samedi 17 mai 2025

« Ariel » d’Aki Kaurismäki (1988)


 

Une fois de plus, voici un long métrage d'Aki Kaurismäki que j'ai adoré. Le récit d'Ariel reprend des éléments déjà vus avant et après dans la filmographie du réalisateur finlandais, mais il arrive à en faire une histoire singulière, avec son intérêt propre.

Il faut dire, et on ne le dit sans doute pas assez, que la matière première de ses films... ce sont ses acteurs et ses actrices. Aki Kaurismäki aime ses comédiens et ses personnages, ça se voit, et c'est un vrai régal de le voir mettre en valeur des personnes qui ont un physique parfois atypique, ne répondant pas aux canons « hollywoodiens », mais qui rayonnent d'un certain charisme, tant Kaurismäki parvient à montrer la beauté de leur humanité. J’en profite d’ailleurs pour rendre hommage au trio d’acteur Turo Pajala (le héros), Matti Pellonpää (son compagnon d’infortune, l’acteur fétiche des premiers films des frères Kaurismäki), et Susanna Haavisto (l’héroïne). Je salue aussi toute la galerie de seconds rôles, qui ont tous de sacrées tronches, et qu’on retrouve parfois dans d’autres films du cinéaste. A l’instar d’un John Ford (si si), à sa mesure, et d’autres cinéastes humanistes, Aki Kaurismäki a sa troupe d’acteurs et d’actrices qui le suivent film après film, et qui donnent tout son sel à sa filmographie.

Autre remarque : incroyable comme les films d'Aki Kaurismäki ont une vraie densité. Ariel dure 1h13 seulement, mais chaque plan et chaque seconde vibre d'une intensité discrète mais réelle. Ses personnages ont une vraie épaisseur, même si leur jeu est délibérément stylisé et semi artificiel. De même pour les décors, où les couleurs vives telles que le bleu, le rouge et le jaune (on sait Aki godardien) éclatent tout en se mêlant harmonieusement. Il y a une beauté inouïe des plans chez Kaurismaki, quels qu'ils soient. On perçoit également son amour infini du cinéma, c'est au-delà des mots, ça se sent dans le soin porté à la photographie (il tourne uniquement en pellicule depuis ses débuts), aux décors, à ce côté rétro/moderniste intemporel (on ne sait pas si on est dans les années 50 ou 80-90-2000), comme si l’on plongeait dans un tableau d’Edward Hopper.

Une fois de plus, en outre, je suis touché en plein cœur par la sensibilité délicate de ce cinéaste. Derrière l’apparente austérité de ses films, ces dialogues minimalistes, pseudo cyniques, pleins d’humour noir… se cache une attention portée à l’humanité et aux gens, même et surtout les plus modestes. Ariel est le deuxième volet de sa « trilogie du prolétariat », après Ombres au paradis et avant La Fille aux allumettes, qui seront suivis par Les Feuilles mortes, une sorte de prolongement ou d’écho du même thème.

Ariel montre notre héros errer de petits boulots en petits boulots, souvent précaires et harassants, tandis que sa compagne multiplie les jobs à temps partiels, particulièrement rudes eux aussi (à l’usine, à l’abattoir…) pour joindre les deux bouts. Il y a donc ici, comme toujours chez Kaurismäki, une profonde conscience politique et sociale. Pas besoin d’en faire trop, le cinéaste installe en quelques plans une situation… Tout en rendant hommage au travail et aux travailleurs, qui restent dignes dans la difficulté, en prenant le temps de filmer leur labeur, leurs gestes précis, leur courage physique…

Pour prolonger ce commentaire sur la sensibilité du cinéaste, il nous offre une fois de plus une belle histoire d’amour, entre deux êtres qui galèrent dans la vie, mais qui ont le droit eux aussi de vivre une aventure amoureuse. Bien sûr, Kaurismäki, fidèle à lui-même, rend les dialogues piquants, drôles, et filme cette romance avec la pudeur qui le caractérise.

