vendredi 9 septembre 2011

« Les trois couronnes du matelot » de Raoul Ruiz (1983)

«Les trois couronnes du matelot» est, comme souvent chez Ruiz, un film de fantômes. Affirmant sa fascination pour les fables maritimes, Ruiz revisite ici la légende du «Hollandais volant», le plus célèbre des vaisseaux fantômes. Dès le deuxième plan du film, avec cette vue du pont d’un bateau fendant la mer, une sensation d’irréalité se dégage de ces images noyées sous un filtre violet. La séquence qui suit, en noir et blanc, propose tout d’abord un plan à la perspective sidérante, que l’on croirait avoir déjà vu dans le «Citizen Kane» de Welles, avec cette utilisation fantastique du grand angle pour éloigner les différents plans contenus dans le cadre. La séquence se poursuit dehors, dans la brume, pastichant le cinéma noir américain. Il a fallu moins de 3 minutes à Ruiz pour convoquer plusieurs références et démontrer son talent prodigieux de metteur en scène. La suite ne décevra pas. Le film fourmille d’idées de mise en scène, avec un travail sur l’image remarquable (couleur, noir et blanc, filtres, etc…), offrant au spectateur un voyage magique dans un monde irréel, peut-être le monde des morts. En rendant toute situation potentiellement improbable, en parsemant volontairement son film d’«incohérences» scénaristiques, le cinéaste créé en réalité des failles (spatiales, temporelles, narratives), ne nous laissant aucun autre choix que de nous y engouffrer éperdument. Laissant son esprit vagabonder dans cet univers fantastico-onirique, le spectateur ne peut être que saisi par l’imaginaire poétique du film. Déconstruisant déjà les formes narratives au bulldozer, le cinéaste propose un enchevêtrement ininterrompu de récits, narrés par la voix profonde, comme venue d’outre-tombe, d’un matelot à la recherche mystérieuse de trois couronnes danoises (on trouve déjà ici ce goût pour les énigmes sans solution). L’art de conteur de Ruiz fait encore une fois des merveilles, multipliant les niveaux de mises en abyme. Si le cinéaste convoque ici de nombreuses références, son travail n’est pas qu’un travail de pastiche, mais bien un véritable art de la citation, qui permet de proposer une riche réflexion sur le cinéma. Si l’ombre de Welles plane indéniablement sur le film («Dossier secret» et «Une histoire immortelle» notamment), c’est à un amalgame incroyable de références éclectiques que nous sommes confrontés, illustrant déjà l’érudition remarquable du cinéaste. Mais c’est bien au niveau des sens que le film s’avère le plus fascinant, avec cette manière unique du cinéaste, toute en suggestion poétique, de nous faire sentir l’odeur de la mer, les embruns, l’ambiance inquiétante des ports, la solitude du marin, l’éternel exil… «Les trois couronnes du matelot» est un film superbe, pour l’instant le plus beau que j’ai pu découvrir du cinéaste. Envoûtant.

[4/4]

jeudi 8 septembre 2011

« Combat d’amour en songe » de Raoul Ruiz (2000)

