lundi 2 avril 2018

« L'Homme Tranquille » (The Quiet Man) de John Ford (1952)

    « L'Homme Tranquille » est un véritable exploit. Personne, pas une seule compagnie cinématographique ne voulait financer ce film, dont tous méprisaient le scénario : trop simple, trop intimiste, trop Irlandais... L'une d'entre elles a finalement accepté de le produire, mais à reculons. Résultat... Ce fut l'un des plus grands succès populaires et critiques de John Ford. Romance intense et symbolique, Ford y exprime tout son amour pour l'Irlande de ses ancêtres, et en filigrane pour la terre d'immigration que sont les États-Unis. Ford délaisse ici le western pour un film contemplatif, où l'action n'est mue que par les sentiments, notamment amoureux. Dans ce long métrage il n'y a pas de réel méchant, pas d'échanges de coups de feu, et pourtant il y a de la tension, du suspense. Une tension incarnée par Maureen O'Hara, aux cheveux d'un roux flamboyant. Personnifiant la fougueuse et traditionnelle Irlande à elle seule, elle donne bien du fil à retordre à son partenaire, l'inimitable John Wayne. Ils forment tous les deux un couple tonique et magnifique, à l'image de la rugueuse Irlande : ses bocages, ses collines, ses averses torrentielles, ses vieilles pierres... Une Irlande sublimée par un Technicolor somptueux, qui ne rend la rousseur de Maureen O'Hara que plus éclatante.

John Ford arrive à retenir notre attention, à nous passionner pour ce qu'il filme, par la seule puissance de l'image, assistée ici et là de la parole. Entre Wayne et O'Hara, c'est le coup de foudre immédiat. Mais leur amour reste irrésolu, leur union n'est pas consommée. Et c'est cette tension qu'exploite Ford, ce manque profond qui déchire nos deux héros. La tradition un peu bête et méchante est alors incarnée par le truculent Victor McLaglen, qui joue le frère de O'Hara... et qui ne manque pas de bravoure, en personnifiant également l'honneur de la famille, auquel devra se frotter John Wayne. L'image, je le disais, a ici une force phénoménale. Une force tellurique, presque primitive, quasi biblique, comme dans les meilleurs films de Ford et de son disciple Kurosawa. Il suffit d'un plan sur le verdoyant paysage ou sur O'Hara et sa robe bleu azur et rouge vif, les cheveux au vent, pour nous faire fondre. Tout est dit avec une grande économie de moyens. Le moindre tressaillement, le moindre regard en dit plus que de vaines paroles. La demande en mariage de Wayne envers O'Hara devient alors irrésistible, un moment de poésie et d'humour rares.

Mais toute cette énergie ne serait pas aussi joyeuse sans un autre de ses exutoires : la chaleur et l'humanité des personnages « secondaires ». Ward Bond y est exceptionnel en prêtre au physique (et au caractère) de rugbyman, tout comme Barry Fitzgerald en entremetteur de mariage malicieux. Même Mildred Natwick nous donne le sourire, en châtelaine plus humaine qu'il n'y paraît, ne serait-ce que par son honneur blessé. « L'Homme Tranquille » est tout autant un film intimiste qu'un film épique... voire homérique (clin d’œil à une séquence qui m'a fait rire aux éclats : Fitzgerald devant le lit nuptial) ! Si nous retrouvons deux héros dignes à leur façon de l'Iliade ou de l'Odyssée, nous sommes également face au chœur antique, à la foule passionnée, parfait reflet des sentiments du couple principal. Ces personnages qui sont tout sauf secondaires, qui font tout le charme du film, qui démultiplient l'intrigue en dizaines de sous intrigues, qui viennent donner davantage de corps à un film qui n'en manquait pourtant pas. Il en résulte une séquence finale réjouissante, avec cette foule curieuse et avide d'action, qui ne fait que grossir à mesure que la perspective d'un affrontement mémorable se fait de plus en plus plausible.

