lundi 24 mai 2021

« Drunk » (Druk) de Thomas Vinterberg (2020)


     Quel plaisir de retourner au cinéma et d'y découvrir un vrai film. Ce sentiment, je l’ai eu pour la dernière fois en allant voir « Parasite » de Bong Joon-ho en salles. D’ailleurs, les deux longs métrages ont certains points communs, outre leur moisson de récompenses.

Il s’agit de films multiples, ambivalents, mixant comédie et tragédie, rire et émotion, réflexion et légèreté. Deux longs métrages qui radiographient notre société contemporaine et notamment leur pays. Deux films alliant une brillante interprétation à une réalisation inspirée et efficace.

Je tiens ainsi à saluer en introduction l’interprétation parfaite des différents acteurs, l’immense Mads Mikkelsen en tête. Mais aussi à tirer mon chapeau à Thomas Vinterberg, que j’avais quitté en très petite forme, avec un « Submarino » décevant et manichéen au possible.

La grande force de « Drunk » est son ambiguïté. Vinterberg se cache d’ailleurs un peu derrière pour ne pas prendre position, mais soit, son film perdrait en intérêt sinon. Ce long métrage est ainsi à la fois une célébration et une dénonciation de l’ébriété. Plus encore, c’est un film constamment sur le fil du rasoir, à l’image de ses protagonistes.

En effet, ceux qui l’ont testé le savent : boire peut-être libérateur... Jusqu’à un certain point. Cela permet de se désinhiber, on est plus volubile, plus sûr de soi, parfois même plus lucide sur certains points, plus détendu. Mais, et il y a un gros mais, ça ne vaut qu’avec modération. Dès que la prise d’alcool est trop répétée ou trop importante, le rêve éveillé peut devenir un cauchemar.

Et c’est tout l’enjeu de ce film. Montrer des personnages cinquantenaires, englués dans leur quotidien et la banalité de leur vie, qui décident de renverser la table, de se mettre à boire comme leurs jeunes élèves, à célébrer la vie, mais qui pensent pouvoir se maîtriser. 4 hommes en lutte avec eux-mêmes et qui tentent de retrouver un équilibre… précaire et instable.

Au début, c’est comme un jeu, une boutade, une pseudo-expérimentation qui les fait rire et nous avec. Un psychologue norvégien indique que l’homme est fait pour vivre avec 0,5 grammes d’alcool dans le sang, pas plus, pas moins. Au début, donc, on y croit. Nos (anti)héros sont transformés, métamorphosés, tout semble leur réussir. Ils auraient pu s’arrêter là. Mais non, la démesure humaine les rattrape.

Ils franchissent alors la ligne jaune. Ils perdent le contrôle. Tout s’emballe. Si certains arrivent encore à se raccrocher à des bouées dérisoires, pour d’autres c’est la fuite en avant. Thomas Vinterberg aurait pu en rester là, et faire de ce film une amère condamnation de l’alcool.

Mais il fait un autre choix. D’un côté il semble presque glorifier la saoulerie, qu’elle soit monumentale et impressionnante chez les jeunes étudiants, ou plus discrète mais tout aussi festive pour nos 4 personnages. De l’autre, il montre crument les ravages de l’alcool, avec des conséquences parfois irréversibles.

Vinterberg ne tranche donc pas. D’un côté l’alcool est une fête à lui seul, de l’autre il blesse et tue profondément, le corps comme l’âme. Ce n’est pas l’un ou l’autre, ce sont les deux à la fois. Les deux faces d’une même pièce.

La séquence qui le manifeste le mieux est la dernière, brillante. Une scène survoltée, avec un Mads Mikkelsen en transe. Jusqu’à ce plan final, suspendu. Martin est-il en train de renaître, de revivre, de s’amuser une dernière fois avant de reprendre le contrôle de sa vie ? Ou est-ce vraiment la fin, la fête de trop, puis la mort ?

Le film s’achève, irrésolu. Plein de cette contradiction : l’alcool est synonyme de convivialité, mais aussi de déchéance, de joie et de détresse. Est-il possible – et souhaitable – de rester raisonnable ?

