samedi 19 janvier 2019

« Le Retour du héros » de Laurent Tirard (2018)

    « Le Retour du héros » part d'une, voire de plusieurs bonnes idées. Tout d'abord, dépeindre la lâcheté, personnifiée par un anti-héros, au début du XIXème siècle, pendant les guerres napoléoniennes. Le sujet est original : l'époque est d'habitude le théâtre de grandes fresques romanesques et romantiques, très premier degré (ce qui n'est pas forcément un mal), avec des héros flamboyants, des intrigues tortueuses, des scènes de batailles épiques, un amour passionné ou impossible, etc. C'est du reste la deuxième bonne idée de ce film : proposer une parodie plus ou moins déguisée (volontaire ou non) des romans de Jane Austen. D'ailleurs, l'héroïne s'appelle ici Elisabeth, tout comme le personnage principal d'« Orgueil et Préjugés ». Coïncidence ? Peut-être pas.

Dans tous les cas, Laurent Tirard raille dans ce long métrage l'héroïsme, les grands sentiments, qui s'ils sont convoqués par certains personnages, ne servent qu'à mieux dissimuler veulerie et bassesse. Le « couple » de personnages principaux est à ce titre assez bien trouvé, pour une fois Mélanie Laurent reste relativement sobre et rend plutôt crédible son personnage de jeune femme intelligente et insolente. Jean Dujardin, égal à lui-même, incarne à merveille ce héros de pacotille, pathétique et ridicule, qui finit même par devenir inquiétant.

Le problème, c'est qu'on retrouve en fait dans ce film... OSS 117. Oui, Dujardin fait du OSS 117 à 200%, il reprend son personnage à la fois drôle et lourdingue d'Hubert Bonisseur de la Bath, à l'époque de Napoléon donc. Ce qui veut dire un jeu tout sauf naturel et sincère, fait de sourcils levés, de sourires ravageurs et de rires gras. Ce qui fait encore sourire à certains moments, mais lasse quelque peu.

L'autre problème, c'est que le film peine à se trouver, on ne sait jamais s'il s'agit d'une vraie comédie, d'une comédie virant au drame psychologique, d'une parodie... Loin d'être le reflet d'une supposée complexité, à l'image du scénario qui réserve certains errements et autres temps morts, cette indécision manifeste me fait dire que Laurent Tirard ne semble pas toujours savoir où il va.

Tout comme une bonne partie des seconds rôles d'ailleurs. Noémie Merlant et Christophe Montenez en font des tonnes, la première en névrosée (même si elle se révèle assez drôle à la fin) et le second en falot timide maladif. En fait, rares sont les seconds rôles à réellement exister et à être crédibles. En revanche, Christian Bujeau et Évelyne Buyle sont parfaits en parents intéressés, tout comme Féodor Atkine en général éreinté par la guerre.

Et pour finir, tant de veulerie finit par écœurer un peu, une fois le film fini, laissant un goût amer, on ne peut que se remémorer les meilleurs films de Philippe de Broca et de Jean-Paul Rappeneau en se disant qu'un peu de finesse et de panache n'auraient pas été de trop...

[1/4]

samedi 8 décembre 2018

« Ticonderoga » de Hugo Pratt et Héctor Germán Oesterheld (1957)

    Je suis en colère contre les éditeurs de BD, qui bien souvent nous offrent le service minimum voire se foutent royalement de leurs lecteurs, en recyclant des séries après la mort de leurs créateurs à des fins commerciales et tout sauf artistiques, ou en rééditant et « repackageant » des séries à succès tous les 3 ans, n'hésitant pas à verser dans le n'importe quoi, en proposant des versions noir et blanc de BD pensées en couleur (Alix, Blake et Mortimer, etc.) ou des versions couleur de BD pensées en noir et blanc (Corto Maltese, etc.). Vraiment c'est une honte, le lecteur n'est plus perçu que comme un tiroir caisse sans fond ou comme un fan régressif à satisfaire de toutes les façons possibles, surtout si ça s'éloigne de toute véritable création artistique digne de ce nom...

Et puis de temps en temps, surgit un miracle. C'est ici le cas : Casterman réédite « Ticonderoga » de Hugo Pratt (au dessin) et Héctor Germán Oesterheld (au scénario). Un duo de choix qui a déjà fait des merveilles, au service d'un feuilleton publié fin des années 1950. Une réédition tout à fait bienvenue, tant ce récit est passionnant et brillamment illustré. Seul bémol, les planches originales sont pour la plupart introuvables, et la présente édition est le fruit du scannage de planches déjà imprimées. Le résultat est un peu trouble et baveux, et je ne sais pas si ça vient du fait que les planches étaient originellement en couleur et là reproduites en noir et blanc, ou si ça vient de la technique de reproduction.

Mais le rendu est tout à fait convenable et s'efface au profit de la lecture. Et quel bonheur que de découvrir une histoire originale et de nouveaux personnages ! Le narrateur, Caleb Lee, sert de faire-valoir à son ami, le trappeur téméraire Joe Flint, surnommé Ticonderoga. Pour compléter le tout, la figure tutélaire de Numokh, un indien mystérieux, sage et astucieux, accompagne nos deux jeunes héros et contrebalance par son discernement leur fougue juvénile.

L'histoire se déroule au XVIIIème siècle, à la frontière du Canada et des États-Unis d'aujourd'hui, au milieu de la guerre que se livrent les Anglais et les Français, entraînant dans leur sillage, par le jeu des alliances, les peuples Indiens autochtones. Comme dans « Fort Wheeling » (où Ticonderoga fera d'ailleurs une apparition) ou « Billy James », nos héros se retrouvent pris dans l'engrenage de la guerre et des massacres en tous genres, entre bravoure, courage, espoir, violence, lâcheté et barbarie.

