mardi 21 janvier 2020

« Capitaine Cormorant » (Capitan Cormorant) d'Hugo Pratt et Stelio Fenzo (1962)

    J'ai eu la chance de retrouver une ancienne édition des aventures du Capitaine Cormorant chez Glénat (avec la couverture ci-contre) en deux épisodes, le premier ayant fait l'objet d'une réédition récente chez Casterman (cf. ma critique ici). Le premier épisode est écrit et dessiné par Pratt en personne, avec une histoire qui préfigure « La Ballade de la Mer Salée » et le personnage de Corto Maltese, même si les protagonistes de « Cormorant » diffèrent sensiblement.

Le héros éponyme est un être épris de liberté, un peu fou en apparence, mais au fond sûr de lui et de ce qu'il fait (toute ressemblance avec Corto est fortuite, hum). Rusé, courageux, il réussit à se frayer un chemin au gré des îles australes et des coutumes locales pour le moins surprenantes. On retrouve la soif des grands espaces et le goût pour l'océan de Pratt qui feront tout le sel des aventures de Corto. De plus, en bon héros « prattien », Cormorant est entouré de fidèles amis, dont un indigène tatoué que l'on retrouvera peu ou prou dans des albums ultérieurs, et une femme de caractère, autres indices des chefs-d’œuvre à venir. « Capitaine Cormorant » est ainsi une nouvelle graphique accomplie et plaisante.

Le second épisode est dessiné en partie par Pratt, en partie par Stelio Fenzo, qui achève ainsi les aventures de notre capitaine malicieux. Le second épisode vient encore enchérir un peu plus dans l'humour et l'ironie, car nos héros sont pris entre deux feux : une princesse australe qui veut épouser l'un des personnages principaux, ce qui laisse augurer une issue funeste si ce dernier n'arrivait pas à la satisfaire, et des cannibales coupeurs de tête bien décidés à faire de nos protagonistes leur prochain repas.

Ces deux épisodes, dépaysants et réjouissants, permettent de mieux apprécier ce goût pour l'aventure typiquement prattien, en annonçant les pérégrinations d'un certain marin maltais. Deux épisodes relativement brefs mais parfaitement bien menés, qui nous laissent un peu sur notre faim tant ces deux récits sont appréciables.

Ce qui est également intéressant dans cette édition, c'est la notice introductive rédigée par Dominique Petitfaux, spécialiste d'Hugo Pratt. On apprend ainsi que le dessinateur italien s'est inspiré pour cette BD de l’œuvre de Franco Caprioli, un compatriote habitué des récits d'aventures imagés, avec la particularité qu'un certain nombre d'entre eux se déroulent en Océanie, ce qui est alors nouveau pour l'époque. On ne peut que remercier ce dernier pour la riche postérité dont il est à l'origine !

[3/4]

vendredi 27 décembre 2019

« Le Jour de Tarowean » de Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero (2019)

    C'est maintenant une habitude. Depuis plus de 20 ans, chaque fin d'année voit fleurir en librairie de nouveaux albums reprenant des séries phares et historiques de BD, à destination d'un lectorat fidèle, presque captif, et dépensant manifestement sans compter. La première série à avoir franchi le pas de façon ostensible est Blake et Mortimer, avec deux albums au grand succès (et d'une certaine qualité il est vrai) : « L'Affaire Francis Blake » en 1996 et « La Machination Voronov » (un net cran en-dessous) en 2000.

Alix a continué alors que son créateur Jacques Martin perdait la vue, remplacé dans un premier temps au dessin, puis également au scénario à sa mort en 2010. 10 « Alix » et 8 « Alix Senator » (hideux spin off de la série historique) ont depuis vu le jour. 18 albums en 9 ans ! Les affaires n'attendent pas, le temps c'est de l'argent... Le comble étant bien sûr son nom, Jacques Martin, écrit en gros sur ces albums posthumes, alors qu'ils n'ont plus rien avoir avec lui, des repreneurs comme ceux de Blake et Mortimer ayant la décence (c'est bien la seule que je leur concède) d'indiquer « d'après les personnages d'Edgar P. Jacobs ».

Bien d'autres BD ont suivi cette trajectoire, beaucoup de façon catastrophique, comme les séries écrites par Jean Van Hamme « XIII » ou « Thorgal », reprises et massacrées en règle. Après tout, comme tout le monde le rappelle quand on évoque ce sujet, c'était déjà le cas de Spirou en son temps... Même si cette série est peut-être bien l'exception qualitative (du temps de Franquin) qui confirme la règle. Car deux autres séries phares ont marqué cette tendance : la célébrissime série des aventures d'« Astérix », reprise avec plus ou moins de réussite par un duo qui ne démérite pas, sans faire non plus des étincelles... Et la cultissime série « Corto Maltese », réputée non « reprenable », sauf peut-être par un Lele Vianello... mais ce n'est pas le choix qui a été fait par les ayants-droits de Pratt et Casteman (mille fois hélas).

Or les 3 albums réalisés par le duo Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero sont venus toujours plus renforcer cette affirmation : Hugo Pratt n'est plus, et avec lui Corto Maltese est bel et bien mort. Car si « Le Jour de Tarowean » joue sans vergogne la filiation avec Pratt et son inaugurale et mythique « Ballade de la Mer Salée », si l'on omet le nom de la série et son personnage éponyme, rien n'est plus éloigné d'un album de Corto Maltese que celui-ci.