[3/4]

dimanche 16 mai 2021

« Titanic » d'Attilio Micheluzzi (1988)


 

Avec « Titanic », Micheluzzi signe à la fois une tragédie moderne et une critique acerbe de la grande bourgeoisie de l'époque. Parmi tout le gratin des passagers de « l'insubmersible » navire, bien peu trouvent grâce aux yeux de notre implacable auteur et narrateur. Une fois de plus, Micheluzzi nous livre une étude de caractères, avec des personnages hauts en couleur, dont beaucoup ont quelque chose à se reprocher.

 

Les vices des riches passagers sont alors comme une insulte aux pauvres qui ne peuvent s'embarquer à bord, ou à ceux qui doivent se contenter des 2e et 3e ponts, le premier étant réservé à « l'élite ». Pour autant, les personnes issues du peuple ne sont pas toutes représentées sous un jour favorable. Comme par exemple l'anarchiste vindicatif, qui est dépeint comme une grosse brute guère appréciable...

 

Finalement, Micheluzzi adopte un point de vue « surplombant », terriblement objectif, comme le rappelle le 4e de couverture de l'édition Mosquito. « Quand la grande horloge sonne les derniers coups, il est minuit pour tout le monde... Qu'on soit femme de chambre, prince russe, révolutionnaire ou encore millionnaire américain, il suffit parfois d'un simple bloc de glace pour remettre tout le monde sur un pied d'égalité ».

 

Ainsi, bons ou mauvais, les passagers du Titanic sont finalement logés à la même enseigne. La mort frappe aveuglément, quelle que soit sa fortune ou sa grandeur d'âme. La seule différence, peut-être, c’est son attitude lorsque la mort survient. La bande dessinée de Micheluzzi devient alors une méditation sur la vanité, celle d'une époque, celle d'une classe qui se croit supérieure, et plus largement celle d'une humanité faillible qui peine à apprendre de ses erreurs.

 

Toutefois, comme à son habitude, le maestro italien laisse entrevoir une fine lueur d’espoir, avec certains personnages plus vertueux, qui permettent de donner davantage de saveur au récit et qui empêchent qu’il soit monolithique, uniformément noir. Comme à son habitude, Micheluzzi nous offre un récit très nuancé.

 

Le style graphique en noir et blanc ne doit pas nous tromper, Micheluzzi est un auteur qui préfère les nuances de gris, ou de couleurs, à une vision binaire du monde. Et c’est tout sauf du relativisme (moral ou autre). C’est juste que l’auteur italien était un homme de son temps, du 20ème siècle, et qu’il savait que la vie est à la fois simple et terriblement complexe, tout comme nos sociétés humaines.

 

Et je dois dire que je regrette cette subtilité, qu’on ne trouve plus que rarement aujourd’hui, que ce soit dans l’art ou dans d’autres domaines… Un constat qui ne rend que plus précieuse l’œuvre d’Attilio Micheluzzi, talentueux auteur et témoin privilégié d’un siècle de profonds bouleversements.

 

[3/4]

« Dream Songs: The Essential Joe Hisaishi » de Joe Hisaishi (2020)


 

    Une solide compilation, qui reprend les morceaux phares des bandes sons signées Hisaishi, notamment des films de Miyazaki et de Kitano. Il me semble que la majorité des titres ont été réenregistrés par rapport aux bandes originales, car on entend des variations subtiles mais néanmoins perceptibles, sans que cela altère le plaisir qu'on éprouve à les écouter.

 

Un des gros intérêts de cette compilation est qu'elle comporte également des morceaux issus des albums personnels d'Hisaishi, dans un style de musique classique contemporaine mixant harmonieusement influences extrême-orientales et occidentales. Des albums moins bien distribués sur le continent européen et qui comportent quelques véritables pépites.

 

Toutefois, si je devais adresser un reproche, c'est que cette compilation, surtout sur le 2e CD, propose des versions réduites au piano de certains titres phares tirés de BO de films composées par Hisaishi, alors qu'ils sont à la base taillés pour un orchestre symphonique. Je pense par exemple à la suite tirée de Nausicaä, qui est un véritable chef-d’œuvre dans sa version symphonique, dont je ne me lasse pas. Et qui rend forcément (beaucoup) moins bien au piano seul...

 

Pour le fan (que je suis), cette compilation constitue un complément aux albums des BO d'Hisaishi et n'est donc pas un mauvais investissement, car elle permet d'avoir des versions alternatives de certains de ses titres phares. En revanche, pour celui ou celle qui recherche la compilation ultime de Joe Hisaishi, il lui faudra passer son tour... Même si on n'en est vraiment pas passé loin et que je recommande tout de même ce double album, d'une grande qualité.

