dimanche 10 avril 2011

« At Land » de Maya Deren (1944)

    J'étais sévère avec « Meshes of the Afternoon », je le serai plus encore avec « At Land ». Au risque de passer pour un rustre, j'avoue n'avoir guère été enchanté par ce court métrage sibyllin... C'est à peine si j'y vois quelque chose : des associations d'idées, de la psychanalyse, des pulsions, du surréalisme et c'est à peu près tout... J'y vois aussi une artiste qui semble faire sienne l'écriture cinématographique, mais qui paradoxalement me donne la fâcheuse impression d'avoir affaire à du déjà-vu... J'y vois beaucoup de « trucs », d'effets, mais difficile d'être touché par quoique ce soit... En bref, une fois encore j'y vois quelqu'un qui sait comment représenter l'onirisme à l'écran, mais qui peine à dépasser ce stade. Non pas que ce court métrage soit dénué totalement de sens, mais son envergure m'apparaît décidément toute relative, et je ne parle bien évidemment pas de sa concision temporelle. Que dire de plus sinon mon profond désarroi une fois de plus devant ce que l'on appelle non sans une certaine complaisance « cinéma d'avant-garde »...

[1/4]

samedi 9 avril 2011

« Black Swan » de Darren Aronofsky (2011)

    Finalement il l'a fait. Darren Aronofsky aurait pu continuer sur la voie de « The Wrestler » et son académisme « tendance » (à tendance misérabiliste pour être juste), mais il s'est ressaisi et nous a réalisé un film presque aussi osé que « The Fountain ». « Black Swan » est un véritable choc cinématographique, artistique et physique, le cinéaste américain, comme à son habitude, n'épargnant guère le spectateur... Un choc donc, qui me laisse penser qu'un deuxième visionnement ne sera pas aussi riche. Mais pour le moment évoquons ce premier aperçu : il fut grisant. Depuis longtemps je n'avais vu au cinéma un film fraichement sorti aussi maîtrisé, aussi cohérent, aussi dense dans son propos (malgré ses apparences réductrices)... D'autant qu'à chaque instant il risque de s'effondrer sur lui-même, puis nous surprend et repart de plus belle. Il faut en effet remarquer tout d'abord la maîtrise du rythme d'Aronofsky. Son long métrage est une lente montée en puissance entrecoupée de brefs instants de relâchement qui équilibrent le film, et il parvient à plonger le spectateur dans une fascination quasi-constante pour ce qui se trame à l'écran, fascination au diapason du ressenti de l'audience, viscéralement identifiée à l'héroïne. A ce propos, parlons de Nathalie Portman : elle est ici parfaite. Aronofsky n'est pas tendre avec elle, mais elle parvient à jouer avec la plus grande des subtilités la multitude des sentiments qu'éprouve cette danseuse à la volonté de fer. Vincent Cassel quant à lui n'est pas très à l'aise avec l'anglais et fait un peu trop figure de faire-valoir, mais il s'en sort honorablement. Le reste de la distribution est tout aussi appréciable. Mais revenons au film en lui-même : ce qu'il dit de l'art et de l'artiste n'est que trop vrai, tant il s'agit d'une discipline qui nécessite une implication physique et mentale totale, aux conséquences que l'on sait. Et la façon dont Aronofsky le dit, c'est par les images (et quelles images!) ainsi qu'à l'aide d'une excellente bande-son, ce qui me permet d'avancer qu'il a bien réalisé une oeuvre cinématographique digne de ce nom. On pourra regretter que l'art de la suggestion soit aussi relatif chez lui, c'est certain. Toutefois soyons honnêtes : « Black Swan » est une réussite, et Darren Aronofsky est bien à mon sens l'un des rares cinéastes du moment à suivre, même s'il lui reste encore bien du chemin à parcourir pour faire date dans l'histoire du septième art.

