samedi 28 septembre 2013

« Le Cid » de Pierre Corneille (1637)

    On ne présente plus le célébrissime drame de Pierre Corneille. Véritable ode à la bravoure, au sens du devoir et à l'honneur, mais aussi à l'amour passionné, « Le Cid » a reçu un accueil triomphal de la part du public de l'époque, malgré des querelles académiques sur l'esthétique de la pièce. Et plusieurs siècles après, on ne peut pas dire que l'engouement pour cette pièce se soit éteint. De nombreux acteurs renommés ont revêtu le costume de Don Rodrigue (dont le plus représentatif est peut-être Gérard Philipe), conférant au rôle une aura toute particulière. Mais au-delà du succès de la pièce de Corneille, que vaut-elle vraiment, si tant est que l'on puisse se risquer à émettre un jugement à son encontre ? Il faut bien le dire, « Le Cid » est un grand classique. Des répliques cinglantes et inoubliables, des personnages d'anthologie (Rodrigue, le héros par excellence, Chimène, la femme dans toute sa splendeur, Don Gomès, l'arrogant et perfide aristocrate, Don Diègue, le vieillard humilié,...), un dilemme... cornélien, de l'action, de l'amour, de la haine, de la passion, de l'aventure,... Tous ces ingrédients font de cette œuvre un sommet du classicisme théâtral. Pourtant, au risque de rouvrir la querelle stylistique qui opposa notamment Corneille à Scudéry... « Le Cid » est quelque peu bancal. Il faut dire que j'avais l'édition critique de Larousse sous les yeux quand j'ai lu la pièce, ce qui n'est pas pour avantager le pauvre Corneille. Mais de fait, les sentiments de Chimène sont parfois bien étranges et peu vraisemblables, malgré leur relative subtilité. Et le style de l’œuvre est tout de même très empesé, certains alexandrins sont merveilleux, d'autres sont maladroits et indigestes. Tandis que la mécanique de l'ensemble est par moment mise à mal. Ne parlons pas de l'unité de temps supposée, difficilement crédible, mais plutôt de la façon dont le drame se noue et se dénoue. Je ne peux m'empêcher d'y voir une certaine artificialité, malgré la volonté de Corneille de rendre le tout spontané. Le drame est trop basé sur le fameux dilemme de Rodrigue, si bien que l'intrigue peut se résumer à une hésitation qui s'éternise plus que de raison, avant de se résoudre au choix sans trop que l'on sache pourquoi... Je schématise un peu grossièrement, mais on ne retrouve pas ici la richesse des œuvres de Sophocle ou de Shakespeare. Dommage... Mais « Le Cid » reste toutefois recommandable.

[2/4]

mercredi 4 septembre 2013

Citation du mercredi 4 septembre 2013

« Le beau murmure comme le bien ; ils sollicitent une volonté droite ; ni l’un ni l’autre ne contraignent, l’un et l’autre suggèrent, l’un et l’autre comblent si l’on sait entendre et répondre au murmure, donnent donc le goût de vivre, ouvrent au sens de la vie, fortifient une liberté humaine. »

Paul Valadier
(La Beauté fait signe, 2012)

mercredi 28 août 2013

« Le Porche du mystère de la deuxième vertu » de Charles Péguy (1912)

