, tout ça tout ça... Une caricature en somme. Mais finalement j'ai toujours gardé un attachement particulier à ce film. Et il y a peu, je me suis dit qu'il fallait que je le regarde de nouveau pour me faire un avis construit, la dernière fois que je l'ai vu remontant à une bonne dizaine d'années minimum. 

Ce fut donc chose faite, je me suis replongé dans la Rome antique de Marc Aurèle, et tout m'est revenu : la bande son chaleureuse et prenante ; Maximus, ce héros sans tache, fidèle, courageux et obstiné, incarné magistralement par Russel Crowe qui « est » littéralement Maximus : un héros humain, presque poétique avec ces scènes magnifiques où il passe sa main dans les blés ; le tragique de la Rome éternelle, ses complots, la dureté de certains personnages, tous droits sortis de la BD « Alix » de Jacques Martin ; l'impression d'être à Rome, au cœur de l'arène ou du Colisée, mais aussi au cœur des combats contre les barbares Germains... Et beaucoup d'autres éléments que je n'avais pas décelé alors, notamment le fait que si certains personnages sont noirs, fourbes (Commode, un « méchant » particulièrement ignoble, terrifiant de froideur et de monstruosité, très bien choisi pour faire face à Maximus, le traître Quintus ou le perfide Falco), d'autres sont droits, exemplaires (Maximus donc, Gracchus, Cicéron, Juba...) quand bien même certains sont plus nuancés, plus complexes, même si finalement plus proches de la lumière que de l'ombre (Lucilla, Proximo). En bref, nous ne sommes pas encore dans le cliché tenace aujourd'hui d'une Rome totalement dévoyée, que l'on retrouve dépeinte à gros traits dans la série TV éponyme de 2005. Ce que je veux dire, c'est que dans « Gladiator » il y a une sorte d'espoir, que la justice triomphera, et que se battre pour le Bien vaut la peine.

Cela peut sembler dérisoire, mais je comprends aujourd'hui que c'est la force de ce long métrage et ce qui fait qu'il a tant passionné les spectateurs, outre ses qualités visuelles pour le moins impressionnantes. Maximus est un vrai héros comme on n'en fait plus, auxquels des millions d'enfants se sont identifiés. Je me rends compte également qu'à l'instar de « Blade Runner », autre chef-d’œuvre de Ridley Scott, « Gladiator » a lancé une mode, ou du moins est resté – j'y reviens – une référence de film historique, et plus particulièrement de péplum « moderne ». C'est peu dire qu'il a été mainte fois imité, mais rarement, voire jamais égalé, même par Ridley Scott en personne. Tous les « Troie », « Alexandre », « 300 » et je passe tous les films de série B réalisés dans son sillage, n'arrivent pas à sa cheville, ne parvenant pas à retrouver l'alchimie qui a fait de « Gladiator » une indéniable réussite. Certes il comporte une violence un peu gratuite, pas forcément indispensable, qui là aussi a dégénéré chez ses suiveurs en goût pour les bains de sang. Certes, Ridley Scott est plus un génial chef opérateur qu'un véritable auteur, du moins que quelqu'un qui aurait une vraie pensée à partager. « Gladiator » n'est donc pas un chef-d’œuvre absolu, loin de là. Pour autant il s'agit à mon sens d'un grand film, une vaste fresque épique avec un souffle remarquable, digne héritier d'un « Ben-Hur ». En tout cas, il reste pour moi un très beau souvenir de cinéma, avec le recul je peux dire qu'il mérite son statut de film culte... et que j'ai eu beaucoup de plaisir à le revoir !

[4/4]

dimanche 8 octobre 2017

« Whiplash » de Damien Chazelle (2014)

    « Whiplash » est la matrice de « La La Land », en plus extrême, moins subtil, et pour tout dire moins plaisant. Pour autant on sent un certain talent en devenir, celui du jeune Damien Chazelle qui ne demande qu’à exploser avec le succès que l’on sait. A ce titre, « Whiplash » n’est pour moi ni un chef-d’œuvre précoce, ni un essai raté. Il s’agit plutôt d’un brillant brouillon, canalisant à grand peine l’énergie créatrice du jeune prodige new-yorkais.