D'autant que s'il y a bien une chose que j’abhorre dans l'art actuel, c'est cette mode du préquel, qui vient tout expliquer. Le cinéma et la BD en sont gangrénés, surtout les séries et autres sagas... devenues de simples marques à exploiter purement et simplement (rappelons-nous l'ancien site internet officiel de la série Blake et Mortimer administré par Dargaud, où le merchandasing était regroupé sur une page avec pour titre « Autour de la marque »).

Le préquel est l'antithèse de l'authentique créativité et du sens artistique. L'impérieuse nécessité de tout savoir, de tout rationaliser, de tout expliquer, se fait aux dépens du mystère et de la poésie, deux choses dont est complètement dépourvu ce dernier album de Corto Maltese... Et bien souvent aux dépens de la cohérence et surtout de l'esprit d'origine de la série en question. Toute ressemblance avec « Le Bâton de Plutarque » de la série « Blake et Mortimer »... est tout à fait avérée ! Quand je vous dis qu'il s'agit d'une tendance de fond...

Le Moine, personnage central et fascinant dans « La Ballade de la Mer Salée » est ici caricatural, et son avènement est ridicule, complètement expédié et des plus simplistes. Les péripéties s'enchainent à une vitesse folle mais Juan Díaz Canales ne construit rien, pas d'histoire et encore moins de mythe. Tout sonne faux, sans parler des dialogues niais et bêtement actualisés : végétarisme, écologie... rien ne nous est épargné.

Certes, la page Wikipedia de l'album (rédigée par Casterman ?) mentionne tout un tas de références littéraires et savantes... Mais c'est de la poudre aux yeux ! Rien n'est digéré ou amalgamé, Díaz Canales nous vomit ses références comme si Pratt n'était qu'un simple érudit lénifiant... Aucun effort n'est fait pour raconter une histoire digne de ce nom, alors le scénariste multiplie les clins d’œil et autres effets de manches douteux pour tenter de combler les trous... Mais ça ne trompe personne, ou pas moi en tout cas.

Je n'attendais rien de cet album, mais il est encore pire que ce que j'imaginais. Casterman est en train de détruire Corto Maltese, comme tant d'autres entreprises culturelles le font avec leurs séries phares historiques. Le parallèle avec la destruction minutieuse de Star Wars par Disney est plus que criant. Quant à Casterman, tout comme Media Participations, ce n'est plus une maison d'édition, juste un fonds financier qui gère des actifs de façon industrielle et mercantile. Quelle tristesse...

Seul un échec financier peut faire prendre conscience aux industries culturelles qu'elles se fourvoient avec leur politique de financiarisation et d'exploitation à outrance de licences. Alors il n'y a qu'une solution : lecteurs, rebellez-vous et n'achetez pas ces albums honteux, car on vous prend pour de simples tiroirs caisses... et surtout pour des c... !

[1/4]

lundi 11 novembre 2019

« Bilbo le Hobbit » (The Hobbit) de J. R. R. Tolkien (1937)

    Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas plongé dans un livre de Tolkien. Durant mon adolescence, comme beaucoup, j'avais lu avec ferveur son fameux « Seigneur des Anneaux », un livre très riche dont je suis certain de n'avoir saisi qu'une partie, tant l'univers déployé est fouillé et les références aux mythes occidentaux sont nombreuses.

Avec le recul, j'abordais « Bilbo le Hobbit » avec une certaine impatience : ce livre plus court me permettait de revenir dans les Terres du Milieu, cet univers foisonnant tout droit sorti de l'imagination de Tolkien, avec sans doute plus de légèreté que pour son ouvrage phare, d'un abord assez difficile.

Ce que je dois dire, c'est que je n'ai pas été déçu. Mieux, lire « Le Hobbit » a été un véritable enchantement, tant Tolkien maîtrise parfaitement deux choses essentielles : l'art du récit, pour nous tenir en haleine tout en ménageant des moments de calme et de répit, et un imaginaire puissant fondé sur des mythes européens, revisités à sa façon, pour nous offrir un pur moment d'évasion.

« Le Hobbit » est un roman parfaitement construit. C'est le récit de la quête d'une troupe d'aventuriers, qui cherchent à récupérer un gigantesque trésor volé et gardé par un dragon menaçant. On ne pourrait faire plus simple. Et pourtant, tout le génie de Tolkien va résider dans la façon dont il va raconter son histoire et comment il va la nourrir de personnages extraordinaires et de péripéties dangereuses.

Comment parler de ce livre sans évoquer la figure de Bilbo Sacquet (ou Baggins en anglais) ? C'est un drôle de petit personnage, un Hobbit, petit être qui n'aspire qu'au confort, à la prospérité et à la tranquillité. Il vit dans la Comté avec ses congénères, plus précisément dans une maison sous une colline, formée de galeries souterraines confortablement aménagées. Bilbo n'aime qu'une chose : la routine. Il tire fierté d'être parfaitement prévisible, rien ne saurait plus lui déplaire que d'être perturbé dans ses petites habitudes.

Ce qui est très fort, c'est qu'avec ce héros peureux et douillet, Tolkien semble s'adresser directement à nous, comme si c'est nous, lecteurs bien à l'abri chez nous, qui étions tout à coup plongés dans des aventures rocambolesques, à la place de ou avec Bilbo. Quoi de mieux que la figure d'un être simple et effacé, avec des défauts humains (mais aussi des qualités, nous le verrons) pour servir de fil conducteur, de passeur vers une histoire ? En cela, Tolkien maîtrise parfaitement son sujet.