S'il n'a pas l'ampleur d'un « Fort Wheeling », notamment car il a été abandonné par Pratt en cours de création, et n'a donc pas sa cohérence, « Ticonderoga » est un récit fort, humaniste et touchant. Il consiste en une suite d'épisodes, qui racontent les aventures de Ticonderoga et de ses amis, et comment peu à peu ils grandissent en humanité (notamment le narrateur Caleb Lee, moins « parfait » que Ticonderoga) malgré la sauvagerie guerrière qui les entoure.

Récit d'apprentissage par excellence, c'est une pièce de choix dans l’œuvre de Pratt et d'Oesterheld. Un excellent album, qui bien que dessiné dans le style de la première période de Pratt, classique et pas encore tout à fait épanoui, mérite de figurer dans la bibliothèque de tout amateur du maître italien qui se respecte, mais aussi de tout fan de BD historique de qualité.

[4/4]

« La Ferme des Animaux » (Animal Farm. A Fairy Story) de George Orwell (1945)

    Un bref roman incisif, puissant, inoubliable, terriblement lucide sur l'essor des totalitarismes au XXème siècle. En 10 chapitres seulement, avec une écriture sèche, aride, Orwell analyse les rouages qui font passer une société de la liberté à l'oppression totale, comme l'histoire de la grenouille qui se fait lentement cuire dans l'eau d'abord chaude puis peu à peu bouillante, sans réagir.

La façon dont les animaux de la ferme chassent les humains (ou les bourgeois) pour prendre la tête de la ferme et l’autogérer, les détails de cette autogestion, et la prise de pouvoir des cochons Boule de Neige / Trotski et Napoléon / Staline, la façon dont la caste des cochons s'arroge toujours plus de privilèges, la façon dont elle endort le peuple des animaux à coups de statistiques élogieuses totalement déconnectées de la réalité, tout cela ne laisse aucun doute, ce roman est une critique à peine voilée des travers du communisme.

Mais résumer ce roman à la critique du communisme occulte la dimension universelle et prophétique de cette fable, qui peut aussi s'appliquer au nazisme, et même... au capitalisme. Orwell décrit comme personne la manipulation des esprits, les renoncements crapuleux, la façon dont les lois et les règles édictées par l'élite sont peu à peu totalement détournées de leur esprit initial pour mieux asservir le peuple.

Bien que ce roman soit bref, il fourmille de petits détails, de tous ces micro évènements qui font basculer la vie des animaux dans l'enfer du totalitarisme. Orwell décrit les principes politiques, sociaux, économiques qui rendent leur existence peu à peu invivable. Et paradoxalement, si le choix d'Orwell d'utiliser des animaux et non des êtres humains permet au premier abord de garder une certaine distance et d'atténuer l'extrême violence de ce qu'il raconte, peu à peu, les écheveaux de l'intrigue et les agissements des cochons basculent dans l'horreur, qui semble démultipliée par un usage prodigieux de la litote.

Orwell se fait ainsi défenseur de la liberté, de l'esprit critique, du courage fasse à la perversité des tyrans et l'ignorance des peuples. Le meilleur antidote au totalitarisme semble ainsi la capacité à comprendre les différents niveaux de lecture des évènements, la capacité à prendre du recul, à analyser ce qui se trame et le sens caché des discours, à voir au-delà des apparences, le tout grâce à une pensée aiguisée, et surtout grâce à... l'Histoire !

On le voit bien, la première chose qui est réécrite par les tyrans de cette fable (et ceux ayant réellement existé), c'est l'histoire. Notre société ne l'a sans doute toujours pas compris (ses élites de tous bords, si, par contre), connaître l'histoire est primordial, et rien n'est plus difficile que de connaître la vérité de ce qui s'est véritablement passé tant l'histoire est le jouet des idéologies.

Puisse ce roman être encore lu pendant des siècles, édifier les jeunes générations et les moins jeunes, faire œuvre de mémoire pour que les totalitarismes fassent définitivement partie du passé. L'essor d'internet et de Big Brother (les GAFA et autres BATX chinois) me rendent toutefois pessimiste... Orwell était décidément un visionnaire...

[4/4]

mercredi 17 octobre 2018

« Brol » d'Angèle (2018)

    Il est peu probable que vous n'ayez pas entendu parler d'Angèle, de plus en plus présente dans les média depuis 1 an et la sortie de ses 3 premiers singles, avant celle de son album le 5 octobre dernier. Elle a véritablement explosé sur Youtube et Instagram avec son univers visuel particulier, décliné dans les clips de ses 3 premiers singles. Angèle ne serait-elle qu'un produit marketing ? Il est vrai que ses textes sont dans l'air du temps : l'amour, les réseaux sociaux, la malchance, le mouvement #MeToo, le narcissisme et la superficialité, la célébrité, ses avantages et ses inconvénients... Ses clips n'échappent pas non plus à un certain formalisme sucré déjà vu. Un peu trop consensuelle ?

En fait, une de ses grandes forces est sa « belgitude » pleinement assumée. Prenons le titre de son album : « Brol ». Il faut connaître un minimum le Wallon, patois (ou dialecte local) belge, pour connaître le terme, qui signifie « bazar », « chose », « truc ». Ayant des origines belges, je ne peux que savourer ce titre décalé. Une anecdote à ce sujet : la pub de l'album à la radio dit en gros « écoutez le premier album d'Angèle ». Nulle mention du titre, étonnant non ? Comme s'il y avait quelque chose qui n'allait pas, quelque chose de trop bizarre, de trop ridicule, de trop... Belge.