 

[4/4]

samedi 1 mai 2021

« Bab El-Mandeb » d'Attilio Micheluzzi (1986)

 

 

Une excellente BD d'aventure et historique, figurant dans ce qu'Attilio Micheluzzi a fait de mieux. Cette fois-ci, il nous emmène en Afrique du Nord en 1935, à la veille de l'occupation de l’Abyssinie (actuelle Éthiopie) par les Italiens fascistes. On se retrouve alors à suivre 4 héros, deux hommes et deux femmes, au volant de deux automitrailleuses, qui doivent aider les abyssiniens à repousser les envahisseurs italiens.

 

Comme d'habitude, Micheluzzi nous offre une BD dessinée à la perfection, nous projetant dans des contrées exotiques à l'aide d'un style graphique et narratif ayant beaucoup de charme. L'espace restreint que constituent ces deux véhicules et leur parcours semé d'embuches lui permettent également de nous livrer une belle étude de caractères, avec la subtilité qui le caractérise. Mais non sans rugosité, agrémentée d’une bonne dose d'humour, Attilio Micheluzzi étant tout sauf un auteur lisse.

 

De plus, le travail de reconstitution historique de Micheluzzi est comme toujours remarquable. Il place nos héros dans un bourbier inextricable, dans des terres disputées par les grandes puissances européennes et locales de l’époque : Italie, Grande-Bretagne, France, Abyssinie, Égypte... Un véritable sac de nœuds qui confirme que le 20ème siècle fut décidément une époque d'une grande complexité, un temps de grands bouleversements qui affectèrent le monde entier.

 

Pour finir, on ne peut que saluer le talent de conteur de Micheluzzi. Ici, le récit est prétendument tiré d’un journal que l’auteur aurait retrouvé. Comme il aime le faire, Micheluzzi s’amuse avec la narration, jouant de l’ellipse et de l’euphémisme comme personne, avec une écriture tantôt télégraphique tantôt poétique. De surcroît, il sait donner un rythme à ses bandes dessinées, et l’on suit les aventures haletantes de nos héros avec intérêt, l’intrigue allant de rebondissements en rebondissements.

 

Je suis donc une fois de plus conquis par une bande dessinée de Micheluzzi. Auteur érudit, virtuose graphique, conteur doué, il avait manifestement toutes les qualités pour figurer parmi les meilleurs auteurs et dessinateurs de BD. Malheureusement, franc-tireur et arrivé à ce métier sur le tard, il semble aujourd’hui oublié… Je ne peux qu’inciter les amateurs de bandes dessinées de qualité à (re)découvrir son œuvre, particulièrement riche et passionnante.

 

[4/4]

samedi 24 avril 2021

« Joint Security Area » (Gong-dong-kyeong-bi-goo-yeok JSA) de Park Chan-wook (2000)


 

    Si dans mon esprit « Memories of Murder » planait largement au-dessus de tous les autres longs métrages coréens qui l'ont suivi, je dois admettre que maintenant que je l'ai vu, « Joint Security Area » le rejoint à mon sens au panthéon des plus grands films du Pays du Matin Calme. C’est en effet l’un des rares longs métrages à cumuler toutes les qualités du cinéma coréen sans être affecté par ses défauts.

 

« JSA » est un film multiple, comme tout film coréen qui se respecte. C’est tout d’abord un long métrage politique, qui dépeint la tension inouïe qui règne entre les deux Corée, et plus encore au sein de cette fameuse Joint Security Area, zone commune de sécurité administrée par l’ONU, à la frontière des deux états. On peut aussi qualifier ce long métrage d’œuvre de mémoire, tant il rend hommage aux habitants et aux soldats de ces deux pays, traumatisés par cette blessure intime qui déchire une même nation en deux.

 

C’est également un film policier : un crime a été commis dans cette zone, mais personne n’arrive à l’expliquer. Il y a des coupables potentiels, mais on ne sait pas expliquer leur acte, et les deux pays cherchent à étouffer l’affaire au plus vite. Une enquêtrice helvético-coréenne est alors dépêchée sur place pour dénouer le fil de l’affaire. Mais très vite, elle comprend qu’elle ne doit pas faire de vagues et chercher moins la vérité qu’à clore tout débat qui pourrait s'envenimer. « Ici on préserve la paix tout en cachant la vérité ! » lui indique son responsable.