[2/4]

« Meshes of the Afternoon » de Maya Deren (1943)

    S'il fallait choisir parmi ces mots barbares en -isme pour qualifier le court métrage de Maya Deren, nous pourrions opter pour celui de minimalisme. Mais peut-être serait-il possible de trouver mieux, non? Essayons avant-gardisme, à coup sûr l'on ne peut se tromper! Un peu trop facile... Surréalisme alors? Oui mais l'on peut y mettre tout ce qu'on veut... Psychologisme? Nous n'en sommes pas loin, mais tentons de trouver un terme moins « clinique »... Narcissisme? On y est, voilà qui me convient. Maya Deren se filme en train de jouer (à l'artiste) et se regarde filmer. J'aurais certes pu parler d'onirisme, d'« onirisme pour les nuls » en ce cas, tant il est difficile de faire abstraction des conditions de tournages pour le moins chiches de ce film, et tant le registre citationnel tourne à plein... Un petit peu de Dulac par ci, un petit peu de Cocteau par là, du vent dans les cheveux et des voiles sombres qui s'envolent mystérieusement... Et voilà, nous obtenons « de l'art »! Je suis un peu sévère il est vrai avec ce court, il possède une certaine cohérence, je me risquerai même à y voir une certain sensualité... Mais difficile de réprimer un sourire narquois devant l'étalage de procédés de cette oeuvre que l'on qualifierait significativement d'« arty » si elle avait été tournée récemment. Le cinéma de Maya Deren lorgne ostensiblement du côté du rêve, de l'inconscient. Mais à trop vouloir en faire la vraisemblance de son film en prend un sacré coup... Car le résultat manque finalement de subtilité et d'ambivalence, on pénètre bien trop facilement de cet « autre monde », d'autant que ce qu'on y trouve n'est pas vraiment renversant... Des symboles, c'est à peu près tout. Bergman ou Tarkovski sont bien loin...

[1/4]

lundi 4 avril 2011

« The Brown Bunny » de Vincent Gallo (2004)

Un homme, Bud Clay, traverse les Etats-Unis pour rentrer chez lui et rejoindre sa femme Daisy. En chemin, il aborde des femmes au nom de fleurs, puis les abandonne, ne cherchant visiblement qu’à retrouver l’image de Daisy (Marguerite) à travers ces visages d’inconnues. Plus il se rapproche de sa destination, plus il semble souffrir. Des visions d’instants passés avec sa femme l’envahissent, des larmes coulent sur son visage. On soupçonne que quelque chose a mal tourné, on pense à une séparation brutale, à l’image du couple Travis/Jane de « Paris Texas », que le film de Gallo nous évoque à plusieurs reprises. Bud et Travis semblent atteint du même mal. Un fantôme les hante, fantôme qu’ils finiront par retrouver, soit pour se libérer (Travis), soit pour définitivement s’oublier (Bud, devenant fantôme lui-même). A sa sortie, le film de Gallo avait fait couler beaucoup d’encre. Les commentaires avaient été nombreux et passionnés, principalement axés autour de la personnalité du réalisateur-à-tout-faire Gallo (sur laquelle nous ne nous arrêterons pas), mais trop rarement portés sur ce qui compte vraiment, à savoir les qualités artistiques éventuelles du film. « The Brown Bunny » est un film d’une grande simplicité, simplicité dont il tire à la fois ses forces et ses faiblesses. Là où Wenders utilisait un outil scénaristique, à savoir le mutisme, pour marquer la séparation de Travis du monde extérieur, Gallo utilise davantage les moyens du cinéma (même si l’on ne peut pas négliger son interprétation), jouant intelligemment sur quelques idées et principes de mise en scène, en cloisonnant Bud dans des espaces fermés (le principal étant sa fourgonnette) qui semblent de jamais communiquer avec l’extérieur. En revanche, la simplicité des moyens utilisés n’obligeait aucunement à une certaine négligence dans la réalisation. La première séquence, où le cameraman filme une course de moto caméra à l’épaule (qu’on imagine plutôt à bout de bras dans le cas présent), est irregardable, et de manière générale, dès que la caméra est portée, c’est un supplice visuel (Gallo peut tout de même s’offrir un stabilisateur léger non ?). La pertinence de certains plans fixes, comme ceux filmés à l’intérieur du véhicule et qui reposent sur une idée précise de mise en scène, laisse trop apparaître, par contraste, l’absence d’idées pour soutenir d’autres plans qui semblent bâclés. Passées ces remarques générales, il faut s’attarder sur la longue séquence finale, sommet émotionnel du film mais aussi révélation trop explicative et appuyée du mystère de la relation Bud/Daisy. On a beaucoup commenté cette fellation non simulée (principal objet du scandale cannois), scène quasi pornographique (mais jamais érotique, créant une distance désexualisante). Passés les jugements passionnés hâtifs, il est nécessaire de s’interroger sur la pertinence de cette scène explicite. Et il faut bien reconnaître qu’elle participe pleinement de la force de la séquence, dont on ressort quelque peu exténué. Alors certes, un Bergman n’aurait eu nul besoin de s’appuyer sur un tel dispositif pour obtenir une puissance de l’émotion encore bien supérieure et se serait contenté de son écriture, du texte et de l’interprétation de ses comédiens. Mais n’est pas Bergman qui veut ! Gallo réalise ici un film à fleur de peau (chose suffisamment rare dans le cinéma américain pour être signalée), un film travaillé d’une détresse et d’une émotion palpable. Trop palpable peut-être pour certains critiques et journalistes peu habitués, qui s’y sont probablement brûlés.