Il me semble qu’il est plutôt rare de voir apparaître un enfant parmi les personnages principaux dans un film d’Aki Kaurismäki, et c’est très drôle de voir comment cet enfant se comporte comme un adulte (avec sa bouteille de soda comme s’il descendait une bière, son blouson en cuir de rocker)… et comme les adultes se comportent comme des enfants. Ainsi, comme souvent chez ce cinéaste, on surprend des adultes en train de lire des bandes dessinées (très appréciées également par ce petit garçon). Et c’est pour moi évident : Aki Kaurismäki est resté un grand enfant, un enfant au cœur pur, qui derrière la dureté de la vie, derrière les déceptions, les difficultés, croit encore en l’espoir, celui d’une humanité qui se tient debout, et qui parvient encore à aimer…

[4/4]

jeudi 8 mai 2025

« Conclave » d’Edward Berger (2024)


 

Tout d'abord je dois préciser que c'est le contexte actuel, du décès du pape François, pour qui j’avais un profond respect, et du conclave qui vient de commencer « in real life », qui m'a poussé à me pencher sur ce film. J'avais parcouru quelques critiques à sa sortie, pour beaucoup mitigées, je ne m'attendais donc pas à grand-chose d'exceptionnel en regardant ce long métrage. Mais tenter de mieux comprendre les rouages de ce qui se passe actuellement au Vatican me semblait intéressant, et puis de manière plus légère, c'était le moment où jamais de regarder ce film !

J'ai donc été surpris d'être rapidement happé par l'intrigue, d'autant que le jeu remarquable des comédiens m'a permis de rentrer très vite dans le film. Je salue en tout premier Ralph Fiennes, absolument génial et attachant. Il démontre combien il est un immense acteur, capable de tout jouer avec intensité, finesse et véracité. Je salue également les autres acteurs principaux de ce film : Stanley Tucci, Sergio Castellitto, Lucian Msamati, John Lithgow, Carlos Diehz, qui semble être un acteur novice en matière de cinéma mais qui possède un réel charisme, et bien sûr Isabella Rossellini, qui crève l'écran en quelques scènes.

Je comprends un certain nombre des critiques mitigées, mais je dois dire que ce que j'ai beaucoup apprécié dans ce long métrage, c'est ce côté « à l'ancienne » : c'est un film d'ambiance et de personnages. Chacun a sa personnalité, ses qualités mais aussi ses zones d'ombre, sans qu’on ne puisse jamais porter un jugement définitif sur eux (ou presque). Le réalisateur, Edward Berger, prend le temps de nous faire côtoyer ces personnages, et même ceux qui semblent antipathiques finissent parfois par nous toucher. Car le cinéaste allemand ne fait pas de mystère : ce sont avant tout des hommes, donc faillibles. Néanmoins, être homme d’église, et plus encore pape, nécessite une probité absolue. Le film enchaîne donc un certain nombre de révélations qui font fluctuer les votes du conclave.

Autre aspect intéressant de ce long métrage : il s’appesantit sur les doutes de ses personnages, et sur la quête d’un cardinal qui ait vraiment les qualités pour devenir pape. Si le propos du film n’est pas d’approfondir les questions de foi et spirituelles, il montre les tiraillements qu’éprouvent les cardinaux, notamment ceux les plus probes, entre pouvoir temporel et vertus spirituelles. Ainsi, aucun des candidats déclarés ou potentiels n’est vraiment complètement parfait pour le « poste ». Chacun d’entre eux a des faiblesses, et l’on se demande s’il sera vraiment en mesure d’assurer ce rôle si difficile.

Le côté « à l’ancienne » de ce film réside aussi dans cette réalisation particulièrement efficace. Elle cherche quelques effets, à rendre le tout grandiose sans non plus trop en faire, avec un équilibre entre grandeur, réalisme et modestie. Et à vrai dire je trouve que ça marche : quoi qu’on en pense, et on le voit en ce moment, l’élection d’un pape est un événement mondial. De plus, l’Eglise charrie une histoire plurimillénaire, et est la manifestation terrestre d’une spiritualité céleste. Avec ce qu’elle peut avoir de bon mais aussi tout ce qu’elle a de mauvais. Pour ce genre de film, un autre traitement aurait pu rendre le récit plat, terne, sans intérêt. Au contraire, Edward Berger montre bien les immenses enjeux d’un conclave, mais aussi toutes les contradictions de l’Eglise et de ses prélats, tiraillés entre tradition et modernité, passéisme et nouveauté, faste et pauvreté, vision rétrograde et progressiste…

A ce titre, j’ai du mal avec les critiques qui dénoncent le prétendu côté « woke » de ce film… Alors que je le découvre début mai 2025, il me paraît d’autant plus évident que ce long métrage s’est grandement inspiré du pontificat de François. Et même si considérer François comme un progressiste total est sans doute faux, il a été un pape tout de même assez progressiste, notamment par rapport à ses deux prédécesseurs. L’Eglise, en 2025, est bel et bien multiple, avec plein de courants spirituels et idéologiques, mais tout de même deux grandes lignes s’opposent et se font face, entre traditionalistes et progressistes. J’entends par là que sur cet aspect, désolé mais Conclave n’est pas « woke »… il est juste réaliste et très bien documenté.

