jeudi 31 mai 2012

« La Dame de Shanghai » (The Lady from Shanghai) d'Orson Welles (1947)

    Un excellent film noir. « La Dame de Shanghai » est réalisé en 1947 : Orson Welles n'est déjà plus un jeune cinéaste. Il a réalisé le fameux « Citizen Kane », « La Splendeur des Amberson » ou encore « Le Criminel ». Il fait donc montre d'un savoir faire pour le moins impressionnant, aussi bien dans la réalisation que dans l'écriture du film, savamment construit pour faire monter le suspense et superposer les strates de l'intrigue, avant qu'elle ne se referme en apothéose. Le scénario brille en effet par sa complexité et par ses nombreux rebondissements, à mesure que le long métrage avance. Le propos est sombre, très sombre, comme tout film de ce genre qui se respecte. Le mal est omniprésent, et les personnages tentent tant bien que mal de s'y arracher. Ce sera peine perdue : il les rattrapera tous. Saluons l'interprétation comme toujours sans faille d'Orson Welles. Saluons aussi l'interprétation de Rita Hayworth, point d'attraction de « La Dame de Shanghai ». A réserver aux admirateurs de Welles et aux amateurs de films policiers tortueux.

[4/4]

samedi 26 mai 2012

« Take Shelter » de Jeff Nichols (2012)


Totalement anecdotique. Il est remarquable, une fois de plus, de constater comment, lorsqu’un cinéaste américain s’empare d’un sujet intéressant (je vais y revenir), il le vide de toute sa potentielle richesse, le transformant en une soupe populaire (dans le mauvais sens du terme) de plus, vidée de toute intelligence, de toute poésie, de toute profondeur, de toute beauté. Et je ne parle pas ici du cinéma dans son acception technique, je ne parle aucunement de mise en scène. On sait bien que les américains ont abandonné depuis longtemps cette vielle antienne artistique ressassée par ceux qui aiment à "se prendre la tête" (voir en ce moment les commentaires de la presse cannoise dès qu’il est question de mise en scène)… Jeff Nichols filme, non pas avec simplicité, mais avec académisme. Sa mise en scène, sinon inexistante, est totalement formatée : jamais il n’ose le moindre écart, la moindre expression d’une patte un temps soit peu personnelle. Nichols reste par ailleurs fidèle à cette tradition hollywoodienne qui consiste à user toujours à grand renfort d’une musique cavalière et pompière pour souligner la moindre émotion, le moindre regard révélateur, le moindre petit embryon de tension dramatique. C’est fatiguant... Cela nous vaut des scènes à la limite du supportable. On notera celle, emblématique du vide intrinsèque qui sous-tend l’ensemble du film, où il est question d’ouvrir une porte. Peut-être 10 minutes d’un jeu sur les nerfs du spectateur, jeu qui relève vraiment de la torture, jeu totalement gratuit et injustifié par ailleurs (si ce n’est pour prolonger la durée d’un film qui, vidé de ce qui ne sert à rien, serait classé dans la catégorie des courts métrages), pour savoir si le personnage va ouvrir la porte de son abri : "- Ouvre la porte. – Non, je ne peux pas, ouvre-là toi. – Non, c’est à toi de l’ouvrir. – Mais je ne peux pas. – Fais-le pour nous."