mardi 19 août 2014

« Mû » d'Hugo Pratt (1992)

    Ultime aventure de Corto Maltese, « Mû » est, tout comme « Les Helvétiques », un long rêve halluciné. Et tout comme « Les Helvétiques », il s'agit pour moi d'un album en demi-teinte. Corto entre de plein pied dans le pays des songes, mais ces songes n'ont pas la même saveur, à mon goût, que ceux plus subtils des « Celtiques » et autres « Sous le signe du Capricorne ». Peut-être est-ce dû au « trop plein » d'onirisme : à forcer de vouloir mettre des templiers et des champignons hallucinogènes partout, et surtout à force de les croiser avec tout et n'importe quoi (ici l'Atlantide et le pays perdu de Mû), Hugo Pratt perd en crédibilité, et surtout cède à une certaine facilité. Il faut dire que j'entrevois une baisse de régime dans l’œuvre de l'Italien depuis « La Maison dorée de Samarkand », dernière grande aventure, et dernier véritable bon album d'Hugo Pratt. A mon sens, ce qui fait le sel de Corto Maltese, c'est ce mélange entre un contexte historique fort et trouble (la première moitié du XXème siècle), des personnages mystérieux et mémorables (Corto et les nombreux personnages secondaires, excepté Raspoutine, trop grossièrement écrit, surtout vers les derniers albums), de l'aventure, et une pointe (bien qu'indispensable et plus que bienvenue, mais je dis bien une pointe, pas une louche) d'onirisme et de poésie. Un mélange délicat, qui a fonctionné pendant plusieurs albums de choix, mais qui semble se faner à partir de « Tango »... Sous couvert d'onirisme, Pratt se fait plus trivial, et ses personnages n'ont plus grand chose à dire... On ne compte plus les invectives un peu vaines qui jouent d'un comique de répétition éculé... Ainsi, il y a beaucoup de cases qui s'écoulent sans intérêt dans « Mû », délayées dans un récit au flou artistique plus ou moins maîtrisé. Pour autant, quelques passages et quelques bonnes idées forcent le respect, et démontrent qu'Hugo Pratt est (ou fut) un grand de la bande dessinée. « Mû » n'est donc pas un grand album de BD, mais son originalité et la beauté du trait de Pratt en font tout de même un passage (initiatique ?) obligé pour qui s'intéresse au neuvième art.

[2/4]

lundi 11 août 2014

« Un jour sans fin » (Groundhog Day) d'Harold Ramis (1993)

    « Un jour sans fin », c'est avant tout un scénario original et surtout merveilleusement bien exploité. Imaginez : Phil Connors est un présentateur météo complètement désabusé. Et pour cause, comme chaque année depuis 3 ans, il doit aller couvrir le Jour de la marmotte (censée annoncer la venue du printemps) dans une bourgade reculée de Pennsylvanie, lui qui se croit si sûr de son grand talent. Imbu de lui même, aigri, il insupporte ses collègues, mais, en trainant les pieds, fait son reportage. Vient enfin le moment de repartir vers Pittsburgh, quelle délivrance ! Hélas, le matin il se réveille dans le même hôtel que la veille... et c'est une fois encore le Jour de la marmotte. Et ainsi de suite pendant des jours et des jours : il est condamné à revivre exactement la même journée, et à revivre les mêmes situations avec les mêmes personnes que la veille. La seule chose qui change, c'est que Phil est conscient de ce qui lui arrive (c'est bien le seul) et que la seule liberté qui lui reste, c'est de choisir de vivre tant bien que mal cette journée sans fin, de façon positive ou non. De là découle une réflexion philosophique plus subtile qu'il n'y paraît : Phil est bloqué sur cette journée, mais il peut en faire ce qu'il veut, selon qu'il voie le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il peut s'enfoncer dans la dépression la plus noire, braquer une banque ou au contraire s'améliorer chaque jour pour conquérir le cœur de la belle Andie MacDowell. « Un jour sans fin » est donc un hymne à la vie dans ce qu'elle a de plus simple. Vous êtes sur Terre pour des années, mais qu'allez vous faire de ce temps qui vous est imparti ? Voilà la question toute simple et pourtant essentielle que nous pose ce film. Et il le fait d'une fort belle (et ingénieuse) manière.