 

De plus, « Joint Security Area » est un véritable thriller. En choisissant une structure fondée sur de nombreux flashbacks, Park Chan-wook fait monter régulièrement la tension et nous place à la fois dans les yeux de l’enquêtrice, troublée par cette histoire incompréhensible et violente, et dans la peau des différents protagonistes, qu’on voit vivre de façon insouciante alors que l’on sait que leurs jours sont comptés.

 

Pour finir, et c’est ce qui fait sa véritable force, « JSA » est un film humaniste. Ce long métrage est profondément touchant, Park Chan-wook parvient à faire résonner en nous la douleur d’un peuple et la joie de potentiels ennemis qui se retrouvent par-delà leurs différences. Il lui faut passer par les différentes composantes de ce film pour en arriver là, mais c’est bien l’émotion qui a le dernier mot, démultipliée par les différents enjeux esquissés par le réalisateur.

 

Ainsi, on s’attache complètement aux 4 personnages principaux, très bien écrits et magistralement interprétés par des acteurs talentueux. Une fois de plus, Song Kang-ho semble encore un cran au-dessus de ses collègues, avec un rôle puissant et un jeu impressionnant de charisme, tout en retenue. Park Chan-wook joue avec brio des différents registres, alternant comique et tragédie, faisant passer le spectateur par différents états, avant de l’achever par la scène finale, belle à pleurer.

 

Un ami, qui m’a incité à regarder ce film, me disait que c’est un film de Park Chan-wook à part, peut-être le meilleur pour découvrir son cinéma. Il avait raison, et je dois dire qu’il restera peut-être le seul film de ce réalisateur à véritablement emporter mon adhésion. Mais plus encore, « Joint Security Area » me semble la meilleure porte d’entrée pour découvrir le cinéma coréen. C’est un film de très grande qualité, extrêmement ambitieux et totalement réussi, avec un scénario en béton armé, une réalisation inspirée et des acteurs géniaux. Je ne peux donc que vous recommander vivement ce superbe long métrage.

 

[4/4]

dimanche 28 mars 2021

« L'Homme du Khyber » (L'uomo del Khyber) d'Attilio Micheluzzi (1980)


 

Encore une pépite signée Micheluzzi. Tout comme « L'Homme du Tanganyika » du même auteur, cette BD fait partie de la célèbre collection « Un Homme Une Aventure », à laquelle nombre de grands dessinateurs italiens ont contribué, dont Hugo Pratt qui a livré 3 albums.

Ici, Micheluzzi lorgne du côté de Kessel ou Kipling, dans ce récit en Afghanistan, où l'armée coloniale britannique est aux prises avec des rebelles Afghans. Attilio Micheluzzi était un homme des marges, né en Istrie en 1930, alors en Italie et aujourd'hui en Croatie. Une
région longtemps disputée par les différents empires et royaumes européens.

 
Il semble donc dans son élément pour nous conter les aventures d'un métis indo-britannique, plongé dans le chaudron de l'Afghanistan, pays au centre d'influences et d'intérêts divers, où se rencontrent une multitude de peuplades. Deux grandes puissances européennes s'opposent notamment : la Grande-Bretagne et la Russie.
 

Il est particulièrement plaisant de lire une BD qui ne refuse pas la complexité, et préfère rendre compte de la diversité des nuances de caractères ou des convictions politiques de l'époque. Il n'y a pas de réels gentils ou méchants, juste des personnes qui ont leur propre destinée, servant une nation ou leur intérêt immédiat. Parfois, au fil du récit, un même personnage peut même être tour à tour lâche ou courageux, trahir ou mourir pour une cause qui le dépasse.


En cela, il me semble salutaire de lire ce genre d'ouvrages, honorant la mémoire des hommes et femmes qui nous ont précédés. Cette BD rend un bel hommage à l'extrême complexité de l'histoire afghane, complexité sur laquelle nos contemporains, notamment américains, ne pouvaient que se casser les dents.

 
Il en résulte une BD absolument passionnante, extrêmement fouillée et érudite, mais qui sait faire la part belle à l'action et à un certain romantisme, qui plus est dessinée de main de maître.
Bref, encore une admirable BD que je recommande !

