samedi 30 janvier 2021

« Capitaine Steene » - Théodore Poussin tome 1 de Frank Le Gall (1987)


     Cela faisait longtemps que je cherchais à lire cette série. Devant les bonnes critiques, je savais en principe à quoi m'attendre : du très bon. Et bien non, j'ai quand même été surpris. Avec Théodore Poussin, Frank Le Gall est rentré, mine de rien, dans le cercle très restreint des grands auteurs de bande dessinée, voire des grands auteurs tout court. 

Mine de rien, car au premier abord, rien ne laisse penser que nous avons affaire à une œuvre magistrale. La couverture du premier tome de la série, « Capitaine Steene », nous montre en gros plan le visage de notre fameux Théodore. Un visage rond, lunaire, quasiment chauve. Une sorte de Tintin plus rondouillard et à lunettes. Et de fait, le trait de Le Gall, notamment dans les premiers albums, est plutôt rond et chaleureux, à peine réaliste, plus proche de l'école de Marcinelle que du Journal de Tintin en somme, même si Le Gall possède indéniablement un style bien à lui. Un style qui laisse penser qu'il s'agit d'une BD plutôt humoristique ou réservée aux enfants.

Le Gall cache bien son jeu. Car Théodore Poussin est une série pour les adolescents et peut-être même surtout les adultes. Derrière ce coup de crayon sympathique, les références de notre dessinateur et scénariste sont en fait profondément littéraires. Plus précisément, la littérature d'aventure des XIXe et XXe siècle : Conrad, Stevenson, Cendrars, Baudelaire... Mais aussi Shakespeare et tant d'autres. Le Gall a un véritable amour de la grande littérature, notamment celle qui fait la part belle aux voyages à l'autre bout du monde, mais aussi qui dépeint l'hubris des hommes... 

Avec son héros au départ effacé, et au character design bien défini mais relativement neutre, c'est comme si nous étions plongés dans le corps de Théodore (comme pour Tintin) et que nous voyions à travers ses yeux les soubresauts d'une vie au départ tranquille, balancée dans l'aventure la plus pure... Et par le biais de Théodore, nous côtoyons ces hommes (j'y reviens) « bigger than life », ces personnages hauts en couleur, parfois équivoques, certains fascinants, pas loin d'être détestables mais attachants (Steene, et surtout Town), d'autres héroïques mais qui savent se salir les mains (Martin), des personnages plus énigmatiques, presque lunaires (Sir Brooke) ou encore, comment ne pas l'évoquer, le personnage peut-être le plus mystérieux de la série : Novembre, une trouvaille géniale de Le Gall. C'est en effet une des grandes qualités de cette série : les personnages sont tous complexes, avec une part d'ombre et de lumière. Ce qui ne la rend que plus passionnante.

Par ailleurs, cela vous paraîtra sans doute paradoxal : Théodore Poussin est une série quasi exclusivement basée sur l'imagination de son auteur. Son héros parcourt l'Asie du Sud-Est, sur terre et sur mer, alors que Le Gall n'a jamais mis les pieds sur le continent asiatique... Et ne souhaite pas s'y rendre. Cette série est donc une pure œuvre de fiction. Pourtant, on est transporté avec Théodore dans cet Extrême-Orient fantasmé, on tombe dès le premier album sous le charme envoûtant de cet ailleurs si différent, si captivant et nébuleux... et si beau.

Deuxième paradoxe, et non des moindres : ce qui intéresse Le Gall ce n'est pas tant les voyages de Théodore que les hommes et les femmes qu'il côtoie. Théodore Poussin est une série où les péripéties découlent des rencontres de son héros. Avec Novembre, Martin, Town, Steene... Toutes ces personnes vont changer sa vie et le faire grandir. Et c'est ce qui fait le sel de cette série : ces personnages terriblement attachants car profondément humains, avec leurs qualités et leurs défauts.

Mais ne nous y trompons pas, quand Le Gall nous fait cet aveux, c'est avec sa modestie habituelle. Le cadre de ces aventures compte également beaucoup dans la réussite de la série. Le port de Dunkerque dans « Capitaine Steene », la fuite sur les toits dans « Le Mangeur d'Archipels », le cimetière tropical à l'abandon dans « Marie Vérité », la brume épaisse de « La Maison dans l'île », la Terrasse des audiences, de nuit, dans le diptyque éponyme... Autant de lieux et de séquences mythiques, sortis de l'imagination foisonnante de Le Gall.

