jeudi 24 décembre 2015

« La part manquante » de Christian Bobin (1989)

    Christian Bobin est, formellement parlant, un écrivain français par excellence, du moins un écrivain français de notre temps. Comme Debussy ou Fauré dans le domaine de la musique, Bobin a bâti une œuvre pierre après pierre, touche de pinceau après touche de pinceau, une œuvre délicate et fragile, puissante parce que douce, belle, rayonnante, loin des gigantesques édifices parfois immortels, mais aussi parfois dangereusement lézardés, menaçant de s'écrouler sous leur poids. Ici tout n'est que légèreté. Oh bien sûr, on ressent une certaine tristesse, une certaine mélancolie dans sa poésie en prose. J'avoue la regretter. Mais comment ne pas s'émouvoir de sa plume, de son regard poétique ? Car véritablement, il a un regard, un cœur, une âme de poète. Pour qui l'a déjà entendu se faire interviewé, pas de doute possible. Hypersensible comme un Tarkovski dans le domaine du cinéma, parfois accablé par la noirceur de notre monde, il sait pourtant se faire le chantre de la beauté des hommes et des femmes, de notre Terre et de la nature. Et surtout, il manie la langue française comme personne. Il use d'un langage simple et clair, qui saisit dans la pureté et la simplicité de son expression toute la beauté de notre langue française, si belle... Pas de figures de style ampoulées, pas de style clinquant, ostentatoire, outré. Juste des mots, des mots simples mais forts, utilisés avec talent pour former une prose somptueuse. On a beaucoup parlé des poèmes en prose de Baudelaire. J'espère que dans quelques années, on parlera des poèmes en prose de Christian Bobin, qui à mon sens ont toute leur place dans notre panthéon national.

[3/4]

« La Mante religieuse » de Natalie Saracco (2014)

    « Léon Morin, prêtre » en 2014. Forcément c'est plus trash. Mais toujours aussi réaliste, pour qui sait ouvrir les yeux sur notre époque actuelle. Cette fois, il s'agit d'un jeune prêtre dynamique, David, presque aussi charismatique que Belmondo, harcelé par une jeune artiste peintre, Jézabel (nom d'une reine dépravée de l'Ancien Testament), qui se cherche et pense se trouver dans le sexe et l'excès de tout, alcool et drogue compris. Véritable mante religieuse, croqueuse d'hommes insatiable, elle se trouve désemparée par ce prêtre qui lui résiste, et qui a foi dans un absolu qui lui est étranger. Comment un homme peut-il faire vœu de célibat ? Elle cherche alors par tous les moyens à l'amener dans son lit. Cette confrontation entre les deux acteurs est marquante, d'une part en raison de la qualité de leur jeu et de la beauté sulfureuse de l'héroïne, jouée par Mylène Jampanoï, qui se heurte à la jeunesse bienveillante du prêtre joué par un excellent Marc Ruchmann. Mais aussi en raison du drame cornélien qui se trame pour le jeune prêtre : être fidèle à son vœu d'obéissance et de chasteté, exercer son ministère au service des autres en s'oubliant ou céder et aimer Jézabel ? Si le film s'arrêtait là, il serait une sorte de remake non dénué d'intérêt de « Léon Morin, prêtre », une sorte de version actualisée un peu maladroite certes, mais touchante et forte. Du moins, il semble que la majorité des critiques envers ce film s'arrêtent là, à son aspect dur et trash... Mais c'est oublier que ce long métrage recèle de personnages secondaires et d'un humour salvateur, qui permet de respirer un peu. Que ce soit l'énigmatique Stan, les prostituées, la mère supérieure, tous à leur façon détiennent une part de cet autre message, qui baigne le film : Dieu aime chaque homme et femme de ce monde. Ils ont tous un côté bienveillant qui contrebalance la noirceur du propos et le terrible affrontement entre les deux personnages principaux. Et pour finir, non le rythme n'est pas ennuyeux, le film a du sens, et on se passionne même pour ses personnages, des principaux au dernier des secondaires, et de plus, la réalisation, discrète mais efficace, démontre un vrai savoir-faire. Pour moi, malgré des maladresses évidentes, mais difficilement reprochables pour un premier film, il s'agit bien d'une réussite, à ne pas mettre entre les mains de tout le monde bien sûr, le long métrage, sans être vulgaire, étant réservé aux adultes, ne serait-ce que par son propos.