 

[4/4]

samedi 20 février 2021

« Un passager porté disparu » - Théodore Poussin tome 6 de Frank Le Gall (1992)


 

     « Théodore Poussin » est une série qui m'a fait un tel effet que je suis en train de la relire depuis le début, un mois après l'avoir découverte. C'est la première fois que ça m'arrive. J'avais le sentiment de n'avoir pas tout saisi de cette épopée foisonnante, et je dois le dire, je suis tombé sous son charme, je me sentais donc appelé à me replonger dedans dès que possible.

J'ai longuement hésité à reconsidérer les premiers albums, que je trouve déjà excellents. Mais non, je trouve que mon premier sentiment était le bon. L'un des albums que je préfère dans le premier cycle est « Le Mangeur d'Archipel », qui est pour moi l'album fondateur de la série, celui où elle prend véritablement son envol après que Le Gall ait posé les bases dans « Capitaine Steene ». Mais celui-ci provient en partie des souvenirs de son grand-père et reste encore sage.

Dans le tome 2, Le Gall s'émancipe et crée parmi les plus fascinants de ses personnages, notamment Georges Town, Martin ou Sir Laurence Brooke. Surtout, il instaure une atmosphère absolument fascinante, mêlant aventure, Extrême-Orient fantasmé et exotique, poésie et violence. Mais il faudra sans doute que je consacre une critique entière à cet album, tant je l'apprécie et il me semble d'une grande richesse.

L'album pour lequel j'ai encore plus d'admiration après l'avoir relu est « Un passager porté disparu », qui m'avait déjà très fortement impressionné lors de ma première lecture. Je n'ai plus aucune hésitation à l'affirmer : il s'agit pour moi d'un vrai chef-d’œuvre. Un album qui nécessite qu'on ait lu les précédents au préalable, mais qui mérite bien ce qualificatif. C'est en effet un album maîtrisé de la première à la dernière case, que l'on parle du scénario, du dessin, du découpage, de la composition des vignettes ou des couleurs.

Une pure merveille de subtilité et d'émotion douce-amère. Théodore vit là une aventure intime, encore chamboulé par la houle de ses péripéties en Extrême-Orient. On sent toute la détresse intérieure de notre héros, tiraillé entre la joie de retrouver sa famille, un lourd secret qui pèse sur celle-ci et l'appel du large.

Pas de doute, il n'y aurait pas de « Vallée des Roses », le chef-d’œuvre absolu de Le Gall, sans ce tome qui l'annonce et nous prépare à nous prendre une grande et belle claque. C'est comme si Le Gall en faisait une répétition générale avant le feu d'artifice du tome 7. Il faut voir Théodore tourner en rond dans sa maison familiale, rêver en se promenant dans les dunes de sables, le cœur au diapason du temps pluvieux d'automne, ou encore sa sœur courir vers la chapelle pour pleurer ce frère qu'elle croit mort... Il faut voir tout cela pour se rendre compte que déjà Le Gall est un maître dans la peinture des sentiments les plus subtils, les plus beaux comme les plus douloureux.

En cela, « Théodore Poussin » n'est pas seulement la grande série d'aventure à laquelle on la résume un peu hâtivement. C'est aussi la quête d'une âme pure, jetée dans le fracas du monde, qui n'oublie pas d'où elle vient, son attachement à sa famille et ses amis, mais qui est également entraînée presque malgré elle à fuir son chez-soi pour vivre sa vie et se construire. Ce n'est pas seulement une aventure géographique, un périple à travers le monde, c'est également et avant tout le récit d'une aventure intérieure, d'un voyage initiatique, qui fera grandir notre héros...

Et peut-être aussi le lecteur, qui se replongera dans son passé et son présent, sensible à tel souvenir, telle vision, telle odeur, telle rencontre, tel sentiment qui lui semblait à jamais perdu et qui redevient d'autant plus vif à mesure que l'auteur le plonge dans des émotions bouleversantes, l'air de rien. Ce lecteur, qui ne peut qu'apprendre, avec notre héros, à mieux comprendre quel est son propre chemin et combien la vie est belle, précieuse et fragile.

Le Gall l'a déjà évoqué je ne sais plus où, son héros Théodore vieillit en même temps que lui, contrairement à d'autres héros du Neuvième Art, ce qu'il estime être un privilège. Et je ne lui donnerai pas tort. De naïf, Théodore perd peu à peu ses illusions... mais sans se perdre lui-même. Sans perdre son âme. Le Gall le met pourtant à rude épreuve, il le fait se confronter à la vraie vie, dont la dureté n'est pas tant celle d'évènements violents et imprévisibles, que celle de relations humaines complexes et parfois blessantes. 