Autre élément particulièrement réjouissant dans son roman, c'est la place du conteur dans le récit et l'humour omniprésent. Tolkien s'autorise (pour notre plus grande joie) de nombreux apartés, se moquant gentiment de ses personnages, mais aussi dévoilant en partie des péripéties qui auront lieu bien après, histoire de nous tenir en haleine. La façon dont Tolkien a construit son histoire et ses personnages révèle sa connaissance des contes, faisant du « Hobbit » une sorte de méta-conte, qui emprunte des sortes de passages obligés (la troupe d'amis aventuriers, la quête, le trésor, le dragon...) tout en créant sa propre mythologie.

Ce qui est très drôle par exemple, c'est le début, où les nains font irruption à l'improviste chez Bilbo. Car ce n'est pas un nain qui vient squatter, ni deux. C'est 13 nains qui arrivent les uns à la suite des autres, chacun avec son propre nom, qu'on aura d'ailleurs le plus grand mal à retenir. Bien entendu, Tolkien ne va pas s'attarder sur chacun des nains dans son récit, seulement sur certains. Mais cette idée de nombre presque incalculable de personnages est comme une boutade, presque une gentille caricature, tout en donnant naissance par ailleurs à une sorte de groupe homogène, comme une sorte de chœur antique qui agit comme un seul homme. Et le roman fourmille de trouvailles de ce genre.

Quant à la construction du récit, les péripéties vont s'enchainer une à une, avec quelques passages de pause, souvent des haltes chez des personnages amis. En gros, un chapitre = une séquence et un ensemble homogène de péripéties. Mais loin d'en faire quelque chose de linéaire, ce mode de narration va permettre à Tolkien de réaliser un récit initiatique, avec un danger toujours plus grand à surmonter, voyant ses personnages se transformer peu à peu au fil de leurs aventures. En cela, c'est peu dire que Bilbo va se révéler. D'être craintif et pleurnichard, il va devenir un véritable héros, LE véritable héros de ce récit. Et c'est tout à l'honneur de Tolkien, comme dans « Le Seigneur des Anneaux » d'ailleurs, de prouver que les êtres les plus humbles peuvent être les plus courageux.

Enfin, cette histoire ne serait pas ce qu'elle est sans l'imaginaire remarquable de Tolkien. Il n'a pas son pareil pour créer des personnages dotés d'une aura, pleins de mystère et souvent malicieux. A l'image, par exemple du célèbre Gandalf, toujours aussi fascinant, de Beorn et bien sûr du dragon Smaug. Mais il est aussi particulièrement doué pour créer des lieux merveilleux et des ambiances. Le plus bel exemple est pour moi le passage dans la forêt de Mirkwood, avec ces péripéties (dont je ne dirai rien) qui nourrissent particulièrement l'imagination. A ce titre, rien ne vaut un livre pour rêver les yeux ouverts.

Maintenant j'ai hâte d'une chose : voir comment Peter Jackson a mis en image ce récit. Je sais bien que je ne dois pas m'attendre à grand chose de réussi, déjà que réaliser 3 films pour un livre de cette taille démontre que c'est surtout l'appât du gain qui est aux commandes. Mais il y a certains passages, notamment celui de Mirkwood dont je parlais, qu'il me tarde de voir représentés à l'écran, même si fort heureusement je me suis déjà fait mentalement une image.

Dans tous les cas, je ne peux que vous recommander la lecture de ce merveilleux ouvrage, qui semble avoir été fait pour être lu au coin du feu avec un bon chocolat chaud, ou déclamé à une assemblée jeune ou moins jeune, avec un ton enjoué et mystérieux à la fois... Comme tout conte qui se respecte !

[4/4]

dimanche 29 septembre 2019

« Sur la route de Madison » (The Bridges of Madison County) de Clint Eastwood (1995)

    On savait Clint Eastwood philosophe à ses heures perdues, tant certains de ses films se font méditatifs et réfléchis, derrière le vernis parfois envahissant de la violence. Ici, le cinéaste américain nous prend à contrepied. Il délaisse ses héros vengeurs et taciturnes pour nous offrir un drame terriblement romantique.

Mais la grande force d'Eastwood, c'est qu'en reprenant une trame tout ce qu'il y a de plus convenue (en apparence), il déjoue un à un les clichés et autres chausse-trappes narratifs et visuels. S'il est vrai que tout récit est bâti autour d'une tension irrépressible, « Sur la route de Madison » est construit sur cette opposition entre deux personnages aux personnalités et aux histoires diamétralement opposées et complémentaires à la fois. Sur la tension d'un amour interdit et puissant, de rêves terriblement humains.

L'histoire est simple et forte à la fois. Francesca (sublime Meryl Streep) est une Italienne qui s'est mariée à un G.I. rencontré dans son pays natal. Elle l'a suivi en Amérique, dans l'Iowa et le comté de Madison, et a fondé avec lui une famille de deux enfants. Elle semble tout avoir pour être heureuse, mais son mari un peu rustre, bien qu'aimant, et ses enfants distants à mesure qu'ils grandissent ne parviennent à la satisfaire totalement. Elle avait d'autres rêves, et manifestement son mari n'a pas su les lui offrir.

Quand arrive dans la région un photographe du National Geographic, Robert Kincaid (formidable Clint Eastwood), un baroudeur venu photographier les ponts du comté de Madison (d'où le titre original en anglais). Il s'égare et fait ainsi la rencontre de Francesca, alors que son mari et ses enfants sont partis pour quatre jour à une foire agricole dans l'Illinois. Peu à peu, Robert et Francesca s'apprivoisent, et tombent amoureux fous l'un de l'autre.