Et c'est ça la « Angèle touch » : un ton décalé, drôle, ironique, plein d'auto-dérision, mais aussi beaucoup de fraicheur, d'inventivité. Dans ses textes, il y a souvent une petite phrase, une expression, qui rend la chanson amusante et unique à la fois. Alors certes, ce n'est pas du Desproges, mais elle n'hésite pas à se jouer des codes ultra-narcissiques de la jeunesse d'aujourd'hui : elle n'est pas dupe. Si elle maîtrise Instagram à la perfection, elle en connaît la face obscure. Et elle prend plaisir à détourner les codes des médias et de la célébrité, dans un jeu de mise en abyme plus intelligent qu'il n'y paraît.

Beaucoup a déjà été écrit sur son père chanteur, sa mère comédienne et son frère Roméo Elvis, connu dans le milieu du rap. Mais le style d'Angèle est différent, d'ailleurs si son frère a 560 000 abonnés sur Instagram, Angèle en a déjà 534 000, preuve qu'elle le dépassera certainement bientôt en notoriété et qu'elle a su trouver son propre public. Et puis la notoriété de ses parents est toute relative.

Si sa famille a pu l'aider, je pense surtout que c'est dans la gestion de la célébrité, qu'elle prend avec un certain recul, n'hésitant pas à exprimer ses doutes voire ses craintes. Car les réseaux sociaux ce n'est plus vraiment en 2018 l'agora démocratique et citoyenne tant fantasmée à leurs débuts, ni un modèle de liberté d'expression, c'est plutôt la jungle, une jungle qui peut être ultra violente et nauséabonde, le meilleur côtoyant bien plus que le pire, quelqu'un pouvant être en quelques heures porté aux nues puis taillé en pièces.

Pour finir sur ce qui fait la spécificité d'Angèle, je reviens une dernière fois sur sa « belgitude » décomplexée. La particularité de ses chansons est qu'elle sont simples, directes, et mieux encore : sincères. Une sincérité et une simplicité typiquement « du Nord », belges notamment. Pas de pose hypée, pseudo-arty, élitiste ou torturée à la française. Raison qui fait qu'un Stromae et maintenant une Angèle mettent KO ce qu'on appelait un temps la « nouvelle chanson française » (Bénabar et consorts), qui a fini rapidement en eau de boudin. 

Car au-delà des textes, attachants, la musique d'Angèle sait faire danser. La malédiction française qui consiste à mettre le paquet dans les textes et proposer une musique rance est heureusement évitée : il y a un vrai travail sur les mélodies, souvent entraînantes sans être aussi faciles que chez un Stromae par exemple (qui est tout sauf un artiste médiocre cela dit).

Bref, Angèle n'en est qu'à ses débuts, tout n'est pas parfait ni inoubliable, mais elle a du talent à revendre, et c'est le principal. Maintenant, il va s'agir pour elle de durer, rien n'est plus difficile dans le milieu artistique et notamment celui de l'industrie musicale. Une mode en chasse une autre... Et c'est la plus grande crainte d'Angèle : ne pas être la curiosité d'un moment. C'est là le challenge des artistes qui commencent fort : comment égaler des débuts qui déchaînent les foules ? Une chose est sûre, ça ne va pas être facile pour Angèle, d'autant qu'il n'est pas certain qu'elle continue dans cette voie. La dernière chanson de son album, « Flou », évoque le sujet : « la suite, on verra ».

[3/4]

dimanche 16 septembre 2018

« Le Magnifique » de Philippe de Broca (1973)

    J'ai découvert « Le Magnifique » il y a presque une dizaine d'années, et ce film m'était apparu un peu bancal et outré, limite de série Z, malgré d'indéniables qualités, en somme j'étais passé à côté et je l'avais oublié. L'ayant revu il y a peu, je révise complètement mon jugement, il s'agit peut-être du meilleur film réalisé par Philippe de Broca et du plus attachant long métrage où figure Jean-Paul Belmondo. Complètement loufoque et délirant, mais aussi réaliste en un sens, c'est un film multiple. Qui ne s'est jamais rêvé aventurier, héros sans peur et sans reproche ? C'est le cas de François Merlin, écrivain fauché et raté, auteur des aventures de Bob Saint-Clar, sorte de James Bond parodique, double fantasmé de notre anti-héros et véritable alter ego de fiction de notre Bébel national.

Les aventures de Saint-Clar sont bien évidemment hautes en couleurs, l'amenant à courir le monde et à déjouer les pièges de ses ennemis, au premier rang desquels l'ignoble Karpov, double de Charron, l'odieux éditeur de Merlin. D'innombrables péripéties donnent l'occasion à Belmondo de jouer les cascadeurs téméraires, comme à son habitude, et de distribuer coups de poings et rafales de mitraillettes.

Mais « Le Magnifique » ne serait pas ce qu'il est sans la présence de la lumineuse Jacqueline Bisset, incarnant à la fois la belle Christine, voisine de Merlin, étudiante en sciences sociales, et la fougueuse Tatiana, la partenaire de Bob Saint-Clar. Tout l'attrait de ce film réside dans l'opposition et les ressemblances entre la vie réelle de François Merlin et la vie fantasmée de Bob Saint-Clar, faisant du « Magnifique » une sorte de « film pop », de bande dessinée filmée. Si Saint-Clar est un héros stéréotypé, charmeur, bagarreur, courageux voire inconscient du danger, Merlin est un homme banal, peu sportif, mais aussi sensible, bref l'anti Saint-Clar. Et si Tatiana est éprise de Saint-Clar, c'est peu dire que Christine ne l'est pas de Merlin ! Tout l'enjeu du long métrage est donc de savoir si François Merlin arrivera finalement à séduire Christine.