Je parlais de pure œuvre de fiction. Là encore, je dois apporter une nuance. En fait, Théodore Poussin est inspirée à la base par l'histoire du grand-père de Frank Le Gall, Théodore le Coq. Le narrateur des premières pages de « Capitaine Steene » reprend en réalité textuellement ce qui était inscrit dans le journal intime de Monsieur Le Coq. Tout comme son alter ego de papier, le grand-père de Le Gall travaillait dans une compagnie maritime, et à force d'entendre ces noms qui font rêver (Dakar, Buenos Aires, Shanghaï...), il a décidé lui aussi de prendre la mer. Mais sur cette base, Le Gall va créer une destinée originale à son héros, et le grand-père de Le Gall lui dira souvent « Ah ça par contre, je ne l'ai pas vécu », sans doute troublé par cette mince frontière entre réalité et fiction.

Pour finir, je tiens à m'attarder un peu sur le personnage de Théodore Poussin. S'il est au début davantage un témoin et un médiateur entre le lecteur et les personnages, il gagne peu à peu en assurance, et de jeune homme, devient un homme tout court. Un homme qui conservera jusqu'au bout son intégrité, même dans les pires moments et confrontés aux pires individus. Un homme qui se tient droit, comme une lumière dans un monde trouble et obscur. Une flamme qui vacille parfois, face à certains évènements tragiques qui traversent sa vie, mais qui perdure quoi qu'il arrive. En cela, même si certains passages de la série s'avèrent sombres, il y a toujours un côté lumineux, souvent personnifié par Théodore ou par certains de ses amis.

Ainsi, j'espère vous avoir donné envie de vous plonger dans cette série phare ou de la redécouvrir. Certes, tous les albums ne sont pas de la même qualité, les 7 premiers sont magistraux, les autres sont un peu en deçà. Mais dans l'ensemble, il s'agit d'une série qui a fait date dans l'histoire de la bande dessinée. Et Le Gall conserve toujours aujourd'hui cette aura d'un auteur particulièrement talentueux. Quand on lit Théodore Poussin, on ne peut qu'être admiratif et reconnaissant à son égard. En tout cas, moi je suis conquis. Du fond du cœur, merci Frank pour cette magnifique série. 

[4/4]

samedi 12 décembre 2020

« La bête est morte ! » d'Edmond François Calvo, Victor Dancette et Jacques Zimmermann (1945)


 

    Une BD archaïque dans les textes, assez ampoulés, et dans le dessin, similaire au travail de Walt Disney dans les années 30. Mais il est indéniable que Calvo a un très grand talent d'illustrateur. On peut rester plusieurs minutes à admirer et contempler ses dessins, extrêmement fouillés, avec plein de détails amusants.

 

Le plus dur, en fait, c'est de s'accrocher au récit, qui transpose la réalité de la Seconde Guerre Mondiale dans un monde d'animaux anthropomorphes, où les personnages clés de cette période ainsi que les batailles et les pays voient leurs noms changés. Ainsi les Anglais sont des dogs, les Américains des bisons, les Allemands des loups, de Gaulle une cigogne… Le problème, c'est qu'on peine souvent à comprendre à quels évènements réels tel ou tel épisode se rapporte. La page Wikipédia de l'album donne quelques clés, mais elle est loin de tout expliquer...

 

Je me pose alors la question du public cible de cet album. Les textes très longs et verbeux ne me semblent pas convenir à un lectorat trop jeune, alors que le dessin très enfantin leur est clairement destiné. De plus, la violence de certaines exactions de la guerre est évoquée, même si atténuée par les personnages animaliers. Du coup je me demande s'il n'aurait pas mieux valu garder les vrais noms des personnages, des lieux et des pays pour plus de clarté. Car en l'état, sauf à connaître la Seconde Guerre Mondiale sur le bout des doigts, cette BD est quasiment incompréhensible... Je ne vois pas en quoi les vrais noms auraient été trop difficiles à assimiler par les enfants...

 

Pour autant, je salue l'immense travail graphique de Calvo. Si son style est très daté dans sa représentation des personnages, assez grotesques et caricaturaux, il fait preuve de virtuosité dans le dessin et même d'audace dans son découpage, les cadrages et la composition des vignettes, ainsi que d’une grande maîtrise dans la palette de couleurs qu’il déploie.