La grande force de ce film est la finesse avec laquelle Eastwood filme ses personnages évoluer. Leurs sentiments s'intensifient peu à peu, tout se joue dans les gestes, les regards. Au début, nos deux personnages restent avec la distance qui sied à la condition de femme mariée de Francesca (on est alors dans l'Amérique des années 60). Puis ils basculent progressivement dans un amour enflammé, tant ils semblent faits l'un pour l'autre, chacun complétant l'autre et venant lui apporter ce qui lui manquait.

Mais si Eastwood réalisateur mérite des louanges, c'est véritablement Meryl Streep et le Clint Eastwood acteur qui font du film un chef-d’œuvre. Le jeu de Meryl Streep est très naturel et nuancé, il sied parfaitement à son personnage complexe. Francesca est en effet de culture européenne et se sent déracinée aux États-Unis, où peu de gens savent placer l'Italie sur une carte. Robert quant à lui connaît l'Italie et même la ville de naissance de Francesca. Avec son expérience aux quatre coins du monde, non seulement il est le plus à même de lui rappeler un passé aimé, mais aussi de l'ouvrir à des destinations incroyables dont elle ne peut que rêver, elle qui est assignée à résidence pour s'occuper des animaux de la ferme et de sa famille.

Robert, quant à lui, est un homme libre, divorcé, sans attaches et qui en même temps aime les gens qu'il rencontre lors de ses voyages. C'est à la fois un homme seul et constamment entouré, avec des amis partout dans le monde. Eastwood sert à merveille la complexité et la finesse de son personnage, galant et cultivé. C'est peut-être sa meilleur performance d'acteur, du moins parmi celles que j'ai vues jusqu'à présent, tant c'est un modèle de subtilité. Il rend son personnage terriblement attachant...

Le thème du film, la magnifique façon dont il est traité, l'interprétation extraordinaire, tout cela donne à cette expérience cinématographique une profondeur et une intensité saisissantes, amenant le spectateur a réfléchir à sa propre vie, rien que ça. Alors que l'on suit nos deux héros, la philosophie de la vie et la conception de l'homme et de la femme qui sont ainsi dessinées, en intégrant toute la complexité de l'existence humaine et ce qu'elle a de meilleur, nous emplit d'un bonheur certain. 

De toute évidence, un très très beau film, que je ne peux que recommander.

[4/4]

dimanche 18 août 2019

« L'Impératrice Yang Kwei-Fei » (Yōkihi) de Kenji Mizoguchi (1955)

    Une fois de plus Kenji Mizoguchi réalise avec « L'Impératrice Yang Kwei-Fei » un long métrage impressionnant de maîtrise, porté par la subtile interprétation de Machiko Kyô, de Masayuki Mori et, chose nouvelle, une pellicule en couleurs. Esthétiquement parlant, on retrouve ainsi la rigueur de la composition du plan commune à tous les films du japonais, et l'on peut découvrir en plus son talent à harmoniser les teintes, nuancées à l'infini. Pour ce qui est de ses qualités visuelles « L'Impératrice Yang Kwei-Fei » vaut donc largement le détour.

Mais il est tout aussi intéressant quant à son intrigue et aux thèmes qui le traversent. Si Mizoguchi s'est singulièrement éloigné de la vérité de l'histoire de l'empereur Xuan Zong et de Yang Guifei (en réalité bien moins héroïque que dans le film), il en a fait une tragédie remarquable, à l'image de ses « Amants Crucifiés », s'achevant avec la même mélancolie, étrangement sereine malgré une issue des plus funestes.

Là encore il est question d'amour impossible, de féminité asservie, de rites étouffants ou encore de dilemme entre vie publique et privée. Mais ce qui frappe davantage, c'est cette figure de l'artiste incarnée par l'empereur, profondément ambigüe : il est peut-être l'homme qui doit le plus avoir les pieds sur terre, au vu des immenses responsabilités qui lui incombent, et pourtant il ne rêve que d'ailleurs, d'art et de beau. Ce paradoxe matérialisé par son caractère indécis va peu à peu l'isoler de tout, et de la politique et de la beauté qui lui donnait la force de vivre, et ce aux dépens de son entourage, surtout de sa bien-aimée.

Le tableau que peint Mizoguchi de cette Chine féodale et de cet idéal artistique est donc particulièrement pessimiste, mais pour autant ne verse jamais dans le pathos, préférant une retenue des sentiments bien plus troublante qu'une tristesse exacerbée et non équivoque. « Les Contes de la Lune Vague après la Pluie » ne sont pas très loin, et « Yang Kwei-Fei » apparaît comme un parfait condensé de l’œuvre de Mizoguchi. Il ne s'agit certes pas de son long métrage le plus fort, mais de l'un des plus harmonieux et des plus maîtrisés. Un film magnifique.

