dimanche 14 janvier 2018

« A Voix Haute : La Force de la parole » de Stéphane de Freitas et Ladj Ly (2017)

    « A Voix Haute » est un excellent documentaire, à la fois sur l’éloquence, sur la force de la parole comme son sous-titre l'indique, mais aussi et surtout sur une bande de jeunes de Seine Saint-Denis, qui malgré les épreuves de leur courte existence se tiennent debout, la tête – et la voix – hautes. Dans une démarche assez classique, le réalisateur nous conte l’itinéraire d’une trentaine de jeunes s’étant inscrits au concours Eloquentia, et bénéficiant d’un accompagnement dans plusieurs domaines pour le préparer et tenter de le gagner. Nous découvrons des jeunes attachants, aux personnalités riches dans leur diversité et aux histoires personnelles qui forcent le respect. Ils sont entourés par des coachs bienveillants, parfois rudes, mais qui les poussent à donner le meilleur d’eux-mêmes. « A Voix Haute » est un film très simple, un documentaire qui délaisse les effets de manche douteux, à la caméra discrète, au service de ces jeunes, pour mieux livrer leur témoignage revigorant. Le long métrage nous fait passer du rire aux larmes le plus simplement du monde, avec beaucoup de franchise et de pudeur. On se met à suivre avec attention leur parcours au sein du concours, et on se prend à espérer qu’ils aillent jusqu’au bout, pour le gagner. Il s’agit d’un bel éloge de la parole et de la jeunesse, une jeunesse non pas centrée sur elle-même, comme on nous la montre trop souvent depuis des décennies, mais une jeunesse qui sort d’elle-même, exprimant la justice et le beau, une jeunesse au service d’idéaux qui la dépassent, et qui se forge au gré du chemin vers la maturité. Vraiment je ne peux que saluer ce film rafraichissant et touchant, réservant un moment de cinéma simple et émouvant, une très belle réussite qui se démarque du paysage audiovisuel français contemporain, plus volontiers tourné vers la médiocrité et l’auto-complaisance que vers la profondeur et l’humanité du propos.

[3/4]

dimanche 24 décembre 2017

« Star Wars, épisode VIII : Les Derniers Jedi » (Star Wars, Episode VIII : The Last Jedi) de Rian Johnson (2017)

    Je ne m'en rendais pas compte jusqu'à ce jour, mais Star Wars déchaîne véritablement les passions. Ce qui est compréhensible au vu du succès de cette saga, et de son omniprésence au cinéma ou à travers des objets dérivés depuis une trentaine d'années. Au risque que ça en devienne vraiment ridicule... Surtout quand des fan hardcore font preuve d'une mauvais foi certaine.

Pourquoi cette introduction ? Car je m'étais poliment ennuyé devant l'épisode 7, « Le Réveil de la force », le réalisateur et les scénaristes livrant un service minimum faisant passer « Rogue One » pour audacieux, voire révolutionnaire. En bref, c'était du foutage de gueule : on prend l'épisode 4 originel, et on ressert la même chose pour garantir le fan service, aucune prise de risque... et aucun intérêt. L'épisode 8, « Les Derniers Jedi » m'a au contraire bien plus intéressé, les deux personnages principaux prennent enfin de l'épaisseur, bien plus que ceux de la prélogie signée Georges Lucas, plus proche du soap opera que du space opera... Dans l'épisode 7 je trouvais le choix d'Adam Driver comme « méchant de service » particulièrement désastreux : je le trouve ici terriblement pertinent. Et après « Silence » de Scorsese et ce dernier Star Wars, j'en viens à le considérer maintenant comme un bon, voire un très bon acteur. 

En fait, scénaristiquement comme visuellement, en passant par l'interprétation, tout ici prend du corps, jusqu'à un Mark Hamill qu'on avait quitté insipide dans la trilogie d'origine, et qu'on retrouve ici transformé, littéralement habité, assez charismatique je dois bien le dire. Les enjeux sont bien plus forts : est-ce que le bien va verser du côté obscur, et est-ce que le mal va revenir vers la lumière ? Beaucoup de questions sont laissées en suspens, c'est frustrant et peut-être involontaire, mais ça attise d'autant plus notre intérêt. Il y a tout de même des volte faces scénaristiques agréablement surprenantes et des séquences visuellement époustouflantes. En bref, pour moi cet épisode est une réussite, surtout que les avis négatifs me faisaient attendre le pire. Peut-être aussi qu'avec des attentes relativement basses je ne pouvais qu'être conquis.