Pour autant, Le Gall sait aussi éveiller en nous des sentiments magnifiques. Rares sont les artistes à savoir le faire et à avoir eu la générosité de le faire. C'est sans doute cela qui fait que cette série est si fascinante et terriblement attachante...

[4/4]

dimanche 7 février 2021

« La Vallée des Roses » - Théodore Poussin tome 7 de Frank Le Gall (1993)


 

« La Vallée des Roses » est un album à part dans la série Théodore Poussin. Tout d’abord, après 6 albums qui se suivent chronologiquement, celui-ci nous plonge exclusivement dans l’enfance de Théodore. De surcroît, contrairement aux autres albums de la série, celui-ci est dessiné en couleurs directes, qui plus est à l’aquarelle. Cela lui donne un rendu très particulier, à la fois magnifique et fragile.

 

Le sujet de l’album et son illustration en font donc une œuvre doublement originale. L’alliage des deux donne même naissance à une BD profondément nostalgique. Une fois de plus, Le Gall repart des souvenirs de son grand-père pour dépeindre le bonheur de ses années passées dans la maison familiale de Rosendaël, qui signifie la Vallée des Roses.

 

Ainsi, cet album se fait à la fois la chronique de l’enfance de Théodore et de sa famille, mais aussi d’un lieu, qui est comme l’écrin de ce bonheur ineffable. On a souvent plein de souvenirs de sa maison d’enfance, c’est aussi le cas de Théodore.

 

Le Gall nous raconte là un moment merveilleux, avec une délicatesse et une tendresse infinie. Il évoque des sentiments particulièrement fins, à travers les différents personnages qui peuplent ce récit. Si Théodore et sa sœur Camille sont attendrissants, on ne peut qu’être touché par leur grand-père, héros en filigrane de ce tome. Bien sûr, il y a aussi le père de Théodore, ce marin droit, honnête et vigoureux. Mais son travail le rend souvent absent, et c’est alors leur grand-père qui demeure le seul homme de la famille.

 

Ce qui fait également toute la beauté de cet album, c’est ce récit raconté a postériori. Ainsi, le narrateur, Théodore, a une pleine conscience du temps qui passe, de ce bonheur qui hélas ne durera qu’un temps. Il y a donc au fil des pages toujours cette double temporalité, cette double conscience : les images nous montrent Théodore qui profite de son enfance et le narrateur, sorte de voix-off, nous fait comprendre que le jeune Théodore n’avait pas pleinement conscience de sa chance. Comme tout enfant, à cet âge on pense que tout est éternel… Cette conscience aiguë du moment privilégié qu’est l’enfance ne rend cette œuvre que plus bouleversante.

 

Et puis, il y a ces dernières pages… Régulièrement, au fil de l’album, on est ému par tel personnage, telle situation, tels dialogues… Lorsqu’arrive cette fin. Les larmes coulent alors, impossible de les retenir. Frank Le Gall dira qu’il lui a fallu 42 pages pour en arriver là, car contrairement à un art comme le cinéma, il n’est pas aisé en bande dessinée d’émouvoir vraiment. Pourtant Le Gall l’a fait. Et effectivement, en ce qui me concerne, c’est l’un des très rares à avoir réussi à me toucher à ce point.

 

« La Vallée des Roses » est donc un album très particulier, à la fois très personnel, formellement éblouissant, poignant sur le fond. Une réussite totale, et en même temps un album qui n’est pas représentatif de la série Théodore Poussin : ce n’est pas un récit d’aventure mais plutôt une chronique sentimentale. Le Gall a pris une direction toute autre, et pourtant il signe-là son chef-d’œuvre. Cet album peut même se lire indépendamment des autres (ou presque) tant il se suffit à lui-même.

 

Je ne peux que vous conseiller de vous jeter sur la série Théodore Poussin, si possible depuis le début et dans l’ordre. Alors quand arrivera le moment de lire « La Vallée des Roses », je gage que vous serez prêts pour vous prendre une belle claque, comme ce fut mon cas.

 

[4/4]

samedi 30 janvier 2021

« Capitaine Steene » - Théodore Poussin tome 1 de Frank Le Gall (1987)


     Cela faisait longtemps que je cherchais à lire cette série. Devant les bonnes critiques, je savais en principe à quoi m'attendre : du très bon. Et bien non, j'ai quand même été surpris. Avec Théodore Poussin, Frank Le Gall est rentré, mine de rien, dans le cercle très restreint des grands auteurs de bande dessinée, voire des grands auteurs tout court. 