Tout d’abord il aborde la musique sous un angle intéressant : l’envers du décor, à travers le sacrifice mental et physique nécessaire pour devenir un « grand » artiste, ou tout du moins un musicien accompli et reconnu par la profession. Chazelle ne fait pas de mystère sur le côté complètement individualiste et narcissique d’une telle ambition : il ne masque pas les sacrifices que doit faire le héros pour arriver à son but. Et il s’agit de véritables sacrifices, qui ne restent pas sans conséquences, voire qui s’avèrent franchement inquiétants au regard de ce que « gagne » en retour Andrew, qui ambitionne rien que moins que devenir le nouveau Charlie Parker de la batterie ! Mais Chazelle ne veut pas résoudre cette ambiguïté, il ne juge pas le parcours de son jeune héros. Au contraire, il le suit de près et en montre toutes les contradictions, les bons côtés comme les mauvais. Certains prendront cela au premier degré et y verront un éloge de l’individualisme, d’autres un « modèle » d’anti-héros auquel ne surtout pas ressembler.

Il faut dire que Chazelle se positionne sur la fine crête entre ces deux extrêmes. Il devient même limite complaisant, en esthétisant à outrance cette souffrance (ce sang rouge profond qui émane des ampoules et des mains du batteur) et en insistant très lourdement sur le personnage odieux interprété par J. K. Simmons, au parler outrancier des plus désagréable à la longue… Ce personnage de professeur tortionnaire, s’il s’avère entier, profondément ambivalent, entre ombre et lumière, trouble, manipulateur, n’en est pas moins caricatural par moments, et finit par agacer, après avoir lessivé le spectateur comme ses élèves à force de brutalité et de mépris hurlé à leur face comme la nôtre… A l’image de « La La Land », « Whiplash » est donc un essai sur la réussite et ce qu’elle peut avoir de meilleur comme de pire. Ni entre deux mou, ni tendant vers l’un ou l’autre de ces pôles positif et négatif, il s’agit d’un film plus complexe qu’il en a l’air.

Une fois passée cette analyse sur le fond de ce long métrage, j’en viens à un autre aspect intéressant : son esthétique. Si la photographie et les prises de vues lorgnent parfois vers les clichés Instagram ou Starbucks que dénonce tant le personnage de Simmons, plusieurs plans au montage musical, notamment de New York la nuit, sont remarquables. Les prises de vues jouent avec la luminosité, les couleurs et les cadrages, dans un élégant ballet d’images. On ne peut nier la beauté de cette photographie, pas plus que la réalisation étonnamment maîtrisée de Chazelle, qui impressionne vu son jeune âge à l’époque. Il y a un certain classicisme de bon aloi chez Chazelle. Certes, il manque parfois de tomber dans la copie ou le pastiche malgré lui, mais il conserve ce brin de spontanéité qui n’appartient qu’à lui.

J’en veux pour preuve un autre aspect remarquable de ce film : le jeu des acteurs. Si J. K. Simmons force le respect mais en fait limite trop, Miles Teller ne démérite pas et tient tête à Simmons. Mais la vraie surprise pour moi est la découverte de Melissa Benoist, au jeu sincère et sobre, plein de vie sans être maniéré. On n’a pas l’impression d’être en face d’une actrice, mais bien d’une personne « réelle » que l’on pourrait croiser dans un café ou dans la rue. Et c’est là toute la force de la direction d’acteur de Chazelle, que l’on évoque « Whiplash » ou « La La Land ». Il a le don de libérer ses acteurs, à la manière des grands d’Hollywood, qui savaient diriger de grands acteurs, eux-mêmes sachant donner vie à des personnages hauts en couleur et particulièrement inoubliables. A sa mesure, Chazelle s’inscrit dans cette veine, et fort heureusement pour lui comme pour nous, il sait rester mesuré, il ne court pas après la « spontanéité » ou pire, « l’authenticité ». Il filme des acteurs et des personnages simples, vivants, humains. Et je ne saurais trop le remercier : un peu de fraicheur dans notre époque gavée d’images factices au possible, voilà qui n’est pas pour me déplaire.

En résumé, à l’image de la musique tantôt légère et virtuose (l'ouverture), tantôt lourde et forcée (le morceau « Whiplash »), si Chazelle ne passe pas loin de l’exercice de style un peu vain, il parvient avec son talent à donner vie à de vrais personnages, loin des protagonistes en deux dimensions dont nous gratifie souvent le cinéma américain. Il parvient également à mettre sur la table un sujet d’actualité : un individualisme forcené des plus funestes, pas loin d’un narcissisme destructeur, tout en rendant hommage au jazz et à ses plus illustres représentants, en mettant en évidence le côté tragique de leur trajectoire et de leur existence. En somme, tout n’est pas parfait, loin de là, mais ce film possède tout de même d’indéniables qualités. De toute évidence, Chazelle est un réalisateur à suivre !

