samedi 28 mars 2020

« Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire » (Kodoku no gurume) de Masayuki Kusumi et Jirô Taniguchi (1997)

    Si je devais faire de grossières comparaisons, le mangaka Hayao Miyazaki lorgnerait vers l'art d'un Akira Kurosawa tandis que Jirô Taniguchi se rapprocherait d'un Yasujirô Ozu. Bien évidemment, il y a aussi du Ozu chez Miyazaki et du Kurosawa chez Taniguchi, surtout dans la première partie de la carrière de ce dernier. Cette comparaison vaut ce qu'elle vaut, c'est juste pour se faire une idée du style de Taniguchi, à la fois célébré par certains et honni par d'autres, le trouvant trop terne.

En effet, depuis les années 1990, Taniguchi a affiné son style, au character design très particulier, à la fois très standardisé et figé pour les personnages humains, surtout leurs visages, s'inscrivant dans les codes du manga, quoiqu'avec sobriété (on ne retrouvera pas d'expressions outrées et puériles chez Taniguchi). Par contre ses décors sont très finement élaborés, très réalistes, avec une grande recherche dans le trait, la lumière et les nuances de gris, à l'aide de ces fameuses trames dont Taniguchi est un expert. Et aussi et peut-être avant tout, cette recherche d'une véritable atmosphère.

Car surtout, ce qui est caractéristique de son art c'est cette douce mélancolie, cette matérialisation du temps qui passe et de l'impermanence des choses, cet état d'esprit typiquement japonais. On retrouve également dans ses mangas les bonheurs simples, un attrait pour les petites choses du quotidien et de leur beauté que plus personne n'aperçoit.

Si on voit le verre à moitié vide, les mangas de Taniguchi sont lents, hésitants, fades, presque tristes. Si on voit le verre à moitié plein, on ne peut qu'apprécier la subtilité et la finesse des sentiments qu'il retranscrit, avec une indéniable nostalgie mais également une psychologie fouillée de ses personnages, qui ne sont pas toujours aimables en raison de leurs défauts, mais qui sont toujours très humains. En cela, ses mangas, du moins les meilleurs d'entre eux, sont très riches, parfois même poignants, comme son chef-d’œuvre « Quartier Lointain », récit bouleversant, ou « Le Journal de mon père », œuvre très touchante.

Ici, l'émotion brute n'est pas de mise. L'intérêt de ce manga est ailleurs, justement dans cette fine observation de la société japonaise, dans ce regard subtil qui sonde le Pays du Soleil Levant à travers ses rituels et notamment celui du repas, aussi important qu'en France semble-t-il... peut-être même plus ! Taniguchi, en charge de l'illustration, est accompagné de Masayuki Kusumi au scénario. Le mangaka et le scénariste nous offrent ainsi comme des instantanés du Japon contemporain, avec tout ce qu'il a de beau et de cruel. Certes on mange avec les yeux, Taniguchi dessine les mets avec ce qu'il faut de talent pour nous mettre l'eau à la bouche.

Mais ce qui est également remarquable, c'est que chaque repas est pris dans un endroit bien précis : chaque repas / chapitre a un titre composé du plat mangé par le héros et par l'endroit où il prend ce repas. Ainsi le scénariste Masayuki Kusumi en profite pour nous offrir un kaléidoscope de vues sociologiques de tel ou tel quartier et de telle ou telle population qui fréquente les restaurants locaux. On croise ainsi peu ou prou l'ensemble de la population japonaise, notamment tokyoïte, dans ce qu'elle a de plus divers.

« Le Gourmet solitaire » offre ainsi un autre regard à la fois sur le Japon mais aussi sur l'art de Taniguchi et plus largement sur celui du manga ou de la BD. Composé de 18 courts chapitres, construits à peu près de la même façon, c'est un moyen pour le dessinateur et le scénariste de se libérer par la contrainte. Et ainsi, touche après touche, les deux auteurs nous plongent dans le Japon d'aujourd'hui (du moins celui de la fin des années 90), avec une grande richesse sociologique et même une certaine poésie.

Et on parcourt cet ouvrage avec beaucoup de plaisir. Comme c'est la première fois que je l'ai lu, j'ai enchaîné les chapitres les uns après les autres, mais on peut sans peine picorer un chapitre de ci de là, revenir en arrière, s'arrêter sur un plat, un quartier ou une ambiance qui retiennent notre attention. Comme ce gourmet solitaire, qui suit son instinct pour découvrir de nouvelles saveurs ou retrouver des saveurs aimées, nous pouvons lire ce manga à notre guise. On trouve toujours quelque chose d'intéressant dans chaque chapitre / histoire. Alors quand on s'intéresse à l'histoire, à la civilisation japonaise, à son art et à sa gastronomie, « Le Gourmet solitaire » est un festin royal, un vrai régal.

En parallèle, les auteurs dépeignent en filigrane la vie d'un homme japonais contemporain. A travers les repas qu'il prend et les lieux où il se rend, Goro Inogashira révèle beaucoup de sa personnalité et de son histoire personnelle, faite de certaines déceptions, notamment amoureuses. C'est peut-être (sans doute même) son attrait prononcé pour le travail qui lui a fait perdre le cœur de femmes ne demandant pas autre chose que son attention. Si tant est que son travail relève d'un choix vraiment voulu. Car on sent que c'est finalement à table, partant à l'aventure d'un restaurant connu ou inconnu, que notre héros trouve l'apaisement. En prenant du plaisir à se sustenter... tout en repensant à des souvenirs passés, définitivement passés... Nos auteurs illustrent ainsi mieux que personne, avec beaucoup de finesse et de retenue, toutes les tensions, les contradictions et les désillusions des Japonais d'aujourd'hui, tiraillés entre tradition et modernité... presque perdus entre ces deux forces opposées.