Car il est vrai qu'il y a aussi des séquences assez ridicules et improbables, et des choix scénaristiques douteux. Il est vrai également qu'il y a à boire et à manger, et que le rythme du long métrage est assez erratique, comme si le réalisateur et les scénaristes avançaient en marchant, sans trop savoir où aller. Certains personnages intéressants ne sont pas assez creusés (celui de Benicio del Toro et Maz Kanata notamment), quand d'autres moments semblent interminables (les batailles stellaires).

Mais je dois dire que cet épisode a bien plus de saveur que les 4 derniers de la saga, c'est du moins mon impression à chaud. Sans doute qu'en le revoyant mon impression et ma note s'émousseront, pour autant cette première vision a emporté mon adhésion. A vous de vous faire votre avis !

[2/4]

samedi 16 décembre 2017

« Nuits blanches » (Le notti bianche) de Luchino Visconti (1957)

    « Nuits blanches » de Visconti, adapté d'une nouvelle de Dostoïevski également portée à l'écran par Robert Bresson, ne figure pas à mon sens parmi les plus grandes réussites du cinéaste italien. Le principal reproche que j'ai à lui faire c'est son actrice principale, au jeu tout sauf subtil, beaucoup trop larmoyante et excessive pour ne pas agacer. Or le problème, c'est que c'est véritablement elle qui est censée porter tout le film : le toujours excellent Marcello Mastroianni, n'est qu'une sorte de faire valoir, un homme quelconque perdu dans ses rêves, il est volontairement complètement effacé, et complètement fasciné par cette femme qui attend sur un pont la nuit.

Malheureusement cette femme perd tout mystère à mesure que le film avance et qu'elle fond continuellement en sanglots, tout en faisant l'effarouchée alors que le pauvre Marcello ne lui demande pas grand chose. Elle ne paraît plus inaccessible, mais timorée et infantile, ce qui dessert totalement le long métrage en amenuisant son enjeu principal. Dommage, car ce film comporte une réelle atmosphère onirique, comme si Visconti avait quitté le Néo-réalisme italien pour mieux se plonger dans le Réalisme poétique français. Même si j'en doutais au début, je trouve que le choix fait par Visconti de rendre le tout volontairement artificiel mais en l'ancrant dans un minimum de la réalité, ne rend le long métrage que plus fort, en exacerbant sa portée poétique et son caractère de conte.

Je n'ai pas lu la nouvelle de Dostoïevski ni vu le film de Bresson, mais je suis certain qu'il y avait matière à en tirer bien davantage. Je dois dire également que les décors font un peu trop étouffants, on se sent trop à l'étroit, et ce pont n'est pas bien majestueux, difficile de se mettre à rêver totalement comme le personnage principal. Finalement c'est ce dernier qui m'a le plus touché, cet homme anonyme, qui perd son âme à mesure qu'il voyage pour son travail, devenu sans attaches, il n'est plus personne. Et pourtant il a besoin d'amour, de chaleur humaine, il aime cette femme... mais est-ce qu'elle l'aime en retour ? La fin, terriblement cruelle, vient donner au film une dimension autre, profondément mélancolique, mais qui contribue à son charme évanescent, vaporeux, halluciné.

En somme, un long métrage avec de belles qualités, mais quelques défauts qui l'empêchent d'être pleinement abouti et à la hauteur des ambitions de Visconti.

[3/4]

dimanche 10 décembre 2017

« Coco » de Lee Unkrich et Adrian Molina (2017)

    « Coco » est plaisant, mais comme tout blockbuster, il faut raison garder et faire abstraction du grand spectacle qui nous est proposé, afin de prendre du recul et analyser les qualités et les défauts de ce long métrage. Certes, visuellement plusieurs passages sont bluffants et magnifiques. Certes, c'est probablement l'un des Disney / Pixar les plus profonds, l'un des seuls à traiter de l'au-delà et de la transmission d'une génération à une autre, voire à plusieurs autres. Pourtant nous sommes en terrain connu : Pixar fait du Pixar, et même plus : Pixar fait du Disney. Car si esthétiquement parlant « Coco » étonne par la qualité de ses graphismes et ses couleurs chatoyantes, la trame scénaristique est très convenue, notamment l'histoire principale qui est cousue de fil blanc.