[3/4]

samedi 30 septembre 2017

« La Barbe à papa » (Paper Moon) de Peter Bogdanovich (1973)

    « La Barbe à Papa » fait partie de ces belles surprises de cinéma qui m'enchanteront toujours et qui prouvent combien cet art est précieux. Diffusé récemment sur Arte, j'hésitais à le regarder, le résumé comme l'affiche ne payant pas de mine. Mais devant certaines critiques laudatives (au premier rang desquelles celle-ci), j'ai franchi le pas et je ne le regrette pas du tout. Qu'est-ce que j'aurais manqué ! J'avais découvert Peter Bogdanovich avec « La Dernière Séance », un très beau film nostalgique, mais je n'avais pas creusé davantage sa filmographie. Grossière erreur ! « La Barbe à papa », ou « Paper Moon » originellement, est un film remarquable, au scénario intelligent, aux prises de vues superbes et aux acteurs remarquables.

Tout d'abord, quelle photographie ! László Kovács, sur les conseils d'Orson Welles en personne, nous offre un sépia à la fois chaleureux et au contraste saisissant. En outre, les cadrages et les prises de vues sont magnifiques. Les grands espaces américains sont sublimés, tout comme le visage d'acteurs particulièrement télégéniques. Venons-en justement au duo d'acteurs principaux : Ryan O'Neal et sa fille Tatum O'Neal. Le premier est comme transformé. Je le connaissais dans deux rôles qui l'ont enfermés dans une caricature de lui-même et l'ont poursuivi toute sa vie, ceux de « Love Story » et « Barry Lyndon ». Tantôt bellâtre de service et arriviste arrogant, je le croyais cantonné à ce genre de rôle mono-expressifs et sous-estimais son talent et sa capacité à faire passer toute une palette de sentiments nuancés. Ici il semble libéré de tout carcan, Bogdanovich lui offrant la possibilité d'exprimer tout son art, dans un rôle d'arnaqueur à la petite semaine réjouissant au possible. Mais la véritable héroïne du long métrage, c'est sa fille Tatum, dans le rôle d'une fillette plus maline que les adultes qu'elle croise sur sa route, jamais à court d'idées pour tenter de se sortir de la vie difficile à laquelle l'ont voués ses parents. L'âme de ce film, c'est cette relation d'amour père-fille toute en retenue. Moses Pray (Ryan O'Neal) peine à accepter au début l'irruption de la petite Addie (Tatum O'Neal) dans sa vie, mais peu à peu ils vont s'apprivoiser, sans jamais qu'on assiste à des effusions larmoyantes.  Bogdanovich a en effet la finesse de mettre en scène des sentiments doux-amers, sans verser dans l'excès. Pourtant « La Barbe à papa » regorge d'émotion contenue (ce qui ne le rend que plus fort et touchant), de l'esthétique somptueuse à la complicité évidente, l'air de rien, qui unit les deux acteurs principaux, sans compter qu'il réserve des moments de franche rigolade des plus appréciables.

Beaucoup limitent Bogdanovich à un statut d'habile copieur, comme s'il ne faisait que rendre hommage à ses maîtres. Certes il le fait, et de quelle manière ! On est à des années lumières de la bêtise crasse d'un Tarantino ou du formalisme assez vide d'un Godard. Il donne vie à un style qui lui est propre, en s'appuyant sur une esthétique classique, au noble sens du terme, magnifiant l'image et déployant une direction d'acteurs aux petits oignons. Mais plus encore, il s'appuie sur un scénario à plusieurs niveaux de lecture, ce qui fait de « La Barbe à papa » un film beaucoup plus riche qu'il n'y paraît. Certes il s'agit d'une histoire de paternité attendrissante, mais elle possède un arrière fond social des plus intéressants : nos héros évoluent dans l'Amérique déclassée des années 1930, dévastée par la crise financière de 1929. On comprend que nos deux vagabonds peinent à gagner leur vie dans un contexte si difficile ! Cet état de fait joue donc les acteurs de premier plan dans cette histoire, impossible de s'abstraire du climat économique et social d'alors. Cette situation permet également à Bogdanovich de traiter un thème si cher aux années 70, celui de l'errance et d'une certaine liberté. Moses et Addie se retrouvent en effet à arpenter de long en large les États-Unis dans leur voiture décapotable, dans des scènes qui ne sont pas sans rappeler Arthur Penn, Terrence Malick première époque, Wim Wenders ou plus près de nous Jim Jarmusch. Le rythme du film est tout autant caractéristique : lent et contemplatif, il est à l'image de la poésie de l'ensemble. Sans parler de la liberté de ton du présent long métrage : pour gagner leur croûte, Moses et sa supposée fille revendent à prix d'or des bibles à des veuves venant de perdre leur mari. Difficile de trouver plus cynique et plus drôlement saugrenu à la fois. D'autant qu'on voit la petite Addie fumer de temps en temps (à 9 ans !), le tout est donc au diapason de l'ambiance contestataire des années 70 ! Pour autant Bogdanovich ne tombe pas dans les clichés exaspérants de certains films d'alors : tout se tient, dans une grande cohérence et une grande simplicité des plus admirables.