Quelques mots également sur la belle édition Casterman. Elle regroupe « Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire ». Composée de 32 chapitres, les 18 premiers appartiennent donc au premier volume, les 14 autres au second. L'ouvrage est de très belle facture, et surtout, ce qui est appréciable, c'est qu'à presque chaque chapitre, sur la page de garde, des précisions nous sont données sur tel plat, telle coutume, tel quartier, telle population d'habitués, permettant de mieux percer et comprendre la complexité des mœurs japonaises. Sans cela, on passerait à côté de beaucoup de choses. Et encore, le traducteur précise en préface que certaines choses lui échappent, c'est dire toute la subtilité d'une civilisation décidément bien mystérieuse.

Au total, le ton général de ce manga est particulier, et je dois dire assez réjouissant, tant on se croirait plongé au cœur du Japon, assis à la table de Japonais tantôt réservés tantôt expansifs, ou au comptoir d'un petit restaurant de quartier à la cuisine simple mais délicieuse. L'atmosphère de cet ouvrage est à la fois légère et profonde, gourmande, généreuse, poétique... mais aussi foncièrement mélancolique. Le titre de cet ouvrage est explicite : notre gourmet est solitaire. Et quelqu'un qui mange seul... c'est toujours un peu triste...

[3/4]

mardi 4 février 2020

« La Vengeance du Comte Skarbek » d'Yves Sente et Grzegorz Rosinski (2004)

    J'ai suffisamment râlé contre la frilosité et la paresse des éditeurs historiques pour reconnaître sans hésitation lorsqu'un album récent est réussi. En l'occurrence, je ne peux que m'incliner devant la virtuosité de « La Vengeance du Comte Skarbek », un diptyque édité par Dargaud en 2004 pour le premier tome, puis en 2005 pour le second.

Ce projet est la rencontre de deux personnes au sommet de leur art : le scénariste Yves Sente et le dessinateur Grzegorz Rosinski (Thorgal). Tout d'abord, il faut bien l'avouer, si Yves Sente ne nous a pas vraiment convaincu avec sa reprise de la série Blake et Mortimer, et encore moins avec celle de Thorgal, ici il maîtrise parfaitement son sujet. Il puise dans les romans de Dumas, notamment son fameux « Comte de Monte-Cristo », mais aussi dans l'ambiance des salons artistiques du XIXème siècle pour nous conter la machination ourdie contre un jeune peintre.

Le sujet central de ce récit est en effet la peinture et son monde, artistique et économique, les deux étant étroitement mêlés. Or, Yves Sente construit une intrigue en forme de mise en abyme, avec de multiples résonances. Si le héros est un peintre... le dessinateur de ce diptyque l'est aussi : Grzegorz Rosinski s'essaie en effet pour la première fois à la couleur directe, c'est à dire qu'il peint directement les planches, alors que d'habitude pour les BD, le dessin et la mise en couleur sont séparés dans le temps, souvent même réalisés par des personnes différentes.

Et le résultat est magnifique. Les couleurs sont sublimes, tantôt nuancées, tantôt vives. Le récit autobiographique du personnage principal est un véritable feu d'artifices, réservant des passages épiques et visuellement somptueux, notamment lors des évocations des guerres napoléoniennes. Quand le récit revient au temps présent, il se fait plus terne, et l'on se croirait alors projeté au temps de Dumas ou de Balzac, dans un Paris contrasté, à la fois vivant, élégant et sale.

Rarement dans une œuvre, quelque soit l'art dont elle se réclame, fond et forme n'ont été aussi harmonieusement et ingénieusement entremêlés. De surcroît, Yves Sente nous réserve de nombreux rebondissements, et le lecteur est ainsi chahuté, de révélation en révélation, jusqu'à un final admirable de finesse.

De plus, on passe un très bon moment avec ces personnages. Certains sont flamboyants, notamment ce fameux Comte Skarbek, de loin le protagoniste le plus complexe et le plus subtil de ce récit, mais aussi son antagoniste et ses séides. Sente fait même intervenir un célébrissime personnage historique, avec suffisamment de tact et de retenue pour qu'il s'intègre parfaitement à l'histoire et vienne lui conférer encore un peu plus d'aura et de panache.

Alors certes, si l'on veut se montrer pointilleux, on pourra reprocher à Sente les emprunts à Dumas et des rebondissements parfois un peu tirés par les cheveux. Mais il n'en fait jamais trop et tout se tient. Sente comme Rosinski vont au bout de leur art et nous livrent là un sommet de la bande dessinée. Comme quoi, il est encore possible de créer de bons albums aujourd'hui (même si oui, cette BD a plus de quinze ans désormais).

[4/4]

mardi 21 janvier 2020

« Capitaine Cormorant » (Capitan Cormorant) d'Hugo Pratt et Stelio Fenzo (1962)

    J'ai eu la chance de retrouver une ancienne édition des aventures du Capitaine Cormorant chez Glénat (avec la couverture ci-contre) en deux épisodes, le premier ayant fait l'objet d'une réédition récente chez Casterman (cf. ma critique ici). Le premier épisode est écrit et dessiné par Pratt en personne, avec une histoire qui préfigure « La Ballade de la Mer Salée » et le personnage de Corto Maltese, même si les protagonistes de « Cormorant » diffèrent sensiblement.