«Combat d’amour en songe» est un film réalisé par Ruiz dans une totale liberté artistique, sans aucune contrainte imposée par la production. Le cinéaste peut alors y pousser jusqu’à ses limites la déconstruction des formes narratives, donnant à voir un film gigogne foisonnant d’idées dans lequel les histoires se croisent et s’emboitent, où le future et le passé se confondent et se mélangent, où les personnages se démultiplient, où les faux indices sont de chaque plan… Ne le nions pas, cela ne se fait pas sans une certaine confusion, si bien qu’il est quasiment impossible, au premier visionnage, de suivre quelconque fil narratif. Le film se vit alors bien plus comme une quantité de petites histoires dont on pressent bien qu’elles appartiennent à un grand tout commun, qui reste cela dit assez obscur. Un deuxième visionnage s’impose (en tout cas, pour moi, cela s’imposait) pour comprendre alors la logique du film (pourtant clairement énoncée dès la première séquence) et percevoir les différents films qui coexistent en parallèle dans l’œuvre. On peut voir deux façons différentes de présenter le film. La première consiste à reprendre le programme énoncé au tout début : 9 histoires simples, associées, ou non, à 9 objets, sont présentées et assimilées à une lettre. Ces histoires se mélangent ensuite selon une logique combinatoire inspirée de l’œuvre de Raymond Lulle («Ars magna generalis et ultima») qui proposait de faire de la métaphysique et de l’art un jeu combinatoire. L’autre façon de présenter le film s’apparenterait davantage au schéma narratif classique: un jeune homme et une jeune femme se rencontrent dans une boîte de nuit puis ont un accident de moto. Sur le chemin de la mort, ils vivent des rêves communs inspirés de leur lecture, faisant intervenir des personnages de leur quotidien et imprégnés de leur amour naissant. Cette deuxième lecture est encouragée par la bande sonore du film. C’est ainsi que dans chacune des histoires, à chacune des époques, on peut entendre des cris, des bruits de dérapage, d’ambulance, les râles d’un mourant… Mais quelque soit la façon d’appréhender le film, l’extraordinaire talent de conteur de Ruiz nous captive, à chaque scène. Même si tout le film peut être vu comme un rêve (ou des rêves dans d’autres rêves), le cinéaste parvient à éviter largement le syndrome «La Clepsydre» de Has, dans lequel le jusqu’auboutisme de l’onirisme finissait par lasser, et endormir. Il faut aussi dire que les images proposées par Ruiz sont autrement plus séduisantes ! «Combat d’amour en songe», comme souvent chez Ruiz, est bourré de références de tous horizons, impossibles à toutes percevoir. On relèvera notamment les nombreuses allusions au «Songe de Poliphile» (le titre du film est l’une des traductions du titre de ce livre), ce mythique ouvrage de la Renaissance, objet aujourd’hui encore de nombreuses études de déchiffrage, et on appréciera les savoureux débats philosophiques sur l’opposition entre prédestination et libre arbitre. Le cinéaste nous régale ici encore de ses touches d’humour et de son goût pour le fantastique et l’absurde. A titre d’exemple, voici un petit d’extrait d’un dialogue qui illustre bien la teneur du film :

« - Oui mais enfin, qu’est-ce que c’est qu’un fantôme ? Un homme comme les autres ?

- Sauf qu’il se rappelle qu’il est mort.

- Vous voulez dire que les êtres normaux ne se rappellent pas qu’ils sont morts ?

- Et c’est tout à leur honneur.

- Pourquoi ?

- Je vais vous répondre avec une histoire… »

Et nous voilà projetés à une autre époque, où il est question d’un homme à tête de chien… Vous l’aurez compris, «Combat d’amour en songe» est un film aux ramifications multiples, difficile à contenir (et donc à critiquer), mais qui n’en finit pas de stimuler notre imaginaire.

[3/4]

mercredi 7 septembre 2011

« Trois vies et une seule mort » de Raoul Ruiz (1996)

Le 19 août dernier, Raoul Ruiz nous quittait, laissant derrière lui une œuvre cinématographique imposante (une centaine de films à son actif) et largement méconnue. Voilà donc l’occasion de se plonger dans le dédale d’une filmographie qui, bien qu’assez inégale, réserve quelques petites perles. C’est que Raoul Ruiz, cinéaste à la culture quasi encyclopédique, est un défricheur, un artiste qui a, dans chacun de ses films, exploré de nouvelles possibilités de raconter une histoire, questionner et problématiser l’image cinématographique, toujours à la recherche d’une nouvelle «Poétique du cinéma» (pour reprendre le titre de son ouvrage majeur). On lui doit donc des œuvres difficiles, complexes, aux formes narratives alambiquées, gavées de références mystérieuses, qui, tout en demeurant intéressantes, restent avant tout des exercices. Et puis des œuvres pleinement accomplies, abouties, qui sont des applications de ses trouvailles et de ses théories sur le cinéma et qui, bien qu’en restant riches et complexes, ouvrent à une émotion artistique directement plus palpable. «Trois vies et une seule mort» appartient à cette deuxième catégorie de films. Sous l’apparence du film à énigmes (il y a toujours une dimension ludique dans le cinéma de Ruiz), prenant pour prétexte le syndrome des personnalités multiples d’un vieil homme, «Trois vies et une seule mort» est une réflexion poétique sur la mémoire, fascinant dans la manière dont Ruiz parvient à suggérer l’altération du temps et les différentes déformations (des lieux, des objets, etc) par le souvenir. Regorgeant d’idées de mise en scène, avec un travail remarquable sur la profondeur de champ, les plongées et contre-plongées, rappelant la manière de Welles, le film est un bel exemple de ce cinéma chamanique théorisé par Ruiz, cinéma qui déréalise les situations, les objets, les personnages, leur conférant un caractère irréel (ou surnaturel) et proposant une expérience de confusion spatiale et temporelle éminemment poétique. C’est bien l’au-delà des apparences, un voyage vers un autre monde, auquel le spectateur est convié. Dès lors, tout devient étrange : les situations improbables se multiplient (laissant le champ libre à l’humour si décalé du cinéaste), les réactions des personnages semblent aberrantes (comme celles de ce jeune couple adultère)… Ruiz propose de nombreuses fausses pistes, de fausses clés aux énigmes du film (Castaneda), qui ne servent qu’à égarer davantage le spectateur. Il n’y a pas ici une et une seule reconstitution du film à faire, comme un puzzle qui une fois terminé ne présente plus d’intérêt (nous ne sommes pas chez Lynch), mais bien autant d’interprétations que de visionnages, et de spectateurs pour regarder le film. Il faut accepter de se perdre dans ce film tout en gardant une attention vive sur les objets, qui prennent ici une importance aussi grande que les personnages, puis dresser ensuite des parallèles, à l’infini. C’est seulement à ces conditions qu’apparaît toute la richesse de l’univers et de la réflexion du cinéaste et que se fait jour l’émotion poétique. L’un des plus beaux films du cinéaste, porté par un Marcello Mastroianni remarquable dans l’un de ses derniers rôles.