En résumé, « La Barbe à papa » est un film profondément original et iconoclaste, complètement libre tout en rendant hommage aux géants du Septième art. Bénéficiant d'un scénario profond et rafraichissant au possible, porté par des acteurs charismatiques, c'est une réussite de bout en bout, et l'on comprend que Bogdanovich eut le plus grand mal à la répéter...

[4/4]

samedi 9 septembre 2017

« Valérian et la Cité des mille planètes » de Luc Besson (2017)

    Étonnamment, c'est la première fois de ma vie que j'attendais un film de Luc Besson. J'ai toujours eu du mal avec son « cinéma » d'adolescent attardé, à base d'action bas du front, de scénarios copiés-collés, Europacorp demeurant pour moi l'équivalent de ce que Quick est à McDonald : une imitation des blockbusters américains peinant à égaler des originaux difficilement digestes, pour ne pas dire qui donnent la gerbe (passez-moi l'expression). En effet, ces derniers ne volant jamais bien haut, je vous laisse imaginer le résultat côté Besson... C'est tout dire de ses ambitions ! De toute façon Tonton Luc n'a jamais caché être un vrai businessman avant d'être un réel cinéaste. Je savais donc à quoi m'attendre. Pourtant, pour une fois le pitch du film avait l'air intéressant : je ne connaissais pas la BD d'origine, seulement de nom, mais je connaissais l'envergure de ses créateurs, et pour tout dire je voue une grande admiration à la BD franco-belge, le projet d'adapter « Valérian » avait donc tout pour me plaire. Mais venons-en au film. Le résultat n'est pas aussi catastrophique que les médias veulent bien le laisser penser. J'irai même jusque à dire que c'est un long métrage avec de grands défauts, mais avec aussi un immense potentiel. Il est clair que Luc Besson a subi un véritable lynchage médiatique, notamment outre Atlantique, qui me semble (pour une fois) non mérité.

Pour commencer, mettons les choses au clair, Besson a plein d'ennemis, en France comme à l'étranger, qui voient d'un mauvais œil ses ambitions commerciales de conquête des États-Unis ou de la Chine. Mais le véritable ennemi de Luc Besson... c'est lui-même ! Tant qu'il se bornera à être le scénariste de ses films, il se heurtera au plafond de verre de ses limites. Car Besson, je le répète, n'est rien d'autre qu'un adolescent attardé, avec des fantasmes de cet acabit. En gros : des fusillades, des jolies filles, de l'humour débile, du sang qui gicle, avec tout ça Tonton Luc est content. Par contre ne cherchez pas un minimum de profondeur ou de finesse dans ses films, à 15 ans d'âge mental c'est quelque chose d'impensable pour le bonhomme. On est donc loin de la relative profondeur d'un « Star Wars - Rogue One » et de sa relation père-fille, pour comparer « Valérian » à une référence évidente de Besson, à savoir la saga créée par George Lucas.

L'autre problème de ce long métrage, outre les habituels défauts des productions Besson / Europacorp, c'est le manque d'originalité et de surprise de son scénario. Un scénario ultra linéaire, cousu de fil blanc, avec des bons sentiments et du déjà vu en veux-tu en voilà, notamment au niveau des rebondissements et péripéties assez ronflants. Il est clair que Besson et ses sbires se sont éloignés de la BD d'origine, et ont apparemment perdu en subtilité ce qu'ils ont gagné en efficacité (et encore). L'univers de Valérian est particulièrement riche, et à cet égard certains passages qui le présentent s'avèrent extraordinaires, visuellement très imaginatifs. Mais Besson préfère s'attarder sur une peuplade au couleurs criardes, bénéficiant d'effets spéciaux qui piquent les yeux et avec des animaux franchement ridicules. Pour autant, « Valérian et la Cité des mille planètes » fourmille de bonnes idées. Et visuellement, c'est vraiment un film bluffant. Certaines séquences sont exceptionnelles, le tout début par exemple, ou encore la course à travers les « murs » de la cité éponyme. Sur cet aspect, Besson égale largement George Lucas ou James Cameron, voire les bat à plate couture (si si !). Je voudrais tellement en savoir plus sur ces mondes et personnages originaux, aux milles formes et couleurs ! Hélas, Besson s'en tient à son intrigue minimale et ultra prévisible, et nous ne verrons pas davantage cet arrière fond visuel et culturel qui s'annonce passionnant.