J'apprécie le personnage de Miguel, plein de vie et qui doute, ainsi que plusieurs autres personnages secondaires. J'avoue que j'ai plus de mal avec Héctor, qui joue l'habituel faire-valoir censé être drôle sans l'être tout le temps, un peu lassant à force de gags répétitifs. Certains animaux sont magnifiques, et le monde des morts est splendide, vraiment. Certaines chansons sont agréables, d'autres moins, mais un film qui vante à ce point la musique et la culture hispanique, ça me parle ! Par contre les ponts de pétales font un peu too much et pas des plus originaux. Et surtout, les bons sentiments et l'humour un peu facile font que Pixar n'arrive toujours pas à rejoindre un Miyazaki, celui auquel qui je me réfère tout le temps en matière d'animation. Car si « Coco » est un excellent divertissement, est-il vraiment une œuvre d'art ? Oui, je peux l'affirmer, car malgré quelques défauts, c'est globalement une réussite, avec plusieurs niveaux de lecture, et un visuel convaincant, notamment la belle introduction dans du simili papier découpé. 

Pour autant, je ne ressens toujours pas la poésie et le souffle des œuvres du maître Japonais. « Vice Versa », par son inventivité foisonnante, s'en rapprochait sans toutefois y arriver totalement, la faute à des tics scénaristiques et visuels typiquement hollywoodiens. Je me demande si ça ne vient pas du fait que Miyazaki s'adresse aux enfants comme il le ferait avec des adultes (c'est sans doute la raison de son succès auprès de ces derniers), alors que Disney et ses filiales s'adressent quasi exclusivement aux enfants, en leur tenant un langage « adapté ». « Coco » ne fait donc pas exception, c'est à se demander si Pixar arrivera un jour à jouer dans la cour du Studio Ghibli... Sans doute faudra-t-il attendre le prochain Hiromasa Yonebayashi, du nouveau Studio Ponioc, ou bien sûr le prochain Miyazaki, pour revivre encore un grand moment de cinéma animé.

[3/4]

dimanche 26 novembre 2017

« Jeux d'été » (Sommarlek) d'Ingmar Bergman (1951)

    « Il fait partie de ma propre chair. Je préfère « Jeux d'été » pour des raisons d'ordre intime. J'ai fait « Le Septième Sceau » avec mon cerveau, « Jeux d'été » avec mon cœur. Pour la première fois, j'avais l’impression de travailler d’une façon personnelle, d'avoir réalisé un film qu'aucun autre ne pourrait refaire après moi. »  — Ingmar Bergman, Cahiers du cinéma n°84, juin 1958

De fait, « Jeux d'été » est un film éminemment solaire et chaleureux, même s'il est également triste. Solaire car tourné pour partie en plein été suédois, quand le jour est sans fin. C'est l'un sinon le long métrage de Bergman où la nature est la plus mise en valeur : ces plans où le soleil se reflète dans l'eau, où la végétation est épanouie, où les personnages jouent dans une nature rayonnante, sont absolument sublimes. Et l'histoire en elle-même est profondément touchante. Une danseuse étoile de 28 ans (« son visage en paraît 45, son corps 17, elle en a 28 » nous dit-on), se remémore un été où elle rencontra son premier amour. Et par l'entremise d'un flash back, nous retournons vers ce fameux été, où Marie et Henrik filaient alors le parfait amour. Elle, jeune et effrontée, légère et insouciante. Lui, maladroit et fou d'elle, accompagné d'un sympathique chien tout aussi attachant que son jeune maître. 

Et l'on suit ainsi leur découverte mutuelle, leur amour si jeune et si fragile, leurs sentiments parfois tourmentés, mais dans une joie quasi constante, une sorte de fête de tous les instants. « Jeux d'été » comporte des passages parmi les plus réjouissants de l’œuvre d'Ingmar Bergman, sans compter que c'est l'un des tous premiers films où l'on sent sa personnalité réellement poindre derrière les images. En cela, c'est à mon sens tout sauf un long métrage mineur dans la filmographie du Suédois. Qui veut comprendre Bergman ne peut faire l'impasse sur ce film. Il comporte tout son talent : un talent visuel, avec des prises de vues enchanteresses ; un talent scénaristique, avec des sentiments qui jouent aux montagnes russes, un côté terriblement tragique ; un talent de direction d'acteurs, avec une interprétation remarquable, du couple d'acteurs principaux aux seconds rôles.

J'ai personnellement beaucoup de tendresse pour le jeune héros, Henrik, un peu gauche et peu sûr de lui. Il est vraiment l'âme de ce long métrage, par cette fragilité qui lui confère une grande humanité. Marie quant à elle est par moments particulièrement vivante, avec un regard de feu, rieur... et tantôt éteinte, meurtrie par les évènements et un passé douloureux, meurtrie par une absence inconsolable... Avant de larguer les amarres de ce passé envahissant, et ainsi tenter de renaître.