Et c'est là que réside peut-être encore plus l'âme de ce film : cette histoire d'amour naïve et bon enfant entre ce loser magnifique et cette femme inaccessible. On y retrouve les relations hommes-femmes typiques du cinéma de Philippe de Broca, mi macho mi courtoises, cette image fantasmée et sublimée de la femme, ce jeu de l'amour dans toute sa fraicheur. Je vois ainsi « Le Magnifique » comme un film poétique, juvénile, rieur, au charme durable. Un summum du pastiche qui évolue mille lieues au-dessus des « OSS 117 » bas du front signés Hazanavicius, confondants de bêtise crasse, qui s'inspirent clairement du présent long métrage sans en retrouver la légèreté et le pétillant. Jean-Paul Belmondo et Jacqueline Bisset sont rayonnants et touchants... Jean Dujardin et Bérénice Bejo ou Louise Monot non, ce ne sont que des caricatures en deux dimensions.

Car en plus, « Le Magnifique » est très drôle, il enchaîne les gags improbables, les références, les irrévérences, les invraisemblances typiques des films à la James Bond, les mots d'esprit, tout en ayant un vrai scénario (là encore à l'inverse des « OSS 117 »), avec un but, une tension, du suspense. Bref, il s'agit là d'un long métrage accompli, qui possède un attrait indéniable, un charme désuet et à la française qui en font une œuvre séduisante et intemporelle. A ne pas manquer !

[4/4]

dimanche 12 août 2018

« Rébellion » (Jôi-uchi: Hairyô tsuma shimatsu) de Masaki Kobayashi (1967)

    « Rébellion » est un long métrage typique de Masaki Kobayashi, un magnifique jidai-geki (ou film historique) politique, sec et douloureux, pendant de son chef-d’œuvre « Harakiri », réalisé 5 ans plus tôt. Ici, l'intrigue est plus linéaire, plus simple et le long métrage est plus lent, moins fiévreux, tout en retenue. Si « Harakiri » possède l'un des meilleurs scénarios jamais écrits et une cohérence qui en fait un sommet du 7e Art, « Rébellion » pèche un peu par son didactisme appuyé et une absence de réelles péripéties.

Pour autant, tout comme « Harakiri », il s'agit d'une vive et intense dénonciation des travers du Bushido, des codes parfois inhumains de la société féodale japonaise. Et c'est à travers cette dénonciation que se révèle le long métrage, comme un cri d'indignation qui résonne encore bien des années après l'époque où sont censés se dérouler les faits ou même après la réalisation de ce film, tant son propos reste d'actualité. En effet, la société japonaise actuelle n'est pas un modèle d'égalité entre hommes et femmes, tout comme la société occidentale d'ailleurs, où il reste tant à faire.

« Rébellion » c'est l'histoire d'un homme simple, Isaburo (excellent Toshiro Mifune), habile sabreur devenu maître d'armes et marié à l'héritière d'un clan relativement important, Suga Sasahara, une femme irascible et avide de pouvoir. Ils ont deux fils, l'effacé Yogoro, aîné et futur héritier du clan, plus proche de son père par son caractère respectueux et humain, et l'impétueux Bunzo, cadet plus proche de sa mère par sa duplicité et son ambition. Alors qu'Isaburo compte prendre sa retraite en cette période de paix, son suzerain répudie sa concubine favorite et propose (ordonne en fait) à Isaburo que son fils Yogoro la prenne pour épouse, insigne honneur qu'il lui « vend » comme gagnant-gagnant : Isaburo, petit vassal local, ne pouvait prétendre à un tel « cadeau » de la part de son suzerain, et ce dernier se « débarrasse » d'une concubine devenue trop encombrante.

Le seul hic, c'est que si Dame Ichi s'est vue répudiée, c'est en raison d'un accès subit de violence envers son puissant époux. La proposition du suzerain sent donc le souffre, et accepter Ichi comme belle fille pour Isaburo c'est en réalité déshonorer sa famille et tout le clan Sasahara pour satisfaire son maître. La femme d'Isaburo voit donc d'un très mauvais œil l'arrivée d'Ichi au sein de son clan... Mais sous la pression sociale, Yogoro et Isaburo finissent par accepter : Yogoro et Ichi s'unissent alors, et, surprise, Ichi se révèle une femme formidable, calme, travailleuse, courageuse, aimante et aimée par Yogoro. Ils filent le parfait amour et Ichi donne naissance à une petite fille qui illumine le foyer de joie.

Mais tout paraît trop beau pour être vrai. Le prince héritier meurt un jour, et c'est alors le fils qu'a eu Ichi avec le suzerain qui devient héritier. Dès lors, impossible que la mère du nouveau prince héritier soit mariée à un petit vassal : Ichi doit revenir au château et redevenir l'épouse du suzerain. Le titre complet du film prend alors tout son sens et toute son horreur : « Jôi-uchi: Hairyô tsuma shimatsu » soit « Rébellion : Une femme prise et reprise ». Isaburo et Yogoro, soumis et dociles jusque là, ne peuvent rester de marbre, cette fois c'en est trop. Ils n'ont pas d'autre choix : l'honneur leur intime de lutter contre les codes de l'époque, leur âme de samouraï les fait réagir justement contre cette éthique du samouraï, l'esprit se révoltant contre la lettre. Bien entendu, leur rébellion sera tragique...

Kobayashi s'est fait une spécialité de scruter les travers de son peuple en dotant ses films de plusieurs niveaux de lecture. Le premier propose des histoires intenses, héroïques, où les personnages principaux doivent se battre contre l'injustice. Le deuxième niveau de lecture est la nature de cette injustice : les drames historiques matérialisent des enjeux contemporains. Contrairement à Kurosawa, qui proposait d'un côté des films historiques intemporels, presque métaphysiques à l'image de son maître John Ford, et de l'autre des drames contemporains effectivement préoccupés par la société japonaise d'alors, Kobayashi utilise ces films historiques pour rejouer des drames contemporains : chez lui tout est mêlé et le jidai-geki devient un moyen de subvertir le genre, ses longs métrages deviennent des pamphlets politiques sous le couvert de films de divertissement.