 

Cet ouvrage se lit donc comme une curiosité, un témoignage artistique d’une période précise. Il a un intérêt surtout pour ceux qui veulent enrichir leur culture en ce qui concerne l’histoire de la bande dessinée.

 

[3/4]

samedi 21 novembre 2020

« Kivu » de Jean Van Hamme et Christophe Simon (2018)


     Une BD bouleversante... Van Hamme met un coup de projecteur sur la violence inouïe qui s'exerce en Afrique dans le Kivu, région de la République Démocratique du Congo où l'exploitation de minerai servant à la confection d'objets électroniques (tels que nos smartphones) conduit aux pires exactions... Heureusement, cette violence passe surtout ici par les mots, plus que par l'image, mais ce qui nous est raconté est terrifiant...

Vraiment, cette BD est un choc, tant la cruauté décrite donne la nausée... Et Van Hamme parvient à rendre compte du côté extrêmement dangereux de s'aventurer dans ce genre de zones, et encore plus de tenter de combattre les cruels auteurs de ces atrocités... Van Hamme nous dépeint une Afrique aux allures de Far West, où seule une Kalachnikov chargée permet de demeurer en un seul morceau...

Mais combattre ces exactions ce n'est pas seulement prendre les armes, c'est aussi, à l'image des Docteurs Denis Mukwege et Guy-Bernard Cadière, œuvrer pour panser les plaies, celles des corps comme de l'esprit. Ces deux chirurgiens humanistes, aidés de leurs équipes, réparent les femmes victimes de viols... Et ils ne s'arrêtent pas là, leur structure permet aussi à ces femmes d'apprendre un métier et de bénéficier de micro-crédits, pour pouvoir être autonomes et sortir du giron des exploiteurs divers. Ces deux médecins et leurs équipes dévouées sont une véritable lueur d'espoir, certes fragile, dans un océan de ténèbres...

Combattre ces exactions, c'est aussi prendre la plume pour décrire ce qui se passe dans ces contrées si lointaines, mais finalement si proches, car nos destins sont douloureusement entremêlés. C'est ce que fait Jean Van Hamme, en utilisant son talent et sa notoriété pour mettre en lumière l'engagement des Docteurs Mukwege et Cadière.

C'est ce qu'il fait aussi en n'omettant pas les manœuvres des multinationales occidentales, qui sont clairement complices de ce qui se passe là-bas. Elles financent des groupuscules armés qui leur permettent de garantir leur approvisionnement en minerai à bas coût, au prix de l'exploitation d'enfants et d'adultes dans les mines et en fermant les yeux sur les nombreux abus perpétrés quotidiennement... 

Pour ce qui est du dessin, Christophe Simon s'en sort plutôt bien. Son style classique et réaliste est agréable, même s'il pèche un peu par sa rigidité et un découpage pas toujours des plus lisibles. Néanmoins il remplit tout à fait son rôle et illustre de façon sobre et élégante ce récit terrible. Pour la petite histoire, Christophe Simon s'est rendu sur place à l'invitation du Docteur Cadière, qui a « commandé » ce récit à Van Hamme. Il en reviendra traumatisé par ce qu'il a vu. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites que d'avoir su restituer l'horreur sans se laisser gagner par elle...

Pour conclure, en refermant cet album de bande dessinée, on ne peut oublier ce qu'on a vu et lu. On ne pourra pas dire que l'on ne savait pas. Voilà encore un pavé dans la mare, venant éclabousser cette économie qui martyrise une partie de la population mondiale pour en satisfaire une autre. Une œuvre qui donne à réfléchir, et qui ne fait que confirmer l'urgence de changer de modèle économique, et même de société...

[3/4]

samedi 17 octobre 2020

« Souliers percés » (Рваные башмаки) de Margarita Barskaïa (1933)

 

    Brillante idée de la Cinémathèque Française que de proposer une rétrospective sur les pionnières du cinéma soviétique. Fait notable : jusqu'aux années 1960, c'est en URSS qu'il y eut le plus de femmes réalisatrices. Sur ce sujet, l'Occident faire clairement figure de mauvais élève. Mais comme l'ont indiqué les deux programmateurs de la rétrospective en introduction du film, il faut prendre ce fait avec des pincettes : l'ère soviétique a connu plusieurs phases, et si au début des années 30 soufflait un certain vent de liberté et d'audace, l'avènement de Staline a jeté un grand froid et un retour en arrière, notamment pour les droits des femmes.