Bref, « Jeux d'été » est un film sensible et complexe, gorgé de qualités. Il augure toute la richesse de l’œuvre de Bergman à venir. Parfois lumineux, parfois sombre, c'est l'un des premiers grands longs métrages du cinéaste suédois, et en cela il vaut largement le coup d’œil !

[4/4]

« Le Corbeau » d'Henri-Georges Clouzot (1943)

    D'emblée, ce qui frappe dans « Le Corbeau », c'est sa photographie remarquable. Les plans du tout début sont magnifiques, dans un noir et blanc contrasté qui illumine de belles prises de vues d'un petit village. Mais très rapidement, Clouzot filme des murs, des fenêtres, bref : l'enfermement. Le fond se coule alors dans la forme : nous sommes au cœur d'un épisode éprouvant, un corbeau fait chanter les notables de ce village. Ce qui fait froid dans le dos, c'est que si personne n'est épargné par les racontars du délateur, tout le monde semble coupable, de la jeune adolescente aux personnes âgées. Tous ont quelque chose à se reprocher, et les lettres du corbeau deviennent comme un jeu visant à faire ressortir toute l'ignominie, les moindres petits défauts de l'être humain. 

Clouzot se fait bien sombre et pessimiste quand à l'humanité, qui s'entredéchire ici dans une spirale qui semble sans fin. Le contexte du tournage de ce long métrage n'y est pas pour rien : sorti en 1943, sous l'Occupation, la délation était à l'époque un sport national, et Clouzot dépeint ici tout le mépris qu'il avait pour ce procédé. Mais il en profite aussi pour mettre en lumière les ambiguïtés de la société d'alors : l'avortement était moralement réprouvé, mais dans les faits pratiqué, parfois de façon horrible, au risque d'y perdre la vie, parfois avec l'aide d'un médecin. Il est aussi question de drogue et d'adultère, des sujets abordés assez frontalement et qui ont dû choquer à l'époque. D'ailleurs Clouzot fut inquiété pour avoir tourné pour la Continental, une firme allemande, sans doute car au fond il dérangeait trop l'hypocrisie ambiante, mais il en est ressorti complètement blanchi.

Si l'on peut qualifier Clouzot de misanthrope, par l'entremise de son héros le Docteur Germain (magistral Pierre Fresnay), il se fait le chantre d'une humanité blessée mais conservant une part irréductible de dignité et de grandeur. Germain n'est pas un héros monolithique, tout d'un bloc et d'un blanc pur. Il est entre deux, courageux, intègre, mais parfois lâche et faible. Pour autant c'est un homme estimable, car voué aux autres. Et s'il peut être dur avec les autres et surtout lui-même, il finit par s'ouvrir étonnamment, dans une situation qui peut sembler un peu bancale mais tellement réaliste et plus humaine que dans bien des films.

Le corbeau de ce long métrage, tout comme Clouzot, finit par révéler la vraie nature des protagonistes de cette histoire. Certains, attaqués violemment, tels Germain et Denise (magnifique Ginette Leclerc, toute en nuances et contradictions), se feront d'autant plus combatifs. D'autres, plus ambigus, montreront leur vrai visage, un visage d'une noirceur effroyable. Outre le fond de ce long métrage, je ne peux que saluer la forme, avec cette mise en scène qui réserve bien des morceaux de bravoure, où tout est dit dans un regard, une attitude, une parole. C'est visuellement l'un des plus beaux films de Clouzot, l'un des plus terribles aussi. Il faut dire qu'il est servi par des acteurs exceptionnels, Pierre Fresnay et Ginette Leclerc en tête, mais également ces fameux seconds rôles de l'époque, particulièrement savoureux : Pierre Larquey et Noël Roquevert notamment, mais aussi Héléna Manson, peut-être moins connue, et finalement toute la galerie des autres personnages.

Clairement, on ne fait plus des films comme ça de nos jours en France, aussi courageux et ambitieux, aussi brillants sur le fond comme sur la forme. Et c'est bien dommage, espérons que l'avenir nous réserve d'agréables surprises et que la France retrouve un savoir faire qui fut bien réel.

[4/4]

dimanche 29 octobre 2017

« Sandra » (Vaghe stelle dell'Orsa...) de Luchino Visconti (1965) – (2)

    Enfin ! J’ai pu découvrir à l’occasion d’une rétrospective Visconti à la Cinémathèque de Paris ce long métrage tant loué par des personnes que je tiens en haute estime (Anaxagore et Max6m) et que j’attendais de regarder depuis une bonne dizaine d’années. Et je peux dire que le résultat fut à la hauteur de mes attentes. Du titre magnifique (« Vaghe stelle dell'Orsa » - « Pâles étoiles de la Grande Ourse », tiré d'un poème de Leopardi) en passant par le générique de début puis par le film en lui-même, tout concourt à en faire le véritable chef-d’œuvre de Luchino Visconti, soit le film qui condense toutes ses préoccupations artistiques et personnelles, servi par une esthétique exceptionnelle.