… Et là, je résume à outrance, sans tenir compte des longues minutes de silence (enfin c’est une façon de parler, n’oublions pas la musique qui nous rappelle que c’est tendu) qui égrènent chacune de ces répliques… Bref, Nichols n’est pas ce que j’appelle un cinéaste, c’est à dire un artiste. Je m’y attendais, alors passons. Je reviens sur l’enjeu du film, qui lui, aurait pu être prometteur. Pour faire simple, un homme, hanté par des cauchemars et envahi par des visions d’une tempête apocalyptique dont la pluie huileuse rendrait les hommes fous, décide d’agrandir l’abri anti tornade de son jardin, au prix de sa ruine financière et de son isolement social. Forcément, il est considéré comme fou par ses voisins et ses proches, moins par sa femme, qui cherche à l’aider et qui fait preuve d’un véritable amour envers lui. Mais lui ne peut pas agir différemment qu’en suivant ce qui dépasse la simple intuition mais relève plutôt de la prescience. Le cinéaste aborde ici un sujet assez fort, très emblématique des tourments et des angoisses actuels de la civilisation occidentale, confrontée à des crises qui menacent de l’anéantir. On pense bien sûr à la crise écologique et l’épuisement des ressources premières qui constituent une catastrophe potentielle qui peut s’avérer chaotique dans une société au fonctionnement extrêmement complexe, devenue totalement dépendante du pétrole, et peuplée d’individus ayant atteint un degré d’hétéronomie sans précédent historique. Mais le fait qu’il y ait bien d’autres crises ainsi structurelles, et non pas seulement conjoncturelles, conduit naturellement à un intense malaise civilisationnel, malaise renforcé et accentué par le fait important que cette civilisation n’est plus, aujourd’hui, porteuse de sens. Ce malaise se traduit dans le cinéma par cette vague de films plus ou moins vaguement apocalyptiques qui envahit nos écrans, et dont le plus illustre représentant reste certainement le «Melancholia» de Von Trier (qui fait beaucoup d’ombre à ce «Take Shelter»). Nichols, lui, s’avère incapable d’offrir un peu de consistance à son propos. Certainement inspiré par la mouvance survivaliste (très importante aux USA), le cinéaste est impuissant à en traduire la complexité et à poser la question intéressante de la pertinence d’une certaine paranoïa. Ce n’est sûrement pas en donnant raison à son héros, dans une scène finale largement téléphonée, que Nichols pousse le spectateur à une quelconque réflexion. Même sans proposer une certaine qualité artistique, qui semble désormais hors d’atteinte outre Atlantique, «Take Shelter» aurait pu être un divertissement pertinent, capable d’interroger sur les angoisses d’une époque et de donner naissance à l’une de ces belles figures cinématographiques oscillant indistinctement entre grande sagesse et profonde folie, figures immortalisées notamment par Kiichi Nakajima du «Vivre dans la peur» de Kurosawa ou le Domenico de «Nostalghia» (toute proportion gardée par ailleurs dans la comparaison). Au lieu de ça, «Take Shelter» n’est qu’un film catastrophe platement psychologisant, incapable de s’extraire de son fumier hollywoodien.