Mine de rien, car au premier abord, rien ne laisse penser que nous avons affaire à une œuvre magistrale. La couverture du premier tome de la série, « Capitaine Steene », nous montre en gros plan le visage de notre fameux Théodore. Un visage rond, lunaire, quasiment chauve. Une sorte de Tintin plus rondouillard et à lunettes. Et de fait, le trait de Le Gall, notamment dans les premiers albums, est plutôt rond et chaleureux, à peine réaliste, plus proche de l'école de Marcinelle que du Journal de Tintin en somme, même si Le Gall possède indéniablement un style bien à lui. Un style qui laisse penser qu'il s'agit d'une BD plutôt humoristique ou réservée aux enfants.

Le Gall cache bien son jeu. Car Théodore Poussin est une série pour les adolescents et peut-être même surtout les adultes. Derrière ce coup de crayon sympathique, les références de notre dessinateur et scénariste sont en fait profondément littéraires. Plus précisément, la littérature d'aventure des XIXe et XXe siècle : Conrad, Stevenson, Cendrars, Baudelaire... Mais aussi Shakespeare et tant d'autres. Le Gall a un véritable amour de la grande littérature, notamment celle qui fait la part belle aux voyages à l'autre bout du monde, mais aussi qui dépeint l'hubris des hommes... 

Avec son héros au départ effacé, et au character design bien défini mais relativement neutre, c'est comme si nous étions plongés dans le corps de Théodore (comme pour Tintin) et que nous voyions à travers ses yeux les soubresauts d'une vie au départ tranquille, balancée dans l'aventure la plus pure... Et par le biais de Théodore, nous côtoyons ces hommes (j'y reviens) « bigger than life », ces personnages hauts en couleur, parfois équivoques, certains fascinants, pas loin d'être détestables mais attachants (Steene, et surtout Town), d'autres héroïques mais qui savent se salir les mains (Martin), des personnages plus énigmatiques, presque lunaires (Sir Brooke) ou encore, comment ne pas l'évoquer, le personnage peut-être le plus mystérieux de la série : Novembre, une trouvaille géniale de Le Gall. C'est en effet une des grandes qualités de cette série : les personnages sont tous complexes, avec une part d'ombre et de lumière. Ce qui ne la rend que plus passionnante.

Par ailleurs, cela vous paraîtra sans doute paradoxal : Théodore Poussin est une série quasi exclusivement basée sur l'imagination de son auteur. Son héros parcourt l'Asie du Sud-Est, sur terre et sur mer, alors que Le Gall n'a jamais mis les pieds sur le continent asiatique... Et ne souhaite pas s'y rendre. Cette série est donc une pure œuvre de fiction. Pourtant, on est transporté avec Théodore dans cet Extrême-Orient fantasmé, on tombe dès le premier album sous le charme envoûtant de cet ailleurs si différent, si captivant et nébuleux... et si beau.

Deuxième paradoxe, et non des moindres : ce qui intéresse Le Gall ce n'est pas tant les voyages de Théodore que les hommes et les femmes qu'il côtoie. Théodore Poussin est une série où les péripéties découlent des rencontres de son héros. Avec Novembre, Martin, Town, Steene... Toutes ces personnes vont changer sa vie et le faire grandir. Et c'est ce qui fait le sel de cette série : ces personnages terriblement attachants car profondément humains, avec leurs qualités et leurs défauts.

Mais ne nous y trompons pas, quand Le Gall nous fait cet aveux, c'est avec sa modestie habituelle. Le cadre de ces aventures compte également beaucoup dans la réussite de la série. Le port de Dunkerque dans « Capitaine Steene », la fuite sur les toits dans « Le Mangeur d'Archipels », le cimetière tropical à l'abandon dans « Marie Vérité », la brume épaisse de « La Maison dans l'île », la Terrasse des audiences, de nuit, dans le diptyque éponyme... Autant de lieux et de séquences mythiques, sortis de l'imagination foisonnante de Le Gall.