Un peu de contexte d’abord : Visconti est l’héritier de l’une des plus anciennes familles aristocratiques d’Italie. Il fut donc aux premières loges de la décadence progressive de cette caste, minée par les transformations sociales, économiques et militaires. Ses films portent ainsi la marque de cette grandeur en perdition, dépassée par les évènements, sonnant comme la fin d’un monde, du « Guépard » en passant par « Les Damnés ». Deuxième information de taille pour comprendre sa filmographie : il était homosexuel. Son œuvre porte donc la marque de la honte, du non dit, de la culpabilité, à l’image des « Damnés », encore, ou de « Mort à Venise ».

« Sandra » rassemble tout cela : il est question d’un frère et d’une sœur, héritiers d’une riche famille italienne, dont le père, Juif, mourut à Auschwitz, et dont la mère est psychologiquement instable. A ces tourments, s’ajoute une trame scénaristique tragique, puisque la sœur, Sandra, est victime de l'amour incestueux et possessif de son frère depuis leur adolescence. Fort heureusement, Visconti ne s’attarde pas sur les détails sordides d’une telle histoire, tout au contraire, avec beaucoup de retenue, de pudeur et de suggestion (des valeurs qui semblent totalement impensables par la plupart des cinéastes, voire des artistes d’aujourd’hui), il se penche davantage sur les sentiments douloureux de ses personnages.

Visconti joue beaucoup sur le temps qui passe et qui charrie son lot de souvenirs inconsolables. Un temps qui semble d'ailleurs arrêté dans le palais familial des Luzatti, lieu austère et inquiétant, alors que paradoxalement on entend tout du long le tic-tac d'une horloge, qui vient matérialiser ce temps si cruel pour notre héroïne. Dans ce long métrage, Luchino Visconti dépeint des sentiments subtils, contrariés, abimés, tel un scientifique ou un fin psychologue examinant des êtres humains se débattre dans la toile du destin, à l'image des héros de la tragédie grecque antique. Le cinéaste italien disait d'ailleurs se référer dans ce film aux personnages d'Electre ou d'Oreste. Il montre également combien il peut être difficile de s'extraire d'un passé éprouvant, lorsque le présent ne se tourne pas vers le futur mais sans cesse vers ce qui a été.

Il est terrible de voir tout le remord de Sandra, tout ce qu’elle endure sous la coupe de son frère, pervers et manipulateur. Mais ces évènements ne seraient pas ce qu’ils sont sans l’esthétique époustouflante de ce long métrage, de loin le plus beau visuellement parlant de toute la filmographie de Visconti… et sans la beauté envoûtante de Claudia Cardinale, absolument magnifique dans ce long métrage, avec une présence physique extraordinaire, presque animale et proche de la statuaire grecque. Le noir et blanc de la photographie y est contrasté et renforcé par de somptueuses prises de vues de Genève et Volterra, une petite ville de la Toscane italienne, ainsi que de la nature environnante (ces arbres qui ploient sous le vent…).

Véritable astre noir, traversé sur la fin d’un mince rayon d’espoir, « Sandra » est un film choc, aussi bien sur le fond que sur la forme, avec une économie de moyens qui force le respect. Heureusement tout de même que le dénouement apporte un peu d’air, car la majeure partie du long métrage s’avère étouffante, entre ces sentiments refoulés, cette culpabilité oppressante, cette menace sourde, une noirceur tout de même contrebalancée par la luminosité des prises de vues. Nous sommes donc loin de la grandiloquence et de l’académisme des œuvres ultérieures du cinéaste italien, injustement préférées et plus connues que ce chef-d’œuvre crépusculaire qui mériterait enfin une sortie en DVD digne de ce nom !