[2/4]

mardi 29 mars 2011

« L'Etrange affaire Angélica » (O estranho caso de Angélica) de Manoel de Oliveira (2011)

    Très mauvais! Manifestement Manoel de Oliveira n'a pas le talent qu'on lui prête... Et dire que certains se répandent en louanges quant à son âge : bon sang, parle-t-on de ses films ou de la révérence que l'on peut porter à tout centenaire qui se respecte? Car c'est bien à du cinéma de vieux que l'on a affaire, dans le sens où tout n'est qu'artifice, naphtaline, amour du terroir et poses compassées, reconstitution laborieuse d'une ambiance qui se veut mystérieuse et onirique (soit un mélange disgracieux entre les effets spéciaux de « L'Atalante » copiés – pardon cités – de façon bien malvenue et une sorte d'atmosphère de sous-Polanski. Au passage, inutile de préciser que Poe ou Maupassant sont plus convoqués qu'égalés). Nulle trace – ou si peu – de la vie que l'on est en droit d'attendre de toute oeuvre d'art digne de ce nom... Certes le début laisse augurer de belles choses, mais rapidement l'on en vient à déceler la fausseté du geste d'Oliveira. Est-ce la musique d'introduction, plutôt jolie, mais aussi insignifiante que le long métrage qu'elle accompagne qui a éveillé mes soupçons? Sont-ce ces bêcheurs de pacotille qui ne savent même pas tenir leur outil? Peut-être est-ce la photographie léchée à outrance de ces scènes où la jeune fille sourit malicieusement à notre gentil héros? Peut-être sont-ce les chants horriblement faux desdits bêcheurs? Ou peut-être encore tous ces acteurs qui surjouent des rôles affreusement creux? Sans compter que l'emploi qu'Oliveira fait du numérique est parfois d'une laideur à faire palir Jean-Pierre Jeunet! Soyons clair : ce film aurait été réalisé par n'importe quel apprenti cinéaste de 25 ans, on n'en aurait certainement jamais entendu parler – et on lui aurait certainement pardonné. Mais à 102 ans, est-ce là tout ce que Manoel de Oliveira a à nous raconter? Si l'on n'avait pas compris, fort heureusement il se plaît à nous le confier, et même à nous le répéter par la bouche du personnage principal : c'est « photographier le travail à l'ancienne » qui l'intéresse. Il n'a pas failli à son ambition : son « Etrange affaire Angélica » n'est qu'un cliché, guère plus.