L'actrice Yoko Tsukasa, talentueuse interprète de Dame Ishi, disait, dans une interview de l'impeccable édition DVD Wild Side, que les héros des films historiques de Kobayashi pouvaient être joués par des salary men contemporains. Et c'est tout à fait vrai : le contexte historique, les costumes, les combats au sabre, ne sont qu'un prétexte. Le cœur de ses longs métrages c'est la dénonciation des injustices d'hier et d'aujourd'hui. Cet aspect politique est ce qui fait la force des longs métrages de Kobayashi, mais aussi peut-être leur faiblesse. Notamment pour « Rébellion » : les personnages sont assez stéréotypés et tranchés, le propos un peu trop caricatural, il leur manque justement l'universalité des personnages de Kurosawa.

Néanmoins, le talent de Kobayashi est bien réel, et si « Rébellion » se révèle en deçà de « Harakiri », s'il souffre de quelques longueurs et s'avère moins percutant, il s'agit d'un film fort, beau et prenant, excellemment interprété par Mifune, tout en sobriété, Yoko Tsukasa, toute en colère contenue, et bien sûr Tatsuya Nakadai, qui une fois de plus joue l'antagoniste de Mifune, mais également son ami, ce qui ne rend leur confrontation que plus déchirante. Après un premier visionnage décevant, je ne peux que saluer Kobayashi, maintenant que j'ai donné à « Rébellion » une seconde chance.

[4/4]

samedi 11 août 2018

« La Captive aux yeux clairs » (The Big Sky) de Howard Hawks (1952)

    « La Captive aux yeux clairs » n'est pas le long métrage le plus connu ni le plus célébré d'Howard Hawks. Et pour cause, ce fut un échec commercial à sa sortie, Hawks n'en fut d'ailleurs jamais tout à fait satisfait. Pourtant je le préfère largement à « La Rivière Rouge » son premier western, quelque peu austère et brutal, alors que « la Captive aux yeux clairs » est un modèle d'harmonie et de douceur, percé ça et là d'éclairs de violence. Dans l'ensemble, on se laisse bercer par ce récit de trappeurs joyeux et hardis, au rythme des chansons chantées à pleins poumons, entourés par un nombreux inhabituel de Français (si si !) pour un film de ce genre et de cette époque.

Il règne dans ce long métrage une bonne humeur communicative. Les deux héros masculins, Jim Deakins (Kirk Douglas) et Boone Caudill (Dewey Martin) font connaissance en s'échangeant de vigoureux coup de poings... Et c'est ainsi que leur amitié commence ! Le temps de sortir de sa prison le vieil oncle de Boone, Zeb Calloway (Arthur Hunnicutt, truculent au possible), les deux héros se joignent à un groupe de trappeurs français, qui espèrent commercer avec les Pieds Noirs (ou Black Feet), tribu indienne dont ils détiennent une femme – la fameuse captive aux grands yeux tout à fait cinégéniques – afin de l'échanger contre des fourrures et autres avantages sonnants et trébuchants.

Mais au lieu de se focaliser sur l'intrigue, tortueuse au possible, Hawks s'attache à filmer les péripéties, les rebondissements, mais aussi les à-côté de ce voyage interminable. Il prend le temps de créer une véritable atmosphère, et on se croit plongé dans cette époque, comme dans un documentaire qui aurait traversé le temps. Tout semble plus vrai que nature. On est ravi d'échouer dans une auberge où le whisky coule à flots et où hommes et femmes chantent de leur plus belle voix, dans un français touchant. D'ailleurs, on s'amuse de ces Français râleurs et charmeurs, de leurs petites combines. Mais aussi de ce passage dans la prison, où Zeb Calloway semble s'y sentir comme chez lui. Et comment ne pas résister à ces passages où les trappeurs établissent leur campement, avec leurs viandes grillées et le whisky omniprésent...

Et quand vient le temps de l'action, le rythme change du tout au tout. Des fulgurances viennent traverser le récit, à l'image de ce bateau qui remonte lentement le cours du fleuve, très lentement... Jusqu'à ce que les Indiens viennent rompre la tranquillité du périple, et amener avec eux inquiétudes et menace. Une menace dont les trappeurs mettront du temps à se défaire, d'autant qu'en parallèle une compagnie de commerce de fourrures, ayant engagé de redoutables mercenaires, se jette toute entière à leurs trousses, avec la puissance et les moyens financiers d'une organisation particulièrement efficace...

Alternants de longs moments de calme, des scènes d'anthologie et des séquences plus animées, « La Captive aux yeux clairs » n'est pas un immense chef-d’œuvre. Pour autant, c'est à mon sens un grand et beau western, et même un grand et beau film tout court. A l'image de cette dernière séquence, qui vient donner une dimension supplémentaire, et même un supplément d'âme à ce long métrage décidément très attachant.

[4/4]

samedi 4 août 2018

« Memories of Murder » (Salinui chueok) de Bong Joon-ho (2003)

    J'ai vu pour la première fois « Memories of Murder » il y a presque 10 ans. Et à l'époque ce fut un choc. Je l'ai revu il y a peu, et si je craignais que le long métrage se soit émoussé, il n'a en réalité rien perdu de sa force. Film étendard du cinéma coréen, c'est avec ce long métrage que bien des personnes ont commencé à s'intéresser au cinéma du Pays du Matin Calme, un peu comme « Rashômon » en son temps pour le cinéma japonais. Et pour cause, « Memories of Murder » contient tous les ingrédients qui font la spécificité du cinéma coréen : hyperréaliste, violent, drôle, et surtout totalement imprévisible, avec des ruptures de ton incessantes qui retournent complètement le spectateur.