En somme, « L'Homme Tranquille » est un long métrage qui déborde de générosité, comme une choppe de Guinness remplie à ras bord, avec laquelle on trinque entre amis en partageant un grand sourire. John Ford signe là un film onirique et réaliste à la fois, comme un rêve éveillé, improbable et pourtant si réel, si vrai. Un très beau film.

[4/4]

samedi 24 mars 2018

« Madadayo » (Maadadayo) d'Akira Kurosawa (1993)

    Si vous ne saviez pas que Kurosawa n'était pas seulement l'homme des « Sept Samouraïs » ou de « Ran », alors passez votre chemin. Vous risquez d'être surpris, puisque « Madadayo » constitue bien le parfait aboutissement de la carrière de ce géant du 7e art que fut Akira Kurosawa. Sa filmographie impressionnante (pour qui se donne la peine de réellement la considérer : 30 longs métrages et pas un seul pour lequel il aurait eu à rougir) s'achève avec un dernier regard en arrière, pour mieux franchir le seuil de la mort. Mais loin de cultiver la nostalgie ou le fatalisme, « Madadayo » s'avère être un film d'une simplicité et d'une humilité admirables (simplicité apparente bien sûr). Dépouillé mais comme d'habitude sublime, il s'agit d'une fable sur la vieillesse, et plus encore sur l'humanité.

Comme le fut la vie du cinéaste nippon,  « Madadyo » est traversé par deux grandes thématiques : la transmission du savoir par la relation maître / élève et l'affirmation du pouvoir de l'imagination humaine (d'où l'importance de l'enfance, enfin retrouvée par le vieillard). C'est d'ailleurs l'occasion pour Kurosawa de rendre un dernier hommage à ceux qui furent ses maîtres, qui l'ont forgé enfant ou plus tard lors de ses débuts au cinéma, en particulier Kajiro Yamamoto, celui qui lui apprit son métier. Et Kurosawa, étant devenu  « Sensei » à son tour, profite de l'occasion pour remercier ses élèves (et spectateurs) qui l'ont tout autant construit. Notamment ceux qui l'aidèrent à remonter la pente après cette période noire (cette fameuse perte ?) s'achevant par une tentative de suicide. Mais surtout « Madadayo » est l'occasion pour le maître de délivrer ses derniers enseignements. Parmi tant d'autres, un est particulièrement mis en avant : mais je vous laisse le soin de le découvrir par vous même. Ultime cadeau : ce long métrage se termine par l’un des plus beaux plans de toute la filmographie du grand A. K., et quand on y réfléchit, par l’un des plus beaux plans de toute l’histoire du cinéma.

Merveilleusement riche, subtil et poétique,  « Madadayo » est certainement l'un des adieux les plus émouvants et les plus généreux qu'un artiste ait pu laisser à la postérité, toutes époques et tous arts confondus. A voir absolument, de préférence après avoir visionné une bonne partie de l’œuvre du Sensei !

[4/4]

mercredi 7 mars 2018

« La Grande Menace » de Jacques Martin (1954)

    Lefranc a toujours été pour moi – à tort – un personnage de BD de second plan. Tout le monde connaît Alix, la série phare de Jacques Martin, beaucoup moins connaissent son alter ego du XXème siècle. Et de fait, si dans la famille nous avons la collection complète des Alix, nous n'avons que 3-4 albums de Lefranc, qui plus est période Bob de Moor et Gilles Chaillet, soit pas franchement les plus réussis (surtout en ce qui concerne Chaillet). J'ai donc longtemps oublié cette série, avant de retourner récemment à la bande dessinée franco-belge (« Jo, Zette et Jocko » par exemple) et de me dire que je ne connaissais pas  la genèse des aventures du reporter, les tous premiers albums. J'ai franchi le pas, et j'ai été agréablement surpris.