Le héros éponyme est un être épris de liberté, un peu fou en apparence, mais au fond sûr de lui et de ce qu'il fait (toute ressemblance avec Corto est fortuite, hum). Rusé, courageux, il réussit à se frayer un chemin au gré des îles australes et des coutumes locales pour le moins surprenantes. On retrouve la soif des grands espaces et le goût pour l'océan de Pratt qui feront tout le sel des aventures de Corto. De plus, en bon héros « prattien », Cormorant est entouré de fidèles amis, dont un indigène tatoué que l'on retrouvera peu ou prou dans des albums ultérieurs, et une femme de caractère, autres indices des chefs-d’œuvre à venir. « Capitaine Cormorant » est ainsi une nouvelle graphique accomplie et plaisante.

Le second épisode est dessiné en partie par Pratt, en partie par Stelio Fenzo, qui achève ainsi les aventures de notre capitaine malicieux. Le second épisode vient encore enchérir un peu plus dans l'humour et l'ironie, car nos héros sont pris entre deux feux : une princesse australe qui veut épouser l'un des personnages principaux, ce qui laisse augurer une issue funeste si ce dernier n'arrivait pas à la satisfaire, et des cannibales coupeurs de tête bien décidés à faire de nos protagonistes leur prochain repas.

Ces deux épisodes, dépaysants et réjouissants, permettent de mieux apprécier ce goût pour l'aventure typiquement prattien, en annonçant les pérégrinations d'un certain marin maltais. Deux épisodes relativement brefs mais parfaitement bien menés, qui nous laissent un peu sur notre faim tant ces deux récits sont appréciables.

Ce qui est également intéressant dans cette édition, c'est la notice introductive rédigée par Dominique Petitfaux, spécialiste d'Hugo Pratt. On apprend ainsi que le dessinateur italien s'est inspiré pour cette BD de l’œuvre de Franco Caprioli, un compatriote habitué des récits d'aventures imagés, avec la particularité qu'un certain nombre d'entre eux se déroulent en Océanie, ce qui est alors nouveau pour l'époque. On ne peut que remercier ce dernier pour la riche postérité dont il est à l'origine !

[3/4]

vendredi 27 décembre 2019

« Le Jour de Tarowean » de Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero (2019)

    C'est maintenant une habitude. Depuis plus de 20 ans, chaque fin d'année voit fleurir en librairie de nouveaux albums reprenant des séries phares et historiques de BD, à destination d'un lectorat fidèle, presque captif, et dépensant manifestement sans compter. La première série à avoir franchi le pas de façon ostensible est Blake et Mortimer, avec deux albums au grand succès (et d'une certaine qualité il est vrai) : « L'Affaire Francis Blake » en 1996 et « La Machination Voronov » (un net cran en-dessous) en 2000.

Alix a continué alors que son créateur Jacques Martin perdait la vue, remplacé dans un premier temps au dessin, puis également au scénario à sa mort en 2010. 10 « Alix » et 8 « Alix Senator » (hideux spin off de la série historique) ont depuis vu le jour. 18 albums en 9 ans ! Les affaires n'attendent pas, le temps c'est de l'argent... Le comble étant bien sûr son nom, Jacques Martin, écrit en gros sur ces albums posthumes, alors qu'ils n'ont plus rien avoir avec lui, des repreneurs comme ceux de Blake et Mortimer ayant la décence (c'est bien la seule que je leur concède) d'indiquer « d'après les personnages d'Edgar P. Jacobs ».

Bien d'autres BD ont suivi cette trajectoire, beaucoup de façon catastrophique, comme les séries écrites par Jean Van Hamme « XIII » ou « Thorgal », reprises et massacrées en règle. Après tout, comme tout le monde le rappelle quand on évoque ce sujet, c'était déjà le cas de Spirou en son temps... Même si cette série est peut-être bien l'exception qualitative (du temps de Franquin) qui confirme la règle. Car deux autres séries phares ont marqué cette tendance : la célébrissime série des aventures d'« Astérix », reprise avec plus ou moins de réussite par un duo qui ne démérite pas, sans faire non plus des étincelles... Et la cultissime série « Corto Maltese », réputée non « reprenable », sauf peut-être par un Lele Vianello... mais ce n'est pas le choix qui a été fait par les ayants-droits de Pratt et Casteman (mille fois hélas).

Or les 3 albums réalisés par le duo Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero sont venus toujours plus renforcer cette affirmation : Hugo Pratt n'est plus, et avec lui Corto Maltese est bel et bien mort. Car si « Le Jour de Tarowean » joue sans vergogne la filiation avec Pratt et son inaugurale et mythique « Ballade de la Mer Salée », si l'on omet le nom de la série et son personnage éponyme, rien n'est plus éloigné d'un album de Corto Maltese que celui-ci.

D'autant que s'il y a bien une chose que j’abhorre dans l'art actuel, c'est cette mode du préquel, qui vient tout expliquer. Le cinéma et la BD en sont gangrénés, surtout les séries et autres sagas... devenues de simples marques à exploiter purement et simplement (rappelons-nous l'ancien site internet officiel de la série Blake et Mortimer administré par Dargaud, où le merchandasing était regroupé sur une page avec pour titre « Autour de la marque »).

Le préquel est l'antithèse de l'authentique créativité et du sens artistique. L'impérieuse nécessité de tout savoir, de tout rationaliser, de tout expliquer, se fait aux dépens du mystère et de la poésie, deux choses dont est complètement dépourvu ce dernier album de Corto Maltese... Et bien souvent aux dépens de la cohérence et surtout de l'esprit d'origine de la série en question. Toute ressemblance avec « Le Bâton de Plutarque » de la série « Blake et Mortimer »... est tout à fait avérée ! Quand je vous dis qu'il s'agit d'une tendance de fond...