En effet, « Memories of Murder » est le récit tragicomique d'une enquête policière qui vire à la débandade totale. Bonh Joon-ho nous raconte l'histoire du premier tueur en série sud-coréen dans les années 80. Et c'est peu dire que la police de l'époque était loin de posséder les moyens de mener une enquête efficace et l'organisation appropriée. Scènes de crimes malencontreusement saccagées par les badauds du coin, suspects considérés comme coupables sans raison valable et aussitôt maltraités, interrogatoires qui virent à la torture, faux témoignages, chamanisme... Tout est bon pour retrouver le meurtrier, mais son adresse dépasse de loin les compétences de la police locale, et même de l'inspecteur venu de Séoul exprès pour tenter de résoudre cette enquête.

Fait inattendu à l'époque où est sorti ce film, on assiste alors à l'impuissance de nos (anti-)héros... Ils cherchent, trouvent des indices, semblent avancer... Mais quand ils approchent du but, le tueur leur échappe. On souffre avec les personnages principaux de tourner en rond, d'avancer d'un pas pour en reculer de trois, et on comprend que leur exaspération finisse par tourner à l'aigre.

« Memories of Murder » est ainsi un thriller en tension constante, qui refuse les effets de manche qu'on voit venir longtemps à l'avance pour proposer de nombreux micro-retournements de situation. On est comme aux montagnes russes, on alterne moments de franche rigolade, et moments d'inquiétude voire d'effroi. Les évènements s'enchainent et on est pris par le tourbillon de cette enquête improbable et proprement incroyable, hallucinante et hallucinée. Impossible de rester impassible sur son siège en somme...

« Memories of Murder » c'est donc un scénario en or massif et une réalisation efficace, à la fois sobre et surprenante. Mais c'est aussi et surtout un formidable numéro d'acteurs. Il faut citer en premier Song Kang-ho, véritable histrion imprévisible qui porte presque le film à lui seul. Mais Kim Sang-kyeong n'est pas en reste et vient contrebalancer par son sérieux la folie douce de son coéquipier. Et puis toute la galerie des personnages secondaires est tout aussi digne d'éloges, des policiers véreux aux suspects un peu trop louches pour sembler innocents.

Pour finir, il faut aussi citer les quelques plans de poésie pure, magnifiques (notamment des champs et de la nature environnante), qui émaillent le film, pour apporter une respiration bienvenue au long métrage et contrebalancer sa noirceur. Et puis cette musique, à tomber, notamment celle du générique de fin. D'autant plus poignante après que l'on ait assisté à tant d'épreuves...

En résumé, si ce film n'est pas à mettre entre toutes les mains car il est dur et quelque peu sordide, il possède d'indéniables qualités : un rythme trépidant, un scénario riche et imprévisible, des acteurs bigger than life, une réalisation qui sert le propos, bref il promet un grand moment de cinéma. C'est d'ailleurs un long métrage qui a occasionné de nombreux suiveurs en Corée ou ailleurs... Et même Bong Joon-ho n'est pas arrivé à réaliser un film aussi bon par la suite. En bref, un film déjà culte.

[4/4]

samedi 14 juillet 2018

« Les Salauds Dorment en Paix » (Warui yatsu hodo yoku nemuru) d'Akira Kurosawa (1960)

    « Les Salauds Dorment en Paix » est plus qu'un polar fiévreux. C'est une intense dénonciation de la corruption qui régnait dans le milieu des affaires au sortir de la Seconde guerre mondiale, dans un Japon en pleine reconstruction. Kurosawa mit un point d'honneur à dépeindre les trafics d'influence en tous genres, à une époque où il était de bon ton de louer le redémarrage d'une économie en plein boom... à n'importe quel prix.

Le long métrage de Kurosawa fut donc incompris : pour son premier film sous la bannière Kurosawa Productions, sa propre société de production lui permettant de disposer d'une plus grande marge de manœuvre, le cinéaste nippon n'a pas choisi la facilité, qui aurait consisté à réaliser un « jidai-geki », ou film de sabre historique, genre dont il est le maître incontesté et dont le public asiatique comme occidental est si friand. Non, Kurosawa a décidé de tourner un long métrage contemporain sur un sujet qui peut sembler aride à première vue : des règlements de comptes au sein d'entreprises et de structures para-publiques, entre rétro-commissions, pots-de-vin et complots politico-financiers.

Ce qui est très intéressant, et qui donne l'une de ses grandes forces au film, c'est que Kurosawa s'est bien documenté et qu'il semble savoir mieux que personne comment se déroule un appel d'offre public et quels en sont les biais. Il décortique les rouages économiques des grandes entreprises et de la puissance publique avec le bon niveau de précision pour être suffisamment crédible sans se perdre dans des détails abscons. Et il réussit à donner vie à toute une galerie de personnages pris dans l'engrenage infernal de la cupidité : directeurs, sous-directeurs, vice-président, secrétaire particulier... Rien ni personne n'échappe à son regard acéré.

Mais la plus grande des forces de ce long métrage réside bien évidemment dans la mise en scène époustouflante de Kurosawa. Dans un noir et blanc contrasté, bien et mal sont en lutte frontale et en même temps, semblent inextricablement entremêlés. Les cadrages sont maîtrisés à la perfection, et la gestion de la profondeur de champ est comme toujours avec le Senseï magistrale, dans un refus obstiné du banal champ/contrechamp. Les personnages se déplacent dans le cadre, premier plan et arrière plan sont dynamiques, deux figures s'opposent et le troisième personnage, au milieu, passe du premier au second plan, etc. La gestion de la foule est tout autant impressionnante, à l'image de cet essaim de journalistes tel un chœur antique, agissant et réagissant comme un seul homme, commentant le déroulé des péripéties. Le tout tantôt dans de riches intérieurs, tantôt dans des ruines de bâtiments éventrés, dévastés par les bombardements, ce qui donne à ce film une identité visuelle extrêmement forte.

