jeudi 31 juillet 2025

« Confusion chez Confucius » (獨立時代) d’Edward Yang (1994)


« Confusion chez Confucius » forme une sorte de diptyque avec « Mahjong ». Tous deux sont des films choraux, qui à travers une galerie de personnages dont les liens sont entremêlés, brossent le portrait d’une jeunesse désemparée, alors que Taïpei et Taïwan sont en plein boom économique.

Si « Mahjong » est plus drôle, mais aussi plus tragique, « Confusion chez Confucius » est plus constant et plus grave, même si l’humour y fait régulièrement irruption. Il y a notamment ce jeu formel très littéraire où des cartons sont affichés fréquemment, avec des aphorismes (issus de Confucius ?), qui annoncent parfois ce qui va suivre, et qui diffusent souvent une certaine ironie et un décalage, typiques du style d’Edward Yang.

Le long métrage commence par une citation de Confucius, qui énonce que la paix sociale réside dans la richesse. Mais que se passe-t-il une fois ce niveau de richesse atteint ? C’est là tout le problème et le propos du film : dans une société taïwanaise qui s’enrichit à vitesse fulgurante, l’argent semble tout corrompre, que ce soit dans la société, à titre politique, économique et public, ou dans les relations entre les gens, à titre privé. Les promesses de bonheur dues à l’argent semblent s’éloigner… Il semble que la vie soit plus complexe que cela.

La complexité est un terme qui caractérise bien le cinéma d’Edward Yang. Il nous plonge souvent dans ses films in medias res. Il nous met face à un certain nombre de personnages, dans leur quotidien, sans que l’on sache qui ils sont. Ce n’est que peu à peu, à mesure que le film avance, que nous discernons des personnalités, qui est qui, qui est lié à qui et de quelle façon, et quels sont les enjeux du long métrage. Le cinéaste et auteur n’hésite pas à tisser une trame narrative et fictionnelle dense : aux spectateurs de s’y frayer un chemin.

Edward Yang montre aussi la complexité de la société taïwanaise d’alors : dans les grandes entreprises, les relations entre les employés sont faites de subtils rapports de domination, où les sentiments sont utilisés au profit de l’argent et du pouvoir. Cela dit, dans l’administration publique ce n’est guère mieux, entre les jalousies et la corruption quasi omniprésente…

« Confusion chez Confucius » est également très intéressant car Edward Yang y parle beaucoup d’art, notamment à travers des écrivains et des hommes et femmes de théâtre. L’artiste y est parfois vu comme une personne hors du monde, qui atteint une sagesse peu commune et qui permet d’éclairer la conscience des êtres humains, dans un rôle social, presque politique. Mais l’artiste est décrit aussi, avec beaucoup d’humour, parfois comme un arnaqueur, quelqu’un qui sait manipuler les sentiments pour arriver à ses fins, en gagnant facilement de l’argent grâce à la crédulité des gens. Yang montre souvent l’endroit et l’envers d’une même chose, il n’est pas du genre à suivre aveuglément des chimères. Même si bien sûr, étant lui-même un artiste, il sait pertinemment combien l’art est important et même central pour nos sociétés humaines. La société taïwanaise étant perdue entre traditions et modernité, entre Orient et Occident…

Avec « Confusion chez Confucius », comme avec « Mahjong », Edward Yang dépeint un pays qui se réveille avec la gueule de bois. Et pour le cinéaste taïwanais, c’est aussi l’affaire de toutes et tous. Il y a comme une exigence morale chez Yang. Bien sûr, dans ses films il y a beaucoup de personnages pleins de défauts, dont un certain nombre sont carrément dysfonctionnels. Mais il place aussi dans ses longs métrages des personnages droits, honnêtes, qui illuminent la vie de celles et ceux qui les côtoient. Comme pour indiquer à ses contemporains la direction à suivre : celle de l’éthique personnelle, qui permettra de bâtir un pays vertueux.

Je pense notamment ici au personnage de Qiqi, une jeune femme rayonnante et solaire, aussi bien pour sa patronne et amie Molly, riche héritière et codirectrice d’une grande agence de publicité, que pour son amoureux Ming. Mais même Qiqi se met à douter : elle a beau se plier en quatre pour ses proches, peu à peu elle perd pied et comprend qu’à trop s’effacer face aux autres, elle se ment à elle-même et risque de perdre ainsi leur amitié.