A l'image de cette obèse Cité des milles planètes, « Valérian » sombre alors de tout son poids dans les banalités d'un blockbuster lambda. Il n'est pas aidé en cela par le casting... Les deux acteurs principaux sont particulièrement mal choisis : on ne croit pas une seule seconde à leur histoire d'amour du type « je t'aime moi non plus ». Dane DeHaan joue très bien les adolescents attardés (décidément) mais n'a pas les épaules pour porter un long métrage de cette ambition et en être le personnage principal, et Cara Delevingne tire la tronche pendant tout le film, si bien qu'elle finit par nous agacer. La véritable révélation de ce long métrage c'est plutôt Rihanna, dans une séquence d'anthologie. Il y a aussi une sympathique apparition d'Alain Chabat, méconnaissable. Clive Owen, quant à lui, fait le strict minimum. Bref pas grand monde pour mettre un peu de sel dans ce breuvage assez insipide.

En résumé, « Valérian et la Cité des mille planètes » est un film à l'univers profondément original, digne d'un « Star Wars » ou d'un « Avatar ». Mais cela, c'est grâce à la BD de Christin et Mézières et à leur imagination foisonnante. Il bénéficie également d'effets visuels époustouflants, certains pas du meilleur goût, mais d'autres tout à fait étonnants. En revanche, l'interprétation décevante et le manque d'audace du scénario le plombent définitivement. Au total il s'agit d'un long métrage en demi-teinte, avec du potentiel et de vraies bonnes idées, mais pas encore avec le niveau suffisant pour convaincre pleinement. Ce n'est donc pas le naufrage annoncé, mais pas non plus une franche réussite. La balle est dans votre camp Monsieur Besson, affaire à suivre...

[2/4]

dimanche 27 août 2017

« Orgueil et Préjugés » (Pride and Prejudice) de Jane Austen (1813)

    « Orgueil et Préjugés » est peut-être bien le meilleur roman qu’il m’ait été donné de lire de ma (courte) vie. Pour ma part, nul doute, il s’agit d’un pur chef-d’œuvre. Je vais tenter d’expliquer pourquoi.

Ce qui frappe tout d’abord dans cet ouvrage, c’est la fraicheur, la liberté de ton de Jane Austen. Il n’y a pas de pose, pas d’affèterie, elle ne veut pas paraître plus qu’elle n’est, elle semble ne pas se soucier de la postérité. En revanche elle reste toujours d’une grande pudeur et d’une grande retenue, loin des romans sentimentaux qui faisaient fureur à l’époque, sans pour autant paraître mièvre, bien loin de là. C’est bien simple, son roman phare est intemporel. Nous seulement l’intrigue pourrait avoir lieu aujourd’hui ou des millénaires avant, mais le ton, le style bienveillant et ironique de Jane Austen en font une œuvre qui pourrait tout à fait être contemporaine, si l’on excepte le fait que de nos jours il soit difficile de trouver d’aussi belles plumes. Car sa façon d’écrire, avec de belles tournures de phrases, reste néanmoins très naturelle, loin d’être ampoulée, pompeuse ou creuse.

Ensuite, ce qui m’a marqué, c’est l’acuité du regard d’Austen. La façon dont elle scrute le cœur de ses personnages, dont elle rit et s’émeut de la nature humaine, avec une grande finesse et beaucoup de nuances, tout cela s’avère singulier. Elle qui avait une vingtaine d’années lorsqu’elle a écrit cet ouvrage, faisait preuve d'une grande connaissance de l’âme humaine ainsi que de la « bonne » société d’alors et de ses mondaines frivolités. Tout sonne tellement juste, tellement vrai, qu’on se croit catapulté deux siècles en arrière, à une époque de bouleversements, au sortir de la Révolution française, empreinte d’idéaux si nobles pour certains, avant la pudibonderie victorienne qui viendra jeter comme un froid sur cette fougue ardente.