Venons-en maintenant à « Souliers Percés ». C'est un magnifique film, subtil, aux nombreux degrés de lecture : un film pour et avec des enfants... mais aussi pour les adultes. Le scénario : dans l'Allemagne des années 20 ou 30, les revendications sociales éclatent, défendues par les communistes, alors que le nazisme gagne du terrain. Ce qui se vit dans le monde des adultes se joue aussi à l'école et dans la cour de récréation.

Margarita Barskaïa s'était fait une spécialité de filmer des enfants. Et on peut dire qu'elle retranscrit parfaitement cet âge de la vie, son innocence, son insouciance, son goût du jeu et des facéties, mais aussi la façon dont on reproduit ce qu'on voit et entend de ses parents. Elle parvient à tirer le meilleur de ses jeunes acteurs, qui nous font régulièrement sourire.

Mais plus encore, ce qui fait le charme de ce film c'est son ton : à la fois drôle et poétique, d'une très grande fraicheur, parfois même ironique, souvent irrévérencieux et bien sûr socialement engagé. Avec un art cinématographique consommé, il suffit de quelques plans à Barskaïa pour brosser la situation économique dramatique de toute une partie de la population. La faim, le travail des enfants, le chômage, la maladie... La cinéaste n'omet rien, sans pour autant verser dans le misérabilisme.

Elle dépeint par ailleurs tout un nuancier de conditions sociales et d'appartenances politiques, chez les adultes comme chez les enfants. Un des enjeux du film est en effet la mise en place d'une grève chez les dockers, leurs enfants tentant à leur mesure de les aider dans leur lutte, tandis que les pro-nazis s'y opposent.

Bien sûr, à l'époque de la réalisation de ce film, la liberté de création en URSS était relative. La deuxième partie du long métrage se fait donc un peu pesante, en s'attardant sur cette fameuse grève un peu comme un passage obligé, à grands renforts de chants, de défilés et de drapeaux flottant au vent. Pour autant, la première partie, qui sert d'exposition et d'introduction, réussit à manifester l'enjeu derrière : se battre pour une vie meilleure.

« Souliers Percés » est donc un film multiple, aux intérêts nombreux. Film sociologique, film artistique, film dramatique mais aussi plein d'espoir, à la fois grave et léger, c'est un long métrage d'une grande qualité qui figure en bonne place dans ce que le cinéma soviétique a fait de mieux.

[3/4]

dimanche 30 août 2020

« Nausicaä de la Vallée du Vent » (Kaze no tani no Naushika) d'Hayao Miyazaki (1982 - 1994)


     Il est très difficile, voire impossible de restituer toute la grandeur du manga phare d'Hayao Miyazaki. Avec une écriture et une publication étalées sur 12 ans, 7 tomes composent ce pur chef-d’œuvre. Miyazaki est connu pour ses longs métrages, mais ce manga les vaut largement, voire les dépasse par son ambition, sa beauté et sa profondeur.

Miyazaki élabore une épopée dantesque, il donne naissance à tout un monde, extrêmement sophistiqué, reprenant bien des aspects de celui que nous connaissons, mais réarrangés intelligemment, constituant une sorte de fable ou de conte intemporel et didactique. Il donne également naissance à toute une galerie de personnages extrêmement attachants et subtils, des « bons » en passant par les « méchants », qui le sont rarement complètement. 

Il serait vain de chercher à tout énoncer, à tout décrire. Le mieux est de se plonger dans cette formidable odyssée, où une jeune fille courageuse et éprise des autres et de la nature cherche à sauver une humanité qui court à sa perte.

Avec « Nausicaä », Miyazaki brasse énormément de thèmes, mais réussit toujours à les aborder avec finesse, sans apporter de réponses toutes faites. Il se fait même prophétique : il avait anticipé les manipulation biologiques et génétiques sur l'être humain, conduisant aux pires horreurs, ou encore le dérèglement de la nature induit par l'homme, entre prolifération des insectes, air et sol viciés, pollution omniprésente...

Extrêmement complexe, « Nausicaä de la Vallée du Vent » est une ode au courage et à la vertu, mais également un cri du cœur contre la méchanceté et la perfidie humaine, et aussi contre cette hubris des hommes, peut-être leur plus grande ennemie. On sent que Miyazaki est parfois désespéré, et la fin, surprenante car en partie ouverte, montre que l'artiste japonais garde espoir, mais que cet espoir est bien fragile.