Et bien sûr, comment ne pas citer la scène introductive du mariage, typique de l'art de Kurosawa, avant tout visuel et donc cinématographique : tout est dit en quelques images de la relation qui unit Nishi au clan Iwabuchi et à la fille du patriarche, qu'il s'apprête à épouser. Tout est dit de la tension qui règne, des non dits oppressants, des faux semblants qui rendent la cérémonie éprouvante pour les protagonistes comme pour le spectateur. Le moindre geste, le moindre regard devient ainsi une déflagration d'émotion. Seul John Ford savait créer des images aussi percutantes avec si peu de pellicule, tout en restant dans la sobriété et la retenue.

Il faut également louer le talent des acteurs. Toshiro Mifune en tête, étonnamment sobre, bouillonnant intérieurement mais ne laissant rien transparaître, Tatsuya Mihashi en fils pourri gâté et en frère protecteur, Kyōko Kagawa en femme blessée, Masayuki Mori, méconnaissable en patriarche corrompu jusqu'à la moelle, Kamatari Fujiwara en sous-fifre peureux et Kō Nishimura, incarnant la folie d'une façon qui fait froid dans le dos. Seul l'habituel Takashi Shimura déçoit, trop gentil pour jouer de façon convaincante un pourri.

Toutefois, n'oublions pas la colonne vertébrale de ce long métrage : le scénario. Un scénario bourré de rebondissements, tendu, haletant et plein de suspense. Kurosawa transpose « Hamlet » à l'époque contemporaine et qui plus est au Japon... et une fois encore, ça marche ! Dans d'obscures circonstances, il y a 5 ans, un employé de la société d'Iwabuchi s'est suicidé à la suite d'une enquête judiciaire sur un appel d'offre frauduleux. Et 5 ans plus tard, quelqu'un semble vouloir venger cette mort, et est prêt à tout pour cela.

Mifune / Nishi devient un justicier inflexible, un héros des temps modernes pas tout à fait blanc, tendant même dangereusement vers le noir, gangrené par le mal contre lequel il veut lutter. Perdant peu à peu le contrôle d'évènements qui le dépassent, il se met à hésiter... et dès lors il court à sa perte. On ne joue pas avec le feu sans s'y bruler les ailes. Le bien et le mal ne sont pas ici véritablement distincts, et Nishi est dans cette zone grise où plus rien n'est clair. Quand les hommes de bien commencent à faire le mal pour le combattre, ils perdent peu à peu ce qui leur restait d'humanité.

C'est alors que dans un film noir au possible, modèle absolu du genre, intervient une lueur d'espoir et de fraicheur en la personne de Keiko Iwabuchi, cette femme infirme, initialement moquée et méprisée. Les personnages féminins sont rares dans le cinéma de Kurosawa, et plus encore les histoires d'amour. Alors quand Nishi avoue à Keiko l'amour qu'il lui porte en dépit des évènements, cette déclaration est d'autant plus intense et forte. Hélas, ironie du sort, c'est l'amour de Nishi pour Keiko qui le mènera à sa perte, ultime tragédie qui fait que la boucle est bouclée. Oui, les salauds dorment en paix... et Kurosawa signe là l'un de ses plus grands films, un long métrage puissant et noir, désespérément noir.

[4/4]

dimanche 17 juin 2018

« Boris Godounov » (Borís Godunóv) de Modeste Moussorgski (1869)

    Existe-t-il opéra plus sombre et plus puissant que le formidable « Boris Godounov » de Moussorgski ? Deux de ses composantes en font une œuvre tellurique, à la force démesurée : ses influences folkloriques russes, rudes, presque sauvages, le compositeur ayant fait le choix délibéré de quitter les rivages de l'opéra allemand ou italien pour s'immerger dans la musique populaire slave, et son intrigue dramatique au possible, directement inspirée de Shakespeare et de son « Macbeth ».

L'opéra de Moussorgski suit la trame du drame écrit par Pouchkine. Godounov, gravitant dans l'entourage d'Ivan le Terrible, prend le pouvoir après avoir fait assassiner le jeune Dimitri, dernier des descendants d'Ivan. Devenu Tsar après avoir été élu par l'assemblée des boyard, les nobles russes, Godounov devient un souverain éclairé, qui modernise son pays et œuvre pour son peuple. Mais alors que la famine sévit, Godounov est pris de remords : le meurtre qui lui a permis d'accéder au trône le hante nuits et jours. Sa culpabilité le ronge de plus en plus, et le coup de grâce arrive quand il apprend qu'un usurpateur se fait passer pour Dimitri, revenu d'entre les morts et marchant à la tête d'une armée sur Moscou.

Le drame de Pouchkine, quasiment repris tel quel par Moussorgski, est un modèle de tragédie russe, mêlant intelligemment influences occidentales et slaves. La quête de pouvoir insensée, l'hubris démesurée de Godounov, se mêle à la culpabilité chrétienne, à cette conscience omnisciente, qui ne permet pas de repos. La douleur, si présente dans la culture russe, y est omniprésente : Godounov agonise lentement, et paie pour le crime qu'il a commis. Mais le coup de génie de cette tragédie, c'est cette image du double maléfique, du revenant, si j'en crois mes lectures historiquement véridique. Godounov se confronte à Dimitri, innocent assassiné et usurpateur perfide à la fois. Bien et mal sont entremêlés, et comme tout tyran étant parvenu au pouvoir par le sang, Godounov périra par l'épée, ou presque.