Le Moine, personnage central et fascinant dans « La Ballade de la Mer Salée » est ici caricatural, et son avènement est ridicule, complètement expédié et des plus simplistes. Les péripéties s'enchainent à une vitesse folle mais Juan Díaz Canales ne construit rien, pas d'histoire et encore moins de mythe. Tout sonne faux, sans parler des dialogues niais et bêtement actualisés : végétarisme, écologie... rien ne nous est épargné.

Certes, la page Wikipedia de l'album (rédigée par Casterman ?) mentionne tout un tas de références littéraires et savantes... Mais c'est de la poudre aux yeux ! Rien n'est digéré ou amalgamé, Díaz Canales nous vomit ses références comme si Pratt n'était qu'un simple érudit lénifiant... Aucun effort n'est fait pour raconter une histoire digne de ce nom, alors le scénariste multiplie les clins d’œil et autres effets de manches douteux pour tenter de combler les trous... Mais ça ne trompe personne, ou pas moi en tout cas.

Je n'attendais rien de cet album, mais il est encore pire que ce que j'imaginais. Casterman est en train de détruire Corto Maltese, comme tant d'autres entreprises culturelles le font avec leurs séries phares historiques. Le parallèle avec la destruction minutieuse de Star Wars par Disney est plus que criant. Quant à Casterman, tout comme Media Participations, ce n'est plus une maison d'édition, juste un fonds financier qui gère des actifs de façon industrielle et mercantile. Quelle tristesse...

Seul un échec financier peut faire prendre conscience aux industries culturelles qu'elles se fourvoient avec leur politique de financiarisation et d'exploitation à outrance de licences. Alors il n'y a qu'une solution : lecteurs, rebellez-vous et n'achetez pas ces albums honteux, car on vous prend pour de simples tiroirs caisses... et surtout pour des c... !

[1/4]

lundi 11 novembre 2019

« Bilbo le Hobbit » (The Hobbit) de J. R. R. Tolkien (1937)

    Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas plongé dans un livre de Tolkien. Durant mon adolescence, comme beaucoup, j'avais lu avec ferveur son fameux « Seigneur des Anneaux », un livre très riche dont je suis certain de n'avoir saisi qu'une partie, tant l'univers déployé est fouillé et les références aux mythes occidentaux sont nombreuses.

Avec le recul, j'abordais « Bilbo le Hobbit » avec une certaine impatience : ce livre plus court me permettait de revenir dans les Terres du Milieu, cet univers foisonnant tout droit sorti de l'imagination de Tolkien, avec sans doute plus de légèreté que pour son ouvrage phare, d'un abord assez difficile.

Ce que je dois dire, c'est que je n'ai pas été déçu. Mieux, lire « Le Hobbit » a été un véritable enchantement, tant Tolkien maîtrise parfaitement deux choses essentielles : l'art du récit, pour nous tenir en haleine tout en ménageant des moments de calme et de répit, et un imaginaire puissant fondé sur des mythes européens, revisités à sa façon, pour nous offrir un pur moment d'évasion.

« Le Hobbit » est un roman parfaitement construit. C'est le récit de la quête d'une troupe d'aventuriers, qui cherchent à récupérer un gigantesque trésor volé et gardé par un dragon menaçant. On ne pourrait faire plus simple. Et pourtant, tout le génie de Tolkien va résider dans la façon dont il va raconter son histoire et comment il va la nourrir de personnages extraordinaires et de péripéties dangereuses.

Comment parler de ce livre sans évoquer la figure de Bilbo Sacquet (ou Baggins en anglais) ? C'est un drôle de petit personnage, un Hobbit, petit être qui n'aspire qu'au confort, à la prospérité et à la tranquillité. Il vit dans la Comté avec ses congénères, plus précisément dans une maison sous une colline, formée de galeries souterraines confortablement aménagées. Bilbo n'aime qu'une chose : la routine. Il tire fierté d'être parfaitement prévisible, rien ne saurait plus lui déplaire que d'être perturbé dans ses petites habitudes.

Ce qui est très fort, c'est qu'avec ce héros peureux et douillet, Tolkien semble s'adresser directement à nous, comme si c'est nous, lecteurs bien à l'abri chez nous, qui étions tout à coup plongés dans des aventures rocambolesques, à la place de ou avec Bilbo. Quoi de mieux que la figure d'un être simple et effacé, avec des défauts humains (mais aussi des qualités, nous le verrons) pour servir de fil conducteur, de passeur vers une histoire ? En cela, Tolkien maîtrise parfaitement son sujet.

Autre élément particulièrement réjouissant dans son roman, c'est la place du conteur dans le récit et l'humour omniprésent. Tolkien s'autorise (pour notre plus grande joie) de nombreux apartés, se moquant gentiment de ses personnages, mais aussi dévoilant en partie des péripéties qui auront lieu bien après, histoire de nous tenir en haleine. La façon dont Tolkien a construit son histoire et ses personnages révèle sa connaissance des contes, faisant du « Hobbit » une sorte de méta-conte, qui emprunte des sortes de passages obligés (la troupe d'amis aventuriers, la quête, le trésor, le dragon...) tout en créant sa propre mythologie.

Ce qui est très drôle par exemple, c'est le début, où les nains font irruption à l'improviste chez Bilbo. Car ce n'est pas un nain qui vient squatter, ni deux. C'est 13 nains qui arrivent les uns à la suite des autres, chacun avec son propre nom, qu'on aura d'ailleurs le plus grand mal à retenir. Bien entendu, Tolkien ne va pas s'attarder sur chacun des nains dans son récit, seulement sur certains. Mais cette idée de nombre presque incalculable de personnages est comme une boutade, presque une gentille caricature, tout en donnant naissance par ailleurs à une sorte de groupe homogène, comme une sorte de chœur antique qui agit comme un seul homme. Et le roman fourmille de trouvailles de ce genre.