Or même dans la difficulté, c’est un personnage qui reste debout, fidèle à ses idéaux, sans jamais trahir personne. C’est bien la seule d’ailleurs. A ce propos, il y a un passage dans le film où elle indique que même si les gens sont jaloux d’elle, elle continuera à être bienveillante. C’est un des personnages centraux du film, elle est profondément intègre, au même titre que Marthe et Luen-Luen dans « Mahjong », ou que N. J. et sa fille Ting-Ting dans « Yi Yi ». Edward Yang a beau être pessimiste, il y a toujours une lueur d’espoir dans ses films, et une certaine foi dans l’humanité. Ce qui les rend d’autant plus bouleversants…

[4/4]

vendredi 25 juillet 2025

« La Vie aquatique » (The Life Aquatic with Steve Zissou) de Wes Anderson (2004)


« La Vie aquatique » est le premier film de Wes Anderson que j'ai vraiment apprécié, sans avoir non plus été subjugué. Le premier long métrage que j'avais vu de lui était « A bord du Darjeeling Limited », à sa sortie en salle en 2007, et il m'avait laissé de marbre... Et je comptais vraiment délaisser ce cinéaste qui me semblait surcoté. C'est « La Vie aquatique » qui m'a empêché d'avoir un avis foncièrement négatif et définitif sur lui, par ses qualités bien réelles, qui me faisaient dire que Wes avait sans doute un minimum de potentiel.

Plus tard, « Moonrise Kingdom » et « The Grand Budapest Hotel » avaient plutôt confirmé mon manque d'intérêt pour ce cinéaste. Et c'est seulement récemment, alors que Wes était à l'honneur au Festival Lumière 2023 à Lyon, et cette année (2025) à Paris avec plein de rétrospectives et plusieurs expositions (dont celle de la Cinémathèque), que j'ai revu mon jugement sur sa filmographie... toujours en souvenir de « La Vie aquatique », qui m'avait positivement intrigué.

Maintenant que j'ai vu ou revu quasiment tous les films de Wes, dont la majeure partie en salle, et que je les aime tous beaucoup à présent, je m'attaque de nouveau à « La Vie aquatique ». Et c'est de nouveau un coup de cœur. C'est une merveille d'humour, de poésie et de mélancolie. Les animaux marins sont particulièrement beaux et réussis : ces méduses, cet hippocampe, ces poissons... et bien sûr ce requin-jaguar... Wes a vraiment le sens de l'image et de ce qui marche au cinéma. Choisir d'animer ces créatures en stop motion, physiquement, de façon subtile et fragile, donne un cachet et un charme inimitables à ces séquences dont il a le secret et qui font tout le sel de ses films... comme celle plus récente de l'extraterrestre dans « Asteroid City ».

Revoir « La Vie aquatique » des années après, chez moi en DVD et après avoir découvert la quasi-intégralité de la filmographie de Wes, me fait forcément relativiser et le remettre davantage à sa juste place. C'est l'un des meilleurs films de Wes Anderson, mais pas forcément l'un des tous meilleurs. L'émotion est présente mais ne déborde jamais vraiment, et cet hommage explicite à Jacques-Yves Cousteau bride un peu le film par cet angle très particulier... Mais néanmoins très intéressant : Wes a eu le mérite de se renouveler d'un film à l'autre, malgré son style hyper reconnaissable, signe de son grand et indéniable talent. Il sait choisir ses sujets, souvent issus de ses propres obsessions ou marottes, dont un certain nombre datent de son enfance. 

Wes est certainement resté un grand enfant, qui réalise ses rêves de gosses : comme ici, tourner un film-pastiche en hommage à l’une de ses idoles de jeunesse. Et pour cela, comme à son habitude, il y va à fond : la direction artistique de ce film est complètement hallucinante, comme dans la plupart de ses longs métrages. Le soin mis dans les décors, dans le moindre détail, dans les vêtements portés par les personnages, tous ces uniformes amusants, ces logos, ces badges, ce matériel qui semble véritable et usagé, ce décor de bateau en coupe, qu’on visite comme dans une BD… 

Il y a vraiment un côté cartoon dans les films de Wes, je me demande d’ailleurs s’il connaît et apprécie Hergé et Tintin, car il y a beaucoup de similitudes entre ces deux artistes, notamment l’aventure et le rythme trépidant, la fantaisie, le perfectionnisme maniaque, et l’humour, car on oublie que les albums de Tintin sont souvent très drôles et regorgent de gags. Mais l’humour de Wes Anderson est plus adulte et plus mélancolique, parfois très cru aussi, dans la dérision permanente. On sait qu’Hergé était dépressif, il est possible que Wes le soit un peu, tant les personnages de dépressifs peuplent ses films. 

