Découvrir un grand artiste est toujours un grand
moment et une grande joie. Avec « La Poupée », j’ai découvert un très
grand artiste en la personne de Wojciech Has. Je le connaissais de réputation,
avec ses deux longs métrages baroques du « Manuscrit trouvé à Saragosse »
et de « La Clepsydre ». Mais c’est avec ce film que j’ai enfin
franchi le pas.
Je dois dire que je suis bien tombé : « La
Poupée » est un film immense. Je me suis pris une énorme claque, et deux
semaines après l’avoir découvert, ce long métrage exerce toujours sur moi le
même pouvoir de fascination qu’au moment où je le regardais en salle. Et ce
pour deux raisons.
Tout d’abord, ce film est visuellement superbe,
maîtrisé à la perfection. Wojciech Has parsème son long métrage d’amples mouvements
de travellings horizontaux, dévoilant progressivement des scènes. Qu’il s’agisse
d’extérieurs, avec de pauvres gens qui tentent tant bien que mal de se
réchauffer dans la neige, ou d’intérieurs, aussi bien ceux richement décorés de
l’aristocratie que ceux plus modestes de brasseries ou de logements populaires.
Des travellings horizontaux qui évoquent l’enfermement dans lequel vivent les
gens et les castes au 19e siècle : aristocrates, bourgeois et peuple.
La réputation d’artiste visuel de Wojciech Has n’est
plus à faire et je confirme : c’est un maître. On sent également ce goût
pour le baroque typique d’Europe Centrale, ces cabinets de curiosité avec des
objets étranges, parfois morbides, comme pour mieux rappeler la vanité de ce
monde. On peut également qualifier ce long métrage de
baroque par la luxuriance démesurée de la direction artistique. C’est bien
simple, dans beaucoup de séquences, chaque centimètre carré de l’image est
rempli, donnant une impression de profusion et de générosité totale. Car oui,
ce film est d’une grande générosité, par son ampleur et le soin méticuleux qui
est accordé à chaque élément : mise en scène, scénario, photographie, jeu
des acteurs, décors, musique…
Mais résumer Wojciech Has a un « simple »
artiste visuel serait cruel et faux. D’ailleurs, cet artiste qui fut très
indépendant, le seul cinéaste polonais à ne pas être encarté au Parti Communiste
sous l’ère soviétique, est souvent résumé de la sorte, comme pour mieux
décrédibiliser son art et son travail. Or Wojciech Has était quelqu'un d'engagé, n'hésitant pas à dénoncer les injustices de son temps et passées.
Le deuxième élément qui m’a bluffé avec ce film,
et peut-être le principal, c’est son scénario et ses personnages. En premier
lieu, le héros, Stanisław Wokulski. Le film démarre alors qu’il est jeune commis
dans une brasserie. Il cherche à s’émanciper et étudie le soir, ce qui provoque
les moqueries des jeunes aristocrates et bourgeois, qui iront jusqu’à le brimer
physiquement.
Puis, par une ellipse temporelle conséquente,
nous retrouvons notre héros des décennies plus tard. Il est le mystérieux
patron d’une grand magasin luxueux. On apprend qu’il s’est
rebellé contre l’occupant russe et qu’il a passé plusieurs années au
bagne. Il s’est également enrichi pendant la guerre.
Il semble détenir une fortune considérable. Tout
le monde mange dans sa main et sa puissance semble sans limite. Wokulski est
ainsi un personnage de roman, qui aurait pu figurer chez Balzac. Il a une aura
folle, il impressionne par la façon dont il ne semble jamais à court de ressources,
quel que soit son projet.
Ce qui est très intéressant, c’est qu’il n’oublie
pas d’où il vient. Il se soucie des pauvres et des nécessiteux et il cherche à
les aider. Il navigue aussi dans les cercles aristocratiques, qui l’accueillent
avec dédain mais ne peuvent se passer de son argent, eux qui sont pour beaucoup
sans le sou. Wokulski n’est pas dupe et on sent qu’il bouillonne
intérieurement. Mais il se joue d’eux et profite de son ascendant.
On retrouve ainsi la conscience sociale de Wojciech
Has, qui dépeint les aristocrates comme une clique de parasites oisifs vivant à
crédit, alors que le peuple se meurt, de pauvreté et de maladie… On peut aussi
faire le parallèle avec les Communistes au pouvoir. On sent qu’Has n’est pas
tendre avec eux, et si la censure ne l’a pas inquiété outre mesure pour ce
film, le lien avec la situation contemporaine que vivait son pays est évident.
Revenons au long métrage. Wokulski a son talon d’Achille.
Il a vécu son ascension seul et tombe amoureux d’Izabela Lecka, une jeune
aristocrate très belle… et ruinée. Mais s’il pense que celle-ci est vertueuse,
tellement il est épris d’elle et sans doute aveugle, elle se révèle d’une
grande duplicité, et elle comprend que sa position avantageuse lui permet de
manipuler Wokulski comme elle l’entend.
Izabela Lecka est l’éponyme poupée, une femme
toute d’apparence, mais que les hommes voient peut-être avant tout ainsi,
cherchant des femmes-objets pour satisfaire leur appétit, en oubliant l’être
humain derrière le visage de cire. Wokulski veut ainsi posséder l’amour d’Izabela
Lecka, lui qui pense pouvoir tout acheter…
Mais il va vite déchanter… Ce qui fait que l’on s’attache
à ce géant aux pieds d’argile. Ce héros qui semble omnipotent et qui est
dévasté par cet amour à sens unique. C’est aussi un personnage touchant car
malgré sa richesse et le fait qu’il évolue dans la haute société, il se soucie
de son peuple. Malgré ses zones d'ombre (qui lui donnent de l'épaisseur), c'est un personnage droit, avec un fort idéal social et humain. Ce long métrage est donc une œuvre profondément humaniste, lui
conférant une grande profondeur, bien au-delà se son aspect visuel éblouissant.
On le voit, « La Poupée » est un film
très riche sur le fond et la forme. C’est un long métrage puissant et
romanesque, mais aussi social. Avec une esthétique sublime, dont une bande son
magnifique, avec de beaux morceaux classiques rappelant une boîte à musique,
pour mieux matérialiser l’univers de faux semblants dans lequel s’ébattent les
aristocrates et la haute bourgeoisie de l’époque.
Je ne peux donc que vous conseiller de découvrir
cette pure merveille qu’est ce long métrage. Un film de l’acabit d’un « Guépard »
de Visconti, mais que je préfère, car « La Poupée » adjoint l’humanisme
au faste, le cœur à l’esprit. C’est un long métrage impressionnant par son
ambition et ses très nombreuses qualités. Un chef-d’œuvre absolu, perdu et
oublié. Sa restauration récente, promue par Malavida Films, qui font un
excellent travail de redécouverte du cinéma d’Europe Centrale et de l’Est (mais
pas que), devrait vous permettre d’en bénéficier vous aussi, et d’à votre tour
vous laisser surprendre par ce somptueux film.
[4/4]