jeudi 28 décembre 2023

« Et vous, comment vivrez-vous ? » (Kimi-tachi wa dō ikiru ka) de Genzaburô Yoshino (1937)


Magnifique roman d'apprentissage, d'une profondeur insondable. Certes, le ton très didactique et le vocabulaire simple peuvent laisser penser que cet ouvrage ne s'adresse qu'aux adolescents. Mais si c'était le cas, ce serait déjà un chef-d’œuvre de la littérature jeunesse, par sa force et sa richesse sur le fond. D'ailleurs, c'est ce qu'il est. Son retentissement énorme, des décennies après sa rédaction, en est la preuve éclatante.

Mais ce livre peut aussi se lire à un âge adulte, et n'en est que plus émouvant. Il permet de se mettre à hauteur d'adolescent, en se replongeant dans nos pensées de l'époque, mais aussi nos choix qui ont fait l'adulte que nous sommes aujourd'hui. Qui plus est, l'auteur déploie des valeurs universelles, valables à tout âge et quelle que soit son origine ou son pays. Ce qui est d’ailleurs remarquable, pour un livre écrit en 1937, alors que les totalitarismes étendaient leur emprise sur le monde entier…

Si le style, que ce soit dû à la traduction ou non, peut paraître un peu scolaire, il se dégage de la lecture de ce livre un enthousiasme vivifiant et des sentiments subtils. Il est indispensable de prendre connaissance du contexte de rédaction de ce livre avant de s'y plonger, ce que permet la note introductive signée de l'auteur, Genzaburô Yoshino, dans l’édition Picquier (excellente). Cet ouvrage est en fait le dernier et le point d’orgue d’une collection de seize livres pour enfants, intitulée « Nihon Shukokumin Bunko », soit en français « Bibliothèque de la Jeunesse Japonaise ».

Cette collection est le fruit d’un travail collectif, entre éditeurs et écrivains, autour d’une ligne éditoriale humaniste et progressiste, allant clairement à l’encontre du militarisme forcené qui régnait alors au Japon. Genzaburô Yoshino était éditeur de cette collection, et comme ses partenaires sur ce projet, il a fait plusieurs fois de la prison du fait de ses convictions politiques. Il se trouve que ce seizième ouvrage devait être la clé de voûte de la collection, devant donner sens et perspective à l’ensemble des ouvrages précédents. La tâche était donc difficile et ambitieuse. C’était l’écrivain Yūzō Yamamoto qui devait le rédiger, mais il tomba malade, et ce fut donc Genzaburô Yoshino qui pris son courage à deux mains et s’attela à écrire cet ouvrage.

Genzaburô Yoshino n’est pas un génie de la littérature, ce livre ne vaut donc pas la lecture pour cet aspect. D’où, sans doute, certaines critiques négatives que j’ai lues ici et là, qui me semblent hélas ne s’en tenir qu’à la forme (et donc à la surface)… En revanche, Yoshino était un philosophe, et il avait un grand sens de la pédagogie. Il a ainsi construit des personnages attachants et plausibles : quelques jeunes d’une quinzaine d’années. Et il leur a fait vivre des péripéties classiques à cet âge… Mais en cherchant à en tirer de grandes leçons. Or si la langue employée n’est pas renversante – mais belle pour autant – ce sont surtout les réflexions qui y sont déployées qui s’avèrent tout simplement brillantes.

Avec une économie de mots redoutable, Genzaburô Yoshino réfléchit aux grands problèmes de l’humanité… et aux grandes questions qui font d’un homme et d’une femme des êtres humains dignes de ce nom. L’air de rien, ce livre, progressivement, se révèle un roman d’apprentissage très marquant, traitant de thèmes aussi importants que l’humanité, la société, la nation, la vertu, le courage, l’amitié, l’honneur, la justice, la fraternité, la vérité, la science, l’art, mais aussi la lâcheté, la violence, le mensonge, le remord, les inégalités sociales, la conscience… « Et vous, comment vivrez-vous ? » est donc un livre particulièrement puissant, vibrant d’humanisme, renfermant des passages éblouissants, au milieu d’un roman solaire, célébrant la beauté de l’enfance et de l’adolescence, ces temps de construction de soi si fondamentaux pour tout être humain.