[2/4]

samedi 19 décembre 2015

« Une partie de campagne » de Jean Renoir (1936)

    Jean Renoir est peut-être avec Akira Kurosawa le réalisateur qui a su le mieux filmer la nature. Ses premiers films sont à ce titre de parfaits exemples de son talent, et se caractérisent par des prises de vue en extérieur somptueuses. On a beaucoup parlé de cet aspect de sa filmographie, ne manquant pas d'y voir des réminiscences de l'art de son père (le peintre Auguste Renoir) et du fameux mouvement impressionniste. C'est vrai. Mais pour tout dire, il me semble que cela va bien au-delà. Renoir brasse des thèmes qui vont du symbolisme (ces nombreux faunes qui parcourent son oeuvre, tous droit sortis du poème de Mallarmé), voire de l'antiquité grecque (en témoignent la présence de chœurs théâtraux dans des films comme « Toni » ou « Le Déjeuner sur l'herbe ») pour aller jusqu'à une modernité tout ce qu'il y a de plus contemporaine. Car si ses films sont quelque peu datés, mais délicieusement datés, ils conservent une certaine intemporalité : ils nous procurent des sentiments quant à la nature et aux intrigues qui s'y trament qu'on pourrait éprouver de nos jours. Le naturel (on y revient) de ses acteurs, malgré un jeu parfois proche de l'amateurisme, leur donne une présence inouïe. Ici, ceux qui se détachent sont Henriette et Henri, tous deux à l'opposé. Henriette est toute contente de se retrouver à la campagne, ingénue mais distinguée, elle se découvre des sentiments qu'elle ne connaissait pas. Henri lui est limite blasé par la beauté qui l'environne. C'est son domaine, il y règne presque en maître, et sait manipuler Henriette. Il sait se faire effacé, avec une politesse feinte, pour mieux refermer son emprise sur elle. « Une Partie de campagne » est un drame en deux actes. Acte 1 : une comédie limite grivoise, dont Renoir avait le secret. Des personnages saugrenus : une famille bourgeoise un peu bancale et deux matelots filous, qui se tournent respectivement autour, dans une ambiance de franche bonne humeur, bon enfant même. Acte 2 : un drame subtil... et horrible. L'un des matelots emmène Henriette dans la nature, et la force pour ce qui s'apparente à un viol. Il suffit de deux temps pour que Renoir nous déchire le cœur, plus précisément deux images : peu de temps avant l'acte, Henriette essuie une larme, comme si elle comprenait ce qui allait se passer, et qu'elle ne pouvait plus rien y faire ; puis ce fameux regard qui regarde ailleurs, presque le spectateur, en témoin impuissant, lors de l'acte. Rien n'est montré, seul ce visage, terrible de douleur résignée. L'épilogue permet d'appuyer le propos, en une sorte de dénonciation du machisme des hommes et du mal qu'ils peuvent faire. « Une Partie de campagne » en devient d'autant plus fort : à la beauté extraordinaire de l'image et des lieux, s'associe désormais un drame traumatisant, faisant résonner la nature de cette douleur incommensurable. La beauté de cette nature déteint alors progressivement, pour ne nous laisser que ce souvenir amer de l'égoïsme des hommes face aux femmes. Un grand, grand film de Renoir, qui comme Bazin le disait, peut être considéré comme tout à fait achevé. La récente réédition sur écran et en DVD devrait vous permettre d'en profiter.