[3/4]

jeudi 1 septembre 2011

« Antichrist » de Lars von Trier (2009)

L’art cinématographique est un art complexe et jeune, ce qui signifie qu’il a encore de très vastes étendues à conquérir et de nombreux domaines à explorer. Je ne crois pas que le cinéma soit mort, comme on le lit souvent, je crois qu’il avance par à coups, avec des moments d’intense créativité, comme dans les années 60, et des moments de vide, comme ces dernières années. Mais il y a toujours, même dans les creux, une poignée d’artistes qui continuent à fouiner, à proposer une vision originale, pas toujours intéressante ou pertinente certes, mais personnelle et réfléchie de leur art. Les œuvres de ces artistes ne doivent alors pas être jugées trop hâtivement, sous peine de passer à côté de quelque chose. Lars von Trier est de ceux-là. Pourquoi ce préambule? Peut-être pour me donner des excuses, car, je dois bien avouer avoir été complètement dépassé par «Antichrist» lors de sa sortie en salles et d’avoir, à l’époque, succombé aux sirènes qui s’allumaient de toute part pour dénoncer la mascarade représentée par ce film. Deux ans après, il me faut revenir sur ce film que j’ai enfin su regarder et comprendre pour réévaluer sérieusement mon jugement passé. Pour commencer, l’histoire. «Antichrist» nous raconte le combat intérieur douloureux d’une femme incapable de concilier ses désirs de femme avec ses responsabilités de mère, identifiés comme deux pulsions contradictoires. De là naît chez cette femme un syndrome psychologique qui la pousse, inconsciemment ou non, à rejeter son enfant. Elle se met à avoir des hallucinations auditives, l’entendant pleurer dans les bois, le torture quotidiennement en lui mettant ses chaussures à l’envers, pour finir par le laisser tomber littéralement de la fenêtre de son appartement, incapable qu’elle est de mettre fin à son ébat amoureux pour endosser son devoir de protection. La perte de son enfant la plonge alors dans un grand désespoir plein de culpabilité. L’inconséquence de son mari, qui entreprend avec elle une thérapie inadaptée de deuil, va réveiller les psychoses endormies de cette femme qui identifie alors la source du mal comme étant son désir, soit sa féminité, donc sa nature de femme et par association, la nature tout court, considérée dès lors comme l’Eglise de Satan. Lorsqu’on a à l’esprit cette lecture du film, celle du parcours psychologique d’une psychotique mal soignée par un mari égoïste, cherchant à oublier sa douleur en s'investissant dans le traitement de sa femme, tout devient clair et limpide. Ce qui pouvait paraître grotesque, exagéré, pure provocation du cinéaste (masochisme, torture, nymphomanie soudaine, etc) devient parfaitement réaliste et cohérent (pour peu que l’on se renseigne un minimum sur ce que peut engendrer la psychose chez un individu). Le film de von Trier apparaît même, dès lors, comme extrêmement bien documenté (le cinéaste a dû s’user les yeux sur Lacan), représentant même un modèle remarquable du genre. Le cinéaste ayant communiqué sur sa dépression à l’époque de la sortie du film, il faut bien voir là le cœur même du propos de son film : une description quasi clinique, d’une impressionnante acuité, d’une dérive psychotique, doublée d’un réquisitoire sévère contre les méthodes de thérapie modernes (que le cinéaste a peut-être expérimentées). Mais si von Trier parle ainsi de ce qu’il connaît à ce moment de sa vie, il n’en n’oublie pas moins sa vision d’artiste. Il dénaturalise ainsi le propos, transposant son film dans le cadre d’une sorte de conte métaphysique, multipliant les références et dressant des parallèles entre le livre de la Genèse, l’iconographie médiévale, la chasse aux sorcières et la démonologie. Dans le film, la femme malade écrit en effet une thèse sur les femmes persécutées du Moyen-Age, thèse qui va cristalliser sa psychose au point qu’elle finira par s’identifier et croire au discours à l’origine des horreurs commises à cette époque, discours qu’elle était initialement censée dénoncer. Lars von Trier profite ici de ces thématiques pour glisser quelques pistes de réflexion très riches sur une certaine responsabilité du discours religieux (la femme étant représentée comme la mère encore vierge) et les nombreux parallèles qu’il dresse ici peuvent conduire à d’inépuisables lectures. «Antichrist» apparaît désormais, comme la plupart des autres films du cinéaste, comme une œuvre riche, intelligente et vraiment stimulante. Quant à la forme du film, c’est peut-être là que le bât blesse, même si le cinéaste déploie ici une esthétique tout à fait logique et cohérente au regard de son œuvre passée, proposant un mélange entre images irréelles extrêmement travaillées, à l’instar de ce qu’il proposait dans «Element of crime» ou «Europa», et images tournées au plus près des personnages, caméra à l’épaule (ce qu’il développa dans le cadre du Dogme). La nouvelle esthétique de von Trier, qui s’affirmera encore davantage dans le film suivant, «Melancholia», n’est finalement que la synthèse de son travail passé sur la forme. Certains reprocheront au film de sombrer dans la surenchère, et accuseront le cinéaste pour le caractère explicite de ses images, cherchant simplement à choquer. Je crois que c’est se tromper sur l’intention du cinéaste qui n’a absolument rien perdu de son art de la suggestion, mais qui bien au contraire cherche à le renouveler. Dans «Antichrist», ce sont pas les actes commis par la psychotique (les symptômes de sa maladie) qui sont suggérés (tout est montré dans le détail), mais, par un retournement très intéressant, la maladie elle-même (ce qui nous place dans la position d'ignorance du mari qui affirmera pourtant avec morgue être le seul à pouvoir comprendre sa femme). De là, la lecture «à l’envers» que beaucoup ont fait du film (moi le premier). Il s’agit pourtant d’un choix au final pertinent qui donne paradoxalement de la profondeur au propos, mais cela est certes beaucoup moins évident que les dispositifs de mise en scène directs et instantanés de films comme «Dogville» ou «Manderlay». Pourtant, l’intention artistique reste bien la même, et j’espère que le temps rendra grâce à ce film, malgré ses nombreux défauts (dont je ne parlerai pas ici, ce n’est pas mon intention). Du moins l’accusation imbécile de misogynie dont le cinéaste a été massivement victime dans la critique journalistique, là où il proposait un film au contraire profondément respectueux de la femme, rejoignant le combat de toutes celles qui ont souffert la vision réductrice ou diabolisante de la femme dans l’histoire, mérite t’elle d’être levée. Une critique qui somma à l’époque le cinéaste de s’expliquer sur son film, ce qu’il est proprement délirant de demander à un artiste. On comprendra mieux alors, sans pour autant trouver ça malin bien entendu, pourquoi Lars von Trier s’est rendu cette année à Cannes en adressant aux journalistes son poing avec le mot «Fuck» tatoué sur ses phalanges... En revanche, je n’arrive toujours pas comprendre pourquoi le cinéaste danois persiste à se rendre, à chacun de ses films, en ce lieu qui a prouvé, depuis de nombreuses années, qu’il n’était plus digne de l’art qu’il prétend pourtant défendre.

[3/4]

mercredi 31 août 2011

« La Piel que habito » de Pedro Almodóvar (2011)