    Sous un titre énigmatique, se cache une magnifique ode à l'Espérance, deuxième des vertus théologales, aux côtés de la Foi et de la Charité. Avec une grande audace mais aussi une humilité profonde, Péguy se fait le porte-parole de Dieu, un Dieu qui contemple sa création avec bonté et qui s'étonne devant l'entrain et la joie que porte l'espérance, personnifiée en une petite fille frondeuse. Le style de Péguy est rugueux, c'est un style terrien, fait de ressac, où les mots forment des vagues, comme le vent sur les blés. Il chante le labeur humain, mais aussi le repos sous la voûte étoilée. Il chante la rigueur de la vie, mais aussi sa beauté. Il chante la maladie, les larmes,... mais aussi l'espoir le plus pur, l'enfance, le rire. Charles Péguy manie les mots comme personne. Car son style n'est pas seulement buriné, il est également jeune, effronté : il ose à peu près tout, subtilement, sans pour autant verser dans le m'as-tu vu ou le clinquant stylistique. C'est ce qui fait qu'il est aussi intemporel, contrairement à nombre de ses prédécesseurs et de ses suiveurs (à vrai dire, il fait partie des 5 ou 6 plus grands poètes français, à mon sens). Et à la différence de bien des auteurs... Péguy ne se résume pas à un style. Sa spiritualité, incarnée au plus profond du genre humain, fait de son œuvre une source vivifiante où il fait bon se plonger. Les racines de Péguy sont bien ancrées dans la terre (ou dans le ciel, selon le mot de Rémi Brague) et il peut se faire le chantre de la vie sans craindre le ridicule, car il vit, sa poésie vit, et son art possède un souffle extraordinaire ! Mais pas un souffle baroque ou outré, comme chez les romantiques. Un souffle qui sonne vrai, qui donne envie de prendre la vie à bras le corps, sans hâte mais avec joie. En fait, la poésie de Charles Péguy est si jolie qu'on en oublie que c'est de la prose. Ses mots, choisis avec soin et pourtant d'un grand naturel, sont merveilleux. A découvrir !

[4/4]

mercredi 7 août 2013

« Histoire écrite sur l'eau » (Mizu De Kakareta Monogatari) de Yoshishige Yoshida (1965)

    Avec « Histoire écrite sur l'eau », le talent de Yoshida s'affranchit enfin des limites qui empêchaient ses films précédents d'être vraiment originaux. Ici la caméra ose tout, tantôt calme et réservant des cadrages soigneusement élaborés, tantôt virevoltante, proposant des prises de vue parfois aériennes, parfois inquiétantes. Car le présent long métrage est empli d'une certaine douleur, de l'absence du père du héros, de la trop grande présence de sa mère, mais aussi d'une société patriarcale et masculine qui étouffe les êtres. Yoshida choisit le thème de l'inceste pour mieux dénoncer l'horreur de la société traditionnelle japonaise. Fort heureusement, la retenue est de mise, et de son propre aveu Yoshida ne tient pas à montrer quoique ce soit, mais plutôt à suggérer. Avec une grande économie de moyens, il parvient a recréer une atmosphère étouffante, si bien que les personnages sont vidés de leur essence, comme aspirés par des désirs refoulés et des rapports de pouvoir hommes/femmes aux dépens de ces dernières... sans laisser indemnes les premiers. On retrouve une façon de faire, un style proche de Bergman, à la fois dans cette esthétique millimétrée, cette photographie en noir et blanc somptueuse et dans cette tendance à remettre en question le spectateur. N'oublions pas la belle Mariko Okada, véritablement au centre du long métrage. Un film sombre et virtuose, radicalement opposé à l'ascétisme et à la sérénité de la filmographie d'Ozu.

[2/4]

jeudi 1 août 2013

Citation du jeudi 1er août 2013

« La perfection est une blague insensée... Les grandes œuvres d’art ne sont pas parfaites. L’œuvre parfaite c’est l’académisme. »

Jean Renoir
(Cahiers du cinéma n°155, mai 1964)

mardi 2 juillet 2013

« Le Fils unique » (Hitori musuko) de Yasujirō Ozu (1936)