[4/4]

dimanche 30 juin 2019

« A l'Est d'Eden » (East of Eden) d'Elia Kazan (1955)

    On ne présente plus Elia Kazan. Il a dirigé les plus grands acteurs de son temps : Marlon Brando bien sûr, à trois reprises, Natalie Wood, Warren Beatty, Faye Dunaway… mais aussi James Dean. A ce titre, « A l’Est d’Eden » est un film mythique, puisque c’est l’un des trois longs métrages dans lesquels James Dean a joué, avant de mourir prématurément et de forger ainsi sa légende. Si le talent exceptionnel de directeur d’acteurs de Kazan est de notoriété publique, un regard à n’importe lequel de ses films phares valant tous les discours, tant ses acteurs crèvent l’écran, on sait moins qu’il fut le véritable créateur du fameux Actors Studio, dont Lee Strasberg est devenu l’un des professeurs principaux, avant qu’on lui attribue de façon erronée la fondation de ce qui restera peut-être la plus fameuse et la plus prestigieuse école de comédiens.

Après cette brève introduction, histoire de remettre les pendules à l’heure et de réparer une certaine injustice, évoquons ce qui nous intéresse, à savoir le long métrage en tant que tel. Kazan adapte à l’écran le roman éponyme de John Steinbeck, l’un des plus grands auteurs nord-américains. S’il n’en reprend qu’une partie, il la rend d’autant plus incisive et puissante, confrontant le matériau d’origine à sa propre expérience. En effet, tout comme son héros, Elia Kazan eut un père très croyant, borné, presque brutal, pour lequel il eut un amour compliqué, mêlé de haine. L’histoire ne pouvait donc que toucher profondément Kazan, et il était sans doute le plus à même d’en tirer la substantifique moelle, Kazan se révélant également fin dramaturge.

Le résultat est sans appel : « A l’Est d’Eden » est l’un des films les plus touchants et terribles du septième art, l’affrontement entre le jeune rebelle Cal (James Dean) et son père Adam se révélant dévastateur pour eux comme leur proches… et le spectateur. Kazan a su tirer tout le sel et tout le tragique de l’intrigue, l’intensifiant même, et a bien sûr profité du caractère instable et bouillonnant de son jeune acteur pour qu’il s’embrase sous nos yeux d’un amour filial contrarié.

Mais Kazan joue sur plusieurs tableaux : s’il s’agit d’une histoire de filiation malheureuse, il est également question d’amour-haine fraternel, sorte d’opposition entre un Caïn et un Abel des temps modernes, ainsi que d’un trio amoureux entre ces deux frères qui convoitent la même femme. Si évidemment James Dean illumine tout le film de sa présence magnétique, les autres acteurs ne sont pas en reste, et font de ce film un récit inoubliable, d’une force sans pareille. Certes, le long métrage n’est pas exempt de défauts, lorgnant peut-être un peu trop du côté du mélodrame et de ses excès. Mais il serait exagéré de s’attarder sur ses faiblesses, tant ses qualités sont indiscutables.

« A l’Est d’Eden », de chronique sociale du début du XXème siècle, devient progressivement tragédie moderne et antique, dans laquelle une famille s’entredéchire sous nos yeux impuissants. Kazan réussit à rendre universel ce récit si marqué dans le temps, c’est ce qui fait sa pertinence toujours d’actualité et son impact si fort sur le spectateur. D’autant que quiconque ayant eu maille à partir avec sa famille se reconnaîtra dans ces relations douloureuses entre père et fils, mère et fils et frères entre eux. Un film universel et intemporel qui marque à jamais. Un chef-d’œuvre, incontestablement.

[4/4]

dimanche 16 juin 2019

« Parasite » (Gisaengchung) de Bong Joon-Ho (2019)

    Auréolé de la Palme d'Or et du concert de louanges qui l'a accompagné, « Parasite » est vendu comme le meilleur film de Bong Joon-Ho depuis « Memories of Murder ». C'est dire si mes attentes étaient élevées. Sur ce point, au moins, je n'ai pas été déçu. Oui, « Parasite » voit le cinéaste coréen revenir au plus haut niveau, qu'il n'avait pas atteint depuis son mémorable deuxième long métrage, en dépit du succès critique et populaire dont il a bénéficié pour ses derniers films.

« Parasite » est un film très maîtrisé sur la forme : excellente réalisation, à la fois sobre et s'autorisant des passages du plus bel effet, magnifique photographie, montage nerveux tout en ménageant des moments de répit... Et bien sûr, ce qui fait la force du cinéma coréen : un scénario malin, à tiroirs, offrant de nombreuses péripéties inattendues et de continuelles ruptures de rythme et de style, entre comédie voire farce grotesque, drame social, thriller ou film d'horreur...

Toutefois, ce long métrage ne serait pas aussi réussi sans sa magistrale distribution et ses interprètes crédibles à 200%. Avec bien sûr en tête le toujours excellent Song Kang-ho, inoubliable anti-héros de « Memories of Murder », et tous les membres des deux familles qui s'opposent, ainsi que les personnages plus secondaires.

Pour tout dire, voir ce film au cinéma fut pour moi un grand moment de plaisir, les longs métrages de cette qualité étant bien rares de nos jours. Tant de maîtrise, ces acteurs bourrés de talent, ces plans parfois magnifiques, à l'image de ce travelling aérien sur le déluge, tout cela réveille ma foi envers le cinéma coréen et asiatique, voire envers le cinéma tout cours, un cinéma qui ose, qui défriche, qui surprend, à l'exact opposé du cinéma français perdu dans sa médiocrité, qui semble hélas durable, et d'un cinéma américain toujours plus formaté et sans âme.