    Un long métrage terrifiant! « La Piel que habito », s'il n'en a pas l'air au premier abord, est un véritable film d'horreur. La façon nonchalante dont Almodóvar y malmène le corps humain donne froid dans le dos, d'autant plus lorsque l'on sait que de telles opérations chirurgicales sont aujourd'hui réalisables! C'est là sa grande force : sa vraisemblance dans son extravagance délirante. Il s'agit en effet d'un film hautement obsessionnel et fétichiste (Almodóvar semble être un émule d'Hitchcock), et par ailleurs tout à fait décomplexé sur des thèmes quelque peu sordides, bravant les interdits sexuels les plus profondément ancrés dans l'imaginaire collectif pour mieux étourdir le spectateur, un peu comme dans le « Salo » de Pasolini. D'un autre côté, venant contrebalancer le scénario haut en couleurs, la sobriété voire l'académisme de la mise en scène, d'une froideur chirurgicale, se révèle fort à propos, permettant ainsi de donner vie à cette vision cauchemardesque de la science, et de rendre tout à fait crédible le personnage d'Antonio Banderas (bien qu'il reste volontairement schématique). Si le dernier long métrage d'Almodóvar lorgne par certains aspects du côté des « Yeux sans visage » de Franju ou du « Visage d'un autre » du japonais Teshigahara, il s'en éloigne toutefois en ce qu'il ne donne plus lieu à des interrogations métaphysiques sur l'identité et le « moi », mais provoque un malaise bien plus physique et inexprimable. Un sentiment de dégoût profond en somme, qui n'est pas étranger au franchissement de certaines « limites » que s'autorise Almodóvar, assez frontalement de surcroît. Il finit de la sorte par brasser beaucoup de choses, tournant cependant toujours autour de la sexualité (le désir, l'identité sexuelle, les traumatismes enfantins,...). Là ou le bât blesse, c'est dans la concision de l'ensemble. On rit parfois de bon coeur, et les personnages sont pour certains d'entre eux délicieusement incarnés, mais certaines séquences sonnent faux ou s'avèrent de trop, si bien qu'Almodóvar ne parvient pas à se hisser à la hauteur de ses références par sa trop grande trivialité. C'est là l'autre grand défaut de ce film en effet : son manque de retenue, son goût pour la surenchère (mais c'est ce qui fera son charme pour d'autres...). Pas mal de déjà-vu et de facilités donc, ainsi que des passages à vide qui l'empêchent de prétendre au titre de « grand film » pour lequel il semble concourir, en dépit d'une maîtrise formelle appréciable.

[1/4]

« Melancholia » de Lars von Trier (2011) – (2)