Nous sommes en terrain connu : le style graphique est un parfait exemple de la fameuse ligne claire si chère à Hergé et au Journal de Tintin, dont Jacques Martin fut l'un des piliers. Ce qui veut dire un dessin d'une grande clarté et d'une grande élégance, réaliste sans être naturaliste, avec de beaux aplats de couleur. Certes, à cette époque Jacques Martin ne dessinait pas aussi bien qu'au moment de l'âge d'or graphique d'Alix, mais le dessin est tout de même bien plus assuré que dans les toutes premières aventures du jeune Gaulois. J'entends par là que c'est un vrai régal. Qui plus est nous sommes plongés dans une atmosphère désuète avec un charme certain (avec le recul) : la France des années 50, férue de positivisme et de science-fiction à la fois, à la manière des aventures de Blake et Mortimer, quoiqu'en plus réaliste.

Mais il y a également et avant tout beaucoup de suspense ! A l'époque, la majorité des bandes dessinées étaient publiées dans des journaux et autres magazines avant d'être éditées au format album. Seules une ou deux planches (ou pages) étaient livrées à l'appétit du lecteur, selon le rythme de publication défini (hebdomadaire, mensuel...). Il fallait donc accrocher le lecteur pour qu'il en redemande, et à la fin de chaque page, dans les deux ou trois dernières cases en bas, il y a toujours un effet de surprise, l'intrigue est comme mise en suspens sans que l'on sache ce qu'il va advenir. Et ceci le long des 62 pages de l'album. Ce qui fait que le rythme est trépidant et que nous sommes happés par les aventures de nos héros. Impossible d'arrêter de lire l'album avant d'en connaître la fin !

Revenons à Lefranc. Si j'en crois Wikipedia, Jacques Martin a été inspiré par une visite dans les Vosges, découvrant des installations de la Seconde Guerre Mondiale qui tiendront lieu de décor à la première aventure du jeune reporter. J'y apprends également que ce ne devait être qu'un album, pas une série. Mais devant son succès, Jacques Martin a fort heureusement dessiné d'autres bandes dessinées sous l'étiquette Lefranc. Et je comprends enfin pourquoi ce dernier ressemble tant à Alix : la direction du Journal de Tintin voulait qu'il reprenne Alix et Enak en les transposant à l'époque actuelle. Ce furent donc Lefranc (blond comme Alix, passant de Gaulois à Franc, d'où son patronyme) et Jeanjean, alter ego d'Enak assez dispensable, Jacques Martin s'empressera d'ailleurs de le faire disparaître de la série par la suite.

Je ne vais pas m'appesantir sur l'intrigue, à la fois classique et un peu tirée par les cheveux, mais néanmoins palpitante. Je préfère mentionner l'apparition de l'antagoniste de Lefranc, soit dit en passant l'un des meilleurs méchants de l'histoire de la banque dessinée : Axel Borg. Un mystérieux industriel dont nous savons peu de choses, digne d'Arbacès (Alix) ou d'Olrik (Blake et Mortimer). Un méchant très élégant et sans le moindre scrupule, parfait pour donner du fil à retordre à Lefranc et pour nous tenir en haleine.

En somme, cette BD a été réalisée au moment de l'âge d'or de la BD franco-belge. Elle en possède toutes les qualités, et si certains la trouveront démodée, personnellement je trouve qu'elle conserve tout son intérêt, surtout quand on la compare à la production actuelle, réservant un excellent moment de lecture. 

[4/4]

samedi 24 février 2018

« Mary et la Fleur de la Sorcière » (Meari to majo no hana) de Hiromasa Yonebayashi (2018)

    Manifestement, il ne suffit pas de reprendre l'esthétique d'un maître pour l'égaler. C'est ce que les suiveurs et autres académistes apprennent à leurs dépens depuis la nuit des temps en matière d'art. Certes oui, l'apprentissage, qu'il soit artistique ou autre d'ailleurs, se fait en recopiant inlassablement ses prédécesseurs, en se plaçant dans leur sillage, en reprenant leurs gestes et leurs méthodes. Le mythe de la table rase... n'est qu'un mythe. Mais vient toujours le moment où il faut s'éloigner de ses maîtres. Et c'est un moment crucial : certains y arrivent et deviennent à leur tour des artistes dignes de ce nom, avec un art, une personnalité propres. D'autres n'y arriveront jamais. Hiromasa Yonebayashi se retrouve ainsi à la croisée des chemins. Après un premier long métrage sous le haut patronage d'Hayao Miyazaki, tout à fait honorable mais probablement réussi du fait de la présence du Sensei à l'arrière plan, puis un second long métrage beaucoup plus audacieux mais bancal, Yonebayashi est rentré dans le rang. Avec « Mary et la Fleur de la Sorcière », c'est indéniable, « il fait du Miyazaki ».