[4/4]

« Blade Runner » de Ridley Scott (1982)

    Il est aisé de comprendre pourquoi le succès ne fut pas au rendez-vous lors de la sortie en salles de « Blade Runner », en 1982. Film de science-fiction dystopique, noir, sale, mélancolique, poétique, contemplatif, ni véritable thriller, ni film d’action, il a dû désemparer bien des spectateurs avides de sensations fortes et d’esbroufe. Aujourd’hui, au vu de la postérité foisonnante de ce long métrage, on ne peut que le regarder avec attention. La première fois que je l’ai visionné, j’étais trop jeune et attendais de lui ce qu’il ne pouvait m’offrir. Maintenant que j’ai plus de recul, je comprends mieux pourquoi il a fait date dans l’histoire du cinéma de science fiction : son ambiance particulière, son esthétique décadente, ses décors luxuriants, tout cela fait de « Blade Runner » un film tant copié, à l’image d’un « Metropolis » de Fritz Lang. Ces deux films sont probablement les plus influents de l’histoire du cinéma dans leur catégorie.

Pour revenir à « Blade Runner », il faut tout d’abord louer son esthétique époustouflante. Rarement un film aussi ambitieux sur la forme a fait preuve d’une telle cohérence dans la démesure, des costumes bigarrés, en passant par les publicités envahissantes (et prophétiques) ou les pluies diluviennes. Dans une sorte d'atmosphère nocturne et embrumée, digne des films noirs des années 40 et 50, les repères moraux semblent abolis. Comme un cauchemar éveillé, ce monde en perdition semble tellement réel qu’il confère à l’histoire et à ses personnages une présence conséquente. Les déambulations du héros deviennent alors comme une errance métaphysique dans un univers de faux semblants, où l’on peut finir par s’y perdre corps et âme.

Venons-en à l’interprétation : Harrison Ford y est excellent, dans un rôle à contre-emploi, loin des Han Solo et autres Indiana Jones. Ici il joue une sorte de flic désabusé, perdu entre réel et irréel, totalement passif : il semble ne faire que prendre des coups. A la poursuite de Réplicants, ces androïdes ultra perfectionnés devenus dangereux et qu’il doit éliminer, bien qu’expert en la matière, apte mieux que quiconque à les débusquer et les différencier de vrais hommes et femmes, il semble à la longue ne plus savoir qui est réellement humain quand il se retrouve face à une androïde de dernière génération, troublante au possible (Sean Young). Les autres Réplicants sont d’ailleurs aussi « perturbants » , notamment celui interprété par Rutger Hauer : à la fois proprement inhumain et cruel, et doué de sentiments subtils. La version « Director’s Cut » de « Blade Runner » ajoute d’ailleurs au mystère autour du protagoniste principal : Deckard ne serait-il pas lui-même un Réplicant ?

Tout est opaque, difficile à cerner dans ce monde apocalyptique : les frontières sont particulièrement floues entre humanité et artificialité. « Blade Runner » sonne d’ailleurs comme un avertissement terriblement d’actualité sur notre monde de demain : si nous n’y prenons garde, il risque de devenir une déchetterie à ciel ouvert, et pire encore, nous risquons de le livrer à l’intelligence artificielle pour asservir d’autant plus l’être humain, qui sera réduit à l’état d’erreur de la nature. Par bien des aspects, ce long métrage garde donc aujourd’hui toute sa pertinence. Et si son esthétique a un peu vieilli, je dirais qu’elle a gagné en patine, à l’image d’un « Metropolis » (encore), tellement « Blade Runner » paraît désormais intemporel.

Dernière remarque : incroyable comme la carrière de Ridley Scott a pu atteindre des hauts… et des bas. Mais quels hauts ! « Blade Runner », « Gladiator » ou « Alien », excusez du peu. Pourtant je le classe plus dans la catégorie d’un Kubrick, pour le côté avant tout visuel de son oeuvre, qui ne peut donc pas prétendre aux sphères dans lesquelles s’étendent des géants tels que Kurosawa, Dreyer, Tarkovski, Bergman ou Murnau. Pour autant, Ridley Scott regagne peu à peu mon respect à mesure que je me penche plus en détail sur sa filmographie.

[4/4]

dimanche 22 octobre 2017

« Gladiator » de Ridley Scott (2000)

    « Gladiator » est peu ou prou mon premier choc cinématographique, en tout cas le premier film que j'ai vu au cinéma au sortir de l'enfance : je devais avoir 11 ans et bravais donc avec un peu d'appréhension l'indication « déconseillé aux moins de 12 ans ». Longtemps ce film est resté pour moi une référence, comme pour beaucoup d'autres personnes j'imagine. Puis je l'ai renié en développant mon goût pour le Septième Art, dans mon souvenir il se rapprochait trop d'un « 300 » sans que je l'y compare totalement (vu la bêtise sans nom qu'est le long métrage de Zack Snyder et Frank Miller), « Gladiator » devenant pour moi synonyme de virilité mal placée, « force et honneur », Maximus par ci Maximus par là, tout ça tout ça... Une caricature en somme. Mais finalement j'ai toujours gardé un attachement particulier à ce film. Et il y a peu, je me suis dit qu'il fallait que je le regarde de nouveau pour me faire un avis construit, la dernière fois que je l'ai vu remontant à une bonne dizaine d'années minimum. 