Quant à la construction du récit, les péripéties vont s'enchainer une à une, avec quelques passages de pause, souvent des haltes chez des personnages amis. En gros, un chapitre = une séquence et un ensemble homogène de péripéties. Mais loin d'en faire quelque chose de linéaire, ce mode de narration va permettre à Tolkien de réaliser un récit initiatique, avec un danger toujours plus grand à surmonter, voyant ses personnages se transformer peu à peu au fil de leurs aventures. En cela, c'est peu dire que Bilbo va se révéler. D'être craintif et pleurnichard, il va devenir un véritable héros, LE véritable héros de ce récit. Et c'est tout à l'honneur de Tolkien, comme dans « Le Seigneur des Anneaux » d'ailleurs, de prouver que les êtres les plus humbles peuvent être les plus courageux.

Enfin, cette histoire ne serait pas ce qu'elle est sans l'imaginaire remarquable de Tolkien. Il n'a pas son pareil pour créer des personnages dotés d'une aura, pleins de mystère et souvent malicieux. A l'image, par exemple du célèbre Gandalf, toujours aussi fascinant, de Beorn et bien sûr du dragon Smaug. Mais il est aussi particulièrement doué pour créer des lieux merveilleux et des ambiances. Le plus bel exemple est pour moi le passage dans la forêt de Mirkwood, avec ces péripéties (dont je ne dirai rien) qui nourrissent particulièrement l'imagination. A ce titre, rien ne vaut un livre pour rêver les yeux ouverts.

Maintenant j'ai hâte d'une chose : voir comment Peter Jackson a mis en image ce récit. Je sais bien que je ne dois pas m'attendre à grand chose de réussi, déjà que réaliser 3 films pour un livre de cette taille démontre que c'est surtout l'appât du gain qui est aux commandes. Mais il y a certains passages, notamment celui de Mirkwood dont je parlais, qu'il me tarde de voir représentés à l'écran, même si fort heureusement je me suis déjà fait mentalement une image.

Dans tous les cas, je ne peux que vous recommander la lecture de ce merveilleux ouvrage, qui semble avoir été fait pour être lu au coin du feu avec un bon chocolat chaud, ou déclamé à une assemblée jeune ou moins jeune, avec un ton enjoué et mystérieux à la fois... Comme tout conte qui se respecte !

[4/4]

dimanche 29 septembre 2019

« Sur la route de Madison » (The Bridges of Madison County) de Clint Eastwood (1995)

    On savait Clint Eastwood philosophe à ses heures perdues, tant certains de ses films se font méditatifs et réfléchis, derrière le vernis parfois envahissant de la violence. Ici, le cinéaste américain nous prend à contrepied. Il délaisse ses héros vengeurs et taciturnes pour nous offrir un drame terriblement romantique.

Mais la grande force d'Eastwood, c'est qu'en reprenant une trame tout ce qu'il y a de plus convenue (en apparence), il déjoue un à un les clichés et autres chausse-trappes narratifs et visuels. S'il est vrai que tout récit est bâti autour d'une tension irrépressible, « Sur la route de Madison » est construit sur cette opposition entre deux personnages aux personnalités et aux histoires diamétralement opposées et complémentaires à la fois. Sur la tension d'un amour interdit et puissant, de rêves terriblement humains.

L'histoire est simple et forte à la fois. Francesca (sublime Meryl Streep) est une Italienne qui s'est mariée à un G.I. rencontré dans son pays natal. Elle l'a suivi en Amérique, dans l'Iowa et le comté de Madison, et a fondé avec lui une famille de deux enfants. Elle semble tout avoir pour être heureuse, mais son mari un peu rustre, bien qu'aimant, et ses enfants distants à mesure qu'ils grandissent ne parviennent à la satisfaire totalement. Elle avait d'autres rêves, et manifestement son mari n'a pas su les lui offrir.

Quand arrive dans la région un photographe du National Geographic, Robert Kincaid (formidable Clint Eastwood), un baroudeur venu photographier les ponts du comté de Madison (d'où le titre original en anglais). Il s'égare et fait ainsi la rencontre de Francesca, alors que son mari et ses enfants sont partis pour quatre jour à une foire agricole dans l'Illinois. Peu à peu, Robert et Francesca s'apprivoisent, et tombent amoureux fous l'un de l'autre.

La grande force de ce film est la finesse avec laquelle Eastwood filme ses personnages évoluer. Leurs sentiments s'intensifient peu à peu, tout se joue dans les gestes, les regards. Au début, nos deux personnages restent avec la distance qui sied à la condition de femme mariée de Francesca (on est alors dans l'Amérique des années 60). Puis ils basculent progressivement dans un amour enflammé, tant ils semblent faits l'un pour l'autre, chacun complétant l'autre et venant lui apporter ce qui lui manquait.

Mais si Eastwood réalisateur mérite des louanges, c'est véritablement Meryl Streep et le Clint Eastwood acteur qui font du film un chef-d’œuvre. Le jeu de Meryl Streep est très naturel et nuancé, il sied parfaitement à son personnage complexe. Francesca est en effet de culture européenne et se sent déracinée aux États-Unis, où peu de gens savent placer l'Italie sur une carte. Robert quant à lui connaît l'Italie et même la ville de naissance de Francesca. Avec son expérience aux quatre coins du monde, non seulement il est le plus à même de lui rappeler un passé aimé, mais aussi de l'ouvrir à des destinations incroyables dont elle ne peut que rêver, elle qui est assignée à résidence pour s'occuper des animaux de la ferme et de sa famille.