[4/4]

jeudi 7 août 2014

« Terre des hommes » d'Antoine de Saint-Exupéry (1939)

    « Terre des hommes » est un livre somme, qui rassemble plusieurs aventures de l'auteur, Antoine de Saint-Exupéry, célèbre père du Petit Prince. Et de ces expériences hors du commun, se dégage en fait une quête spirituelle. Saint-Exupéry ne chante pas les merveilles de son avion, sa carlingue, ses ailes. Non. Il chante la beauté du monde, et surtout des hommes et des femmes qui le peuplent. La beauté d'une nuit passée à contempler les étoiles. La beauté de l'amitié humaine. La beauté du courage. L'aviation n'est qu'un moyen nous dit Saint-Ex. Un pont qui relie les hommes. La seule chose qui compte c'est l'amour. C'est ce bédouin qui sauve nos aviateurs tombés dans le désert, à la limite de la mort de soif et de faim. C'est Guillaumet, ce héros qui s'est écrasé dans les Andes, et qui, envers et contre tout, a marché, pour les siens, par responsabilité envers ceux qu'il aime, pour être sauvé. « Terre des hommes » est un livre somme, mais court, et d'une densité incroyable. Nulle place pour la pose ou l'affèterie. Le langage de Saint-Exupéry est simple, clair comme de l'eau de source, et surtout d'une beauté... Nul doute, c'est un poète. Son langage imagé fait mouche à chaque fois. Mais ce qui reste et qui demeure, qui imprègne tout le livre, c'est cette humanité de l'auteur. Sa propension à voir le bien et l'espoir dans les plus grandes difficultés, à rendre humain l'homme le plus humilié. Oui, « Terre des hommes » est un grand, grand livre. Et Saint-Exupéry l'un des plus grands auteurs du XXème siècle. Car lire ce livre (comme nombre de ses livres) vous grandit.

[4/4]

Citation du jeudi 7 août 2014

« Ce qui se transmettait ainsi de génération en génération, avec le lent progrès d'une croissance d'arbre, c'était la vie mais c'était aussi la conscience. Quelle mystérieuse ascension ! D'une lave en fusion, d'une pâte d'étoile, d'une cellule vivante germée par miracle nous sommes issus, et, peu à peu, nous nous sommes élevés jusqu'à écrire des cantates et à peser des voies lactées. »

Antoine de Saint-Exupéry
(Terre des hommes, 1939)

jeudi 10 juillet 2014

« Le Conte de la princesse Kaguya » (Kaguya-hime no monogatari) de Isao Takahata (2014)

    « Le Conte de la princesse Kaguya » est une œuvre très adulte et assez sombre malgré ses atours enfantins. En effet, y est évoquée la vie sur terre d'une jeune fille aux origines surnaturelles, trouvée par un modeste paysan dans une pousse de bambou, et élevée par ses soins avec sa femme. La jeune fille grandit avec des enfants de la bambouseraie, tout aussi modestes que ses parents adoptifs, et elle goûte aux joies d'une vie simple et heureuse. Mais le paysan trouve un jour de l'or et de belles étoffes dans la bambouseraie : il en est convaincu, sa fille est en réalité une princesse. Il se doit donc de l'éduquer en conséquence et de lui offrir une place de choix à la capitale, où elle pourra s'épanouir et épouser un riche courtisan. Mais, pour l'héroïne, cela veut dire renoncer à la vie qu'elle mène et qu'elle aime tant, et à ses amis, trop « rustres » pour elle selon son père... D'autant qu'on lui assigne une marâtre en guise d'éducatrice, et qu'elle doit se plier à des usages proprement inhumains (s'épiler les sourcils, ne plus rire, se noircir les dents, rester cloîtrée chez elle, ne pas participer aux fêtes données en son honneur,...). Le conte prend alors une autre tournure, et vient dénoncer l'avidité des hommes, qui recherchent gloire, richesse et ascension sociale sans limite (on n'est d'ailleurs pas très loin du « Bourgeois gentilhomme » de Molière, même si ce dernier est drôle et léger, bien au contraire du présent long métrage). Takahata enrichit avec intelligence le conte d'origine (daté du Xème siècle) pour opposer deux conceptions de l'existence. Ce qui, en filigrane, malgré son côté désabusé, fait du « Conte de la princesse Kaguya » (et là je vais citer un ami) « un hymne à la vie. Mais à la « vraie » vie. Une vie au contact de la nature, de gens authentiques. Une vie simple ». Je ne retrouve pas chez Takahata la même joie et la même humanité (bienveillante) que chez Miyazaki. Mais certains passages de ce film sont excellents, et surtout, le ton est assez subtil et intelligent pour donner à réfléchir, tout en savourant de jolis dessins. Attention donc, ce long métrage n'est pas vraiment pour les enfants, et il vous laissera peut-être un goût doux-amer à la sortie de la séance. Mais il offre un saisissant portrait du Japon médiéval, et plus encore, dénonce avec force et brio des travers humains plus que funestes. D'une manière telle qu'on ne peut que saluer ce qui sera peut-être le dernier film d'Isao Takahata.