Et puis une fois qu'on referme le dernier tome, on ne peut qu'être empli d'une grande nostalgie. La nostalgie d'avoir passé tout ce temps aux côtés de personnages extraordinaires, au gré d'aventures dangereuses, parfois même terrifiantes, bravant bien des dangers, mais conservant toujours pour certains une franche camaraderie et une amitié touchantes. 

La bande dessinée, et peut-être même surtout le manga, ont été longtemps vus comme des genres mineurs, des « sous-arts ». Mais il faut bien le dire, Miyazaki donne ici au genre ses lettres de noblesse. D'ailleurs, je n'ai toujours pas trouvé de mangaka qui égale Miyazaki. Et côté bande dessinée occidentale et franco-belge, le Senseï se place directement au niveau des plus grands auteurs du genre. Que vous aimiez la bande dessinée et/ou le manga, « Nausicaä de la Vallée du Vent » est un incontournable, un sommet absolu et sans pareil.

[4/4]

mercredi 19 août 2020

« Il était une fois dans l'Ouest » (C'era una volta il West) de Sergio Leone (1968)

 

     Vu une première fois, trop jeune, il y a longtemps, j'étais complètement passé à côté de ce film. Je m'étais dit « tout ça pour ça » ?! Je ne comprenais pas le concert de louanges qui entourait ce long métrage. Des années plus tard, maintenant que j'ai vu un certain nombre de westerns, dont les plus connus et célébrés, j'ai pu apprécier à sa juste mesure « Il était une fois dans l'Ouest ».

Je ne vais pas revenir sur les nombreuses citations et hommages de Sergio Leone envers ses prédécesseurs (John Ford, Fred Zinnemann, etc.). Sur-western et western crépusculaire à la fois, on ne peut comprendre ce long métrage sans avoir pris connaissance des films clés de ce genre, ni sans connaître toute la mythologie attenante.

Si dans mon souvenir, les westerns de Leone, et en particulier celui-ci, étaient violents, quelle ne fut pas ma surprise de constater qu'en réalité « Il était une fois dans l'Ouest » est un film très nostalgique. A l'image de l'un des ses principaux personnages, le dangereux Cheyenne, bandit romantique qui semble perdu dans ce monde nouveau où l'argent est roi et l'honneur foulé aux pieds.

Par conséquent, je ne vais pas évoquer la brillante mise en scène de Leone ou les autres aspects révélant le savoir-faire indéniable de l'équipe du film. Je vais plutôt m'attacher à parler des 5 personnages principaux, qui représentent tous bien plus qu'un idéal-type, convoyant des sentiments et des visions du monde à travers leur rôle dans cet opéra de l'Ouest qu'est ce long métrage.

Tout d'abord, mentionnons la véritable héroïne de ce film : Jill McBain, incarnée par une Claudia Cardinale au sommet de sa beauté. Jill est la prostituée avec du cran par excellence. C'est « une dure ». Au fond, c'est quelqu'un d'intègre, que la vie n'a pas salie complètement. Elle a subi et subira encore bien des outrages, mais elle arrivera à ses fins. Tout le film tourne autour d'elle, les personnages principaux masculins se disputant peu ou prou son cœur, ou du moins ses faveurs. Une femme courage, non dénuée d'arrières pensées, qui s'avère être l'âme du film, et peut-être même ainsi de l'Ouest, comme semble le montrer l'un des tous derniers plans. En cela, Leone offre à Claudia Cardinale l'un des plus grands rôles de femmes dans un western, l'un des plus complexes aussi.

Autre personnage central : Morton, l'homme qui dirige et possède sans doute la compagnie de chemin de fer envahissant peu à peu l'Ouest américain. Prêt à tout pour assouvir sa soif de pouvoir, l'argent est pour lui son plus fidèle serviteur. C'est un nouveau venu dans l'Ouest, un « gentleman » aux « bonnes manières » qui conquiert les terres et les hommes non par son courage et sa vertu, mais par sa ruse et sa richesse financière. Machiavélique et lâche, il ne veut pas se salir les mains, c'est pour cela qu'il est indissociable et dépendant de son bras droit Frank, l'homme des basses besognes.