Robert, quant à lui, est un homme libre, divorcé, sans attaches et qui en même temps aime les gens qu'il rencontre lors de ses voyages. C'est à la fois un homme seul et constamment entouré, avec des amis partout dans le monde. Eastwood sert à merveille la complexité et la finesse de son personnage, galant et cultivé. C'est peut-être sa meilleur performance d'acteur, du moins parmi celles que j'ai vues jusqu'à présent, tant c'est un modèle de subtilité. Il rend son personnage terriblement attachant...

Le thème du film, la magnifique façon dont il est traité, l'interprétation extraordinaire, tout cela donne à cette expérience cinématographique une profondeur et une intensité saisissantes, amenant le spectateur a réfléchir à sa propre vie, rien que ça. Alors que l'on suit nos deux héros, la philosophie de la vie et la conception de l'homme et de la femme qui sont ainsi dessinées, en intégrant toute la complexité de l'existence humaine et ce qu'elle a de meilleur, nous emplit d'un bonheur certain. 

De toute évidence, un très très beau film, que je ne peux que recommander.

[4/4]

dimanche 18 août 2019

« L'Impératrice Yang Kwei-Fei » (Yōkihi) de Kenji Mizoguchi (1955)

    Une fois de plus Kenji Mizoguchi réalise avec « L'Impératrice Yang Kwei-Fei » un long métrage impressionnant de maîtrise, porté par la subtile interprétation de Machiko Kyô, de Masayuki Mori et, chose nouvelle, une pellicule en couleurs. Esthétiquement parlant, on retrouve ainsi la rigueur de la composition du plan commune à tous les films du japonais, et l'on peut découvrir en plus son talent à harmoniser les teintes, nuancées à l'infini. Pour ce qui est de ses qualités visuelles « L'Impératrice Yang Kwei-Fei » vaut donc largement le détour.

Mais il est tout aussi intéressant quant à son intrigue et aux thèmes qui le traversent. Si Mizoguchi s'est singulièrement éloigné de la vérité de l'histoire de l'empereur Xuan Zong et de Yang Guifei (en réalité bien moins héroïque que dans le film), il en a fait une tragédie remarquable, à l'image de ses « Amants Crucifiés », s'achevant avec la même mélancolie, étrangement sereine malgré une issue des plus funestes.

Là encore il est question d'amour impossible, de féminité asservie, de rites étouffants ou encore de dilemme entre vie publique et privée. Mais ce qui frappe davantage, c'est cette figure de l'artiste incarnée par l'empereur, profondément ambigüe : il est peut-être l'homme qui doit le plus avoir les pieds sur terre, au vu des immenses responsabilités qui lui incombent, et pourtant il ne rêve que d'ailleurs, d'art et de beau. Ce paradoxe matérialisé par son caractère indécis va peu à peu l'isoler de tout, et de la politique et de la beauté qui lui donnait la force de vivre, et ce aux dépens de son entourage, surtout de sa bien-aimée.

Le tableau que peint Mizoguchi de cette Chine féodale et de cet idéal artistique est donc particulièrement pessimiste, mais pour autant ne verse jamais dans le pathos, préférant une retenue des sentiments bien plus troublante qu'une tristesse exacerbée et non équivoque. « Les Contes de la Lune Vague après la Pluie » ne sont pas très loin, et « Yang Kwei-Fei » apparaît comme un parfait condensé de l’œuvre de Mizoguchi. Il ne s'agit certes pas de son long métrage le plus fort, mais de l'un des plus harmonieux et des plus maîtrisés. Un film magnifique.

[4/4]

dimanche 30 juin 2019

« A l'Est d'Eden » (East of Eden) d'Elia Kazan (1955)

    On ne présente plus Elia Kazan. Il a dirigé les plus grands acteurs de son temps : Marlon Brando bien sûr, à trois reprises, Natalie Wood, Warren Beatty, Faye Dunaway… mais aussi James Dean. A ce titre, « A l’Est d’Eden » est un film mythique, puisque c’est l’un des trois longs métrages dans lesquels James Dean a joué, avant de mourir prématurément et de forger ainsi sa légende. Si le talent exceptionnel de directeur d’acteurs de Kazan est de notoriété publique, un regard à n’importe lequel de ses films phares valant tous les discours, tant ses acteurs crèvent l’écran, on sait moins qu’il fut le véritable créateur du fameux Actors Studio, dont Lee Strasberg est devenu l’un des professeurs principaux, avant qu’on lui attribue de façon erronée la fondation de ce qui restera peut-être la plus fameuse et la plus prestigieuse école de comédiens.

Après cette brève introduction, histoire de remettre les pendules à l’heure et de réparer une certaine injustice, évoquons ce qui nous intéresse, à savoir le long métrage en tant que tel. Kazan adapte à l’écran le roman éponyme de John Steinbeck, l’un des plus grands auteurs nord-américains. S’il n’en reprend qu’une partie, il la rend d’autant plus incisive et puissante, confrontant le matériau d’origine à sa propre expérience. En effet, tout comme son héros, Elia Kazan eut un père très croyant, borné, presque brutal, pour lequel il eut un amour compliqué, mêlé de haine. L’histoire ne pouvait donc que toucher profondément Kazan, et il était sans doute le plus à même d’en tirer la substantifique moelle, Kazan se révélant également fin dramaturge.