De fait, il reprend la petite sorcière Kiki avec son chat noir, lui adjoint la chevelure flamboyante d'Arrietty en forçant sur l'orange, et la fait évoluer dans un monde entre « Le Château dans le Ciel » et « Le Château Ambulant ». Mais à bien y regarder, la mayonnaise ne prend pas. Comme une façon éclatante de prouver à ceux qui en doutaient que l'art de Miyazaki ne se résume pas à des explosions de couleur dans tous les sens, ni à une imagination fertile purement visuelle. Les longs métrages de Miyazaki ont tous un souffle, une âme. Tous. Et même ses premiers essais dans l'animation avaient a minima de l'humour et une bonne dose de second degré, mais aussi un brin de poésie. Ici nous avons le droit à un banal film d'action typiquement de notre époque, c'est à dire très premier degré, manichéiste, sans le moindre temps mort... et donc sans les moments de respiration miyazakien, ces fameuses séquences contemplatives (la scène du train dans « Le Voyage de Chihiro » ou encore celle de l'avion en papier dans « Le Vent se lève »).

« Mary et la Fleur de la Sorcière » plaira sûrement aux enfants qui n'en demandent pas tant, mais l'adulte que je suis ne se considère pas satisfait. Je range ce long métrage davantage à côté des « Contes de Terremer », qui possède à peu près les mêmes défauts même si « Mary... » est plus réussi, que d'un film signé Miyazaki père ou d'un Takahata. Sans compter que « Mary... » lorgne également du côté d'Harry Potter, sans retrouver la cohérence ni le charme des premiers opus du sorcier aux lunettes. En fait le monde de « Mary et la Fleur de la Sorcière » peine à exister, il reste en deux dimensions. Il demeure tout à fait fictif, ce n'est qu'un décor, une sorte de faire-valoir sans profondeur. Alors bien sûr, visuellement, le film est digne d'un Ghibli. Il n'a pas la beauté d'un Miyazaki, mais le coup de crayon est toujours aussi splendide, tout comme l'animation, toujours aussi fluide. 

En somme l'avenir dira si Yonebayashi a fait le bon pari. Nous verrons si le film a du succès et s'il permettra au cinéaste de repartir de plus belle, à l'assaut du meilleur de l'animation. Ou s'il le confortera dans l'académisme, en lui faisant prendre la voie de la facilité, celle d'une formule éprouvée. Oui, Yonebayashi, mais aussi le monde du dessin animé sont bien à la croisée des chemins. Et Miyazaki n'a toujours pas trouvé son digne héritier. Peut-être que l'animation japonaise a donné tout ce qu'elle pouvait, et qu'il faudra s'aventurer sur d'autres continents pour retrouver quelqu'un de sa trempe. L'avenir nous réserve sans doute encore bien des surprises !

[2/4]

dimanche 18 février 2018

« Equatoria » de Juan Díaz Canales et Ruben Pellejero (2017)

    Un trésor à trouver, des villes exotiques et mystérieuses, des femmes fières à la répartie implacable, l'Afrique, dans toute sa beauté et son âpreté, et notre marin au grand cœur et au flegme inimitable... Tout semble être réuni pour que Corto revive l'espace d'un album de BD une aventure extraordinaire dont Hugo Pratt avait le secret, pour notre plus grand bonheur... Mais le cœur n'y est plus. Je viens seulement de comprendre. Pratt était un érudit, doublé d'un aventurier, doublé d'un humaniste polyglotte, doublé d'un globe trotteur, et je n'ai sûrement pas fait le tour de ses nombreux talents. En fait Pratt a vécu une dizaine de vies en une. Pratt EST Corto Maltese. Ou plutôt était. Corto est mort avec lui. Plus personne ne pourra faire revivre ses contradictions, entre anarchie et sens du devoir, entre subtilité, poésie, onirisme et trivialité, cette irrévérence dont Corto est l'incarnation même. D'ailleurs je viens de découvrir sur Wikipédia que l'arbre généalogique de Pratt suffirai à remplir des dizaines d'albums de bande dessinée.