[1/4]

samedi 26 mars 2011

« The house » de Sharunas Bartas (1997)

« The house » est un film qui m’a laissé un sentiment étrange et contradictoire, celui de voir un très beau film raté. Là où les films précédents de Bartas donnaient cette impression grisante d’assister à un nouveau cinéma, on se retrouve ici très vite en terrain connu. C’est ainsi que je n’ai pas réussi à me débarrasser de cette sensation plombante qui empêchait toujours le film de décoller du registre citationnel (et grandement auto-citationnel d’ailleurs), et qui marque comme un essoufflement de la créativité du cinéaste. Dès le générique introductif, je ne regardais plus « The house » en tant que tel, je regardais un film de Bartas qui me parlait d’autres films. Déjà, je pense (mais cela est totalement subjectif je le concède) que l’on ne peut pas, après « Le sacrifice » de Tarkovski, utiliser l’ « Erbarme Dich » de Bach pour le générique d’un film. Et lorsque l’enjeu du film est une maison (thématique très chère à Tarkovski, et pas seulement dans « Le sacrifice »), alors l’association mentale est automatique et inévitable, ce qui nuit à l’autonomie artistique du film en question. Et puis, quelques petites minutes plus tard, alors qu’on ne s’est pas encore débarrassé de ce sentiment de filiation tarkovskienne et que le film n’a encore rien montré qui lui soit propre, Bartas filme son acteur se regardant dans le miroir et en profite pour se laisser volontairement apparaître à l’écran, dans le reflet. On est alors envahi par l’impression flagrante d’une grande immaturité artistique, et la distance entre nous et le film se creuse encore davantage. N’est-ce que détails et faut-il passer outre ? Je ne demande pas mieux mais malheureusement, la suite du film ne m’enlèvera plus cette sensation et c’est à distance (c’est à dire sans aucun investissement émotionnel) que se déroulera le reste de la projection. Rajouté à cela une accumulation de petits défauts dont l’un d’eux, et non des moindres, étant certainement le très mauvais niveaux des comédiens (l’acteur principal est catastrophique dès qu’il se met à jouer), il s’avère que je n’ai pas été convaincu comme je l’avais été pour les précédents films du cinéaste. Il n’empêche, et on ne peut pas passer outre, que « The house » reste un film absolument magnifique, regorgeant de merveilles esthétiques (tous les plans à contre-jour d’une fenêtre sont superbes, avec cette lumière bleutée « fumée de cigarette »), et est à ce jour, visuellement, le plus beau film du cinéaste que j’ai pu voir. Le talent de portraitiste de Bartas (même s’il n’atteint pas les sommets des « gueules » de « Few of us ») reste indiscutable. Même si, encore une fois, le principe du film ramène à un autre film (le « Korridorius » du même cinéaste), cette déambulation dans une maison mentale est également riche d’ouvertures possibles vers du sens, pour peu que le spectateur accepte de s’y aventurer sans filet ni aucune tutelle directrice (Bartas, comme à son habitude, est bien peu causant quant à ses intentions, ce qui fait d’ailleurs l’une des grandes forces de son cinéma). La fin du film est beaucoup plus convaincante, et nous fait passer par des émotions étranges, quasi fantastiques, avec ces feux d’artifice, ce défilé masqué que l’on croirait sorti d’un film d’horreur, et cette chute étonnante qui recontextualise l’ensemble du film (mais en en diminuant peut-être aussi la portée). Un film à revoir dans quelques années pour voir si, comme le bon vin, il s’est bonifié avec le temps.