Le résultat est sans appel : « A l’Est d’Eden » est l’un des films les plus touchants et terribles du septième art, l’affrontement entre le jeune rebelle Cal (James Dean) et son père Adam se révélant dévastateur pour eux comme leur proches… et le spectateur. Kazan a su tirer tout le sel et tout le tragique de l’intrigue, l’intensifiant même, et a bien sûr profité du caractère instable et bouillonnant de son jeune acteur pour qu’il s’embrase sous nos yeux d’un amour filial contrarié.

Mais Kazan joue sur plusieurs tableaux : s’il s’agit d’une histoire de filiation malheureuse, il est également question d’amour-haine fraternel, sorte d’opposition entre un Caïn et un Abel des temps modernes, ainsi que d’un trio amoureux entre ces deux frères qui convoitent la même femme. Si évidemment James Dean illumine tout le film de sa présence magnétique, les autres acteurs ne sont pas en reste, et font de ce film un récit inoubliable, d’une force sans pareille. Certes, le long métrage n’est pas exempt de défauts, lorgnant peut-être un peu trop du côté du mélodrame et de ses excès. Mais il serait exagéré de s’attarder sur ses faiblesses, tant ses qualités sont indiscutables.

« A l’Est d’Eden », de chronique sociale du début du XXème siècle, devient progressivement tragédie moderne et antique, dans laquelle une famille s’entredéchire sous nos yeux impuissants. Kazan réussit à rendre universel ce récit si marqué dans le temps, c’est ce qui fait sa pertinence toujours d’actualité et son impact si fort sur le spectateur. D’autant que quiconque ayant eu maille à partir avec sa famille se reconnaîtra dans ces relations douloureuses entre père et fils, mère et fils et frères entre eux. Un film universel et intemporel qui marque à jamais. Un chef-d’œuvre, incontestablement.

[4/4]

dimanche 16 juin 2019

« Parasite » (Gisaengchung) de Bong Joon-Ho (2019)

    Auréolé de la Palme d'Or et du concert de louanges qui l'a accompagné, « Parasite » est vendu comme le meilleur film de Bong Joon-Ho depuis « Memories of Murder ». C'est dire si mes attentes étaient élevées. Sur ce point, au moins, je n'ai pas été déçu. Oui, « Parasite » voit le cinéaste coréen revenir au plus haut niveau, qu'il n'avait pas atteint depuis son mémorable deuxième long métrage, en dépit du succès critique et populaire dont il a bénéficié pour ses derniers films.

« Parasite » est un film très maîtrisé sur la forme : excellente réalisation, à la fois sobre et s'autorisant des passages du plus bel effet, magnifique photographie, montage nerveux tout en ménageant des moments de répit... Et bien sûr, ce qui fait la force du cinéma coréen : un scénario malin, à tiroirs, offrant de nombreuses péripéties inattendues et de continuelles ruptures de rythme et de style, entre comédie voire farce grotesque, drame social, thriller ou film d'horreur...

Toutefois, ce long métrage ne serait pas aussi réussi sans sa magistrale distribution et ses interprètes crédibles à 200%. Avec bien sûr en tête le toujours excellent Song Kang-ho, inoubliable anti-héros de « Memories of Murder », et tous les membres des deux familles qui s'opposent, ainsi que les personnages plus secondaires.

Pour tout dire, voir ce film au cinéma fut pour moi un grand moment de plaisir, les longs métrages de cette qualité étant bien rares de nos jours. Tant de maîtrise, ces acteurs bourrés de talent, ces plans parfois magnifiques, à l'image de ce travelling aérien sur le déluge, tout cela réveille ma foi envers le cinéma coréen et asiatique, voire envers le cinéma tout cours, un cinéma qui ose, qui défriche, qui surprend, à l'exact opposé du cinéma français perdu dans sa médiocrité, qui semble hélas durable, et d'un cinéma américain toujours plus formaté et sans âme.

Pourtant, il manque quelque chose à ce film. Tout d'abord la cohérence et le jusqu'au-boutisme de « Memories of Murder ». « Parasite » est moins prenant et surtout moins touchant. De plus, la lutte des classes illustrée ici manque de finesse et Bong Joon-Ho s'arrête au milieu du gué : l'analyse reste à la surface, comme une sorte de prétexte à des évènements et des rebondissements parfois gratuits dans le sordide. « Parasite », comme nombre de films coréens, ressemble a un jouet rutilant, de type montagnes russes, où la forme prend dangereusement le pas sur le fond.

La première partie du long métrage est bien construite, mais la seconde se perd dans ses péripéties et la satire sociale prend l'eau, à l'image de cette pluie torrentielle. Surtout, c'est peu dire que la symbolique est lourde, très lourde, comme assénée avec une massue. Difficile donc de se satisfaire de ce film à message pas très finaud. Et puis l'épilogue vient donner le coup de grâce : regrets, larmes, ton moralisateur, invraisemblances scénaristiques... Bref, une fin ratée.

Si « Parasite » est un régal – ne boudons pas notre plaisir – le festin manque un peu de saveur et de finesse. Le film reste un peu sur l'estomac, et l'on se prend à rêver de ce qu'aurait pu être un long métrage de cette trempe totalement réussi. Le cinéma coréen a encore de beaux jours devant lui, mais attention à ne pas se perdre dans l'auto-caricature et à savoir se renouveler. Car 15 ans après le chef-d’œuvre qu'est « Memories of Murder », on dirait qu'on en est toujours au même point. Bong Joon-Ho avait placé la barre très haut, ce qui fait que lui comme ses confrères ont le plus grand mal à la dépasser, voire même à l'atteindre de nouveau.