C'est ainsi, certains héros de fiction ne peuvent survivre à leur auteur, quand d'autres, sans doute plus schématiques, le peuvent. Non seulement car Corto est un personnage complexe, mais aussi car le contexte dans lequel il évolue et les personnages qu'il rencontre sont tout aussi complexes, du moins dans la série d'origine. Il faut vraiment avoir vécu pareilles situations pour les coucher avec vraisemblance sur le papier. Ce fut le cas de Pratt, qui a vraiment vécu la vie de Corto Maltese. Ce n'est manifestement pas le cas de Juan Díaz Canales, habile moine copiste quand il s'agit de recréer un film noir en bande dessinée, beaucoup moins à l'aise dès qu'il s'agit d'évoluer dans les hautes cimes du neuvième art, à la suite du maestro italien. Je concède pourtant avoir souri à la lecture de certains bons mots de Corto dans « Equatoria ». Pour le reste, que c'est fade et scolaire ! Rien de vraiment surprenant, comme un cahier des charges dont on coche les cases une à une... D'autres que moi l'ont mieux dit, comme Maz ici ou comme Step ici. Et hormis Corto, le dessin est d'une paresse et d'une laideur ! D'autant que la version colorisée est ici tout aussi dispensable que pour la série d'origine, Corto se savoure d'autant mieux en noir et blanc.

Je ne peux pas conclure sur ce dernier opus sans évoquer le travail de fossoyeur de Casterman, qui repackage la série Corto Maltese de façon tout à fait grotesque. Maz l'a très bien noté, donc je ne vais pas faire de la redite, mais tout est fait pour que le fan naïf vide son portefeuille : albums numérotés, doubles versions couleur (complètement inutile au risque de me répéter) et noir et blanc. Et le coup de grâce : certainement un prochain méfait de Juan Díaz Canales et Ruben Pellejero l'année prochaine. L'art au XXIème siècle est dans un bien triste état : au cinéma comme en bande dessinée, la finance règne en maître, et les suites pullulent comme de la mauvaise herbe. Prime à la sécurité et non à l'audace. Comment tant de grandes bandes dessinées ont-elles pu naître par le passé ? Il semble que l'on en ait perdu le secret, hélas, à trop regarder dans le rétroviseur et à préférer la rentabilité à tout prix à la création digne de ce nom...

[1/4]

samedi 17 février 2018

« Taxi Téhéran » (Taxi) de Jafar Panahi (2015)

    Un film réjouissant et courageux ! Jafar Panahi reprend le dispositif formel que son compatriote Abbas Kiarostami avait mis en place dans « Ten » : une intrigue se déroulant principalement dans un taxi truffé de caméras, dont les allées et venues des différents clients – et leurs conversations – font tout le sel. Jafar Panahi est le conducteur et donc le principal acteur de ce long métrage, mais ce sont vraiment les personnes qu'il accueille à bord qu'il met en valeur. Pour autant, sa personne en est le reflet, et on en apprend tout autant sur la situation actuelle de l'Iran que sur Jafar Panahi. Notamment sur la poésie de son approche et de son art. Les différents protagonistes qui montent dans le taxi sont comme autant « d'idéaux types », mais dotés d'une personnalité propre, et éclairant à leur façon l'Iran d'aujourd'hui, à mi chemin entre tradition et modernité, entre liberté... et dictature. Les thématiques abordées sont nombreuses, de l'école à la justice en passant par la politique ou la société iraniennes. La profondeur de ce film est conséquente, mais la forme est tout aussi louable : en l'ayant simplifié à l'extrême, Panahi montre d'autant mieux l'intensité et la beauté de la vie et du monde qui nous entoure. J'ai trouvé beaucoup de plans très beaux, alors qu'ils sont tous presque anodins. L'art de Panahi est subtil, mais plus charnel que celui d'un Kiarostami, voire plus appuyé, surtout dans ses revendications politiques. Là où Kiarostami était passé maître dans l'art de jouer avec la censure, Panahi n'hésite pas à afficher les contradictions du système politique iranien et le dégoût qu'il lui inspire. Clairement Panahi ose, et je ne peux que craindre les représailles auxquelles il s'expose... Il faut donc louer la Berlinale, où il a obtenu l'Ours d'Or. Non il ne s'agit pas là que d'une récompense politique, car son long métrage est pour moi totalement réussi, mais oui, si l'on ne soutient pas ce genre de cinéastes engagés, personne ne le fera, surtout pas Cannes, qui préfère s'engager pour des causes sans intérêt et surtout sans danger... et encore, quand Cannes s'engage ! Il ne faut pas s'attendre à un film époustouflant sur la forme, c'est au contraire un film très simple et modeste, qui en déroutera plus d'un. Pour ma part j'ai été conquis par l'humanité, la finesse et le courage de Jafar Panahi !