    « Le Fils unique » compte parmi les meilleurs films d'Ozu, et parmi les plus sobres. D'une simplicité exemplaire, d'une retenue aussi bien stylistique que scénaristique sans pareille, il s'agit d'un long métrage terriblement émouvant. C'est l'histoire d'une veuve qui travaille dans une usine de confection de soie dans les années 1920, et qui se tue à la tâche pour offrir à son fils unique de quoi payer ses études. Alors qu'il a 27 ans, vers 1935, et qu'il est parti pour Tokyo, provoquant un douloureux déchirement, sa mère vient le voir. Mais sa vie est loin d'être aussi réussie qu'ils l'espéraient, et la mère semble abattue par la situation peu enviable de son fils. Il faut dire que la crise de 1929 est passée par là, et que ceux qui pensaient réussir à Tokyo ont pour la plupart déchanté. Pourtant, de ce noir constat, Ozu parvient à insuffler de l'espoir à ses personnages. Ce qui est incroyable, et qu'il faut louer, c'est l'abnégation de ses héros, qui traversent des moments difficiles, pleurent même, comme c'est rarement le cas chez Ozu, très pudique, mais qui décident de se battre. Je ne vous raconterai pas le fin mot de l'histoire, ni comment Ozu réussit à dépeindre l'espérance sur un arrière fond de déception. Néanmoins, j'aimerais évoquer le plan final du long métrage, à l'image de tout le film. Complètement fermé, il invite à la résignation. Et pourtant, cette insistance sur ce qui s'apparente à une impasse le rend d'autant plus prêt à s'ouvrir : c'est comme si toute cette frustration accumulée allait aboutir à un avenir meilleur. Ozu nous laisse là, sans en dire plus. Mais il a esquissé le signe que quelque chose avait changé dans le cœur de ses personnages, et que leur sacrifice ne sera pas vain. Ce qui donne une toute autre dimension à son « Fils unique », comme dans les films les plus vibrants de Kurosawa (« Je ne regrette rien de ma jeunesse », mais aussi « Rashômon », où là encore un enfant symbolise l'espoir le plus pur). Ozu n'est pas passé loin du chef-d’œuvre.

[3/4]

Citation du mardi 2 juillet 2013

« De tous les actes, le plus complet est celui de construire. Une œuvre demande l’amour, la méditation, l’obéissance à ta plus belle pensée, l’invention de lois par ton âme, et bien d’autres choses qu’elle tire merveilleusement de toi-même, qui ne soupçonnais pas de les posséder. Cette œuvre découle du plus intime de ta vie, et cependant elle ne se confond pas avec toi. »

Paul Valéry
(Eupalinos ou l'Architecte, 1921)

mercredi 19 juin 2013

« La Chinoise » de Jean-Luc Godard (1967)

    Gloire à Mao, le Grand Timonier ! ¡ Viva la revolución ! Qu'est-ce que « La Chinoise », sinon un petit cours de marxisme-léninisme à usage d'étudiants en mal de sensations et dont la vie semble dénuée de sens ? Sinon un petit pamphlet juvénile d'un bourgeois qui culpabilise de sa situation pour le moins aisée (Godard pour ne pas le citer) ? Si Tonton Jean-Luc dénonce avec raison la société de consommation (ou « de prostitution » comme il l'appelait dans « 2 ou 3 choses que je sais d'elle »), que dire de sa pensée plus qu'étriquée dans son carcan politico/économico/social d'un rouge sanglant ? Je ne peux résister à la tentation de vous offrir un florilège de la pseudo-pensée du pseudo-penseur qu'est « le plus con des Suisses pro-Chinois » (ce n'est pas de moi), c'est-à-dire des extraits des pseudo-dialogues du film. « On est obligé de chercher notre idéal à des milliers de kilomètres, à Pékin »... « Les universités qui sont fermées [en Chine], moi je trouve ça formidable! […] Pour le moment les étudiants sont aux champs et font des travaux manuels »... « Tous les chemins mènent à Pékin »... Le tout avec la chanson « Mao Mao » en fond sonore et le Petit Livre rouge en 10 000 exemplaires dans la bibliothèque de Wiazemsky, en arrière plan la moitié du long métrage. Si on n'avait eu vent des horreurs du régime communiste chinois, ou même du régime soviétique russe, et si la majeure partie de l'intelligentsia française de l'époque n'avait cautionné les atrocités de tels gouvernements, on pourrait presque en sourire... Même Godard doute de sa démarche, et laisse Francis Jeanson dire à Anne Wiazemsky, qui veut fomenter un attentat : « à quoi ça sert d'aller tuer des gens si tu ne sais pas ce que tu feras après ? ». Un des très rares éclairs de lucidité qui traversent le film. Parce qu'à un autre moment (chassez le naturel il revient au galop), Godard a grand peine à concéder que la mort de Staline fut une libération... Un peu fort de café, non ? « Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? Parce que je n'existe pas », se répondent deux voix. Mais si devrait dire Dieu (selon Godard), j'existe, mon nom est Mao! Oh oui Mao, toi le pur parmi les purs, le Rouge parmi les Rouges! Et toi, Sade, ô toi le parangon même de la vertu, ressuscite donc d'entre les morts! Et toi, Jean-Paul (Sartre pour les intimes), ô toi grand génie stérile (le stérile c'est de moi), viens illuminer mon cerveau de ta pensée! Voilà ce que crie Tonton Jean-Luc à travers ses images, d'ailleurs, criardes. Mais rien ne sourd d'autre que le vide, le néant, tant du film que de la pensée de Godard. Finalement, comme ce volet qui se referme de l'intérieur à la fin du long métrage, l'art de Godard aboutit à une impasse, il n'ouvre sur rien d'autre que lui-même et le nombrilisme aigu de son auteur.