[0/4]      

mardi 22 mai 2012

« La chasse » (Jakten) de Erik Løchen (1959)


Le cinéma norvégien, pourtant totalement invisible sur la carte mondiale du 7ème art, cache lui aussi quelques trésors oubliés. «La chasse», réalisé par Erik Løchen en 1959, est une petite perle méconnue qui, resituée dans son époque, constitue même une œuvre d’une modernité cinématographique confondante. Cette modernité se traduit par une grande inventivité narrative. Løchen multiplie les niveaux de narration et fait appelle à une palette impressionnante d’effets de mise en scène : voix off d’un narrateur omniscient, monologues intérieurs des personnages, personnages s’adressant directement à la caméra et au spectateur, séquences oniriques et construction du film en flashbacks… L’audace formelle remarquable du film permet de donner à cette histoire très simple et déjà vue (un banal triangle amoureux) une densité surprenante. Au premier niveau de lecture du film, Løchen dresse le portrait de personnages animés par des pulsions assez archaïques: deux hommes qui mènent un combat de virilité pour posséder une femme, désireuse de maternité, qui se laisse facilement séduire par celui qui s’avère capable de lui offrir un enfant. On ne parle donc pas beaucoup de sentiments amoureux dans «La chasse», et le film fuit même tout romantisme. C’est un film assez austère et froid (le jeu des acteurs, sans atteindre au modèle bressonien, n’en demeure pas moins assez plat), impression renforcée par l’aridité des paysages nordiques, qui invite à chercher au-delà de l’intrigue à proprement dite les clés de compréhension et les pistes de réflexion. Løchen va même jusqu’à mettre en scène les interrogations du spectateur sur l’intrigue qui se noue en filmant le public faisant irruption dans le film pour demander des éclaircissements aux personnages. Le cinéaste double ainsi le spectateur dans ses propres questionnements pour lui signifier que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut qu’il s’interroge. «La chasse», par son remarquable travail de distanciation hérité de Brecht, est un film qui questionne ainsi directement le statut du spectateur et son rôle (actif, nous dit Løchen) dans l’œuvre qu’il voit. La mise en scène très riche du film (mais une richesse qui n’implique aucune pesanteur, aucune volonté démonstrative) fait toujours sens : elle questionne la manière de faire du cinéma et de raconter une histoire, en lui ouvrant de nouveaux possibles, mais elle est aussi au service de la riche exploration psychologique des personnages. Le cinéaste pousse même la complexité de la mise en scène en nous offrant un twist final qui enrichit considérablement le personnage féminin, jusque là sans épaisseur, prévisible et superficiel. Le cinéaste déjoue ici habilement, avec 50 ans d’avance, les critiques que les spectateurs d’aujourd’hui ne manqueraient pas de faire sur sa vision dépassée de la femme… Les qualités visuelles du film, taillé dans un magnifique noir et blanc très contrasté révélant toute la beauté de la toundra norvégienne, ainsi que la richesse et la diversité des outils de mise en scène que l’on y trouve rappellent immanquablement le cinéma contemporain de Bergman. En raison du triangle amoureux à l’origine de l’histoire du film, «La chasse» est souvent considéré comme une sorte de «Jules et Jim» nordique. Ne vous méprenez pas sur cet effet d’accroche à l’envers (cela pourrait inciter les authentiques amateurs de cinéma d’art à s’abstenir de visionner le film). Non, le cinéma de Løchen n’a rien à voir avec la platitude, l’académisme et la démagogie puante du cinéma de Truffaut, ce grand imposteur de l’art cinématographique. Il faut plutôt regarder du côté de Resnais («L’année dernière à Marienbad» surtout), Godard, Robbe-Grillet («L’homme qui ment») ou Bergman donc, pour trouver des référents cinématographiques comparables. Et lorsqu’on regarde de plus près l’année de réalisation du film, qui devance la plupart des premiers grands films des auteurs précités, on peut se dire qu’il serait assez bienvenu de réévaluer la place de ce cinéaste méconnu dans la trajectoire du cinéma moderne.

[3/4]

jeudi 17 mai 2012

« The Kid » de Charlie Chaplin (1921)

    Hélas, on ne fait plus des longs métrages de cette trempe de nos jours... Avec un grand talent, Charlie Chaplin nous offre un film drôle, touchant, divertissant, bref fort appréciable. Son personnage de Charlot est comme toujours aussi amusant, et se porte comme à son habitude volontaire (plus ou moins malgré lui) pour porter assistance à autrui, en l'occurrence un orphelin délaissé par sa mère. De cette rencontre entre le vagabond et le petit garçon va naître une sincère histoire d'amour filial, mise à mal par les imprévus d'une vie nécessiteuse. C'est l'occasion pour Chaplin de brosser toute une galerie de personnages, du brave policeman à la brute épaisse, qui seront confrontés à notre cher Charlot. Saluons l'interprétation de Jackie Coogan, inoubliable acteur du petit garçon abandonné. Saluons tout autant la qualité de la réalisation, qui nous offrira même à la fin un grand moment d'onirisme et d'humour. Saluons pour finir la sensibilité de Charlie Chaplin, son ton si particulier, mélange d'émotion et de dérision constante, mélange de légèreté et de gravité, de finesse des sentiments et de peinture sociale. Incontournable.

[4/4]

mardi 15 mai 2012

« Le Maître du logis » (Du skal ære din hustru) de Carl Theodor Dreyer (1925)