Je parlais de pure œuvre de fiction. Là encore, je dois apporter une nuance. En fait, Théodore Poussin est inspirée à la base par l'histoire du grand-père de Frank Le Gall, Théodore le Coq. Le narrateur des premières pages de « Capitaine Steene » reprend en réalité textuellement ce qui était inscrit dans le journal intime de Monsieur Le Coq. Tout comme son alter ego de papier, le grand-père de Le Gall travaillait dans une compagnie maritime, et à force d'entendre ces noms qui font rêver (Dakar, Buenos Aires, Shanghaï...), il a décidé lui aussi de prendre la mer. Mais sur cette base, Le Gall va créer une destinée originale à son héros, et le grand-père de Le Gall lui dira souvent « Ah ça par contre, je ne l'ai pas vécu », sans doute troublé par cette mince frontière entre réalité et fiction.

Pour finir, je tiens à m'attarder un peu sur le personnage de Théodore Poussin. S'il est au début davantage un témoin et un médiateur entre le lecteur et les personnages, il gagne peu à peu en assurance, et de jeune homme, devient un homme tout court. Un homme qui conservera jusqu'au bout son intégrité, même dans les pires moments et confrontés aux pires individus. Un homme qui se tient droit, comme une lumière dans un monde trouble et obscur. Une flamme qui vacille parfois, face à certains évènements tragiques qui traversent sa vie, mais qui perdure quoi qu'il arrive. En cela, même si certains passages de la série s'avèrent sombres, il y a toujours un côté lumineux, souvent personnifié par Théodore ou par certains de ses amis.

Ainsi, j'espère vous avoir donné envie de vous plonger dans cette série phare ou de la redécouvrir. Certes, tous les albums ne sont pas de la même qualité, les 7 premiers sont magistraux, les autres sont un peu en deçà. Mais dans l'ensemble, il s'agit d'une série qui a fait date dans l'histoire de la bande dessinée. Et Le Gall conserve toujours aujourd'hui cette aura d'un auteur particulièrement talentueux. Quand on lit Théodore Poussin, on ne peut qu'être admiratif et reconnaissant à son égard. En tout cas, moi je suis conquis. Du fond du cœur, merci Frank pour cette magnifique série. 

[4/4]

samedi 12 décembre 2020

« La bête est morte ! » d'Edmond François Calvo, Victor Dancette et Jacques Zimmermann (1945)


 

    Une BD archaïque dans les textes, assez ampoulés, et dans le dessin, similaire au travail de Walt Disney dans les années 30. Mais il est indéniable que Calvo a un très grand talent d'illustrateur. On peut rester plusieurs minutes à admirer et contempler ses dessins, extrêmement fouillés, avec plein de détails amusants.

 

Le plus dur, en fait, c'est de s'accrocher au récit, qui transpose la réalité de la Seconde Guerre Mondiale dans un monde d'animaux anthropomorphes, où les personnages clés de cette période ainsi que les batailles et les pays voient leurs noms changés. Ainsi les Anglais sont des dogs, les Américains des bisons, les Allemands des loups, de Gaulle une cigogne… Le problème, c'est qu'on peine souvent à comprendre à quels évènements réels tel ou tel épisode se rapporte. La page Wikipédia de l'album donne quelques clés, mais elle est loin de tout expliquer...

 

Je me pose alors la question du public cible de cet album. Les textes très longs et verbeux ne me semblent pas convenir à un lectorat trop jeune, alors que le dessin très enfantin leur est clairement destiné. De plus, la violence de certaines exactions de la guerre est évoquée, même si atténuée par les personnages animaliers. Du coup je me demande s'il n'aurait pas mieux valu garder les vrais noms des personnages, des lieux et des pays pour plus de clarté. Car en l'état, sauf à connaître la Seconde Guerre Mondiale sur le bout des doigts, cette BD est quasiment incompréhensible... Je ne vois pas en quoi les vrais noms auraient été trop difficiles à assimiler par les enfants...

 

Pour autant, je salue l'immense travail graphique de Calvo. Si son style est très daté dans sa représentation des personnages, assez grotesques et caricaturaux, il fait preuve de virtuosité dans le dessin et même d'audace dans son découpage, les cadrages et la composition des vignettes, ainsi que d’une grande maîtrise dans la palette de couleurs qu’il déploie.

 

Cet ouvrage se lit donc comme une curiosité, un témoignage artistique d’une période précise. Il a un intérêt surtout pour ceux qui veulent enrichir leur culture en ce qui concerne l’histoire de la bande dessinée.

 

[3/4]