Ce qui l’honore également, c’est qu’elle prend sa plume pour défendre la place de la femme dans la société. Une société alors très injuste : seul un héritier masculin pouvait par exemple hériter des biens immobiliers de son père. Sans compter le fait qu’hors du mariage point de salut : difficile pour une jeune femme sensée et intelligente de trouver sa place, entre les qu’en dira-t-on, les prétendants bas du front et les codes sociaux qui s’apparentaient plus à un carcan mortifère qu’à autre chose. Sans se faire une virulente féministe, Jane Austen se fait la porte parole des sans-voix, à travers Lizzy, son héroïne qui ose agir différemment, et dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas.

Pour continuer dans cette description de la finesse de l’écriture d’Austen, je dirais qu’« Orgueil et Préjugés » est un roman multiple. C’est un roman presque sociologique : les mœurs, les coutumes, les vêtements, la pensée de l’époque sont fidèlement retranscrits. C’est aussi une sorte de tragicomédie : on rit beaucoup des travers de certains personnages, de leurs petites combines (les sœurs Bingley), de leur esprit mesquin (Mr Collins ou Lady de Bourgh), ou tout bonnement de défauts qui ne les rendent que plus attachants (ah Mrs et Mr Bennet, ou encore Lydia !). On alterne d'ailleurs les rires et les larmes, il s'agit d'un mélange de franche bonne humeur et de passages plus mélancoliques, ou plus émouvants ! Le genre de cet ouvrage est tout bonnement indescriptible : Austen ose tout, dans un souci de véracité et de vraisemblance. Tout comme la vie, « Orgueil et Préjugés » réserve des moments presque hilarants, et d'autres plus touchants.

Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est la dramaturgie à l’œuvre, et en cela c’est un modèle du genre. L’action est mue uniquement par les sentiments. Il n’y a pas de grandes péripéties, mais des errements du cœur qui font tout chavirer, qui emportent dans leur tumulte personnages et récit. L’évolution des sentiments va ainsi donner lieu à bien des retournements de situation, et même à des passages haletants par leur suspense. Le tout avec une économie de moyens formidables : il n’est pas question de guerre épique, de palais royaux ou de descriptions lénifiantes, comme c’est le cas dans « Guerre et Paix ». A titre d’exemple, il y a ici un régiment de soldats, mais pas la guerre. Il y a des bals, mais nous ne sommes pas à la cour. Il y a de très beaux sentiments (j’insiste sur leur réelle beauté), mais rien de grandiloquent ou de sirupeux. Tout est fin, mesuré, subtil. A l’image des personnages : tout n’est que nuances, contradictions apparentes, préjugés qui ne demandent qu’à se voir détrompés. C’est ainsi que bien des personnages évoluent, et non des moindres puisque les deux principaux vont se métamorphoser peu à peu.

Comment parler d’« Orgueil et Préjugés » sans évoquer Elizabeth Bennet et Mr Darcy ? Tout deux semblent archétypiques, mais possèdent des défauts qui ne les rendent que plus humains. La première est vive d’esprit et de tempérament, courageuse, effrontée, et ose remettre en cause les dogmes de la société qui l’environne. Elle ose refuser une demande en mariage alors que d’un point de vue matériel c’est ainsi renoncer à une vie confortable et sûre. Mais son amour propre, et plus encore son exigence envers elle même et les autres, sa dignité font qu’elle reste fidèle à elle-même, avec le dénouement que l’on sait.

Mr Darcy quant à lui est un personnage très complexe, mystérieux, réservé, à la fois élégant et avenant, et renfrogné, hautain. En fait, Austen dépeint à merveille la complexité de l’esprit masculin avec ce personnage, toutes les contradictions des hommes, mais aussi ce qui fait leur attrait pour une femme. Comment ne pas éprouver ainsi de la sympathie pour Darcy ? Elizabeth et lui forment un duo admirable, ce sont deux personnages qui se révèlent bien plus généreux qu’au premier abord, et cette générosité, qui est d’ailleurs le propre de l’écriture de Jane Austen, ne rend ce roman que plus attachant.