[2/4]

lundi 14 mars 2011

« L'Esprit de la Ruche » (El Espiritu de la Colmena) de Victor Erice (1973)

    « L'Esprit de la Ruche » est de ces films où la forme sied parfaitement au fond, où ce qu'il dit passe par sa matière même et non par une prose descriptive et explicative, ce qui le place au rang clairsemé des œuvres artistiques dignes de ce nom. Ce subtil long métrage parvient à nous replonger dans l'enfance et son monde tantôt merveilleux, tantôt inquiétant, cet âge où l'enfant interprète ce qu'il voit et entend, ce qu'il sent, à l'aide de son imagination foisonnante. Victor Erice filme les choses le plus simplement possible, mais avec cette poésie presque imperceptible qui les rend tout autres pour celui qui s'abandonne totalement à ses sens, l'esprit en effervescence, comme la petite héroïne du long métrage. « L'Esprit de la Ruche » est un curieux jeu de mises en abîme, en premier lieu certes car il provoque en nous, spectateurs, les mêmes sentiments que ceux qui étreignent ces enfants aventureux. Toutefois il y a aussi ce monde d'abeilles qui s'affairent méthodiquement, cette ruche grouillante et assez repoussante, mais qui semble fasciner le père des jeunes filles. Jusqu'à ce qu'on puisse l'assimiler, lui et l'humanité d'ailleurs, à ces insectes besogneux? Il y a encore la dénonciation implicite, tout sauf ostentatoire du franquisme. Il y a bien sûr l'évocation du cinéma, de son essence et de sa puissance. Et puis il y a mille autres « métaphores », passant toujours par les moyens propres du cinématographe. L'art de Victor Erice tient aussi de cette tradition picturale espagnole lugubre et grotesque, les comédiens, les symboles, les images du film nous ramenant à cet imaginaire si particulier : la mort par exemple est quasiment omniprésente, participant de l'atmosphère profondément ambivalente du long métrage... Mais c'est bien la poésie qui domine tout le film, sa pureté remarquable laisse toute sa place au mystère, à la suggestion, et offre ainsi au spectateur la capacité du s'étonner de la moindre variation de lumière ou d'ombre, de s'émouvoir devant une histoire fort simple, et pourtant d'une incroyable richesse. C'est dire combien cette œuvre mérite d'être vue!

[4/4]

dimanche 13 mars 2011

« Pickpocket » de Robert Bresson (1959)

    « Crime et Châtiment » vient tout de suite à l'esprit lorsque l'on regarde « Pickpocket », et pourtant comparer ces deux oeuvres est bien la dernière chose à faire pour tenter d'appréhender la seconde : si Michel ressemble à Raskolnikov, Jeanne n'est pas Sonia, et « Pickpocket » paraîtra beaucoup plus « sec » et elliptique que l'imposant roman de Dostoïevski... Peut-être même décevant... C'est que le propos diffère sensiblement : ce n'est pas tant la psychologie profonde des personnages qui est explorée, que leur trajectoire, leur destinée. Il est flagrant à ce titre que Bresson en informe le spectateur dès le début : « Pickpocket » adopte de fait un point de vue plus externe à ses protagonistes, et si l'on sent profondément le malaise intérieur qu'éprouve le héros, on peine toutefois à s'identifier totalement à lui. Bresson brosse le portrait d'un homme obsédé par une idée fixe, qui fera tout pour tendre vers cet idéal avant de se faire rattraper par sa véritable nature, profondément humaine. Nous suivons ainsi son ascension « objective », puis sa chute, toujours avec la distance de celui qui juge. Peut-être est-ce de l'artiste qu'il parle, cet homme qui se croit au-dessus du commun des mortel et qui se doit – dans son esprit – de s'élever au plus haut pour entraîner à sa suite l'humanité vers une sorte de grandeur. Michel n'est pas un meurtrier, mais un voleur! Sa virtuosité fascine, son adresse ébahit, et l'on est prêt à lui accorder tout crédit pour pouvoir continuer à assister à l'exercice de son art. Car l'on peut dire que Bresson atteint la virtuosité de ce qu'il filme dans ces séquences extraordinaires de mains qui se tordent, entrent et sortent du plan, glissent sous les vestes, osent toujours plus, puis s'échappent. Le spectateur vit au rythme de l'audace de Michel, s'angoisse avec lui de l'issue de ses « tours » mais finalement en redemande toujours, cherche tout comme lui à voir jusqu'où peut-il aller, il est grisé comme l'auteur des vols par cet art de la transgression, tellement beau et pourtant tellement répréhensible! « Pickpocket » peut donc être vu en un sens comme une métaphore du cheminement de l'artiste, mais par son abstraction peut tout autant prêter à d'autres interprétations : c'est l'un des films les plus dépouillés de son auteur, d'une facture presque « classique », et paradoxalement l'un de ses plus éblouissants formellement parlant.