[0/4]

vendredi 14 juin 2013

« L'Annonciation de Cortone » (L'Annunciazione di Cortona) de Fra Angelico (1434) et « L'Annonce faite à Marie » d'Arcabas (?)

 Fra Angelico, L'Annonciation de Cortone, (1433-1434)

* * *

Arcabas, L'Annonce faite à Marie, (deuxième moitié du XXe siècle)
© ADAGP, Paris 2013

    Fra Angelico et Arcabas sont deux peintres d'art sacré. Le premier, religieux dominicain italien, est l'une des figures de la peinture occidentale du Quattrocento. Le frère angélique avait un « talent rare et parfait » nous dit Vasari, célèbre biographe des plus grands peintres de la Renaissance. Ses peintures sont en effet d'une luminosité radieuse et d'une douceur sans pareille. Il célèbre par son art la beauté de l'homme et de la femme : comment ne pas être ému par la finesse avec laquelle il dépeint les traits humains ? Un autre de ses grands talents est la maîtrise des couleurs : son bleu est magnifique, profond, son rouge est vif et splendide, et le doré vient rehausser l'éclat de ses toiles et de ses fresques.

    Arcabas est un artiste contemporain français, né en 1926, en Lorraine. Établi aujourd'hui en Isère, il réalise aussi bien des toiles que des vêtements, des sculptures ou des vitraux. Tantôt profane tantôt religieuse, son œuvre est toute entière traversée par le sentiment du sacré de la Création. C'est donc avec une joie communicative qu'Arcabas représente les figures bibliques traditionnelles, l'être humain, mais aussi des scènes du quotidien, ou même son état et son atelier d'artiste. Surnommé parfois le peintre de l'âme, c'est en toute modestie qu'il apporte sa pierre à l'édifice de la peinture occidentale, et fait à ce titre figure d'exception dans le morne paysage de l'art contemporain, qu'il soit d'ici ou d'ailleurs.

    Les deux œuvres que je tiens à présenter conjointement me tiennent toutes deux à cœur. Ce sont en effet deux sommets de l'art de leurs auteurs, deux façons de faire totalement différentes (quoique ne manquant pas de points communs, nous le verrons) mais tout aussi inspirées et réussies. Ces deux tableaux évoquent la même scène, tirée de la Bible : l'Annonce faite à Marie qu'elle enfantera Jésus.

1) Le contexte

     a) Fra Angelico

    L'Annonciation de Fra Angelico naît à une époque ou l'art occidental prend son essor. En 1434, nous sommes au début de la Renaissance, l'homme devient le centre de l'univers : Erasme ou Galilée ne sont pas encore nés, les Amériques ne sont pas encore découvertes, mais déjà l'ordre du monde est chamboulé. L'humanisme est né à la suite de Pétrarque, et Giotto a révolutionné la représentation picturale occidentale. La perspective fait son entrée dans la peinture, et Fra Angelico effectuera la synthèse des avancées techniques les plus récentes et de la tradition de l'art occidental.

    Fra Angelico est le contemporain de Cosme de Médicis, riche mécène fondateur de la dynastie éponyme, et fera son apprentissage à Florence. L'Italie est alors l'un des pays les plus florissants d'Europe, et Florence, l'une des villes les plus prestigieuses. Mais Fra Angelico fut certainement marqué tout autant par Thomas d'Aquin, tout bon dominicain qu'il était, et donc par la scolastique.