[4/4]

dimanche 1 juin 2014

Citation du dimanche 1er juin 2014

« La vraie musique est le langage du cœur. »

Jean-Philippe Rameau 
(Code de musique pratique, chapitre VII, article 14, 1760)

jeudi 29 mai 2014

« Qu'elle était verte ma vallée » (How Green Was My Valley) de John Ford (1941)

    Quel film ! Et quel réalisateur que John Ford ! « Qu'elle était verte ma vallée » est un long métrage très émouvant, contant l'héroïsme des mineurs du siècle dernier, l'action se déroulant au Pays de Galles. L'histoire de la famille Morgan nous est transmise à travers le regard du petit dernier d'une fratrie de plusieurs frères et d'une sœur, élevés par un père et une mère bourrus, mais aimants et généreux. La vie des Morgan tourne autour de la mine, véritable antre sans cœur, qui recrache les hommes tantôt sans vie, tantôt noirs comme du charbon, éreintés par un labeur épuisant. Néanmoins, ils trouvent leur honneur dans l'exercice de ce métier pénible, et surtout regardé de haut par la bourgeoisie de l'époque. Rien n'épargne les Morgan, ni la maladie, ni la mort, ni l'opprobre des habitants de leur bourgade. Pourtant, ils se relèvent toujours, et continuent à vivre en souriant, confiants et pleins d'espoir en une vie dure mais belle. L'interprétation est ici exceptionnelle, du premier au dernier rôle : chaque acteur semble plus vrai que nature. Il faut dire que John Ford est un sacré directeur d'acteurs. Il a le sens du détail qui fait mouche, de ce petit mouvement, de ce regard en plus qui en dit bien plus qu'un long discours. Chez Ford, en effet, le scénario est primordial. C'est le tronc d'un chêne massif, beau, large et puissant, aux ramifications infinies. Mais l'image est plus encore première : c'est la sève de l’œuvre, ce sens de l'image, si belle dans les mains de Ford, cette image qui dit tout. Ce sont cette famille à table, ce pasteur attristé dont la silhouette se détache sous un arbre, ce regard de l'enfant au réveil du printemps... Est-il long métrage plus simple et à la fois plus riche qu'un film de John Ford ? Nulle théorisation, pas de symbolique excessive, plutôt un art de la parabole, de l'histoire universelle qui touche par delà les âges et les frontières. Car il faut bien le dire, les personnages de John Ford paraissent nettement plus vivants que dans bien des films récents ou d'aujourd'hui. Encore une fois, je m'incline avec respect devant Ford, grand parmi les grands, et le remercie pour son art si appréciable.

[4/4]

vendredi 18 avril 2014

« Noé » (Noah) de Darren Aronofsky (2014)

    Un film désolant... Darren Aronofsky décide d'adapter l'histoire de Noé à sa façon, façon glauque et sombre (le mot est faible) teintée d'heroic fantasy comme sortie d'un abrutissant jeu vidéo... Et le résultat est aberrant. Pourtant j'aurais dû m'en douter en voyant la bande annonce : Aronofsky met le paquet sur les effets spéciaux, et de fait, dans son long métrage, seule l'apparence (laide à faire peur) est de mise, rien de véritablement profond, et pire, rien de beau, rien d'intéressant, rien de touchant. Noé est présenté comme une brute colérique et sanguinaire, l'humanité est divisée entre gentils et méchants comme certains Américains savent si bien schématiser (à gros traits) les choses, il y a beaucoup de violence et de haine de surcroît, et tout ça pour quoi ? On se le demande, la violence semble en effet bien gratuite dans ce film, et Aronofsky bien complaisant (mais au regard de sa filmographie ce n'est guère étonnant). De plus, tout sonne faux, artificiel au possible, du maquillage aux costumes faussement élimés pour faire plus authentique, en passant par les effets spéciaux fort disgracieux, et les acteurs insipides au possible. Et que dire de cette façon de réinterpréter la Bible pour en faire un pseudo pensum écolo-stupido-moche pour adolescents attardés et avides de sang qui gicle et de tripes étalées ? Une fois encore, tout ça pour ça ? Est-ce donc tout ce que le mythe de Noé avait à nous livrer ? Une vision nauséeuse et nauséabonde de la vie humaine ? Une vision haineuse de l'humanité, qui devrait être détruite sans espoir de survie ? Est-ce cela le message originel de l'histoire de Noé ? Non, je ne pense pas. Alors pourquoi ce film aussi violent ? C'est qu'Aronofsky doit avoir un problème... Son pessimisme est en effet atterrant. Et le peu de talent que je pensais avoir décelé chez lui semble définitivement évaporé. Non, décidément, rien à sauver du naufrage de ce long métrage et de son réalisateur.