C’est d’ailleurs une de ses autres qualités, je ne connais pas tous les détails du fonctionnement de la papauté, du Vatican et de la curie, mais il semble que l’équipe du film se soit bien documentée et ait eu le souci de respecter le sujet. Tout paraît très vraisemblable, et les médias se sont d’ailleurs fait l’écho de combien un certain nombre de rituels effectués dans ce film sont vrais.

Néanmoins, malgré un certain nombre de qualités bien réelles, qui font que j’ai passé la majorité du film dans un état de jubilation et d’excitation, complètement pris par ce thriller haletant, à un moment… tout s’effondre. Déjà, les nombreux retournements de situation sont assez gros, mais ils restent tout de même relativement bien écrits, et plausibles. Mais le twist final vient tout remettre en perspective et ruiner le long métrage. En fait, Conclave n’avait clairement pas besoin de ça. Il aurait pu être un film de facture classique et honorable, traitant d’un sujet à la fois complexe et fascinant pour le commun des mortels, tout en nous amenant à questionner l’Eglise, ses membres et ses fidèles.

Mais ce twist final de petit malin confine ce long métrage au pur exercice de style. Voilà encore un de ces films anglo-saxons (car la production est bel et bien internationale) qui se rêve être un summum d’intelligence, et qui se révèle être d’une vacuité certaine, voire même d’un ridicule…

Toutefois, à mon sens ce twist complètement raté ne doit pas faire oublier tout le reste du film, qui me semble être tout à fait convenable. C’est juste dommage qu’après avoir fait monter la pression continuellement, jusqu’à ce qu’elle devienne quasiment insoutenable, le film fasse pschitt de la sorte, comme une vulgaire baudruche… Ce final grotesque ne doit pas faire oublier la qualité de tout le reste, qui reste de bonne tenue.

Et puis malgré tout, ce twist est relativement intéressant. Il montre que l’élection d’un pape, comme toute élection d’homme ou de femme politique, ou exerçant des responsabilités conséquentes, comporte toujours son lot d’aléas, d’invraisemblances, de retournements de situation, qui amènent à se questionner et à questionner l’institution dont la gouvernance est mise en jeu. Plus encore, il s’agit d’élire un être humain, dans toute sa complexité et avec toutes ses contradictions. A l’heure où j’écris ces lignes, la première journée du vrai conclave vient de s’achever avec une fumée noire. Il va donc se poursuivre jusqu’à ce qu’un nouveau pape soit élu. Or qui sait ce que ce nouveau pape nous réserve ?

[2/4]

vendredi 25 avril 2025

« Anxious » de Nell Smith (2025)

 

« Anxious » est un album bouleversant, car posthume, réalisé par une très jeune artiste qui avait la vie devant elle... En effet, la talentueuse et prometteuse Nell Smith est décédée en octobre 2024, à seulement 17 ans, d'un tragique accident de voiture...

Elle avait été repérée par Wayne Coyne, le leader des Flaming Lips, groupe culte (pour moi le meilleur de ces 30 dernières années), lors d'un de leurs concerts, où Nell assistait déguisée en perroquet (sic). Les Lips et Nell avaient réalisé un album en commun, « Where The Viaduct Looms », où ils reprenaient des chansons de Nick Cave. Un très bel album, où la voix juvénile de Nell et la production des Flaming Lips et du génial Dave Fridmann faisaient des merveilles.

Depuis, Nell bossait sur son premier véritable album solo, « Anxious », qu'elle avait quasiment fini de réaliser au moment de son décès. Il est donc très étrange et émouvant de découvrir l'émergence d'une jeune artiste alors qu'elle n'est déjà plus de ce monde...

Le résultat est conforme à l'image que l'on se faisait de Nell : c'est un album juvénile, fragile, forcément imparfait, mais gorgé de belles idées, avec la voix de Nell davantage mise en valeur que sur son précédent opus, et une production maximaliste et réjouissante, ludique, sur laquelle a sans doute travaillé Dave Fridmann, le producteur du mythique son des Lips, car on reconnaît sa patte.

C'est un album vraiment qualitatif et réussi, qui se plage dans le sillage du célèbre groupe de l'Oklahoma, tout en traçant sa propre voie : on sent un style en devenir, personnel. Et l'on ne peut que regretter que Nell soit partie trop tôt, c'est un terrible déchirement pour ses proches et ses fans...

[3/4]