    On retrouve en effet dans l'art de Fra Angelico l'expression pourrait-on dire des théories esthétiques du docteur angélique. C'est indubitablement le maître de l'harmonie, de la perfection, de la clarté des formes et des couleurs.

    b) Arcabas

    Arcabas est quant à lui un homme du XXème siècle. Enrôlé de force à 17 ans dans la Wehrmacht, par les Allemands qui ont annexé la Lorraine, il s'échappe pour regagner Paris et s'inscrire aux Beaux-Arts. Mais plus qu'à l'Académie, c'est sous l'égide de son maître Clément Kieffer, côtoyé plus jeune, qu'il apprend son métier de peintre.

    Marqué par les deux Guerres mondiales, le XXème siècle est celui de l'effondrement de l'art. Si l'on ne peut nier la présence de paillettes d'or, notamment dans le cinéma, le nihilisme et la désespérance la plus sombre caractérisent ce siècle, à l'opposé de l'éclat et de l'enthousiasme de la Renaissance.

    Et pourtant, Arcabas a réussi à produire une œuvre vive, colorée, chatoyante, joyeuse, pleine d'espoir et d'humanité. Croyant inlassablement en la beauté (contrairement à nombre de ses contemporain gênés par ce mot), le peintre français s'inspire aussi bien de Piero della Francesca que de Picasso. Il a ainsi assimilé une autre révolution picturale, celle de l'art abstrait et du cubisme, sans pour autant se laisser dominer par cette approche singulière.

2) Le sujet

    L'Annonciation est ce passage de la Bible où l'ange Gabriel vient visiter Marie pour la prévenir qu'elle enfantera un fils du Seigneur : Jésus. Promise à Joseph, ne sachant pas comment une telle chose peut être possible, Marie est surprise, mais elle accepte la volonté de Dieu. « Je suis la servante du Seigneur », lui répond-elle.

    C'est un passage clé des Écritures, où Marie fait preuve d'audace et de confiance dans la capacité du Seigneur à vouloir le bien et à faire l'impossible. Marie devient alors la figure de la mère, qui se réjouit à l'idée d'être enceinte, mais aussi celle de la femme, courageuse face aux épreuves de la vie. Joseph est en effet son époux, et il peut la répudier s'il découvre qu'elle attend un enfant qui n'est pas de lui. Averti en songe, Joseph décidera finalement de garder Marie comme épouse, et élèvera Jésus comme son propre fils.

    Voici un extrait de Wikipédia, qui explique bien la symbolique à l’œuvre dans les traditionnelles représentations picturales de l'Annonciation :
 
« Bien qu'aucun des Évangiles ne mentionne ce que faisait Marie au moment de l'Annonciation, deux traditions picturales se sont dégagées néanmoins dans l'art chrétien : dans la première et la plus ancienne, qui est essentiellement illustrée par le christianisme oriental, Marie est représentée filant de la laine. En revanche, dans de nombreuses représentations de l'Annonciation de l'art occidental, particulièrement depuis Duccio qui est le premier à adopter cette iconographie, Marie est représentée généralement avec un livre ouvert à la main. Le livre, que Marie tient à la main, traduit son origine lettrée et donc sa connaissance des Saintes Écritures : Marie est le modèle de la confiance en Dieu par excellence. Saint Bonaventure identifie le passage lu comme les prophéties d'Isaïe, qui annoncent justement la venue du Christ. »

3) Analyse conjointe et comparaison

    a) Les lignes de force, la structure

    Hasard ou non, les deux tableaux d'Arcabas et de Fra Angelico sont symétriquement opposés en ce qui concerne leur organisation. Marie est à droite chez Fra Angelico, et à gauche chez Arcabas. Pour autant, l'ange Gabriel et Marie sont dans les deux cas à la même hauteur, comme pour instaurer un dialogue.
 
    Dans les deux tableaux, l'ange a une posture humble : il est courbé chez Fra Angelico, et pose un genou à terre chez Arcabas. Le groupe formé par Gabriel et Marie est plus dense chez Fra Angelico : la ligne de force que représente le corps de l'ange est quasiment verticale et forme avec celui de Marie une sorte de triangle homogène.