[0/4]

dimanche 6 avril 2014

Citation du dimanche 6 avril 2014

« Voir le jour se lever est plus utile que d'entendre la Symphonie Pastorale. »

Claude Debussy
(L'Entretien avec M. Croche, Monsieur Croche et autres écrits, 1901)

mercredi 12 mars 2014

« La Grande Bellezza » de Paolo Sorrentino (2013)

    A la sortie de ce long métrage, devant les critiques dithyrambiques de la presse et des spectateurs, je m'étais rendu au cinéma sûr d'avoir affaire à un chef-d’œuvre. Ce ne fut pas tout à fait le cas, du moins « La Grande Bellezza » ne l'était pas au sens où je l'entendais. Ma déconvenue fut donc à la hauteur de mes attentes, et j'ai longtemps pris le film de Paolo Sorrentino pour du sous Fellini, le copiant et le plagiant jusqu'à plus soif, pour un rendu des plus douteux. Avec le recul et des avis très positifs dans mon entourage plus ou moins proche, je me suis dit qu'il fallait que je donne une seconde chance à ce film, et maintenant que je connais bien plus l'Italie, j'ai vraiment pu l'apprécier.

Oui, Sorrentino fait du sous Fellini, ou du moins rend un certain hommage au maître Italien, n'arrivant pas tout à fait à l'égaler, mais proposant un long métrage original, intéressant, sensible, jamais ennuyeux. Il reprend le goût du grand Federico pour la peinture d'une bourgeoisie oisive, se perdant dans les fêtes endiablées et le non sens de leur existence. A ce titre, Jep (extraordinaire Toni Servillo !) est le roi des mondains. Il a connu la notoriété jeune avec un unique roman de dandy, et depuis il évolue dans la jet set, devenu d'autant plus cynique qu'il est sans illusions sur sa condition et sa vie ratée. Il mène en effet une existence superficielle avec un cercle d'amis à la vie tout aussi cabossée et superflue, loin des choses essentielles en ce bas monde, qui sont souvent les plus simples et les plus méprisées.

La beauté de ce long métrage réside dans le fait que Jep se rend compte tout d'un coup, à 65 ans, qu'il est passé à côté de quelque chose. Il essaie alors de rattraper en un sens ce temps perdu, en osant dire et faire ce qu'il aime et ce qu'il est profondément. Et sa lucidité est décapante, sans être hargneux il sait démonter les petits arrangements avec la vérité et il ne vaut mieux pas lui faire la leçon. Il sait aussi percevoir la beauté qui réside dans des petits choses qu'on dédaigne sans s'en rendre compte. Au fond, c'est un rêveur, mais un rêveur avec les pieds sur terre.

Je dois le dire, certains passages sont assez prodigieux, notamment quelques moments poétiques comme celui où des enfants courent dans un jardin de monastère. Plusieurs personnages valent également leur pesant de cacahuètes, je me répète mais il y a un côté terriblement lucide dans l'écriture des personnages, qui interpellent immédiatement : on se sent happé par leur histoire, même si elle peut sembler dérisoire. Elle est tellement réaliste que ce film nous parle directement, sans filtre.

Et à l'image de l'Italie d'aujourd'hui – qu'il faut connaître un minimum pour pleinement apprécier ce long métrage, comme je le disais en introduction – le beau, voire le sublime, côtoient la laideur et la vulgarité la plus crasse. Notre monde Occidental à la dérive ne parvient plus que par des fragments, des réminiscences, un reste de conduite « aristocratique » (je pense à Jep), même si en réalité elle n'est pas l'apanage des plus aisés ou d'une caste, à rappeler ces instants éternels où le temps s'arrête, où la beauté reprend ses droits.

Certes, Sorrentino reprend des aspects du baroque fellinien, des personnages au physique hors norme, du surréalisme sorti de nul part, de la vulgarité donc, un côté grand guignol picaresque. Et tout cela, en plus des thématiques abordées, peut faire très lourd et indigeste. Mais de façon surprenante, tout se tient, et l'on ressent comme une brise légère, comme l'envie de revivre à la manière de Jep. C'est donc avec plaisir que je révise mon jugement : il s'agit d'un film intéressant et touchant, une belle réussite en somme, servie par de talentueux interprètes et accompagnée, j'oubliais, par une excellente bande-son et de jolies musiques.

[3/4]