Pourtant, il manque quelque chose à ce film. Tout d'abord la cohérence et le jusqu'au-boutisme de « Memories of Murder ». « Parasite » est moins prenant et surtout moins touchant. De plus, la lutte des classes illustrée ici manque de finesse et Bong Joon-Ho s'arrête au milieu du gué : l'analyse reste à la surface, comme une sorte de prétexte à des évènements et des rebondissements parfois gratuits dans le sordide. « Parasite », comme nombre de films coréens, ressemble a un jouet rutilant, de type montagnes russes, où la forme prend dangereusement le pas sur le fond.

La première partie du long métrage est bien construite, mais la seconde se perd dans ses péripéties et la satire sociale prend l'eau, à l'image de cette pluie torrentielle. Surtout, c'est peu dire que la symbolique est lourde, très lourde, comme assénée avec une massue. Difficile donc de se satisfaire de ce film à message pas très finaud. Et puis l'épilogue vient donner le coup de grâce : regrets, larmes, ton moralisateur, invraisemblances scénaristiques... Bref, une fin ratée.

Si « Parasite » est un régal – ne boudons pas notre plaisir – le festin manque un peu de saveur et de finesse. Le film reste un peu sur l'estomac, et l'on se prend à rêver de ce qu'aurait pu être un long métrage de cette trempe totalement réussi. Le cinéma coréen a encore de beaux jours devant lui, mais attention à ne pas se perdre dans l'auto-caricature et à savoir se renouveler. Car 15 ans après le chef-d’œuvre qu'est « Memories of Murder », on dirait qu'on en est toujours au même point. Bong Joon-Ho avait placé la barre très haut, ce qui fait que lui comme ses confrères ont le plus grand mal à la dépasser, voire même à l'atteindre de nouveau.

En tout cas, le cinéaste coréen a piqué ma curiosité, je ne pensais pas pouvoir en dire autant d'un de ses films. J'attends donc avec impatience son prochain long métrage !

[3/4]

samedi 1 juin 2019

« Cléo de 5 à 7 » d'Agnès Varda (1962)

Drôle de coïncidence (enfin, façon de parler)... Depuis plusieurs mois, l’envie me prenait de revoir « Cléo de 5 à 7 », l’un des films clés de la Nouvelle Vague. Alors qu’Agnès Varda nous a quitté, deux jours après je le regardais de nouveau. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu ce long métrage, au moins 10 ans après un premier visionnage qui m’avait conquis. Entre temps, je me suis renseigné sur ce film et j’ai pu constater qu’il divisait en deux camps : d’un côté, ceux qui louaient son audace formelle et sa fraîcheur, de l’autre, ceux qui dénonçaient ses maladresses et sa superficialité. Clairement, je faisais partie des « pro-Cléo », mais je voulais confronter ce lointain souvenir à un deuxième visionnage.

Et bien il fut profitable, tant il m’a conforté et m’a permis de passer de nouveau un excellent moment ! Il me paraît excessif d’ergoter sur les faiblesses formelles de ce long métrage, alors qu’au contraire il est très maîtrisé : excellente gestion de ce « temps réel » qui a fait sa réputation, construction narrative à tiroirs, débutant par un prologue en couleurs qui donne tout son sens au récit, avant un passage à un noir et blanc magnifiquement photographié, résonances multiples entre le fond et la forme, musique diégétique insérée à bon escient…

En fait, ce film conjugue tant de talents que sa réussite me semble indéniable. Tout d’abord, « Cléo de 5 à 7 » est un film profondément féminin. Écrit et réalisé par une femme, une fois n’est pas coutume, il bénéficie d’un regard tout sauf neutre sur son histoire et ses protagonistes : il est plein de sensibilité et de nuances, tout en conservant une forme de regard amusé voire ironique sur son héroïne, qui a peur de perdre santé… et beauté. Comment être femme quand son intégrité physique et surtout son apparence corporelle risque d’être remise en cause ? Comment être « femme-sujet » et non « femme-objet » dans une société machiste ? Comment être femme quand la maladie nous affaiblit, alors qu’on peine à conserver les attentions d’un homme plus intéressé par ses (petites) affaires que par son aimée ? Comment ne pas se sentir profondément seule quand on peine à faire sa place d’un point de vue professionnel et personnel ?

Beaucoup de questions qui restent en suspens, mais Agnès Varda ne tarde pas à apporter un peu de réconfort à son héroïne bouleversée en la personne d’un jeune soldat en permission... destiné à retourner en Algérie pour son service militaire. On le voit, le bonheur a beau être parfois présent, il reste fugace. Derrière son apparence légère, « Cléo de 5 à 7 » est en fait un film très profond, grave, qui sonde l’âme humaine, et plus précisément l’âme féminine. Rare sont les œuvres à avoir eu l’occasion de le faire, et c’est peu dire qu’Agnès Varda s’en sort haut la main. D'autant qu'elle densifie son récit en en faisant une méditation sur la vie et la mort. « Cléo de 5 à 7 » est donc tout sauf un film purement visuel ou un gadget 60's qui n'aurait plus rien à nous dire.

Maintenant, ce long métrage n’aurait pas tout cet attrait sans sa forme assez virtuose, tout en restant spontanée et délicate, Agnès Varda s’autorisant à peu près tout. Variations formelles entre couleur et noir et blanc donc, mais aussi insertion d’un bref court métrage muet en plein milieu du film, resté célèbre par sa distribution et son sujet (Jean-Luc Godard en personne, avec et sans lunettes noires, ce qui occasionnera certaines péripéties, Anna Karina bien sûr, mais aussi Danièle Delorme, Jean-Claude Brialy, Sami Frey, Yves Robert...), parties chantées, dont le magnifique passage « Sans toi »… Bien sûr, impossible d'évoquer « Cléo... » sans parler de son talentueux photographe, Raymond Cauchetier, et bien sûr de son génial compositeur de musique, Michel Legrand, hélas disparu également il y a peu. On découvre même ce dernier acteur, avec pas mal de talent qui plus est, pour une séquence très amusante.