[4/4]

samedi 10 février 2018

La Vie rêvée de Walter Mitty (The Secret Life of Walter Mitty) de Ben Stiller (2013)

    « La Vie rêvée de Walter Mitty » est un film sympathique, dans l'air du temps en ce qu'il questionne sur le sens de la vie, à travers le récit de l'existence morne et solitaire du héros éponyme, employé au service négatifs du magazine Life. Le magazine en question prône le dépassement de soi, la découverte de nouveaux horizons, une vie vraiment vécue... celle de Walter Mitty est à l'exact opposé : il n'est personne, et la restructuration du magazine n'arrange pas les choses. En effet, une nouvelle équipe arrive aux manettes, notamment un petit chef détestable au possible. Mais Walter a pour particularité d'être un rêveur très imaginatif, et nous assistons à ses rêves éveillés avec bonheur, surtout lorsqu'il s'agit de remettre le chefaillon en question à sa place.

Toutefois, la vie de Walter Mitty semble être condamnée à la vexation et à la frustration... lorsqu'un évènement va tout bouleverser. Sean O'Connell, un reporter star, lui envoie une série de photographies, dont l'une d'entre elles, particulièrement réussie, doit faire la une du dernier numéro papier du magazine, avant qu'il ne devienne exclusivement numérique. Problème : Walter a bien reçu la pellicule, il manque juste une photo... justement celle qui doit faire la couverture ! Or la pression est immense : le nouveau management tient à faire de ce dernier numéro papier un moment exceptionnel, ce doit être l'aboutissement de leur démarche, la réussite du magazine numérique à venir y est directement liée. Mais rien n'y fait, la photo est introuvable...

Walter décide alors de partir à la recherche d'O'Connell, fameux baroudeur qui l'emmènera à sa suite aux quatre coins du monde. L'air de rien, Walter commence alors à mener la vie d'aventures dont il a toujours rêvé. Et l'histoire se finit en beauté, avec une dernière séquence touchante. « La Vie rêvée de Walter Mitty » est ainsi un long métrage cohérent qui réserve même certains passages émouvants, et pose la question de ce qui fait une vie digne de ce nom : que demander de plus ?

Pourtant, devant des qualités certaines, pourquoi ne lui ai-je pas attribué une note plus élevée ? La raison est que du début à la fin, le film baigne dans une sorte de conformisme visuel et scénaristique qui l'empêche de prétendre, à mon sens, au titre de réel chef-d’œuvre, si tant est que ce fut son ambition. La vision de la vie « idéale » qu'il dépeint, faite de voyages façon National Geographic, est presque de l'ordre du cliché et peine à percer derrière la surface de ce qui devient comme une injonction aujourd'hui : si tu n'as pas fait le tour du monde (en parfait touriste la plupart du temps), tu as raté ta vie... Une vision un peu étriquée de l'existence humaine il me semble... Toutefois, je le répète : la fin du film vient lui donner une dimension supplémentaire et enfin cette pincée d'âme qui lui faisait tant défaut tout du long. Et tout compte fait, à défaut de grand film, nous avons affaire ici à un bon long métrage. Je suis tout de même curieux de découvrir la version de 1947, elle-même également tirée de la nouvelle éponyme d'origine !