Ce fut donc chose faite, je me suis replongé dans la Rome antique de Marc Aurèle, et tout m'est revenu : la bande son chaleureuse et prenante ; Maximus, ce héros sans tache, fidèle, courageux et obstiné, incarné magistralement par Russel Crowe qui « est » littéralement Maximus : un héros humain, presque poétique avec ces scènes magnifiques où il passe sa main dans les blés ; le tragique de la Rome éternelle, ses complots, la dureté de certains personnages, tous droits sortis de la BD « Alix » de Jacques Martin ; l'impression d'être à Rome, au cœur de l'arène ou du Colisée, mais aussi au cœur des combats contre les barbares Germains... Et beaucoup d'autres éléments que je n'avais pas décelé alors, notamment le fait que si certains personnages sont noirs, fourbes (Commode, un « méchant » particulièrement ignoble, terrifiant de froideur et de monstruosité, très bien choisi pour faire face à Maximus, le traître Quintus ou le perfide Falco), d'autres sont droits, exemplaires (Maximus donc, Gracchus, Cicéron, Juba...) quand bien même certains sont plus nuancés, plus complexes, même si finalement plus proches de la lumière que de l'ombre (Lucilla, Proximo). En bref, nous ne sommes pas encore dans le cliché tenace aujourd'hui d'une Rome totalement dévoyée, que l'on retrouve dépeinte à gros traits dans la série TV éponyme de 2005. Ce que je veux dire, c'est que dans « Gladiator » il y a une sorte d'espoir, que la justice triomphera, et que se battre pour le Bien vaut la peine.

Cela peut sembler dérisoire, mais je comprends aujourd'hui que c'est la force de ce long métrage et ce qui fait qu'il a tant passionné les spectateurs, outre ses qualités visuelles pour le moins impressionnantes. Maximus est un vrai héros comme on n'en fait plus, auxquels des millions d'enfants se sont identifiés. Je me rends compte également qu'à l'instar de « Blade Runner », autre chef-d’œuvre de Ridley Scott, « Gladiator » a lancé une mode, ou du moins est resté – j'y reviens – une référence de film historique, et plus particulièrement de péplum « moderne ». C'est peu dire qu'il a été mainte fois imité, mais rarement, voire jamais égalé, même par Ridley Scott en personne. Tous les « Troie », « Alexandre », « 300 » et je passe tous les films de série B réalisés dans son sillage, n'arrivent pas à sa cheville, ne parvenant pas à retrouver l'alchimie qui a fait de « Gladiator » une indéniable réussite. Certes il comporte une violence un peu gratuite, pas forcément indispensable, qui là aussi a dégénéré chez ses suiveurs en goût pour les bains de sang. Certes, Ridley Scott est plus un génial chef opérateur qu'un véritable auteur, du moins que quelqu'un qui aurait une vraie pensée à partager. « Gladiator » n'est donc pas un chef-d’œuvre absolu, loin de là. Pour autant il s'agit à mon sens d'un grand film, une vaste fresque épique avec un souffle remarquable, digne héritier d'un « Ben-Hur ». En tout cas, il reste pour moi un très beau souvenir de cinéma, avec le recul je peux dire qu'il mérite son statut de film culte... et que j'ai eu beaucoup de plaisir à le revoir !

[4/4]

dimanche 8 octobre 2017

« Whiplash » de Damien Chazelle (2014)

    « Whiplash » est la matrice de « La La Land », en plus extrême, moins subtil, et pour tout dire moins plaisant. Pour autant on sent un certain talent en devenir, celui du jeune Damien Chazelle qui ne demande qu’à exploser avec le succès que l’on sait. A ce titre, « Whiplash » n’est pour moi ni un chef-d’œuvre précoce, ni un essai raté. Il s’agit plutôt d’un brillant brouillon, canalisant à grand peine l’énergie créatrice du jeune prodige new-yorkais.