Mais on ne peut pas faire allusion à ce long métrage sans mentionner son actrice principale, Corinne Marchand, au charme envoutant. Certes, on pourra objecter que ce n’est pas (du moins à l’époque) une actrice accomplie : son jeu légèrement bancal fait un peu amateur et artificiel. Pour autant ça donne un cachet Nouvelle Vague et surtout ça ne dessert pas son interprétation d’une femme fragile, également artiste (chanteuse de variété en l’occurrence), à la fois sûre d’elle et très féminine tout en étant troublée par sa santé qu’elle craint en danger et une certaine solitude, que son statut de vedette cache mal.

Bref, « Cléo de 5 à 7 » regorge de qualités, qualités très bien mises en valeur par Agnès Varda, qui signe sans doute-là son film phare, mais également un jalon clé dans l’histoire du cinéma féminin, et même dans l'histoire du cinéma tout court. Pour de multiples raisons, il mérite donc d’être vu, que ce soit pour son fond touchant, la beauté et l'intelligence de sa forme ou son apport indéniable au septième art. D'ailleurs, les nombreux verbatims de l'affiche d'origine, proférés par certains des plus grand artistes de l'époque, rendent un bel hommage à cette cinéaste de talent.

Merci et adieu, Agnès Varda…

[4/4]

jeudi 25 avril 2019

« L'Héritage des 500 000 » (Gojūman-nin no isan) de Toshirô Mifune (1963)

    Je pensais être plus sévère avec l'unique film réalisé par Mifune, mais en prenant du recul, notamment en lisant la critique de DVDclassik ici, je me rends compte que ce long métrage regorge de qualités, même s'il n'est pas exempt de défauts, sur lesquels je reviendrai.

Tout d'abord le scénario. Les 500 000, ce sont ces soldats morts dans les Philippines pendant la Seconde Guerre Mondiale. Durant la guerre, l'armée japonaise a réquisitionné l'or de ses concitoyens, les faisant fondre en des milliers de pièces frappées (ironiquement ?) de l'idéogramme du bonheur. Ce trésor a été transporté de places en places, de cachettes en cachettes, pour finalement être enseveli dans le sol montagneux d'une île des Philippines.

Takeichi Matsuo (Toshirô Mifune), ex-commandant de l'armée impériale ayant participé à l'ensevelissement des pièces, mène une vie rangée de cadre dans une entreprise, cherchant à oublier les traumatismes de la guerre. Mais son passé le rattrape, avec l'irruption d'un homme d'affaires peu scrupuleux (le toujours excellent Tatsuya Nakadai) bien décidé à retrouver le trésor perdu, soi-disant pour le rendre aux populations lésées. Ce dernier use alors de la force pour convaincre Matsuo de prendre la tête d'une expédition à la recherche de l'or tant convoité.

Le long métrage, qui débute par une longue exposition, prend son temps et construit étape après étape ce récit de chasse au trésor. Il finit par ressembler alors de plus en plus à « Un Taxi pour Tobrouk » de  Denys de La Patellière (sorti 2 ans plus tôt) : nos 5 Japonais se retrouvent dans une Jeep bourrée à craquer, avançant dans les rizières et la jungle à la place du Sahara. Et le ton est le même : amer, désabusé, ironique et bien sûr anti-militariste, le tout dans un décor grandiose et luxuriant d'une beauté envoutante, qui contraste avec le périple dangereux de nos protagonistes.

Pour autant, le long métrage de Mifune a son intérêt propre, notamment en ce qu'il revisite le passé douloureux du Japon. Ceux qui ont fait la guerre en sont meurtris à jamais, et celui qui ne l'a pas faite découvre peu à peu en quoi elle consistait, à mesure que la troupe évolue dans les charniers des Philippines, véritables tombeaux à ciel ouvert. Mifune s'intéresse à chacun des personnages, qui a sa propre personnalité et se transforme au fil des évènements.

Finalement, et c'est là l'un des principaux reproches que je ferai à ce film, seul le personnage de Mifune est assez monolithique, en héros des temps modernes sans aucun défaut. On comprend alors aisément que la volonté de Mifune d'incarner des personnages parfaits ne pouvait que se heurter à la vision plus nuancée de Kurosawa. Leur désaccord éclatera durant le tournage du fameux « Barberousse », signant la fin d'une collaboration sans pareille dans l'histoire du cinéma et le début d'une profonde rupture entre les deux hommes, qui mettront près de 30 ans avant de se réconcilier.

Autre faiblesse de ce long métrage : le manichéisme un peu appuyé et une sorte de naïveté morale au didactisme un peu lourd. Néanmoins, c'est le revers de la médaille, je ne peux que louer le bel humanisme qui transpire dans ce film. Kurosawa lui-même, qui a d'ailleurs participé à la réalisation de ce long métrage, notamment au montage, ne l'aurait sans doute pas renié, même s'il ne fait aucun doute qu'il aurait proposé un scénario plus subtil.

