« Confusion chez Confucius »
forme une sorte de diptyque avec « Mahjong ». Tous deux sont des
films choraux, qui à travers une galerie de personnages dont les liens sont
entremêlés, brossent le portrait d’une jeunesse désemparée, alors que Taïpei et
Taïwan sont en plein boom économique.
Si « Mahjong » est plus
drôle, mais aussi plus tragique, « Confusion chez Confucius » est
plus constant et plus grave, même si l’humour y fait régulièrement irruption.
Il y a notamment ce jeu formel très littéraire où des cartons sont affichés
fréquemment, avec des aphorismes (issus de Confucius ?), qui annoncent
parfois ce qui va suivre, et qui diffusent souvent une certaine ironie et un
décalage, typiques du style d’Edward Yang.
Le long métrage commence par une
citation de Confucius, qui énonce que la paix sociale réside dans la richesse.
Mais que se passe-t-il une fois ce niveau de richesse atteint ? C’est là
tout le problème et le propos du film : dans une société taïwanaise qui
s’enrichit à vitesse fulgurante, l’argent semble tout corrompre, que ce soit
dans la société, à titre politique, économique et public, ou dans les relations
entre les gens, à titre privé. Les promesses de bonheur dues à l’argent semblent
s’éloigner… Il semble que la vie soit plus complexe que cela.
La complexité est un terme qui
caractérise bien le cinéma d’Edward Yang. Il nous plonge souvent dans ses films
in medias res. Il nous met face à un certain nombre de personnages, dans leur
quotidien, sans que l’on sache qui ils sont. Ce n’est que peu à peu, à mesure
que le film avance, que nous discernons des personnalités, qui est qui, qui est
lié à qui et de quelle façon, et quels sont les enjeux du long métrage. Le
cinéaste et auteur n’hésite pas à tisser une trame narrative et fictionnelle
dense : aux spectateurs de s’y frayer un chemin.
Edward Yang montre aussi la
complexité de la société taïwanaise d’alors : dans les grandes
entreprises, les relations entre les employés sont faites de subtils rapports
de domination, où les sentiments sont utilisés au profit de l’argent et du
pouvoir. Cela dit, dans l’administration publique ce n’est guère mieux, entre
les jalousies et la corruption quasi omniprésente…
« Confusion chez
Confucius » est également très intéressant car Edward Yang y parle
beaucoup d’art, notamment à travers des écrivains et des hommes et femmes de
théâtre. L’artiste y est parfois vu comme une personne hors du monde, qui
atteint une sagesse peu commune et qui permet d’éclairer la conscience des
êtres humains, dans un rôle social, presque politique. Mais l’artiste est
décrit aussi, avec beaucoup d’humour, parfois comme un arnaqueur, quelqu’un qui
sait manipuler les sentiments pour arriver à ses fins, en gagnant facilement de
l’argent grâce à la crédulité des gens. Yang montre souvent l’endroit et
l’envers d’une même chose, il n’est pas du genre à suivre aveuglément des
chimères. Même si bien sûr, étant lui-même un artiste, il sait pertinemment
combien l’art est important et même central pour nos sociétés humaines. La
société taïwanaise étant perdue entre traditions et modernité, entre Orient et
Occident…
Avec « Confusion chez
Confucius », comme avec « Mahjong », Edward Yang dépeint un pays
qui se réveille avec la gueule de bois. Et pour le cinéaste taïwanais, c’est
aussi l’affaire de toutes et tous. Il y a comme une exigence morale chez Yang.
Bien sûr, dans ses films il y a beaucoup de personnages pleins de défauts, dont
un certain nombre sont carrément dysfonctionnels. Mais il place aussi dans ses
longs métrages des personnages droits, honnêtes, qui illuminent la vie de
celles et ceux qui les côtoient. Comme pour indiquer à ses contemporains la
direction à suivre : celle de l’éthique personnelle, qui permettra de
bâtir un pays vertueux.
Je pense notamment ici au
personnage de Qiqi, une jeune femme rayonnante et solaire, aussi bien pour sa
patronne et amie Molly, riche héritière et codirectrice d’une grande agence de
publicité, que pour son amoureux Ming. Mais même Qiqi se met à douter :
elle a beau se plier en quatre pour ses proches, peu à peu elle perd pied et
comprend qu’à trop s’effacer face aux autres, elle se ment à elle-même et
risque de perdre ainsi leur amitié.
Or même dans la difficulté, c’est
un personnage qui reste debout, fidèle à ses idéaux, sans jamais trahir
personne. C’est bien la seule d’ailleurs. A ce propos, il y a un passage dans
le film où elle indique que même si les gens sont jaloux d’elle, elle
continuera à être bienveillante. C’est un des personnages centraux du film, elle
est profondément intègre, au même titre que Marthe et Luen-Luen dans
« Mahjong », ou que N. J. et sa fille Ting-Ting dans « Yi
Yi ». Edward Yang a beau être pessimiste, il y a toujours une lueur
d’espoir dans ses films, et une certaine foi dans l’humanité. Ce qui les rend
d’autant plus bouleversants…
[4/4]