    « Le Maître du logis » est un excellent film de plus à mettre au crédit de Carl Theodor Dreyer, brillant cinéaste danois qui a laissé à la postérité une œuvre sans pareille, caractérisée par la finesse avec laquelle il a su dépeindre l'âme humaine. L'intrigue est simple, mais universelle, malheureusement. Il s'agit d'un maître de maison imbu de lui-même, agissant comme si tout lui était dû envers sa femme, qui courageusement s'attelle sans relâche aux tâches ménagères quotidiennes. John, cet homme que l'on peut qualifier de rustre, se comporte tant et si bien comme un tyran de la pire espèce que sa femme devra prendre du repos à la campagne pour préserver sa santé. Nana, la vieille nourrice de John se chargera de le faire revenir sur le droit chemin et présenter ses excuses pour le retour de Mary, sa femme. « Le Maître du logis » est un kammerspiel, un film de chambre. Tourné majoritairement en intérieur, il brosse le tableau néoréaliste avant l'heure d'un ménage danois du début du XXème siècle, ses heurs et ses malheurs. Plus encore il met en scène l'intériorité d'un couple, la fluctuation des sentiments d'un mari arrogant. Avec une grande humanité, on sent que Dreyer aime ses personnages, même son anti-héros qu'il fera revenir à la raison. Et c'est bel et bien l'amour conjugal le plus noble qui aura le dernier mot. On retrouve cette soif d'amour qui parcourt toute l'œuvre du cinéaste danois, et qui lui a valu de donner vie à tant de chef-d'œuvres. En somme, un film jalon dans le parcours de Dreyer, qui laisse présager les grandes choses à venir, et un talent en germe.

[2/4]

jeudi 10 mai 2012

« Paris vu par... » de Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol (1965)

    « Paris vu par... » est l'occasion de rassembler les cinéastes en vogue de la Nouvelle Vague pour 6 sketches de qualité inégale, comme c'est souvent le cas de ce genre d'exercices. Commençons par celui de Jean Douchet : assez amusant, il rappelle les premiers courts métrages de Godard, sur ces amourettes sujettes à quiproquos. Mais rien de bien exceptionnel. Le court métrage de Jean Rouch est quant à lui le meilleur de tous. Bien interprété, bien scénarisé, bien filmé, il démontre que le cinéaste-ethnographe français a une certaine qualité d'écriture, et un regard assez profond sur la vie humaine. Le court métrage de Jean-Daniel Pollet fait dans le décalé, un burlesque « à froid ». Rien de renversant. Le film d'Eric Rohmer est bien plus intéressant, il laisse place au suspense, sur une histoire tout ce qu'il y a de plus banale. Une fois de plus rien d'extraordinaire, mais parmi les sketches du lot, c'est sans doute le deuxième meilleur. Vient ensuite le court métrage de Jean-Luc Godard. Comme de coutume, nous avons droit à des disputes conjugales, avec toutes sortes de noms d'oiseaux qui volent à la face de notre héroïne. Décevant. Et pour finir, nous avons le droit à un sketche de Claude Chabrol, qui dépeint une fois de plus de façon acerbe les mœurs de la bourgeoisie. Vulgaire et raté. Résultat des courses : un long métrage en demi-teinte, qui a plutôt vieilli, et mal. Je retiens tout de même l'essai de Jean Rouch, plein d'une poésie inattendue, que l'on ne remarquera peut-être pas au premier coup d'œil.

[2/4]

mercredi 9 mai 2012

« Là-haut » (Up) de Pete Docter et Bob Peterson (2009)

    Un sympathique long métrage. « Là-haut » est une ode à l'aventure des plus réjouissantes. L'histoire est complètement improbable : imaginez un vieillard attachant sa maison à une ribambelle de ballons et s'envolant vers l'Amérique du Sud à son bord, la pilotant tant bien que mal avec de vieux rideaux en guise de voiles... Et quelle surprise lorsqu'il se rend compte qu'il n'est pas seul, mais qu'il a embarqué malgré lui un boy-scout par mégarde! Ce sera bien sûr l'occasion pour notre héros plus très fringuant de s'attacher à son jeune ami. Ainsi, d'aventures en aventures, nos deux compagnons braverons bien des dangers à l'autre bout du monde. « Là-haut » est un film tout droit sorti des studios Pixar. Il s'agit donc du dernier cri en matière d'images de synthèse. Si le résultat n'est pas exceptionnel (le character design n'est pas très beau), l'animation est fluide. La réalisation est plutôt bonne, et le montage ne laisse aucun temps mort. De toute évidence, le présent long métrage est sous haute influence miyazakienne (ce goût pour les grands espaces aériens et l'aventure la plus pure), mais il ne parvient pas à égaler les œuvres clés du maître. Le sentimentalisme est un peu trop appuyé pour que l'on ressente cette poésie si particulière de l'animateur japonais. En revanche côté entertainment on est plutôt bien servi. Il y a de l'humour, de l'émotion, de l'action... Et si l'on reste sur sa faim, on passe un agréable moment, ce qui est déjà ça. De toute évidence un film surestimé, mais comme je le disais, sympathique.