Et quel meilleur acteur pour incarner le dépressif drôle malgré lui et attachant, le loser magnifique, que Bill Murray ? Le pauvre est un peu enfermé dans ce type de rôles, même chez Wes Anderson, mais on peut dire qu’il s’en acquitte à merveille. Et on sait depuis « Un jour sans fin » d’Harold Ramis que Bill Murray peut porter un film sur ses épaules. Ce qu’il fait ici très bien : il est la figure centrale du film et du récit, un aventurier roublard et ronchon qui utilise un peu ses proches pour ses projets fous. Mais qui sait aussi rassembler derrière sa bannière, en leader qui s’ignore. Autour de lui gravitent toute une galerie de personnages et d’acteurs/actrices, dont un certain nombre font partie de la troupe de Wes Anderson. Mention spéciale à Owen Wilson et Willem Dafoe, dans deux registres un peu différents : le premier dans l’émotion (véritable) et le second dans l’humour, tous deux en mal d’amour paternel.

« La Vie aquatique » est un régal du début à la fin, un festival de séquences tantôt drôles, tantôt trépidantes, parfois les deux en même temps. Avec cette belle idée, peut-être piquée à Jonathan Richman dans « Mary à tout prix » des frères Farrelly : ce musicien qui joue et chante lors d’intermèdes musicaux, ici le brésilien Seu Jorge, qui adapte des chansons cultes de David Bowie en portugais et en style folk/bossa nova… et c’est superbe. 

En résumé, « La Vie aquatique » est un long métrage profondément fantaisiste et drôle, parfois vraiment touchant, qui atteint un niveau formel impressionnant par le talent de Wes Anderson et la façon dont il s’investit dans chacun de ses projets. C’est aussi un film décalé par son humour (typiquement andersonien) et surtout son sujet, atypique. Je ne le conseillerais donc pas pour débuter avec ce cinéaste, ou pour voir l’une de ses plus grandes réussites. Mais c’est un pas de côté très agréable, une des nombreuses pépites qui émaillent l’œuvre de ce cinéaste si sympathique.

[3/4]

samedi 19 juillet 2025

« Mahjong » (麻將) d’Edward Yang (1996)


Avec « Mahjong », Edward Yang livre une leçon de cinéma. En 2 heures seulement, il reprend le dispositif du film choral qui lui est cher, pour dépeindre la trajectoire de plusieurs personnages, qui tentent tant bien que mal de vivre, ou plutôt de survivre – et aimer – dans le Taïpei de ce 20e siècle qui s'achève et de ce 21e siècle qui commence à se dessiner. 

Edward Yang fut un visionnaire. Lui qui a étudié aux États-Unis et bénéficiait d'une grande ouverture au monde, avait compris dès 1996 (et probablement avant), que le 21e siècle serait celui de l'argent roi, comme déifié, et de l'Asie, devenue un nouveau Far West où les personnes peu recommandables cherchent l'argent facile et le pouvoir... dont les cupides occidentaux.

« Mahjong » est un film surprenant et multiple, d'une très grande densité l'air de rien. Yang commence par poser les bases du récit lentement, en s'intéressant à des petites frappes qui cherchent à arnaquer des pigeons et à se faire de l'argent sur leur dos. Lorsqu’apparaît Marthe (lumineuse Virginie Ledoyen), une Française à la recherche de son amant Anglais, élément perturbateur qui va rebattre les cartes de ce jeu de dupes.

Peu à peu, les personnalités des personnages s'affirment, et on s'attache à eux, des plus honnêtes aux plus barrés. L'humour est omniprésent, et rend le film très plaisant à suivre. Mais le tragique fait irruption par moments, rappelant qu'Edward Yang avait beau être un grand sensible et un grand romantique, c’était aussi le cinéaste de la modernité désenchantée.

C'était aussi un esthète : la mise en scène est très maîtrisée, que ce soit dans le cadrage et la composition des plans, les mouvements de personnages et d'appareils, les choix de couleurs et de lumières... « Mahjong » est un portrait à la fois enamouré et rageur de la vibrionnante Taïpei, de ses nuits aux éclairages artificiels... et de ses habitants, notamment sa jeunesse, qui se perd dans des rêves tout aussi factices...

[4/4]