Tout d’abord il aborde la musique sous un angle intéressant : l’envers du décor, à travers le sacrifice mental et physique nécessaire pour devenir un « grand » artiste, ou tout du moins un musicien accompli et reconnu par la profession. Chazelle ne fait pas de mystère sur le côté complètement individualiste et narcissique d’une telle ambition : il ne masque pas les sacrifices que doit faire le héros pour arriver à son but. Et il s’agit de véritables sacrifices, qui ne restent pas sans conséquences, voire qui s’avèrent franchement inquiétants au regard de ce que « gagne » en retour Andrew, qui ambitionne rien que moins que devenir le nouveau Charlie Parker de la batterie ! Mais Chazelle ne veut pas résoudre cette ambiguïté, il ne juge pas le parcours de son jeune héros. Au contraire, il le suit de près et en montre toutes les contradictions, les bons côtés comme les mauvais. Certains prendront cela au premier degré et y verront un éloge de l’individualisme, d’autres un « modèle » d’anti-héros auquel ne surtout pas ressembler.

Il faut dire que Chazelle se positionne sur la fine crête entre ces deux extrêmes. Il devient même limite complaisant, en esthétisant à outrance cette souffrance (ce sang rouge profond qui émane des ampoules et des mains du batteur) et en insistant très lourdement sur le personnage odieux interprété par J. K. Simmons, au parler outrancier des plus désagréable à la longue… Ce personnage de professeur tortionnaire, s’il s’avère entier, profondément ambivalent, entre ombre et lumière, trouble, manipulateur, n’en est pas moins caricatural par moments, et finit par agacer, après avoir lessivé le spectateur comme ses élèves à force de brutalité et de mépris hurlé à leur face comme la nôtre… A l’image de « La La Land », « Whiplash » est donc un essai sur la réussite et ce qu’elle peut avoir de meilleur comme de pire. Ni entre deux mou, ni tendant vers l’un ou l’autre de ces pôles positif et négatif, il s’agit d’un film plus complexe qu’il en a l’air.

Une fois passée cette analyse sur le fond de ce long métrage, j’en viens à un autre aspect intéressant : son esthétique. Si la photographie et les prises de vues lorgnent parfois vers les clichés Instagram ou Starbucks que dénonce tant le personnage de Simmons, plusieurs plans au montage musical, notamment de New York la nuit, sont remarquables. Les prises de vues jouent avec la luminosité, les couleurs et les cadrages, dans un élégant ballet d’images. On ne peut nier la beauté de cette photographie, pas plus que la réalisation étonnamment maîtrisée de Chazelle, qui impressionne vu son jeune âge à l’époque. Il y a un certain classicisme de bon aloi chez Chazelle. Certes, il manque parfois de tomber dans la copie ou le pastiche malgré lui, mais il conserve ce brin de spontanéité qui n’appartient qu’à lui.

J’en veux pour preuve un autre aspect remarquable de ce film : le jeu des acteurs. Si J. K. Simmons force le respect mais en fait limite trop, Miles Teller ne démérite pas et tient tête à Simmons. Mais la vraie surprise pour moi est la découverte de Melissa Benoist, au jeu sincère et sobre, plein de vie sans être maniéré. On n’a pas l’impression d’être en face d’une actrice, mais bien d’une personne « réelle » que l’on pourrait croiser dans un café ou dans la rue. Et c’est là toute la force de la direction d’acteur de Chazelle, que l’on évoque « Whiplash » ou « La La Land ». Il a le don de libérer ses acteurs, à la manière des grands d’Hollywood, qui savaient diriger de grands acteurs, eux-mêmes sachant donner vie à des personnages hauts en couleur et particulièrement inoubliables. A sa mesure, Chazelle s’inscrit dans cette veine, et fort heureusement pour lui comme pour nous, il sait rester mesuré, il ne court pas après la « spontanéité » ou pire, « l’authenticité ». Il filme des acteurs et des personnages simples, vivants, humains. Et je ne saurais trop le remercier : un peu de fraicheur dans notre époque gavée d’images factices au possible, voilà qui n’est pas pour me déplaire.

En résumé, à l’image de la musique tantôt légère et virtuose (l'ouverture), tantôt lourde et forcée (le morceau « Whiplash »), si Chazelle ne passe pas loin de l’exercice de style un peu vain, il parvient avec son talent à donner vie à de vrais personnages, loin des protagonistes en deux dimensions dont nous gratifie souvent le cinéma américain. Il parvient également à mettre sur la table un sujet d’actualité : un individualisme forcené des plus funestes, pas loin d’un narcissisme destructeur, tout en rendant hommage au jazz et à ses plus illustres représentants, en mettant en évidence le côté tragique de leur trajectoire et de leur existence. En somme, tout n’est pas parfait, loin de là, mais ce film possède tout de même d’indéniables qualités. De toute évidence, Chazelle est un réalisateur à suivre !

[3/4]