    Chez Arcabas, en revanche, le corps de l'ange amène directement le regard vers le visage de Marie. 


    Chez Fra Angelico il y a donc deux personnes qui conversent, l'ange qui annonce à Marie qu'elle va enfanter un fils de Dieu, et Marie qui accepte le souhait de Dieu qu'elle soit mère (cet échange est d'ailleurs matérialisé par les paroles d'or émanant de Gabriel et de Marie). Chez Arcabas, l'ange est là pour Marie, tout son être de messager est tourné vers la destinataire de la parole de Dieu, la future mère de Jésus. Il sert davantage d'intermédiaire, et malgré sa taille imposante, il se met au chevet de Marie.

    Notons qu'à la différence d'Arcabas, le tableau de Fra Angelico présente d'autres personnages, Adam et Ève, chassés du jardin d’Éden. La perspective du bâtiment, à gauche du tableau, dirige notre regard vers eux.


      b) Les attitudes des personnages

   Les personnages de Fra Angelico adoptent tous deux une attitude qu'on pourrait qualifier d'harmonieuse à la perfection, de sublime. L'ange pointe d'un doigt le ciel, de l'autre Marie, signe qu'elle sera visitée par le Seigneur. Il a une posture de messager, d'humble serviteur, pourtant irradiant de beauté. Marie fait un geste d'acceptation et de soumission, mais quel geste! Rien de déshonorant, de servile, de contrit : un geste d'acceptation douce et sereine, joyeuse même. Gabriel est pour sa part presque humain, tout aussi incarné que Marie. De larges auréoles dorées entourent leurs visages.

    Chez Arcabas, l'attitude est tout autre. Ici Marie est quelque peu surprise, son air est interrogatif : elle était en train de lire les Écritures. On sent l'irruption de l'ange dans sa vie, dans son quotidien. Sa tête est donc détournée du livre, et sa main, arrêtée dans une pose peu naturelle, vient accentuer cet air surpris. Marie est ici beaucoup plus spontanée, moins hiératique. Le tableau est indéniablement plus moderne. Gabriel, quant à lui, est irradiant de feu. C'est davantage un esprit que chez Fra Angelico. Notons que chez Fra Angelico aussi, Marie semblait en train de lire (un livre est posé sur sa jambe droite).

    c) Les traits

    Chez Fra Angelico, on lit la sérénité, la bienveillance, l'amour sur le visage de ses personnages. Les traits de Marie et de Gabriel sont extrêmement fins, et de toutes les Annonciations qu'il a peintes, c'est sans doute celle qui présente les visages les plus harmonieux (au diapason de la beauté de l'ensemble). Les mains elles aussi sont très fines, désignant délicatement le ciel et Marie pour l'ange, et celles de la Vierge doucement posées sur ses épaules, en signe d'humble soumission.

    Chez Arcabas, Marie est beaucoup plus présente, franche, mais tout autant dans une attitude d'acceptation, quoique mêlée de surprise. Son visage semble dire sa volonté de suivre le Seigneur, dans la même joie que chez Fra Angelico. L'ange, quant à lui, a un regard plus intense. Arcabas utilise une de ses techniques favorites, reprise du cubisme et de Picasso : deux yeux côte à côte chez un personnage de profil, qui défient les lois de la nature, pour mieux signifier la force du regard de l'ange. Son visage enflammé traduit à la fois sa nature divine, spirituelle, et la vivacité du message qu'il porte à Marie.

    d) Les couleurs

    On retrouve chez Fra Angelico et chez Aracabas des codes de couleurs traditionnels. Ainsi Marie est peinte en jaune, rouge et bleu chez les deux artistes, comme dans nombre de tableaux occidentaux représentant le personnage de la Vierge. Notons que Marie et Gabriel sont tous deux blonds chez Fra Angelico, d'une blondeur presque irréelle, divine.