Autre aspect qui confère à cette œuvre sa grandeur dramatique, le fait qu'à l'inverse du Macbeth de Shakespeare, Godounov ait un visage humain : il veut le bonheur de sa fille et de son fils, il est soucieux de son peuple, il semble même qu'il ait été un grand Tsar réformateur historiquement parlant. Pour autant, l'Histoire et l'histoire ne retiennent que le régicide fondateur de son règne. La foule comme Godounov lui-même lui dénient toute légitimité dès lors que son accès au pouvoir s'est fait dans le sang, ce qui est tout à fait incompatible avec un pouvoir éclairé.

Et quoi de mieux que la musique slave, aux harmonies pleines et rugueuses, pour rendre compte de ces tourments ? Si dramatiquement parlant, « Boris Godounov » est déjà un chef-d’œuvre, musicalement parlant, c'est un monstrueux diamant noir, réservant qui plus est des moments de grâce absolue. La richesse harmonique de cette œuvre laisse pantois. Musicalement comme vocalement, les différents passages marquent par leur contraste sonore, par leur complexité et leur évidence à la fois, dès l'ouverture et le prologue. 

D'Arvö Part à Moussorgski en passant par Borodine, Rimski-Korsakov ou encore les chœurs anonymes de moines orthodoxes, les défenseurs de la musique slave dans ce qu'elle a de primitif et d'extrêmement sophistiqué à la fois sont les meilleurs passeurs de ces harmonies si particulières. Et l'on retrouve cette force musicale dans les nombreux chants de la foule, électrisants et hérissant le poil, par leurs harmonieuses dissonances. De même, les moments purement instrumentaux sont tout aussi prenants, mêlant habilement suavité symphonique et folklore russe. Et que dire des monologues chantés ? Le moindre des seconds rôles peut se révéler bouleversant : le sage Pimène, l'Innocent, faible et fort à la fois, le perfide Chouïski, ou encore le truculent moine Varlaam. Sans oublier, bien sûr, Boris Godounov, terrifiant et touchant à la fois.

J'ai eu la chance d'assister à cet opéra hier soir à Bastille, dans une mise en scène d'Ivo van Hove, dont je ne peux m'empêcher de toucher quelques mots. Tout d'abord, chapeau bas aux musiciens et chanteurs. Le chef Vladimir Jurowski rend toute la subtilité et toute la grandeur de la partition de Moussorgski. Le chœur est décidément extraordinaire. Mais les interprètes vocaux sont plus encore dignes d'éloges. Je retiens notamment Ildar Abdrazakov, qui EST littéralement Godounov, vocalement et scéniquement parfait, Ain Anger en formidable Pimène, basse à la voix ample et sonore, et Vasily Efimov, inoubliable Innocent presque nu, avec une voix de ténor claire, sonore elle aussi et au beau timbre. Le reste de la distribution est de la même qualité, je regrette juste la voix un peu sourde du massif Maxim Paster, ténor incarnant toutefois le Prince Chouïski avec ce qu'il faut de duplicité et de brio pour convaincre totalement.

Parlons maintenant des choix scéniques d'Ivo van Hove. Je m'en suis rendu compte après la représentation, c'est le metteur en scène des « Damnés » de Visconti, montée avec la Comédie Française en 2016, une mise en scène qui avait beaucoup fait parler d'elle, à grands renforts d'effets vidéos. Le moins que l'on puisse dire c'est que van Hove est égal à lui-même, et se caricature presque : on retrouve les effets vidéos superfétatoires qui masquent le manque d'inspiration de la mise en scène, minimaliste au possible. Deux couleurs dominent : le rouge et le blanc, le sang et la pureté. Un dualisme qui n'est pas de très bon augure, et de fait toute la représentation est de cet acabit, avec son symbolisme bien appuyé, à grands renforts d'images de couronne démesurée ou d'enfants fantômes voire assassinés. 

Heureusement, je ne peux pas dire que van Hove dénature complètement l’œuvre d'origine : malgré son outrance et son manque criant de subtilité et d'inventivité, la mise en scène ne verse pas tout à fait dans le grand guignol, ouf ! Son choix de faire se dérouler l'intrigue dans un XXème siècle soviétique ou un XXIème siècle poutinien terne, sale et gris n'est d'ailleurs pas sans intérêt, tant l'histoire du peuple russe se répète pour son malheur : d'Ivan le Terrible à Poutine en passant par Godounov et Staline, les Russes ont eu à subir un nombre de tyrans impressionnant. Mais l'intrigue pourrait également se dérouler dans n'importe quel autre pays ayant à subir les affres de la tyrannie. Ivo van Hove parvient ainsi à rendre cet opéra universel et intemporel, ce qui n'est déjà pas si mal. Même si ce choix masque sa faible inspiration et fait regretter la splendeur qu'aurait pu être ce « Boris Godounov » replacé dans son époque. Je ne peux ainsi que songer à la version mise en scène par Andreï Tarkovski, qui devait être bien plus inspirée et réussie !

Ivo van Hove peine ainsi à maintenir le spectateur en haleine le long des deux heures de représentation avec sa mise en scène rachitique, et c'est alors l’œuvre de Moussorgski qui reprend le dessus : le livret et la partition captivent par leur grandeur, brillamment incarnés par de talentueux interprètes. Malgré les défauts de cette version 2018, il s'agit donc d'une réussite certaine, surtout d'un point de vue musical (étonnant non ?), permettant d'apprécier d'autant plus cet opéra grandiose, chef-d’œuvre absolu de Moussorgski... et plus largement de la musique occidentale.

[4/4]