En tout cas, le cinéaste coréen a piqué ma curiosité, je ne pensais pas pouvoir en dire autant d'un de ses films. J'attends donc avec impatience son prochain long métrage !

[3/4]

samedi 1 juin 2019

« Cléo de 5 à 7 » d'Agnès Varda (1962)

Drôle de coïncidence (enfin, façon de parler)... Depuis plusieurs mois, l’envie me prenait de revoir « Cléo de 5 à 7 », l’un des films clés de la Nouvelle Vague. Alors qu’Agnès Varda nous a quitté, deux jours après je le regardais de nouveau. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu ce long métrage, au moins 10 ans après un premier visionnage qui m’avait conquis. Entre temps, je me suis renseigné sur ce film et j’ai pu constater qu’il divisait en deux camps : d’un côté, ceux qui louaient son audace formelle et sa fraîcheur, de l’autre, ceux qui dénonçaient ses maladresses et sa superficialité. Clairement, je faisais partie des « pro-Cléo », mais je voulais confronter ce lointain souvenir à un deuxième visionnage.

Et bien il fut profitable, tant il m’a conforté et m’a permis de passer de nouveau un excellent moment ! Il me paraît excessif d’ergoter sur les faiblesses formelles de ce long métrage, alors qu’au contraire il est très maîtrisé : excellente gestion de ce « temps réel » qui a fait sa réputation, construction narrative à tiroirs, débutant par un prologue en couleurs qui donne tout son sens au récit, avant un passage à un noir et blanc magnifiquement photographié, résonances multiples entre le fond et la forme, musique diégétique insérée à bon escient…

En fait, ce film conjugue tant de talents que sa réussite me semble indéniable. Tout d’abord, « Cléo de 5 à 7 » est un film profondément féminin. Écrit et réalisé par une femme, une fois n’est pas coutume, il bénéficie d’un regard tout sauf neutre sur son histoire et ses protagonistes : il est plein de sensibilité et de nuances, tout en conservant une forme de regard amusé voire ironique sur son héroïne, qui a peur de perdre santé… et beauté. Comment être femme quand son intégrité physique et surtout son apparence corporelle risque d’être remise en cause ? Comment être « femme-sujet » et non « femme-objet » dans une société machiste ? Comment être femme quand la maladie nous affaiblit, alors qu’on peine à conserver les attentions d’un homme plus intéressé par ses (petites) affaires que par son aimée ? Comment ne pas se sentir profondément seule quand on peine à faire sa place d’un point de vue professionnel et personnel ?

Beaucoup de questions qui restent en suspens, mais Agnès Varda ne tarde pas à apporter un peu de réconfort à son héroïne bouleversée en la personne d’un jeune soldat en permission... destiné à retourner en Algérie pour son service militaire. On le voit, le bonheur a beau être parfois présent, il reste fugace. Derrière son apparence légère, « Cléo de 5 à 7 » est en fait un film très profond, grave, qui sonde l’âme humaine, et plus précisément l’âme féminine. Rare sont les œuvres à avoir eu l’occasion de le faire, et c’est peu dire qu’Agnès Varda s’en sort haut la main. D'autant qu'elle densifie son récit en en faisant une méditation sur la vie et la mort. « Cléo de 5 à 7 » est donc tout sauf un film purement visuel ou un gadget 60's qui n'aurait plus rien à nous dire.

Maintenant, ce long métrage n’aurait pas tout cet attrait sans sa forme assez virtuose, tout en restant spontanée et délicate, Agnès Varda s’autorisant à peu près tout. Variations formelles entre couleur et noir et blanc donc, mais aussi insertion d’un bref court métrage muet en plein milieu du film, resté célèbre par sa distribution et son sujet (Jean-Luc Godard en personne, avec et sans lunettes noires, ce qui occasionnera certaines péripéties, Anna Karina bien sûr, mais aussi Danièle Delorme, Jean-Claude Brialy, Sami Frey, Yves Robert...), parties chantées, dont le magnifique passage « Sans toi »… Bien sûr, impossible d'évoquer « Cléo... » sans parler de son talentueux photographe, Raymond Cauchetier, et bien sûr de son génial compositeur de musique, Michel Legrand, hélas disparu également il y a peu. On découvre même ce dernier acteur, avec pas mal de talent qui plus est, pour une séquence très amusante.

Mais on ne peut pas faire allusion à ce long métrage sans mentionner son actrice principale, Corinne Marchand, au charme envoutant. Certes, on pourra objecter que ce n’est pas (du moins à l’époque) une actrice accomplie : son jeu légèrement bancal fait un peu amateur et artificiel. Pour autant ça donne un cachet Nouvelle Vague et surtout ça ne dessert pas son interprétation d’une femme fragile, également artiste (chanteuse de variété en l’occurrence), à la fois sûre d’elle et très féminine tout en étant troublée par sa santé qu’elle craint en danger et une certaine solitude, que son statut de vedette cache mal.

Bref, « Cléo de 5 à 7 » regorge de qualités, qualités très bien mises en valeur par Agnès Varda, qui signe sans doute-là son film phare, mais également un jalon clé dans l’histoire du cinéma féminin, et même dans l'histoire du cinéma tout court. Pour de multiples raisons, il mérite donc d’être vu, que ce soit pour son fond touchant, la beauté et l'intelligence de sa forme ou son apport indéniable au septième art. D'ailleurs, les nombreux verbatims de l'affiche d'origine, proférés par certains des plus grand artistes de l'époque, rendent un bel hommage à cette cinéaste de talent.

Merci et adieu, Agnès Varda…

[4/4]