[4/4]

jeudi 10 mars 2011

« Les diamants de la nuit » (Démanty nocy) de Jan Nemec (1963)

Y a-t-il eu, dans la brève histoire du septième art, décennie plus foisonnante, plus riche, plus innovatrice que les années 60 ? Je ne le pense pas. Et le cinéma tchèque, qui naquit en amont et en aval du printemps de Prague, en est une des fort nombreuses illustrations. «Les diamants de la nuit» de Jan Nemec (1963) prend place parmi les nombreux bijoux que nous ont offerts une génération de réalisateurs au pays de Kafka, avant que le pouvoir communiste n’y impose sa sinistre «normalisation». L’argument du film est très simple. Aux alentours de l’année 1943, deux jeunes hommes sautent d’un train de déportés. Ils doivent se trouver quelque part dans la région de Carlsbad (aujourd’hui Karlovy-Vary en Tchéquie) peuplée de Sudètes germanophones et rattachée au Reich en 1938. Affaiblis, épuisés, tenaillées par la faim, la soif et le froid, ils fuient à corps perdu dans la forêt et luttent pour leur survie avec une énergie animale. Ils finissent par trouver un village où ils obtiennent à boire et à manger d’une fermière. Mais celle-ci les dénonce et ils font alors l’objet d’une véritable chasse à l’homme menée par tous les vieillards du village (on imagine les hommes plus jeunes au front). Rattrapés, ils sont condamnés à mort pour finalement faire l’objet d’un simulacre d’exécution. Le film vaut cependant moins par ce contenu très ténu que par sa mise en scène magistrale où éclate tout le talent de Nemec. Son ouvrage relève stylistiquement de ce que Deleuze appelle l’image-cristal, c’est-à-dire d’une image où le réel et le virtuel se confondent jusqu’à devenir indiscernables. Le réel, ce sont les perceptions actuelles des personnages, portant sur une réalité «objective». Le virtuel, ce sont les perceptions issues de leur imagination et qui portent sur les nappes de passé peuplant leur mémoire et sur les projections fantasmatiques de leur avenir. Deleuze assigne un statut cristallin aux images d’un film lorsque celles-ci mêlent de la sorte le réel et le virtuel, au point que le spectateur ne puisse plus décider de l’objectivité de sa perception. C’est très exactement ce qui se passe dans «Les diamants de la nuit». Tout est filmé du point de vue subjectif des deux personnages et Nemec alterne sans cesse perceptions actuelles, souvenirs récents ou plus anciens, ainsi que projections imaginatives de l’avenir espéré, au point qu’on ne puisse plus toujours décider avec une absolue certitude du statut de chaque image. On voit ainsi l’un des deux héros fantasmer à diverses reprises l’assassinat de la fermière, lequel n’aura en réalité pas lieu. On voit d’autre part le rêve récurrent d’une porte à Prague, celle d’un espoir non dit et qui ne sera jamais ouverte. On voit enfin l’image des deux jeunes gens assassinés pour comprendre finalement plus loin qu’il ne s’agissait à nouveau sans doute que d’un fantasme. Ce désordre vécu de la vie perceptive est bien évidemment motivé par la faim, les angoisses et les espoirs des personnages et le talent de Nemec est de nous le faire ressentir de l’intérieur. Sa caméra colle d’ailleurs au plus près des corps, saisissant leurs douleurs, leurs contorsions et toute la gamme des émotions qui les étreignent. La bande-son quant à elle, minimaliste, quasi muette, dépourvue de musique, se contente d’enregistrer les bruits de la nature, la respiration haletante des deux protagonistes ou encore les rires narquois et les chants de leurs chasseurs. Il s’agit d’un film terrible dans sa simplicité et son extrême concision (il dure à peine 65 minutes). Il nous montre deux adolescents réduits à un état de survie animale et nous rappelle, par le portrait répugnant qu’il nous brosse de leurs bourreaux — «les braves vieillards sudètes», que les monstres ne sont pas des extraterrestres, mais des gens parmi les plus ordinaires et les plus quotidiens, ceux-là même qui pourraient se réveiller, si l’on y prend garde, en chacun d’entre nous. Un film à découvrir absolument, comme beaucoup d’autres édités dans la remarquable collection tchèque de Malavida. [3/4]