Parlons un peu de « Frank ». L''homme de main brutal et sans morale typique, prêt à tuer femmes et enfants se présentant sur son chemin. C'est un homme du passé, un homme du Far West en ce qu'il avait de fou et de sanglant, de sans limites. C'est un peu l'alter ego de Liberty Valance (Lee Marvin), dans le film éponyme de John Ford. Un homme prêt à tout pour maintenir son emprise sur les autres, voire même pour assouvir sa soif de violence. Un homme dans la force de l'âge et qui tente de comprendre comment aller dans le sens du vent, en s'associant avec Morton. Ainsi, Frank et Morton sont les deux faces d'une même pièce : passé et présent, violence déchainée et violence civilisée.

Venons-en à « Harmonica ». L'homme mutique et vengeur, animé par un dessein connu de lui seul. Taciturne, l'homme est aussi doué à l'harmonica qu'avec son revolver, mieux vaut ne pas le prendre à la légère. Leone réussit parfaitement à l'entourer d'un mystère qui ne sera dévoilé qu'à la fin du long métrage, ne rendant le film que plus poignant. C'est le héros du Far West par excellence : l'homme droit quoique brutal, en quête de justice, aussi rapide de la gâchette qu'économe de ses mots, avec un sens de la répartie certain. Clint Eastwood lui doit beaucoup, mais ses films de justiciers ne parviendront pas tout à fait à égaler le présent long métrage de Leone, à mon sens. Il manquera à Eastwood ce supplément d'âme qui fait tout la grandeur d'« Il était une fois dans l'Ouest ».

Enfin, je ne peux oublier le personnage peut-être le plus subtil et le plus original de ce film, mais aussi le plus attachant : Cheyenne. Bandit de grand chemin, lui et ses acolytes écument la région. Il ne fait aucun doute que c'est lui et sa bande qui sont les auteurs du terrible incident du début du film. Et pourtant, la réalité se révèle plus complexe. Au fond, Cheyenne est un truand flamboyant, un malfrat au grand cœur, dont les sentiments vont l'inciter à se rallier à une cause juste, non sans conséquences. C'est peut-être lui le plus courageux. Il sait ce à quoi il renonce, sans trop savoir ce qu'il a à gagner. Lui aussi fait partie d'un monde finissant. Le progrès signera la fin des hommes comme lui, de ces Cheyenne, Frank ou Harmonica. En cela, comment ne pas penser au dernier plan de « L'Homme qui tua Liberty Valance », où un train à vapeur s'élance à travers les prairies domestiquées de l'Ouest américain ? Un plan auquel l'un des derniers d'« Il était une fois dans l'Ouest » fait clairement référence.

Pour finir, comment ne pas aborder le sixième personnage de ce film, la musique d'Ennio Morricone ? Archi connue et célébrée (à raison), elle donne corps et aura aux 5 personnages principaux, un thème musical propre étant associé à chacun d'entre eux. Chacun joue ainsi sa partition durant le long métrage, au sens propre comme figuré. Oui, Leone et Morricone signent là comme un opéra cinématographique, une œuvre de bruit et de fureur, lyrique, épique même, où la nostalgie et l'émotion semblent avoir le dernier mot. Et par là, une œuvre majeure du septième art.

[4/4]

samedi 1 août 2020

« Scandale » (Shûbun) d'Akira Kurosawa (1950)



    70 ans après son tournage, «Scandale» reste d'une brûlante actualité. Avec son acuité habituelle, Akira Kurosawa y évoque les dégâts d'une presse vampirisant la vie privée des gens pour générer du profit et avilir ses lecteurs, à l'aide de méthodes toujours utilisées de nos jours, à savoir la falsification, le mensonge et la diffamation.

Un jeune artiste (Toshirô Mifune) peignant sur le flanc d'une montagne se propose de reconduire sur sa moto une jeune inconnue égarée (Shirley Yamaguchi). Hélas, il ignore que c'est une célèbre vedette de la chanson et que des journalistes peu scrupuleux les ont suivis, les photographiant à leur insu et répandant dans la presse à scandale la fausse rumeur de leur liaison.

Les deux jeunes personnes font alors appel à un avocat (Takashi Shimura, dans l'un de ses plus grands rôles, particulièrement complexe et émouvant) pour les défendre devant un tribunal. Mais leur avocat s'avère complètement corrompu par la partie adverse, lâche et faible, miné par la maladie qui ronge sa fille (lumineuse Yôko Katsuragi), qu'il aime par dessus tout.