[4/4]

jeudi 17 décembre 2015

« Le Doulos » de Jean-Pierre Melville (1962)

    « Le Doulos » fait partie de ces films noirs crépusculaires dont Jean-Pierre Melville avait le secret (maintes fois imité - Kitano, les frères Coen, Michael Mann, Johnnie To, John Woo - jamais égalé). Inspiré par les films noirs américains, il a pour autant réussi à créer quelque chose de tout à fait français, en mettant l'accent le plus souvent sur la camaraderie dans le milieu du grand banditisme, et particulièrement sur les amitiés brisées. Il a aussi su tirer parti des villes et des paysages typiquement français, créant une identité visuelle particulière. Les dialogues se font rares, et brefs, le style est sec, aride, direct, les personnages n'en font pas des tonnes. Mais à côté de ça, le langage cinématographique de Melville est tout ce qu'il y a de plus sophistiqué. On ne compte plus les mouvements de caméra discrets mais bien virtuoses (en témoigne ce fameux plan séquence d'ouverture), ces effets de styles simples en apparence, mais tellement fluides qu'on ne relève plus le savoir faire qui les a fait naître. Et puis n'oublions pas le scénario. C'est la grande force de ce film. Au début on ne comprend pas grand chose, on ne sait plus qui tire les ficelles, on est comme sonné... Bon sang, mais notre anti-héros (l'excellent Serge Reggiani) se fait donc mener en bateau ? Et puis tout à coup tout se délie. On comprend alors toute la complexité de l'intrigue, et tout fait alors sens. On comprend que rien n'est gratuit, que tout est subtilement amené, que tout concourt à créer une ambiance de polar extrêmement puissante. Du grand, grand film noir, mais toujours sous le couvert d'une sobriété qui ne fait que renforcer la force de ce cinéma. D'aucuns parlent d'abstractions lyrique pour qualifier le cinéma de Bresson, j'utiliserais ce même qualificatif pour caractériser le cinéma de Melville. Comme un coup de poing dans le ventre. Attention donc, ce n'est pas un long métrage bucolique : il est très, très pessimiste. Mais pour qui apprécie les films de genre de ce type, on ne peut qu'être impressionné par le talent de Melville, et bien sûr de ses acteurs.

[3/4]

mercredi 16 décembre 2015

« Gentleman Jim » de Raoul Walsh (1942)

    Réjouissant film que ce « Gentleman Jim » ! Baignant dans une bonne humeur constante, qui nous fait penser au meilleur de Capra, voilà du cinéma hollywoodien comme je l'aime ! Il faut en premier lieu saluer la performance d'Errol Flynn, qui incarne littéralement son personnage. Un sourire charmeur, un brin d'arrogance fort heureusement doublé d'une certaine modestie liée à ses origines on ne peut plus humbles, un culot monstre, et une allure de gentleman britannique, voilà les atouts de ce boxeur hors norme, qui grimpe deux à deux les échelons sociaux comme ceux de son sport de prédilection. Jim pourrait être agaçant, voire horripilant (il l'est d'ailleurs pour la femme dont il est épris), il est juste euphorisant par son effronterie démesurée et la vivacité de son esprit : c'est bien simple, tout le monde lui tend des pièges, et il retombe toujours sur ses pattes sans manquer de le faire savoir à ses ennemis d'un jour. Saluons aussi le scénario, ainsi que la mise en scène de Raoul Walsh. Si je devais donner un qualificatif à ce film, ce serait la générosité. Générosité du héros qui se souvient d'où il vient et grâce à qui il est arrivé où il est, générosité de ce scénario sachant faire preuve d'humour mais aussi d'émotion, lors d'une fameuse séquence finale, générosité de la mise en scène qui n'hésite pas à faire jouer à Jim tous les tours les plus pendables pour conquérir le cœur de sa belle, générosité des seconds rôles, tous plus attachants les uns que les autres, des parents émus au prêtre de bon conseil (en matière de boxe !) en passant par l'ami mal dégrossi ou le juge à l'honneur sauvé de justesse par Jim lui-même. Tout est réussi dans ce long métrage, et tout est au diapason d'une euphorie communicative : aucune fausse note. Par conséquent, c'est peu dire que je recommande ce film !