Oui j’ai vraiment apprécié de la première à la dernière lettre ce roman, ce récit haut en couleur, ce tourbillon de joie et de vie, ce mélange d’humour et d’éloge de l’amour authentique. Mais plus encore, j’ai beaucoup de tendresse pour ses personnages, qui, comme dans toute grande œuvre qui se respecte, sont très fouillés psychologiquement, des premiers, géniaux, aux derniers des personnages secondaires. « Orgueil et Préjugés », tout comme son adaptation télévisuelle magistrale de 1995, est une œuvre à savourer, vers laquelle on retourne sans hésiter, et à chaque fois avec un immense plaisir, tant il s’agit là d’un sommet de la littérature.

J’espère ainsi avoir démontré qu’« Orgueil et Préjugés » a tous les ingrédients pour prétendre au titre de chef-d’œuvre. Assurément, je ne regarderai plus la littérature anglaise de la même façon. On parle souvent des Français, mais Jane Austen est un très très grand auteur, car elle dépasse bien des confrères masculins, et je balaie large, de l’Antiquité à nos jours. J’ose avancer que c’est ce regard féminin, cette subtile sensibilité qui confère au récit et à ses sympathiques personnages toute leur merveilleuse humanité, dans ce qu’elle peut avoir de plus faillible et de plus accomplie. Une bien belle œuvre, que j’ai reposée avec humilité et reconnaissance dans ma bibliothèque… en attendant de la rouvrir une autre fois, pour mon plus grand bonheur !

[4/4]

mardi 15 août 2017

« Orgueil et Préjugés » (Jane Austen’s Pride and Prejudice) de Sue Birtwistle et Simon Langton (1995)

    J’ai peut-être trouvé avec l’adaptation télévisuelle d’« Orgueil et Préjugés » de 1995 la série ultime. Celle qui m'a le plus impressionné par l’écriture des personnages, une interprétation magistrale, plus vraie que nature, une profondeur du récit qui allie sociologie et humour à la fois, mais aussi des préoccupations sur le sens de la vie universelles, toujours d’actualité, le tout agrémenté de beaux costumes d’époques, d’une musique agréable, à la fois subtile et discrète, et surtout d’une bonne dose d’humour et d’ironie ! Non seulement cette série a le pouvoir de divertir, et d'une fort belle manière : il y a du rythme, de la joie, des sentiments, du suspense même… Elle peut aussi vous renseigner sur l'histoire et la sociologie d'une époque : les manières, les vêtements, les codes sociaux, la façon de penser, voire l'idéal alors en vogue… Mais cette série, que j’ose qualifier d’œuvre et même de chef-d’œuvre, peut aussi vous élever. Elle peut vous interroger, vous pousser à réfléchir sur vous-même : tiens, n'ai-je pas un peu de ce personnage ? Et de celui-ci ? Ne suis je pas parfois trop comme ceci, ou pas assez comme cela ? La force principale de ce récit est qu’il ne met pas en scène des personnages parfaits, lisses. Tous ont leurs raisons, leurs qualités et leurs défauts. Et Jane Austen nous donne ainsi à voir non pas seulement la comédie humaine, dans ce qu'elle peut avoir d'aigre chez un La Bruyère, mais toute la profondeur de la personne humaine, toute la richesse de ses sentiments, des plus nobles comme les plus vils en passant par les plus comiques, répartis inégalement en chacun de nous. Oui, avec pudeur mais néanmoins sans fard ni faux semblants, Jane Austen parvient à sonder avec une aisance folle les sentiments les plus secrets et les plus complexes du cœur humain, et fort heureusement pour nous, elle s'intéresse notamment aux plus beaux. Elle nous tend ainsi un miroir de l'âme humaine, où l'on peut contempler à foison ce qui fait d'un homme un homme, et d'une femme une femme dignes de ce nom. Elle porte un regard rafraichissant, effronté tout comme son héroïne, Elizabeth Bennet, et mordant, à l’image de l'humour ravageur de Mr. Bennet.