[2/4]

jeudi 3 mai 2012

« Une Femme douce » de Robert Bresson (1969)

    Un film ascétique de plus pour Robert Bresson. L'histoire est fort simple : une femme se suicide, et son époux se remémore leur vie commune passée. Elle sans le sou, qui l'a rencontré alors qu'elle cherchait à vendre pour trois fois rien certains de ses objets, et lui la recueillant en quelque sorte en se mariant avec elle. Mais une barrière infranchissable les séparera toujours, les murant dans le silence et l'incompréhension. Avec une grande économie de moyens et de pellicule, Robert Bresson retrace un amour impossible entre un homme et une femme. Il parvient à fixer la sensualité de cette femme qui échappe à son mari avec un grand talent. La mise en scène est comme toujours maîtrisée à l'extrême, tout comme l'usage des sons. Ce n'est certes pas le meilleur film de Robert Bresson, mais il ne manque pas de tenue. A réserver aux aficionados du cinéaste français.

[3/4]

vendredi 27 avril 2012

« Val Abraham » (Vale Abraão) de Manoel de Oliveira (1993)


Avec «Val Abraham», Manoel de Oliveira propose une adaptation magistrale de «Madame Bovary», transposée dans le Portugal contemporain. Il s’agit, à ma connaissance, du plus grand film inspiré du roman de Flaubert qui n’ait jamais été tourné. Le cinéaste réalise l’exploit de filmer un drame sur l’impossible amour romantique sans la moindre once de pathos, de débordements sentimentalistes, d’effusions émotionnelles ; une dédramatisation que le cinéaste parvient par ailleurs à mettre à profit sans froideur ni rigidité. Il trouve ici, dans la modestie et la sincérité de son approche, un équilibre absolument remarquable. Par l’humilité de son regard, Oliveira réussit à traduire toute la complexité des êtres avec bien plus d’acuité que s’il avait porté sur eux un jugement, aussi persévérant soit-il. De même, il parvient à filmer avec une grande pudeur le désir sexuel, sans jamais montrer à l’image un geste ou une attitude explicites. Il se dégage de l’ensemble une apaisante douceur, une grâce remarquable, caractéristiques du regard tendre et bienveillant que Oliveira porte sur les personnages qu’il filme (il adoucit considérablement les personnalités des protagonistes du roman de Flaubert). Cette infinie délicatesse trouve son apogée dans la grande épure et la grande simplicité avec lesquelles il filme la mort de son héroïne. Cette mort est d’abord préparée bien en amont, à la fois par notre connaissance préalable du roman de Flaubert, par les deux mises en garde que Ema a reçu dans le film sur l’instabilité des planches pourries du ponton, et par ce superbe mouvement d’appareil, le seul du film, au milieu des orangers, et qui nous montre que déjà, Ema n’a plus les pieds sur ce monde. Le film est par ailleurs bercé par les 5 clairs de lune de Beethoven, Debussy, Fauré, Schuman, et Chopin, qui apportent un certain élan lyrique au film. Manoel de Oliveira se révèle ici comme un très grand metteur en scène. Dans les cadrages, dans l’utilisation habile de la voix off et sa synchronisation ou désynchronisation par rapport à l’image, dans l’utilisation pertinente du champ/contre champ, dans le découpage du film en blocs temporels qui se ramifient tous à une vision poétique d’ensemble, Oliveira fait preuve d’un talent très aigu du sens de la mise en scène. Cette mise en scène très riche est au service d’un vaste propos, aux ramifications multiples, qui dépasse largement la trame narrative du roman de Flaubert. Derrière la légèreté apparente du film, qui n’est qu’une façade, une vitrine accueillante et apaisante, se révèle progressivement, et longtemps encore après la projection, une formidable richesse thématique. Au-delà d’une grande justesse et d’une grande finesse dans la peinture de la vérité des personnages (le film est fidèle en cela aussi à la vision de Flaubert), «Val Abraham» est un film qui soulève des questions aussi essentielles et multiples que le rapport entre la sexualité et la religion, la confrontation du romantisme face à la libéralisation sexuelle, l’importance de la tradition et son rôle dans la modernité, la libéralisation économique et culturelle d’une nation et d’un peuple et ses répercutions sur les métamorphoses du travail (c’est un film politique)… Oliveira porte un regard très pertinent, dans sa particularité à pousser à l’interrogation et à la réflexion, sur la notion de progrès, qui, pour le plus grand malheur du monde, n’est plus questionnée… «Val Abraham» est non seulement le meilleur «Madame Bovary» du cinéma, mais c’est aussi, tout simplement, un immense chef d’œuvre.
            