De même, la réalisation n'égale pas non plus celle de Kurosawa, mais fait preuve d'une grande maîtrise. Les cadrages sont élégants, la photographie somptueuse, magnifiant les paysages insulaires et montagneux, le montage (dont on sait qu'il fut supervisé par Mifune) réserve un rythme organique des plus plaisants, ni trop rapide ni ennuyeux... Bref, si « L'Héritage des 500 000 » n'a pas la pertinence ni la puissance visuelle d'un Kurosawa des grands jours (ce dont on pouvait s'attendre), il ne s'agit pas non plus d'une simple curiosité ni d'une lubie d'acteur en manque de reconnaissance critique.

Fond et forme se mêlent harmonieusement et participent à la qualité louable de ce long métrage. A la fois divertissement, œuvre d'art mais aussi de mémoire, ce film mérite d'être découvert, notamment par tout admirateur du duo Kurosawa / Mifune qui se respecte. Véritable succès à sa sortie en salles au Japon en 1963, sa diffusion pour la première fois en France vient éclairer une autre facette de Toshirô Mifune, qui fut décidément quelqu'un de terriblement doué.

[3/4]

dimanche 14 avril 2019

« Petra Chérie » d'Attilio Micheluzzi (1977)

    Plus grand monde ne semble se souvenir d'Attilio Micheluzzi. Il est vrai qu'il n'a pas la renommée d'un Hugo Pratt, probablement le dessinateur italien le plus connu. Pour autant l’œuvre de Micheluzzi est tout à fait digne d'intérêt. Pour ma part, j'ai connu ce dessinateur en lisant le livre-interview de Jirô Taniguchi (« Jirô Taniguchi, l'homme qui dessine »), célèbre mangaka japonais, qui reconnaissait l’œuvre de Micheluzzi comme l'une de ses influences.

Un point commun entre Pratt et Micheluzzi : ils eurent tous deux un père militaire. Est-ce parce qu'ils furent marqués par les deux grands conflits mondiaux du XXème siècle, toujours est-il qu'ils partagèrent également un goût pour l'Histoire, qui se traduisit avec bonheur dans leurs bandes dessinées fouillées et érudites.

Mais la comparaison s'arrête là. Car si Hugo Pratt s'est peu à peu libéré de ses influences pour produire une œuvre extraordinairement originale, ne serait-ce que sur un plan purement visuel, Micheluzzi s'est ostensiblement placé sous le haut patronage de Milton Caniff. Je ne connais que de réputation ce dernier. Mais il semble que tout comme Caniff, Micheluzzi ait créé, du moins pour « Petra Chérie », des personnages archétypiques : Petra la femme fatale, sans doute inspirée par Louise Brooks, mondaine, effrontée et courageuse, Nung, son fidèle serviteur, sorte de sage chinois tout droit sorti d'une image d’Épinal, Shapiro, son fidèle dogue, et ainsi de suite.

Mais le coup de génie de Micheluzzi, c'est qu'il se sert de ses personnages un peu clichés pour mieux les placer dans des situations troubles. Micheluzzi pratique l'art de l'entre deux, du clair obscur, visuel mais aussi moral. En fait c'est là ce qui fait l'originalité de sa série : le dessinateur et auteur italien fait évoluer ses personnages à la fin de la guerre 14-18, à une époque ambivalente. Son héroïne, Petra de Karlowitz, est citoyenne néerlandaise, fille d'un riche industriel polonais et d'une belle française. A l'époque, la Hollande est un pays neutre, tout comme semble l'être Petra. Mais son cœur balance du côté Allié, et elle profite de son statut social favorisé et de son apparente neutralité pour prêter main forte dans la guerre contre les empires germaniques.

Petra fait alors face à toute une palette de dilemmes moraux : tromper des amis de l'autre bord, s'afficher neutre jusque dans les combats pour ne pas subir le feu ennemi, poser une bombe alors qu'elle est invitée d'honneur... Mais ce qui est également intéressant, c'est la complexité des personnages qu'elle croise sur son chemin. Si Petra est tout sauf totalement blanche ou noire, il en va de même pour ses contemporains. Ses ennemis ont toujours leurs raisons, et « Petra Chérie » devient le récit d'une époque passionnante car terriblement nébuleuse et confuse. Grandeur d'âme et bassesse se côtoient, parfois même au sein d'un même personnage.

« Petra Chérie » réserve ainsi de nombreux niveaux de lecture. Mais cette série est aussi le témoignage de la fin d'une certaine Europe, cosmopolite et lettrée, comme l'est Petra. Et c'est plus particulièrement à travers la trajectoire de l'héroïne éponyme que cette chute nous est dépeinte. D'abord enjouée, légère et irrévérencieuse, Petra va se retrouver de plus en plus engluée dans les conflits de son temps et les situations extrêmement dangereuse qui s'ensuivirent, surtout quand on est une femme, belle et intrépide. L'éclat de Petra va ainsi peu à peu se ternir... jusqu'à l'avènement du bolchévisme, qui signe la fin de ce récit fleuve... et peut-être bien d'une époque, et même d'un monde.

« Pétra Chérie » est donc un monument oublié du neuvième art, une série constituée autour d'une multitude de brefs épisodes, comme autant de contes moraux modernes, ou comme un opéra de papier avec ses personnages flamboyants, ses retournements de situation surprenants et ses moments tragiques. Une série magnifique, qui laisse songeur une fois la dernière page lue et l'album refermé. Comme un bout du XXème siècle, un morceau de ce continent embrasé, de cette Histoire que plus grande monde ne connaît vraiment de nos jours... Un témoignage inestimable de ce qui fut et n'est plus...

[4/4]