J’apporte un second avis sur ce film (un peu long je m’en excuse, je n’ai pas trouvé le temps d’être plus concis), avis plus positif, tant «Melancholia» ne m’a pas laissé indifférent... C’est que le dernier film de Von Trier parvient à me rappeler à ma vieille passion adolescente pour la poésie de la mélancolie et du spleen (Baudelaire, De Nerval,…) et me semble réactualiser ce sentiment en s’affirmant comme un film incroyablement de son temps, qui retranscrit un courant d’humeur et de pensée parfaitement palpable dans l’imaginaire collectif de la société actuelle, en plein délitement. Et je crois que c’est un talent que de saisir ainsi une facette de l’esprit d’une époque. «Melancholia» peut bien être vu comme une suite à «Antichrist», notamment du point de vue formel. Von Trier approfondit ici le travail plastique réalisé dans son film précédent, proposant quelques scènes monumentales réalisées à grand renfort de moyens techniques qui contrastent avec le corps du film, qui adopte une mise en scène plus simple, proche de ce qu’il développa un temps dans le Dogme, avec caméra à l’épaule. On notera d’autres parallèles formels entre les deux films : même importance du prologue grandiloquent, au ralenti, avec musique à fond les manettes (ici le «Tristan und Isolde» de Wagner), esthétique lorgnant du même côté de la peinture romantique allemande et du gothique, construction claire du film en un prologue suivi de 2 chapitres et d’un épilogue. «Melancholia» apparaît néanmoins comme un film plus simple, presque facile, moins torturé et nettement plus limpide que son prédécesseur, jouant davantage, avec une aisance qui peut s’avérer agaçante pour certains, la corde sensible. Mais cette facilité ne doit pas faire taire l’impressionnante efficacité du dispositif : la scène finale, par exemple, a beau être un peu sur jouée, a beau s’appuyer un peu grossièrement sur la puissance de la musique, a beau user d’énormes dispositifs techniques, dans un registre presque hollywoodien (mais Hollywood n’a jamais su produire une telle séquence), elle n’en demeure pas moins d’une force dévastatrice et d’une violence qui laissent abasourdi. C’est simple, je n’avais pas été ainsi retourné au cinéma depuis longtemps, et il faut louer à ce titre la maîtrise du réalisateur qui sait décidément bien y faire et qui s’affirme là encore comme un très grand directeur d’acteur (révélant notamment Kristen Dunst). «Melancholia» est un film porté plutôt sur l’émotion que sur l’intellect (à l’inverse de certains autres films du cinéaste). Et l’émotion m’apparaît juste (bien plus que dans «Antichrist»), ce qui révèle à mes yeux la guérison du cinéaste. Il me semble en effet difficile de faire preuve de tant d’acuité dans la retranscription d’un état d’âme sans en être sorti. Von Trier regarde derrière lui, à distance, sa dépression, ce qui lui donne une significative justesse de l’observation. Si «Melancholia» s’affirme ainsi comme un film du ressenti (le cinéaste lui-même déclare s’être inspiré d’un état d’âme plutôt que d’une idée), ce qui le rend plus directement accessible et qui explique je crois sa bonne réception critique et publique, il n’en reste pas moins parfaitement cohérent et d’une intelligence qui survole largement la production cinématographique actuelle (à 2 ou 3 exceptions près). Une cohérence que l’on trouvait d’ailleurs déjà dans «Antichrist», film que je réévalue nettement à la hausse après un second visionnage qui m’a apporté la compréhension nécessaire et qui a ainsi balayé ma perplexité initiale (j’y reviendrai certainement). Car sous ses aspects de film nihiliste se cache dans «Melancholia» une retranscription très juste de l’état de désenchantement qui submerge actuellement une partie du monde occidental. Là où beaucoup y ont vu un film illustrant les désillusions d’un cinéaste malade, j’y vois pour ma part la mise en