Le récit s'oriente alors vers le combat de l'avocat véreux contre lui-même et les journalistes qui l'ont soudoyé pour perdre le procès. « Scandale » est donc bien plus qu'un plaidoyer contre la presse de caniveau, c'est aussi une bouleversante réflexion sur la confiance et la dignité de l'homme face aux tentations diverses et aux aléas de la vie. Une réflexion sur l'éthique individuelle doublée d'une chronique sociale, un des genres de prédilection de Kurosawa, digne héritier de Dostoïevski.

Comme toujours chez Kurosawa la mise en scène est moderne et sublime, la photographie et le montage sont parfaits... Tous les ingrédients de ce long métrage en font une œuvre touchante et passionnante, un film essentiel et hélas, bien trop méconnu dans la filmographie du cinéaste nippon. Quel dommage que ce long métrage soit aujourd'hui introuvable dans le commerce, une réédition s'impose !

[4/4]

samedi 25 juillet 2020

« What's Going On Live » de Marvin Gaye (1972)


En attendant la critique de l'album studio.

La version live de l'un des plus grands albums de tous les temps. Une sacrée gageure, dont Marvin Gaye et son backing band s'acquittent fort honorablement. On est un peu perdu au début avec la réinterprétation un peu chaotique des titres finaux de l'album. Puis vient l'enchaînement des 5 premiers titres, What's Going On en tête. Magistral. Certes, c'est plus maladroit que dans l'album, mais vu la complexité et la richesse des arrangements, c'est plus que normal.

Le principal, c'est que Marvin réussisse à reproduire la même tension, la même montée en puissance. 5 titres déchirants, indissociables les uns des autres. Ne manque que Mercy Mercy Me dans cet album live – étonnant quand on connaît l'importance de cette chanson. Et puis la reprise en toute fin de What's Going On vient enfoncer le clou : on est lessivé, essoré face au déluge émotionnel de l'album phare de Marvin. Quel bonheur !

Cet album se révèle indispensable pour tout fan de Marvin Gaye et plus largement de soul. Ok, l'album studio reste indépassable. Mais cette version live vient donner encore davantage d'humanité à ces chansons extraordinaires. Les albums live de Marvin Gaye ne sont pas nombreux, alors autant en profiter, savourons le plaisir d'écouter cette version, qui donne un nouvel éclairage à ce chef-d’œuvre intemporel.

Marvin : « I just want to ask a question, who really cares ? »
Une femme dans le public : « I care ! »

On ne peut que lui donner raison...

[4/4]

dimanche 21 juin 2020

« Shogun » de James Clavell, Eric Bercovici et Jerry London (1980)


    A l'image du roman éponyme dont est tirée la série, « Shogun » a été un grand succès public. A l'époque, on parlait plus de feuilletons que de séries, et « Shogun » a été l'un des plus suivis, que ce soit aux États-Unis ou en Europe. James Clavell, auteur du roman et scénariste de la série, a ainsi joué le rôle de passeur entre la culture japonaise et la culture occidentale, permettant à beaucoup d'Occidentaux de découvrir les us et coutumes si particuliers des Japonais. Il a même contribué à un formidable engouement pour le Japon qui ne s'est toujours pas éteint de nos jours, d'autres artistes, nippons ou occidentaux, ayant pris depuis le relai.

Le moteur principal de « Shogun », et son grand attrait, est la confrontation brutale, voire violente, entre deux mondes presque opposés : le Japon et l'Occident du 17ème siècle. Un navire occidental, L’Érasme, s'échoue sur les côtes japonaises en 1600, avec à son bord des marins hollandais et un pilote anglais : John Blackthorne (Richard Chamberlain). Croyant trouver au Japon une terre de délices et de richesses, quelle n'est pas leur surprise quand ils se voient aussitôt emprisonner par des Japonais méfiants, qui n'hésitent pas à malmener et même tuer les récalcitrants.

Par un concours de circonstances, Blackthorne éveille l'intérêt des seigneurs locaux et échappe au sort peu enviable de ses compagnons d'infortune. « Shogun » est alors le récit de l'ascension fulgurante de Blackthorne dans la société japonaise féodale de l'époque, la façon dont il bouleverse l'équilibre des forces de l'époque, entre des seigneurs japonais rivaux et des jésuites portugais à l'influence puissante, qui voient d'un mauvais œil l'arrivée de protestants sur le sol japonais.

Tout le sel de ce film réside dans la surprise de Blackthorne à l'égard des coutumes japonaises, tantôt particulièrement cruelles, tantôt d'un raffinement, d'une subtilité mais aussi d'une rigidité sans nom, mais aussi à l'inverse, dans l'étonnement des Japonais vis-à-vis des manières de cet Occidental jugé comme un rustre méprisable, ou comme un allié ingénieux et imprévisible, selon les situations.