[4/4]

lundi 14 décembre 2015

« Dersou Ouzala » (Дерсу Узала) d'Akira Kurosawa (1975)

    « Dersou Ouzala » ou la résurrection d'Akira Kurosawa. Après le cruel échec commercial de « Dodes' Kaden », la faillite de la société de production qu'il avait créée avec des amis et une tentative (heureusement ratée) de suicide, Akira Kurosawa revient à la vie avec ce chef-d’œuvre d'humanisme et d'humilité. Émouvante histoire d'amitié, « Dersou Ouzala » raconte le choc de deux cultures, la rencontre de deux hommes qui s'observent, curieux l'un de l'autre, avant de peu à peu se comprendre et finalement vivre une sorte de relation fusionnelle. La présence de la Nature domine tout le film, contre laquelle l'Homme doit lutter (pour l'homme « civilisé ») ou au contraire avec laquelle l'Homme doit vivre en harmonie (pour l'homme « sauvage »). Ce film invite à la modestie pour l'humanité vaniteuse, à relativiser « l'intelligence » et la « connaissance » supposées de la civilisation ou du progrès, surtout lorsque la Nature toute puissante cherche à reprendre ses droits et que seul Dersou, dont on se moquait au début, se révèle apte à comprendre celle-ci et à lutter contre les éléments déchainés. « Dersou Ouzala » est aussi une bouleversante tragédie, pour des raisons que je vous laisse découvrir. Malgré cela, on ressort grandit du visionnage de ce film, émerveillé devant les richesses de la Nature et de l'Homme. Un chef-d’œuvre de simplicité et de profondeur à la fois, d'une incroyable beauté.

[4/4]

dimanche 13 décembre 2015

« Le Septième Sceau » (Det sjunde inseglet) d'Ingmar Bergman (1957)

    Bien que manquant parfois de subtilité (à mon sens), « Le Septième Sceau » est une réussite indéniable de la part d'Ingmar Bergman, surtout quand on connait la rapidité d'exécution et le peu de moyens dont bénéficiait ce film. C'est sans nul doute l'un des plus personnels du cinéaste suédois, agrégeant ses préoccupations et ses interrogations les plus fortes à travers les divers personnages. En premier lieu vient Antonius Block, parfaite incarnation de la détresse existentialiste de Bergman : il a cherché Dieu jusqu'en Terre Sainte mais l'absence de ses réponses lui fait craindre son absence tout court, et c'est finalement la Mort, seule certitude ici-bas, que le chevalier va rencontrer. Dépeinte avec humour, la Mort s'avère triomphatrice à tous les coups mais n'en demeure pas moins ignorante de ce qui attend les hommes après, raison supplémentaire de ne pas la craindre puisque finalement il s'agit plus d'une sorte d'« exécutant » que d'une entité toute-puissante. L'écuyer est quant à lui le parfait opposé du chevalier, plus terre à terre, sans manières et sans illusions, aimant les plaisirs simples de la vie quand son maître semble évoluer dans un autre monde : il est une autre facette de la personnalité de Bergman, celle qui aspire à prendre la vie comme elle vient, avec plus de simplicité mais non sans lucidité. La troisième et dernière principale personnification de Bergman se retrouve dans l'artiste ambulant et sa famille, persécuté par les ignorants n'entendant rien à son art, mais étant cependant incapable de vivre un seul jour sans l'exercer. Parcouru d'images inoubliables, « Le Septième Sceau » constitue l'un des films les plus accessibles de Bergman pour découvrir son œuvre, l'un des plus vivants aussi, et surtout l'un des plus représentatifs de son auteur.