images, tel un instantané, d’une humeur morbide qui se répand inéluctablement comme une maladie et qui fait écho à des heures bien sombres de notre histoire. La première partie est à ce titre significative et sa lecture politique illustre magnifiquement le sentiment montant de dégoût et de rejet face à une société de conventions vidées de leur sens, de conceptions du bonheur imposées mais plus en prise avec la réalité des aspirations communes, d’exhortations moralisantes, de scientisme et de positivisme, d’économie prédatrice et d’argent-pouvoir. Sentiment qui conduit par la suite l’héroïne à la paralysie complète et, finalement, à l’acceptation sereine (et même plus, à l’attente désirée) du pire. Le film me semble dès lors agir comme une mise en garde, comme un avertissement jeté à la face d’un monde qui semble succomber lentement à ses démons, avertissement d’autant plus cruel et fort que le cinéaste se dispense, comme à son habitude, de tout positionnement personnel et de tout jugement sur ses personnages. La planète Melancholia joue alors le rôle, à l’instar de la planète Solaris, de révélateur de l’état psychologique de Justine, de miroir de son âme (son nom est explicite à ce sujet), et il n’est pas interdit de penser que c’est bien Justine et sa mélancolie qui anéantissent la Terre, dans une sorte de prophétie auto réalisatrice. Von Trier maltraite quelque peu la bonne conscience du spectateur mais ne cherche aucunement à diffuser des «idées» à travers ce film, et je crois que c’est une erreur que de lui attribuer des intentions qui me semblent fantasmées. Von Trier s'exprimerait à travers Justine et chercherait à nous dire que le monde est mauvais et que sa destruction serait souhaitable? Est-ce bien le sentiment que nous éprouvons après l’épilogue, la satisfaction et le soulagement (et le cinéaste sait très bien faire ressentir de telles émotions lorsqu’il le désire, en témoigne la fin de «Dogville»)? Il me semble plutôt que la fin du film nous laisse dans un profond désarroi… Dans «Melancholia», le cinéaste nous donne à voir et à éprouver une humeur qui est explicitement décrite comme une maladie, une humeur qui conduit à la fin de l’humanité. Le prologue, dont les qualités esthétiques (qui ont pourtant laissé la critique admirative) restent discutables, n’en n’est pas moins extrêmement pertinent du point de vue narratif, en immisçant en nous, dès le départ, le sentiment inéluctable de la fatalité, nous donnant à vivre de l’intérieur la maladie de Justine et à, en partie, la comprendre. C’est là que, à mes yeux, le cinéma de Von Trier peut être qualifié d’intelligent : il appelle dans le même mouvement à combattre le mal (Justine et sa mélancolie), sans succomber facilement à la tentation du bien (Claire et la société qu’elle représente) et nous place dans une position de questionnement, d’interrogation et de remise en question. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce film (notamment le rapport à l’enfance qu’entretiennent les 2 sœurs) mais cela ne correspondrait qu’à ma lecture personnelle de l’œuvre. Chacun y verra bien ce qu’il veut (et même le pire pourquoi pas), mais cette diversité dans l’appréhension du film n’est que le signe de sa richesse. Alors certes, «Melancholia» n’est pas un chef d’œuvre, la faute à une esthétique surfaite qui ne résistera pas à l’épreuve du temps et qui a fait bien mauvaise école. La faute aussi à un humour qui a perdu de son mordant (voir «Les idiots» ou «Le Direktor») et qui tombe toujours à plat (même en dehors de ses films, lorsque le cinéaste s’exprime), ainsi qu'à un manque certain de sobriété dans la réalisation. Il n’empêche, «Melancholia» reste un grand film, une œuvre maîtrisée de bout en bout, qui ne peut pas laisser indifférent. Les résonances qu’elle entretient avec l’état actuel du monde en font d’ores et déjà un film fortement emblématique.