Justement, venons-en aux personnages. Les deux protagonistes principaux restent à mes yeux parmi si ce ne sont les plus finement écrits de toute la littérature. Bien sûr quelques grands auteurs et artistes ont égalé ce niveau de finesse, mais je ne pense pas que Jane Austen ait été dépassée. Elizabeth Bennet est un modèle de femme intelligente, vive et courageuse. Mais elle a aussi ses défauts : ses préjugés et un certain orgueil la trompent un certain temps, et cette erreur de jugement aura des répercussions lourdes de conséquences. Elle a pourtant un grand cœur et défend sa sœur ainée dans ses épreuves avec une belle complicité qui dit tout de sa générosité. Et son jugement, s’il la trahit à de rares occasions, se révèle la plupart du temps fort juste. Quant à Mr Darcy c’est l’un des personnages masculins les plus complexes et subtils jamais écrits. Dans la série il a une aura indéniable, mélange de réserve et d’élégance, d’arrogance certes, mais aussi de panache… et de faiblesses, qui en font un personnage au fond très humain et d’autant plus appréciable, malgré sa maladresse, notamment avec la gent féminine. Le reste des personnages rend toutes les nuances de cette comédie humaine où s’ébattent nos deux héros, des plus bienveillants (Mr et Jane Bennet, Mr Bingley ou Georgiana Darcy) aux plus légers (Mrs Bennet et ses deux cadettes, Kitty et Lydia) en passant par les plus comiques malgré eux (Mr Collins) voire les plus vils (les soeurs Bingley). Toute cette galerie de personnages confère au récit une vraisemblance remarquable, qui rend le tout encore pertinent aujourd’hui, tant l’humanité n’a guère changé en deux siècles. Et le talent des acteurs y est pour beaucoup : Colin Firth et Jennifer Ehle ont probablement trouvé là le rôle de leur vie, tout comme la plupart de leurs confrères présents devant la caméra de Simon Langton. Pour finir, la musique est convaincante : elle accompagne les personnages principaux d’un thème qui leur est propre, et dans l’ensemble met bien en valeur l’intrigue, sans être trop présente mais sans non plus faire preuve d’une quelconque faute de goût. A l’image des magnifiques costumes là aussi propres au caractère de chaque personnage, elle s’intègre parfaitement dans le tout que constitue cette œuvre télévisuelle d’une qualité toute cinématographique, à l'image de « Fanny et Alexandre » d'Ingmar Bergman. En bref, « Orgueil et Préjugés » version 1995 est une réussite totale, portée par deux acteurs principaux au sommet de leur art. Un classique intemporel que je reverrai sans hésiter, et un modèle de série dont devraient s’inspirer les créateurs d’aujourd’hui...

[4/4]

vendredi 11 août 2017

« Des trains pas comme les autres » de Philippe Gougler (2011)

    Cela fait un moment que je suis cette émission depuis sa reprise en 2011, avec l'arrivée de Philippe Gougler à la présentation et à la co-écriture de ce magazine. Hier [le 5 août 2016] je viens de regarder l'émission sur la Corée du Sud, et sa qualité m'a poussé à écrire cette critique. Il faut louer la capacité d'émerveillement de Philippe Gougler, sa vraie fausse naïveté et son sens humain qui le poussent à haranguer dans le train ou dans la rue des passants pour leur poser des questions fondamentales sur l'identité de leur peuple, nous aidant à mieux comprendre le pays au cœur du reportage, ici la Corée du Sud. Avec beaucoup de bonhommie et de bonne humeur, Philippe Gougler nous fait mine de rien découvrir toute la richesse et les subtilités d'un peuple aussi complexe que celui des Coréens, à l'histoire mouvementée. Le choix des trains par lesquels le présentateur transite n'est jamais anodin, c'est ainsi qu'on le suivra dans des trains représentatifs de l'histoire et de la culture coréennes : un métro hyper connecté où les gens respectent des files d'attente bien précises et délimitées pour attendre la prochaine rame ; un TGV construit par les Français d'Alstom, qui transfèreront leur technologie à une Corée du Sud en plein développement économique ; le Golden Train, sympathique moyen de locomotion où les voyageurs peuvent prendre un bain de pied brûlant entre amis en regardant passer un paysage époustouflant ; ou encore le DMZ Train, ou train de la zone démilitarisée entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, qui donne lieu à une séquence très émouvante nous montrant un couple de personnes âgées nées en Corée du Nord et venant se recueillir à la frontière entre les deux pays, espérant retrouver un jour leurs proches laissés de l'autre côté de la frontière. Bien sûr, Philippe Gougler ne se limite pas aux trains et s'aventure dans la ville, comme dans ce centre d'entraînement de Taekwondo ou ce restaurant de poulpes, ou plus en périphérie comme dans ce temple bouddhiste. Les Sud-Coréens étonnent ainsi Philippe Gougler, par ce mélange de profond respect de l'autre et de calme, de maîtrise de soi, mais aussi de compétition omniprésente. En une cinquantaine de minutes, nous avons alors un bon aperçu d'un peuple, toujours avec cette touche humaine et cet humour qui font le charme de la série version Gougler. Conclusion : un magazine documentaire à ne pas rater !

[4/4]