[3/4]

dimanche 14 janvier 2018

« A Voix Haute : La Force de la parole » de Stéphane de Freitas et Ladj Ly (2017)

    « A Voix Haute » est un excellent documentaire, à la fois sur l’éloquence, sur la force de la parole comme son sous-titre l'indique, mais aussi et surtout sur une bande de jeunes de Seine Saint-Denis, qui malgré les épreuves de leur courte existence se tiennent debout, la tête – et la voix – hautes. Dans une démarche assez classique, le réalisateur nous conte l’itinéraire d’une trentaine de jeunes s’étant inscrits au concours Eloquentia, et bénéficiant d’un accompagnement dans plusieurs domaines pour le préparer et tenter de le gagner. Nous découvrons des jeunes attachants, aux personnalités riches dans leur diversité et aux histoires personnelles qui forcent le respect. Ils sont entourés par des coachs bienveillants, parfois rudes, mais qui les poussent à donner le meilleur d’eux-mêmes. « A Voix Haute » est un film très simple, un documentaire qui délaisse les effets de manche douteux, à la caméra discrète, au service de ces jeunes, pour mieux livrer leur témoignage revigorant. Le long métrage nous fait passer du rire aux larmes le plus simplement du monde, avec beaucoup de franchise et de pudeur. On se met à suivre avec attention leur parcours au sein du concours, et on se prend à espérer qu’ils aillent jusqu’au bout, pour le gagner. Il s’agit d’un bel éloge de la parole et de la jeunesse, une jeunesse non pas centrée sur elle-même, comme on nous la montre trop souvent depuis des décennies, mais une jeunesse qui sort d’elle-même, exprimant la justice et le beau, une jeunesse au service d’idéaux qui la dépassent, et qui se forge au gré du chemin vers la maturité. Vraiment je ne peux que saluer ce film rafraichissant et touchant, réservant un moment de cinéma simple et émouvant, une très belle réussite qui se démarque du paysage audiovisuel français contemporain, plus volontiers tourné vers la médiocrité et l’auto-complaisance que vers la profondeur et l’humanité du propos.

[3/4]

dimanche 24 décembre 2017

« Star Wars, épisode VIII : Les Derniers Jedi » (Star Wars, Episode VIII : The Last Jedi) de Rian Johnson (2017)

    Je ne m'en rendais pas compte jusqu'à ce jour, mais Star Wars déchaîne véritablement les passions. Ce qui est compréhensible au vu du succès de cette saga, et de son omniprésence au cinéma ou à travers des objets dérivés depuis une trentaine d'années. Au risque que ça en devienne vraiment ridicule... Surtout quand des fan hardcore font preuve d'une mauvais foi certaine.

Pourquoi cette introduction ? Car je m'étais poliment ennuyé devant l'épisode 7, « Le Réveil de la force », le réalisateur et les scénaristes livrant un service minimum faisant passer « Rogue One » pour audacieux, voire révolutionnaire. En bref, c'était du foutage de gueule : on prend l'épisode 4 originel, et on ressert la même chose pour garantir le fan service, aucune prise de risque... et aucun intérêt. L'épisode 8, « Les Derniers Jedi » m'a au contraire bien plus intéressé, les deux personnages principaux prennent enfin de l'épaisseur, bien plus que ceux de la prélogie signée Georges Lucas, plus proche du soap opera que du space opera... Dans l'épisode 7 je trouvais le choix d'Adam Driver comme « méchant de service » particulièrement désastreux : je le trouve ici terriblement pertinent. Et après « Silence » de Scorsese et ce dernier Star Wars, j'en viens à le considérer maintenant comme un bon, voire un très bon acteur. 