[3/4]

mardi 30 août 2011

« Le Héros sacrilège » (Shin heike monogatari) de Kenji Mizoguchi (1955)

    « Le Héros sacrilège » dénote quelque peu dans la filmographie de Kenji Mizoguchi, tout d'abord car il s'agit de l'un de ses rares longs métrages à avoir été tournés en couleurs (et pour cause, le nombre se monte à deux si je ne m'abuse), mais aussi et surtout car il s'agit d'un film bien moins intimiste que ce qu'il a pu réaliser auparavant. On quitte les intérieurs cloisonnés, les dilemmes cornéliens et les drames amoureux pour se laisser entraîner dans des intrigues de cour, opposant bravoure et traitrise éhontée, que l'on ne manquera pas de retrouver chez son compatriote Akira Kurosawa par la suite. « Le Héros sacrilège » est avant tout le portrait d'un jeune homme qui s'affirmera en s'opposant à l'ordre ancien et aux différents pouvoirs : à son père et à sa famille, à l'empereur et à ses maîtres, puis aux moines et aux esprits défunts. Tout le film est parcouru par cette tension, ce vertige de Kiyomori qui se découvre lui-même en révélant la duplicité des autres. « Le Héros sacrilège » est aussi un film social, comme l'a voulu son réalisateur : il nous montre rien moins que l'émergence d'une nouvelle classe aux dépens des autres, celle des samouraïs, qui prendra l'ascendant sur la noblesse et le pouvoir impérial des siècles durant. De fait, il est parcouru par l'idéal martial de justice et d'honneur, et exalte la vertu de ces soldats pauvres mais courageux et fidèles jusque dans la mort. Mizoguchi nous livre donc là l'archétype du film historique à grand spectacle, avec ses qualités et ses défauts : d'un côté des couleurs superbes, une mise en scène au cordeau, une interprétation digne d'éloges, une attention portée au mouvement toujours aussi remarquable, et bien sûr du suspense, quant à l'issue des divers conflits opposants les factions rivales. De l'autre, il s'agit peut-être du film le plus « hollywoodien » du cinéaste nippon, plus froid et « superficiel » que le commun de son oeuvre, davantage porté sur la splendeur des costumes que sur l'intériorité profonde des personnages... Peu de choses à déplorer en ce qui me concerne : à défaut d'être un chef-d'oeuvre « Le Héros sacrilège » est à mon sens un excellent film, qui ne manquera pas de combler les amateurs du maître ou les passionnés d'histoire et de culture japonaise.

[3/4]

lundi 29 août 2011

« La Jetée » de Chris Marker (1962)

    Incontestablement, « La Jetée » est une réussite dans son genre : proposer autre chose qu'un film « traditionnel », et davantage qu'un simple diaporama de photogrammes, voilà qui mérite d'être remarqué. De là à en voir un chef-d'oeuvre du septième art, c'est peut-être aller un peu vite en besogne... La grande force de ce moyen métrage réside dans sa concision formelle : cadrages expressionnistes, noir et blanc tout aussi éloquent, mouvements suggérés le plus simplement possible, ellipses visuelles et narratives... En une trentaine de minutes, Marker nous offre un essai poétique naviguant entre le songe et la mort, l'anticipation et la réflexion sur la mémoire, doublé d'une touchante histoire d'amour. Notons aussi la beauté de la musique! Mais toutes ces qualités ne coïncident que trop rarement : trivialement, « La Jetée » reste un roman-photo. C'est certes très joli, très intelligent, poétique et original, mais c'est une oeuvre qui ne laisse que trop peu de place à une émotion cinématographique digne de ce nom. Marker a su brillamment user du procédé dont il est question, mais celui-ci prend finalement le pas sur son essence artistique : un peu comme pour certains films de Watkins de la même époque, on peine à faire abstraction de cette voix-off lénifiante, de cette représentation aujourd'hui datée d'un avenir apocalyptique, bref de cette science-fiction qui a parfois trop confiance dans ses « trucs », gadgets, décors, accessoires et autres, plus conventionnels qu'indispensables. Dommage...