[4/4]

samedi 28 novembre 2015

« Policier, adjectif » (Polițist, adjectiv) de Corneliu Porumboiu (2010)

    Un long métrage assez déstabilisant, qui commence presque comme une mauvaise blague (le projectionniste aurait-il confondu la bobine avec celle d'un remake roumain d'une série policière à la « P.J. », l'action en moins ?), mais qui peu à peu prend de l'envergure. À mesure que le film avance, la méthode de Corneliu Porumboiu prend tout son sens : il construit patiemment, petit à petit son long métrage avec un souci exemplaire de justesse et de vérité. C'est comme s'il partait du néant, comme s'il faisait table rase des conventions du 7e art pour créer sur des bases extrêmement solides son récit. Éviter le mensonge, éviter l'excès, être précis, voilà la ligne de conduite qu'on peut déceler dans « Policier, Adjectif » (Ceylan et Kiarostami ne sont pas loin). Porumboiu nous donne même les clés de son film : vérité certes, mais aussi temps, événement,... voilà les maîtres-mots qui fondent son art. La gestion du rythme du cinéaste roumain est en effet quelque peu éprouvante, mais par son exigence permet une lente montée en puissance vers une séquence finale radicalement différente, et qui donne tout son intérêt au long métrage, d'un seul coup ! En un instant, dans une continuité, une harmonie pourtant parfaite avec ce qui précède, des thématiques aussi imposantes que la morale, la loi, la subjectivité, la conscience ou bien sûr le rôle de la police envahissent le récit et nous laissent estomaqués, longtemps marqués par ce qui s'est dit après la fin de la séance. Avec une économie de moyens formidable, une simplicité et une sincérité remarquables (et même de l'humour !), « Policier, Adjectif » nous emmène bien plus loin que le début ne pouvait le laisser penser... À tous ceux qui ne sont pas effrayés par un cinéma qui délaisse l'action au profit de la réflexion, je ne peux que recommander vivement cet excellent film roumain !

[3/4]

samedi 7 novembre 2015

« Douze hommes en colère » (12 Angry Men) de Sidney Lumet (1957)

    Il y a les films surestimés, ces films que l'ont retrouve dans tous ces classements pompeux et qui se ressemblent tous des « 100 plus grands films de tous les temps et de la galaxie » sans raison, juste parce qu'ils sont tape à l’œil et que des snobs leur tressent des lauriers bien trompeurs pour qui sait y regarder. Et puis il y a les vrais grand films, les Classiques (comme on parle de musique classique ou de grands peintres), ceux qui sont plébiscités, et à raison. « Douze hommes en colère » fait partie de ceux-là. Sorte de huit-clos, proche d'un théâtre filmé pourtant tout ce qu'il y a de plus cinématographique (à l'inverse du mauvais théâtre filmé franchouillard), il s'agit d'un chef-d’œuvre authentique. Tout d'abord, son scénario est en or massif. 12 jurés débattent de la culpabilité d'un jeune adolescent défavorisé, soupçonné d'avoir tué son père. 12 personnages comme autant de représentants de l'espèce humaine, comme les savoureux personnages de la fameuse « Chevauchée fantastique » de John Ford. Certains sont orgueilleux, belliqueux, arrogants. D'autres sont distants, froids, voire même joueurs ou infantiles. D'autres enfin sont discrets, humbles, d'origine modeste. Tous sont réunis dans une salle surchauffée, lors d'une journée particulièrement torride, pour juger de l'avenir d'un jeune homme, qui devient le symbole même de la pauvreté, de la misère, de l'injustice sociale. Et tous l'estiment coupable. Tous sauf un : un homme joué par Henry Fonda, un homme qui se demande si les autres n'ont pas tort. Un homme seul face à onze autres. Et pourtant, un à un, il va les convaincre de réfléchir davantage à leur jugement. Le déroulement du scénario est à plus d'un titre exemplaire. Fort d'une économie de moyens considérable (que ce soit d'un point de vue matériel, des gestes, de la parole...), il parvient, de rebondissements en rebondissements à nous tenir en haleine une heure et demie durant, et surtout il réussit à nous faire réfléchir sur la condition humaine, sur le sens de la justice, de la démocratie dont les Américains sont à juste titre si fiers, du pardon, de la miséricorde, de l'empathie... Vraiment ce long métrage est d'une grande richesse et d'une grande humanité. D'autant qu'il est servi par des acteurs tous excellents, chacun dans leur rôle si différent de celui de son voisin de délibération. Je vous invite donc à regarder ce long métrage, qui là, pour le coup, mérite bien de figurer dans toutes ces listes des plus grands films jamais réalisés.