    Ce qui diffère, en revanche, c'est tout d'abord la figuration de l'ange. Gabriel ressemble plus à un humain chez Fra Angelico, et sa robe est de couleur rose pale, couleur assez neutre mettant en valeur la splendeur des vêtements de Marie, peu sophistiqués (quoique bordés de doré) mais lumineux.

    Chez Arcabas, Gabriel est doré et gris bleu. Difficile de séparer son être de ses habits, ce qui fait de lui un esprit évanescent, immatériel, vaporeux, au contraire de Fra Angelico.

    Le décor est plus riche chez Fra Angelico que chez Arcabas : nous sommes dans une sorte de palais, sous une voûte étoilée d'un bleu noble, tandis que l'on aperçoit un jardin clos, symbole traditionnel de la virginité de Marie, au vert plein d'espérance. Des roses, signes de l'immaculée conception de la mère de Jésus, semblent y pousser au fond. A l'intérieur du bâtiment, de riches draperies entourent Marie, et mettent en valeur la scène, la meublent, quoique discrètement.

    Chez Arcabas, le décor est réduit à l'extrême, abstrait. Seul un carrelage noir et blanc fait office de plancher, sous un fond rouge.

Conclusion

    Nous avons ici affaire à deux chefs-d’œuvre de la représentation picturale occidentale, merveilles de composition et d'imagination. Arcabas est ici particulièrement inspiré, très original (comme pour nombre de ses réalisations), tandis que Fra Angelico atteint des sommets d'harmonie et de beauté. Arcabas n'est pas en reste ceci dit : Marie et Gabriel sont magnifiques, l'une est très belle, très féminine, l'autre est flamboyant.

    Ces tableaux dépeignent des sentiments très subtils : la libre acceptation de Marie de suivre le Seigneur, l'annonce qu'elle enfantera un fils à l'avenir extraordinaire. Ces œuvres respirent la confiance, la joie, la sérénité, dans une grande simplicité. Nous sommes loin de l'exubérance baroque! Et pourtant, c'est splendide : nul besoin d'en faire trop. Il faut dire qu'Arcabas et Fra Angelico sont des maîtres : en quelque traits bien choisis, ils parviennent à représenter l'indicible.

    Malgré la distance temporelle qui les sépare, Arcabas et Fra Angelico partagent ainsi une même vision de l'homme, distinguée, pleine de bonté et d'espoir. On retrouve dans leurs œuvres respectives une même sensibilité particulièrement délicate, au service de représentations principalement inspirées par la Bible. Une façon de rafraichir les images si riches des Écritures, de se les approprier pour mieux en faire ressortir toute la beauté.

[4/4]

dimanche 9 juin 2013

« Alamar » de Pedro González-Rubio (2009)

    « Alamar » est un film simple et sobre, malgré son esthétique un peu tendance (caméra portée, passages rétro style film de vacance...). C'est l'histoire d'un couple divorcé, d'un père qui emmène son fils avec lui en vacances dans une cabane sur pilotis perdue sur la mer, aux côtés de son grand père. Les protagonistes évoluent en fait sur le récif corallien de Chinchirro, dans les Caraïbes. Il faut louer la science du cadrage du réalisateur mexicain, qui nous réserve de magnifiques plans marins, d'animaux, ou même de ses héros, faisant la part belle à la contemplation. La bande-son est tout aussi discrète et soignée. En revanche, l'auteur-réalisateur pèche plus du côté du scénario, qui brille par sa quasi absence. De l'aveu même de Pedro González-Rubio, « Alamar » est un plaidoyer pour la sauvegarde du massif corallien, et tient donc davantage du documentaire que de la véritable œuvre d'art. On peine en effet à s'identifier à ces personnages (sauf au petit garçon, très bien interprété, tout à fait candide et curieux au contact de la nature), notamment à ce grand-père très bavard qui ne dit finalement pas grand chose d'intéressant. A la mesure de tout le film. Le cinéaste n'approfondit pas la relation filiale qui prend un nouveau tour entre le père et le fils qui se retrouvent loin de la mère, brièvement évoquée au début du long métrage. On peut louer la retenue de González-Rubio, mais comment ne pas y voir un certain manque d'âme ? Un film en demi-teinte donc, relativement joli, mais manquant cruellement de saveur.

[1/4]