[2/4]

« Gosses de Tokyo » (Otona no miru ehon - Umarete wa mita keredo) de Yasujirō Ozu (1932)

    Très sympathique film d'Ozu, qui parvient comme à son habitude à allier épure stylistique et acuité du trait, brossant un tableau d'une grande justesse de l'enfance. L'une des premières qualités de ce long métrage est avant tout visuelle : il s'agit d'une sorte de suite de vignettes humoristiques, d'un enchaînement de gags dirigés avec une précision d'horloger. La composition méticuleuse (exceptionnelle devrais-je dire) du plan, le rythme de l'action et les bouilles typées des gamins donnent à l'ensemble une allure de joyeux conte picaresque, à la limite de la caricature. Mais Ozu ne s'arrête pas là, il inscrit son film dans un contexte historique donné, et en se plaçant à hauteur des enfants donne un éclairage saisissant d'une époque et des perspectives d'évolution sociale d'alors, guère optimistes... Car le cinéaste japonais s'attarde aussi sur les parents, et la façon dont il sont perçus par leurs enfants : idéalisés puis méprisés. Il garde toutefois sa sobriété légendaire pour en faire autre chose qu'un simple mélodrame social : « Gosses de Tokyo » est suffisamment épuré pour garder une pertinence intemporelle. On n'aura pas grand peine en effet à se retrouver dans ces enfants turbulents, apprenant à se connaître et à s'accepter après maintes bêtises et bagarres en tous genres. Saluons pour finir la photographie irréprochable de ce long métrage et l'interprétation remarquable, faisant de ce film muet sans musique et sans paroles (du moins dans la version qu'il m'a été donné de découvrir) un modèle du genre.

[3/4]

samedi 27 août 2011

« La fête et les invités » (O Slavnosti a hostech) de Jan Nemec (1966)

Réalisé en 1966, «La fête et les invités» fait partie de ce mouvement de contestation, porté par les intellectuels et artistes tchécoslovaques, dénonçant la main mise et le contrôle total du pouvoir communiste sur les médias et la culture, mouvement qui conduira à la timide libéralisation du Printemps de Prague. Le film de Nemec sera alors censuré par le régime pendant 2 ans. «La fête et les invités» est en effet une parabole politique puissante, évoquant, sur le registre surréaliste, les conditions d’une société totalitaire. L’argument est très simple (le film n’excède pas 70 minutes) : un groupe d’amis traverse la campagne pour se rendre à une fête. En chemin, ils sont contrariés par un groupe d’individus étranges qui les soumet à un jeu quelque peu malsain et humiliant. Ils sont finalement libérés par leur hôte qui les conduit sur le lieu de la fête. Mais l’un des invités, probablement pris de panique suite à la mascarade précédente, décide de s’enfuir, ce qui va contrarier l’hôte et l’ensemble des convives et précipiter la fin du repas. Si le propos de Nemec cible, de manière à peine voilée, le pouvoir communiste (notamment par une allusion très nette au bien être du groupe, de la collectivité, troublé par la volonté d’un seul homme), le film possède suffisamment de qualités pour dépasser très largement son contexte historique. Nemec déploie ici avec brio un art raffiné de la suggestion. Sans jamais céder à la violence directe, en gardant un aspect lisse, bon enfant, et non dénué d’humour, «La fête et les invités» diffuse cependant un malaise croissant. Il nous semble que tout peut advenir et on sent que le film peut, à tout moment, basculer dans l’horreur. Mais Nemec a l’intelligence de garder une distanciation absurde et ironique jusqu'au bout, ce qui renforce le côté dérangeant du film. Le jeu, ou la farce dont sont victimes les invités, nous fait ressentir la terreur intérieure des personnages et suggère l’état d’oppression d’une population sous un régime totalitaire. Cet état conduit ensuite les invités, dans la seconde partie du film, à une complète démission intellectuelle les mettant en position d’accepter toute situation. «La fête et les invités» est une parfaite illustration de ce cheminement psychologique guidé par la peur et revêt ainsi une portée universelle et atemporelle. On pense à Kafka, les dialogues de la première partie évoquent Ionesco, et l’essence surréaliste du film rappelle immanquablement Buñuel («L’ange exterminateur» notamment). On notera également la photographie impeccable de Jaromír Sofr et l’interprétation admirable de Jan Klusák en homme enfant terriblement inquiétant. L’une des grandes réussites du cinéma tchèque des années 60, qui réserve décidément de magnifiques découvertes.

[3/4]