Pour finir, je dois préciser que j’ai lu ce livre récemment, comme beaucoup, car il vient d'être adapté au cinéma par Hayao Miyazaki, sous ce même titre au Japon, et traduit de façon très maladroite et réductrice par le simpliste « Le Garçon et le Héron » en Occident… Comme beaucoup, également, je me suis vite rendu compte que Miyazaki ne s’en est inspiré que de façon très lointaine, ce qu’avaient indiqué certains journalistes à la sortie du long métrage. Mais à vrai dire, en lisant cet ouvrage, j’avais l’impression d’être dans un film de Miyazaki, avec ces mêmes personnages fiers, dignes, profondément humains, vivant la vie à fond. Avec cet humanisme rayonnant et vivifiant, tellement inspirant… Cette joie d’être au monde et de s’accomplir…

Pas de doute, il y a bien une filiation entre ce livre et l’œuvre d’Hayao Miyazaki. Il y a même des liens évidents avec « Le Garçon et le Héron », ne serait-ce que par le héros du film, Mahito, qui a un caractère proche de celui de Coper, le héros du roman. Ou encore avec cette figure tutélaire de l’oncle, même si celle-ci a une place absolument essentielle dans le livre, et plus secondaire dans le film de Miyazaki.

En tout cas, je ne peux que recommander de mettre cet ouvrage dans les mains de tout adolescent de 12 à 18 ans. C’est un livre que j’aurais aimé découvrir plus jeune, et qui m’a fait une très forte impression, alors que je le lis pour la première fois en ayant la trentaine. Et une fois encore, je ne peux que saluer la clairvoyance et le courage de son auteur, Genzaburô Yoshino, qui a écrit une œuvre d’une beauté et d’une intelligence sidérante sur le fond, à une époque particulièrement trouble et délétère. C’est peu dire qu’elle résonne d’autant plus fort aujourd’hui…

[4/4]

jeudi 21 décembre 2023

« La Chimère » (La Chimera) d’Alice Rohrwacher (2023)


Je ne pensais pas pouvoir le dire un jour : voici un film d'Alice Rohrwacher que j'ai apprécié. « Heureux comme Lazzaro » m'avait laissé complètement sur le carreau. Encensé plus que de raison à mon sens, il partait avec d'excellentes et ambitieuses idées sur le papier, mais la mise en images et en scène laissait le tout à l'état d'intentions, de brouillon assez (très ?) poseur...

« La Chimère » est mieux écrit et construit il me semble : il y a un fil conducteur (c'est le cas de le dire), qui donne sens à l'ensemble et à ses parties. On retrouve le goût d'Alice Rohrwacher pour les marginaux et pour les digressions. Et par ses thématiques et ses images, la cinéaste est une fois encore ambitieuse, dessinant à l'écran un portrait multiple de l'Italie, à travers les âges (Étrusques, Rome antique, 18e siècle, 20e et 21e siècles...) et les différentes catégories de sa population, des plus modestes aux plus aisés.

Le film fait également référence aux grands cinéastes italiens du passé, notamment Federico Fellini, source d’inspiration majeure ici (« La Dolce Vita », « Fellini Roma », « Les Vitelloni »...), ou rappelle les personnages de bras cassés à la Mario Monicelli (« Le Pigeon »…). Si les citations sont bien vues et plutôt bien intégrées, elles sont peut-être un peu trop évidentes, comme pour masquer certaines faiblesses.

Certains passages sont en effet plus caricaturaux... Je salue la conscience sociale de la réalisatrice italienne. Mais si parfois l'outrance est bien amenée, d'autres fois elle jure avec le reste du film, plutôt subtil au demeurant. Il y a toujours, également, quelques passages « space » et un côté perché, voire bien allumé, qui me fait un peu sortir du film par moments... Ou encore une difficulté à intégrer harmonieusement plein d'idées qui partent dans tous les sens, certains éléments faisant quelque peu artificiel et forcé.

Toutefois, matérialiser le rapport des Italiens à l’art (antique), dans les années 1980 est une bonne idée. Partout en Occident (voire ailleurs dans le monde), le marché a fini par gangrener tous les domaines de la vie. Le processus avait commencé bien avant, notamment pendant les Trente Glorieuses, mais il s’est radicalement accéléré, de façon décomplexée, dans les années 80.

On en voit les résultats aujourd’hui. Notre modèle de société, ultra consumériste, est à bout de souffle, et détruit tout : l’être humain, la nature, la vie… Et c’est en Italie que cette situation s’est peut-être le plus cristallisée. Pour qui connaît ce pays, la beauté époustouflante y côtoie la vulgarité la plus crasse, ne serait-ce qu’à la télévision, défigurée par Berlusconi. Je ne peux donc que respecter le choix d’Alice Rohrwacher d’avoir choisi un tel sujet (le pillage de tombes étrusques par des gens pauvres), surtout qu’elle a réussi à tisser autour un récit qui se tient.