mercredi 9 mars 2011

« Shutter Island » de Martin Scorsese (2010)

Le conformisme absolu érigé en manière cinématographique. Et qu’on ne vienne pas me parler « d’hommage » au cinéma américain de Lynch ou de Kubrick (version « Shinning »), car le film de Scorsese non seulement ne propose rien mais ne dit même rien sur ses références (ce qui éventuellement serait l’intérêt de ce fameux hommage). « Shutter Island » est un film qui ne sert à rien (même pas à divertir), déjà fait avant d’être tourné, déjà vu avant d’être projeté. Scorsese réalise ici un film paresseux, rassurant pour le spectateur en cela qu’il ne lui demande aucun investissement et qu’il lui permet de se retrouver dès les premières minutes en terrain connu. Même dans ses références, Scorsese reste très frileux et bien peu aventureux, comme s’il digérait enfin, avec 20 à 30 ans de retard, les propositions cinématographiques de ses contemporains américains (Lynch par exemple, dont on en vient à regretter qu’il n’ait pas réalisé ce film, preuve s’il en est de notre désœuvrement). Si l’on demandait à Scorsese de nous parler de l’art contemporain, peut-être nous parlerait-il du cubisme et de Picasso… Je serai même plus intransigeant encore en disant que tout est pitoyable dans « Shutter Island » : les scènes oniriques nous font soupirer d’exaspération (avec les pétales de fleurs qui tombent au ralenti, avec le faux réveil dans le rêve), le traitement de l’image par filtres rappelle Amélie Poulain (sous ma plume, cette référence est une insulte), le twist final est prévisible au bout d’une heure de film et ne parvient en aucun cas à sauver l’incohérence de l’ensemble, les quelques incursions de Scorsese dans le numérique sont d’une laideur très datée, qu’on aurait pu penser dépassée depuis belles lurettes… Si vous voulez voir ce qu’est devenu le « grand » cinéma américain (n’oublions pas que Scorsese a de hautes prétentions artistiques, ou, en tout cas, la critique les lui attribue), alors observez le spectacle attristant proposé par ce film mièvre qui illustre à merveille cette asphyxiante médiocrité de cœur et d’esprit qui caractérise le cinéma made in USA. J’avais déjà eu une impression quasi similaire en voyant le film qui signait le retour de Coppola, « L’homme sans âge », mais à l’époque j’avais eu un peu de peine pour le cinéaste ce qui m’avait permit d’éviter le sentiment d’agacement. Je pourrai en dire de même du dernier Polanski, « The Ghost Writer », et je suis sûr que si j’étais un peu plus spectateur de ce cinéma-là, la liste pourrait être longue. Ces films sont tous les mêmes et sortent tous du même moule : celui d’un cinéma en roue libre qui a abandonné toute réflexion sur lui-même (cela pourrait être une définition de la mort du cinéma). Je le disais en introduction, c’est un cinéma conformiste. Ce qui est déprimant, c’est qu’il est en cela conforme aux attentes du public…

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