Deux visions du monde s'affrontent, et c'est de cette confrontation que naît la tension de cette série, qui, après une introduction un peu longue, devient terriblement haletante. Les péripéties sont nombreuses, tout comme les retournements de situation : tantôt ce sont les Japonais qui surprennent Blackthorne, tantôt c'est ce dernier qui stupéfie ses hôtes nippons. Et peu à peu, le destin lié de tous ces personnages fait de « Shogun » un récit tragique, les protagonistes étant tiraillés par des divergences irréconciliables.

Alors certes, si elle est basée sur des faits historiques réels, « Shogun » est une pure œuvre de fiction, avec un certain nombre d'erreurs ou de raccourcis. A titre d'exemple, l'histoire d'amour au cœur du récit est très occidentale et peu réaliste. Tout cela fait que le public japonais a accueilli la série avec circonspection et qu'Akira Kurosawa a longtemps reproché à Toshiro Mifune d'avoir joué dans cette série qui, il est vrai, propose une vision pas toujours très reluisante du Japon.

Néanmoins, à l'inverse, il est indéniable que James Clavell s'est appuyé sur une documentation fouillée du Japon, de son histoire et de ses mœurs. Beaucoup d'éléments sont véridiques et crédibles, et surtout, Clavell réussit à retranscrire avec talent l'essence, l'esprit du Japon. Beaucoup d'études ont été menées sur le roman d'origine et la série, concluant que Clavell avait retranscrit avec une certaine véracité bien des aspects du monde japonais.

Il faut donc prendre du recul et considérer la série comme ce qu'elle est : une brillante introduction à la culture japonaise, particulièrement efficace, mais qui ne vise pas la parfaite exactitude. Une fois ces éléments intégrés, on peut alors suivre la série et se laisser porter par ces personnages bigger than life, au cœur d'un récit épique fait de bruit et de fureur, à la fois beau et tragique. Un récit qui ne laisse pas indifférent et qui s'avère mémorable, fait de péripéties et d'images particulièrement marquantes.

[3/4]

jeudi 21 mai 2020

« L'Odeur de la Papaye Verte » (Mùi đu đủ xanh) de Tran Anh Hung (1993)


    Le premier long métrage de Tran Anh Hung est une réussite totale, un vrai petit bijou du 7e art. Incroyable comme sa maîtrise de la mise en scène, d'une subtilité et d'une sobriété exemplaires, était à ce point mature, alors même qu'il s'agissait de ses débuts. La profondeur de champ est intelligemment utilisée, les mouvements de caméra sont irréprochables, le montage est parfait, la photographie jolie, les prises de vues inspirées...

Rien que pour ce qui est de son esthétique « L'Odeur de la Papaye Verte » mérite les applaudissements et indéniablement sa Caméra d'Or. Mais la forme n'est pas gratuite et sied parfaitement à l'histoire qui nous est contée, celle de l'asservissement des femmes au Vietnam, à travers les destins croisés d'une petite servante (lumineuse Man San Lu !), de sa maîtresse méprisée par son mari, et de la mère de cet époux irresponsable et instable. Il convient de souligner la finesse de la direction d'acteurs et des sentiments qui sont ainsi évoqués, faisant de « L'Odeur de la Papaye Verte » un film inoubliable, pudique et émouvant.

Mais plus encore, ce qui est marquant dans le cinéma de Tran Anh Hung c'est son talent pour stimuler les 5 sens : si le cinéma ne peut réellement en satisfaire que deux, le réalisateur franco-vietnamien parvient à suggérer à merveille l'odorat, le goût et le toucher. On retrouve à chaque fois dans ses films des scènes de cuisine, où l'on voit les personnages manipuler les aliments, réagir à leur aspect ou leur saveur, tout comme ils sont intrigués par la nature, représentée sous son aspect animal comme végétal.

Il n'est pas rare que la caméra de Tran Anh Hung se pose un instant face à un lézard, des sauterelles, une feuille qui ploie sous la pluie... Regarder « L'Odeur de la Papaye Verte » confine ainsi à l'émerveillement, à un enchantement de chaque instant, tant le réalisateur parvient à nous transmettre sa sensibilité ! Un très beau long métrage, que je recommande particulièrement.

[4/4]