Finalement, la poésie de l'ensemble, avec un certain nombre de trouvailles scénaristiques et visuelles, a emporté mon adhésion. Au passage, je l’ai peu vu cité par les critiques, mais il y a pour moi également un certain nombre de références sur le fond et la forme à Jean Cocteau, le mythe d’Orphée étant d’ailleurs au cœur du long métrage (on entend même « L’Orfeo » de Monteverdi à un moment). La belle photographie, quant à elle, sublime le tout, et en fait un objet esthétique abouti, une œuvre cohérente, avec une réelle profondeur. « La Chimère » constitue donc pour moi une belle surprise. Sans être un grand film, c’est un long métrage inspiré et intéressant, qui montre qu’Alice Rohrwacher est désormais une cinéaste qui compte.

[3/4]

lundi 18 décembre 2023

« Guerre et Paix » (Voïna i mir) de Sergueï Bondartchouk (1966)


Un peu rude de découvrir en salle les 7h de ce film dans leur intégralité et à la suite : on en ressort en ayant un peu mal au cou et aux jambes... Mais le jeu en vaut largement la chandelle... Évoquer ce long métrage c'est parler d'un monument cinématographique. Je n'ai pas vu la version hollywoodienne de King Vidor, avec Audrey Hepburn, Henry Fonda et Mel Ferrer. Mais nul doute que la version de Bondartchouk constitue l'adaptation ultime du roman fleuve de Tolstoï...

Tout est réussi dans ce film. Tout d'abord le casting : chaque acteur ou actrice incarne à merveille son personnage, sans rien perdre de sa complexité d'écriture, tout en le rendant à la fois attachant et ambivalent. Le rythme permet de construire et développer cet ample récit. Oui 7h c'est long, mais il ne semble pas y avoir un moment de trop, que ce soit dans les scènes intimistes ou dans les batailles. Parlons justement de la direction artistique : on aperçoit bien les 120 000 figurants à l'écran, pas de doute. Ce film est monstrueusement épique : je n'ai jamais vu au cinéma quelque chose qui ressemble de près ou de loin à la bataille de Borodino, véritable enfer sur terre, entre centaines de milliers de soldats qui chargent, mouvements de foules impressionnants et canons crachant un feu infernal... C'est peu dire que le « Napoléon » de Ridley Scott fait minable à côté, sans parler de son écriture mesquine...

D'autant que pour poursuivre dans l'épique, Bondartchouk sait utiliser le lyrisme à bon escient et au bon moment. Que ce soit lors de ce bal viscontien, sur le champ de bataille, où les soldats meurent par milliers… En dépeignant un Napoléon fier et intraitable, tel qu'on se l'imagine. Ou encore un jeune soldat qui vient encourager ses vieux camarades, plein d'une fougue juvénile et de l'innocence de quelqu'un qui ignore ce qu'est l'horreur de la guerre... Avec de surcroît cette musique nostalgique, qui serre le cœur lors de passages poignants…

Il y a aussi un panthéisme surprenant, presque tarkovskien, dans cette attention portée à la terre, à la patrie, aux pleines russes immenses et infinies, au son de l'eau, ou au ciel et aux étoiles... Il est également surprenant qu'un film totalement soviétique exalte à ce point la Russie tsariste et chrétienne orthodoxe...

Un certain nombre de critiques le constatent : ce film va bien au-delà d'un geste de propagande. De façon inattendue mais bien réelle, c'est avant tout un film russe... Qui matérialise à l'écran ce qu'est « l'âme russe ». En cela, Bondartchouk évite l’académisme, même si ça et là le ton est parfois un peu trop emphatique. Son film vit, il brûle d’une ardeur incandescente, ce qui lui confère un caractère universel et intemporel, loin d’une image figée. Les personnages sont fougueux, bouillonnants, presque fous… Même la comtesse Natacha Rostov, qu’on imaginait calme et sage, se laisse emporter par une passion dévorante…

En outre, par bien des aspects, le récit adopte un ton humaniste bouleversant. Par-delà les nations et les conflits, les ennemis qui se font face sont avant tout des hommes et des femmes, bien plus semblables qu’ils ne le pensent. Surtout ces peuples « frères » qu’étaient les Français et les Russes (une grande partie du film se déroule dans un français impeccable, en VO !). Ce qui ne rend que plus absurde ces guerres et la barbarie qui en découle toujours, inévitablement… Après le chaos et les massacres, une main tendue, un repas partagé quand on crève de faim, sont le signe qu’il reste malgré tout un peu d’espoir et d’humanité en ce bas monde…

Au-delà des minutes et des heures, du nombre démesuré des figurants, de la grandeur de l’épopée qui nous est contée… Le « Guerre et Paix » de Bondartchouk est un choc visuel, d’un lyrisme dévastateur, marquant l’esprit par un grand nombre de scènes inoubliables. Profitons de sa ressortie actuelle en salle et en support physique : il s’agit d’un grand chef-d’œuvre – oui, osons le dire – à voir au moins une fois dans sa vie.

[4/4]