[4/4]     

jeudi 26 avril 2012

« Sauve et protège » (Spasi i Sohrani) de Alexandre Sokourov (1989)

«Sauve et protège» est un film déroutant, qui laisse perplexe. Sokourov a réalisé là une transposition caucasienne très étrange du plus célèbre des romans de Flaubert, «Madame Bovary». Très étrange par son rythme insaisissable, très étrange par les différents décalages (de l’image, du son) que Sokourov introduit volontairement dans son film, très étrange par le jeu halluciné de l’actrice principale… Cette étrangeté est à la fois la qualité du film, car elle fait toujours sens du point de vue de la mise en scène et est presque systématiquement l’occasion de véritables trouvailles cinématographiques et visuelles, et à la fois son défaut, car il faut bien avouer que l’on a parfois du mal à ne pas succomber à un certain ennui. Le film est théoriquement très bon, regorge d’idées de mise scène, est parfois visuellement subjuguant, mais reste pourtant un film raté pour un maître tel que Sokourov, comme s’il y manquait le ciment qui aurait permis d’assurer la cohésion de l’ensemble et de véritablement porter un film qui ne cesse de se dérober. Mais il faut cela dit souligner la vision toute personnelle et très singulière que Sokourov nous offre de Emma Bovary, parvenant à dresser le portrait poétique d’un personnage féminin totalement décalé, qui n’est jamais en phase avec le monde qui l’entoure, et qui ne parviendra jamais à trouver le sens de sa vie et de rencontrer son destin. Ce décalage de Emma est dès le début manifeste par l’usage qu’elle est la seule à faire de la langue française. Ce jeu sur la langue permet à la fois d’isoler et de différencier le personnage. Plus le film avance, et plus Emma s’exprime en français, creusant ainsi un peu plus le fossé qui la sépare du monde. Son jeu imprévisible (elle peut murmurer et hurler dans la même phrase, ce qui peut parfois agacer le spectateur qui devra par moment tendre sérieusement l’oreille) révèle le trouble psychologique profond dont elle souffre, un mélange d’hystérie et de syndrome de personnalités multiples. Ces multiples personnalités qui cohabitent en elle seront la source d’une des plus belles idées du film : le mari d’Emma offrira un enterrement distinct à chacune de ces personnalités qu’il inhumera séparément, par l’emboîtement de 3 cercueils fabriqués avec des matériaux différents. Comme il en a fait preuve avec encore plus de talent dans d’autres films, Sokourov continue ici de travailler la matière de l’image cinématographique proposant quelques plans remarquables en jouant notamment des anamorphoses ou des dissonances de perspectives. «Sauve et protège» n’est pas l’un des plus grands films de Sokourov, mais reste une expérience cinématographique à laquelle on pardonne aisément son caractère disharmonieux et ses petits défauts, car ceux-ci sont en parfaite cohérence avec la vision que l’auteur a du personnage inventé par Flaubert, et qu’il cherche à nous transmettre. Pour dresser le portrait poétique d’une Emma Bovary en décalage avec le monde, fascinante et repoussante dans le même mouvement, Sokourov ne pouvait faire, s’il voulait rester fidèle à sa vision, qu’un film décalé, séduisant et repoussant en même temps.    
  
[2/4]