[4/4]

dimanche 25 octobre 2015

« Chien Enragé » (Nora inu) d'Akira Kurosawa (1949)

    « Chien Enragé » est le premier grand film d'Akira Kurosawa, en ce sens qu'il est totalement abouti aussi bien sur le fond que sur la forme, magistralement filmé, magistralement interprété. Il s'agit tout d'abord d'un film éminemment visuel. Tout en jeux de regards, en suggestions, en significations. Le jeu de l'ombre et de la lumière, l'effet de la chaleur sur les corps, les détails qui délivrent les réponses de l'enquête, le mouvement des personnages, et bien sûr leur regard. Le regard fiévreux de Mifune, jeune inspecteur qui s'est fait voler son arme de service, ce damné revolver qui le rend malade. Et puis la composition du plan, toujours aussi parfaite, souvent construite autour de trois acteurs : tantôt pyramidale, tantôt avec le personnage central en évidence, parfois l'un de dos, toujours avec ce soin, cet art du beau, et cette force picturale. Ensuite l'interprétation de Mifune et de Shimura force le respect : crédibles à 200%, ils sont véritablement leurs personnages. Mais les seconds rôles, comme toujours chez Kurosawa (et les Grands du 7e art) ne sont pas en reste, de la danseuse au maudit voleur de pistolet. Enfin et surtout le fond, le scénario. Dans ce film, Kurosawa se fait le témoin et le peintre de l'après guerre. Dans ce pays et ce contexte apocalyptiques, il oppose deux voies : la droiture, la vertu, le courage et la ténacité, incarnés par Mifune, et la chute, le désespoir, la violence, le néant, personnifiés par Yusa, le voleur de revolver. Mais ce qui fait la force exceptionnelle de ce long métrage, c'est qu'un rien les sépare. Tous deux se sont fait voler leurs affaires en rentrant de l'armée, tous deux ont vécu la guerre et ses traumatismes. Mais l'un a tenu, l'autre s'est effondré. Pourtant tous deux sont comme des frères jumeaux, presque des égaux, tels que représentés dans un fameux plan en fin de film, où ils se jettent dans un champ, presque dans les bras, épuisés, moralement et physiquement, l'un à la poursuite de l'autre, mais semblables par bien des aspects, l'un n'allant pas sans l'autre, à l'image de ce Japon qui se relève difficilement de la guerre, avec sa face lumineuse et sa face obscure. Tout ça est dit en un plan. Toute la force du cinéma de Kurosawa réside dans ce plan, où le fond se coule dans la forme pour ne faire qu'un seul et même matériau cinématographique. C'est la grandeur de son art, de son cinéma. Mais « Chien Enragé » ne se limite pas à ce plan. C'est avant tout une enquête trépidante, inlassable. Ce sont deux courses poursuites d'anthologie. C'est un Tokyo chaotique, agonisant sous la chaleur. C'est un des plus grands films noirs de l'histoire du cinéma. Oui, le premier grand chef-d’œuvre d'Akira Kurosawa, et loin d'être le dernier.

[4/4]