En fait, scénaristiquement comme visuellement, en passant par l'interprétation, tout ici prend du corps, jusqu'à un Mark Hamill qu'on avait quitté insipide dans la trilogie d'origine, et qu'on retrouve ici transformé, littéralement habité, assez charismatique je dois bien le dire. Les enjeux sont bien plus forts : est-ce que le bien va verser du côté obscur, et est-ce que le mal va revenir vers la lumière ? Beaucoup de questions sont laissées en suspens, c'est frustrant et peut-être involontaire, mais ça attise d'autant plus notre intérêt. Il y a tout de même des volte faces scénaristiques agréablement surprenantes et des séquences visuellement époustouflantes. En bref, pour moi cet épisode est une réussite, surtout que les avis négatifs me faisaient attendre le pire. Peut-être aussi qu'avec des attentes relativement basses je ne pouvais qu'être conquis.

Car il est vrai qu'il y a aussi des séquences assez ridicules et improbables, et des choix scénaristiques douteux. Il est vrai également qu'il y a à boire et à manger, et que le rythme du long métrage est assez erratique, comme si le réalisateur et les scénaristes avançaient en marchant, sans trop savoir où aller. Certains personnages intéressants ne sont pas assez creusés (celui de Benicio del Toro et Maz Kanata notamment), quand d'autres moments semblent interminables (les batailles stellaires).

Mais je dois dire que cet épisode a bien plus de saveur que les 4 derniers de la saga, c'est du moins mon impression à chaud. Sans doute qu'en le revoyant mon impression et ma note s'émousseront, pour autant cette première vision a emporté mon adhésion. A vous de vous faire votre avis !

[2/4]

samedi 16 décembre 2017

« Nuits blanches » (Le notti bianche) de Luchino Visconti (1957)

    « Nuits blanches » de Visconti, adapté d'une nouvelle de Dostoïevski également portée à l'écran par Robert Bresson, ne figure pas à mon sens parmi les plus grandes réussites du cinéaste italien. Le principal reproche que j'ai à lui faire c'est son actrice principale, au jeu tout sauf subtil, beaucoup trop larmoyante et excessive pour ne pas agacer. Or le problème, c'est que c'est véritablement elle qui est censée porter tout le film : le toujours excellent Marcello Mastroianni, n'est qu'une sorte de faire valoir, un homme quelconque perdu dans ses rêves, il est volontairement complètement effacé, et complètement fasciné par cette femme qui attend sur un pont la nuit.

Malheureusement cette femme perd tout mystère à mesure que le film avance et qu'elle fond continuellement en sanglots, tout en faisant l'effarouchée alors que le pauvre Marcello ne lui demande pas grand chose. Elle ne paraît plus inaccessible, mais timorée et infantile, ce qui dessert totalement le long métrage en amenuisant son enjeu principal. Dommage, car ce film comporte une réelle atmosphère onirique, comme si Visconti avait quitté le Néo-réalisme italien pour mieux se plonger dans le Réalisme poétique français. Même si j'en doutais au début, je trouve que le choix fait par Visconti de rendre le tout volontairement artificiel mais en l'ancrant dans un minimum de la réalité, ne rend le long métrage que plus fort, en exacerbant sa portée poétique et son caractère de conte.

Je n'ai pas lu la nouvelle de Dostoïevski ni vu le film de Bresson, mais je suis certain qu'il y avait matière à en tirer bien davantage. Je dois dire également que les décors font un peu trop étouffants, on se sent trop à l'étroit, et ce pont n'est pas bien majestueux, difficile de se mettre à rêver totalement comme le personnage principal. Finalement c'est ce dernier qui m'a le plus touché, cet homme anonyme, qui perd son âme à mesure qu'il voyage pour son travail, devenu sans attaches, il n'est plus personne. Et pourtant il a besoin d'amour, de chaleur humaine, il aime cette femme... mais est-ce qu'elle l'aime en retour ? La fin, terriblement cruelle, vient donner au film une dimension autre, profondément mélancolique, mais qui contribue à son charme évanescent, vaporeux, halluciné.

En somme, un long métrage avec de belles qualités, mais quelques défauts qui l'empêchent d'être pleinement abouti et à la hauteur des ambitions de Visconti.

[3/4]