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samedi 24 décembre 2022

« La Poupée » (Lalka) de Wojciech Has (1968)


    Découvrir un grand artiste est toujours un grand moment et une grande joie. Avec « La Poupée », j’ai découvert un très grand artiste en la personne de Wojciech Has. Je le connaissais de réputation, avec ses deux longs métrages baroques du « Manuscrit trouvé à Saragosse » et de « La Clepsydre ». Mais c’est avec ce film que j’ai enfin franchi le pas.

Je dois dire que je suis bien tombé : « La Poupée » est un film immense. Je me suis pris une énorme claque, et deux semaines après l’avoir découvert, ce long métrage exerce toujours sur moi le même pouvoir de fascination qu’au moment où je le regardais en salle. Et ce pour deux raisons.

Tout d’abord, ce film est visuellement superbe, maîtrisé à la perfection. Wojciech Has parsème son long métrage d’amples mouvements de travellings horizontaux, dévoilant progressivement des scènes. Qu’il s’agisse d’extérieurs, avec de pauvres gens qui tentent tant bien que mal de se réchauffer dans la neige, ou d’intérieurs, aussi bien ceux richement décorés de l’aristocratie que ceux plus modestes de brasseries ou de logements populaires. Des travellings horizontaux qui évoquent l’enfermement dans lequel vivent les gens et les castes au 19e siècle : aristocrates, bourgeois et peuple.

La réputation d’artiste visuel de Wojciech Has n’est plus à faire et je confirme : c’est un maître. On sent également ce goût pour le baroque typique d’Europe Centrale, ces cabinets de curiosité avec des objets étranges, parfois morbides, comme pour mieux rappeler la vanité de ce monde. On peut également qualifier ce long métrage de baroque par la luxuriance démesurée de la direction artistique. C’est bien simple, dans beaucoup de séquences, chaque centimètre carré de l’image est rempli, donnant une impression de profusion et de générosité totale. Car oui, ce film est d’une grande générosité, par son ampleur et le soin méticuleux qui est accordé à chaque élément : mise en scène, scénario, photographie, jeu des acteurs, décors, musique…

Mais résumer Wojciech Has a un « simple » artiste visuel serait cruel et faux. D’ailleurs, cet artiste qui fut très indépendant, le seul cinéaste polonais à ne pas être encarté au Parti Communiste sous l’ère soviétique, est souvent résumé de la sorte, comme pour mieux décrédibiliser son art et son travail. Or Wojciech Has était quelqu'un d'engagé, n'hésitant pas à dénoncer les injustices de son temps et passées.

Le deuxième élément qui m’a bluffé avec ce film, et peut-être le principal, c’est son scénario et ses personnages. En premier lieu, le héros, Stanisław Wokulski. Le film démarre alors qu’il est jeune commis dans une brasserie. Il cherche à s’émanciper et étudie le soir, ce qui provoque les moqueries des jeunes aristocrates et bourgeois, qui iront jusqu’à le brimer physiquement.

Puis, par une ellipse temporelle conséquente, nous retrouvons notre héros des décennies plus tard. Il est le mystérieux patron d’une grand magasin luxueux. On apprend qu’il s’est rebellé contre l’occupant russe et qu’il a passé plusieurs années au bagne. Il s’est également enrichi pendant la guerre.

Il semble détenir une fortune considérable. Tout le monde mange dans sa main et sa puissance semble sans limite. Wokulski est ainsi un personnage de roman, qui aurait pu figurer chez Balzac. Il a une aura folle, il impressionne par la façon dont il ne semble jamais à court de ressources, quel que soit son projet.

Ce qui est très intéressant, c’est qu’il n’oublie pas d’où il vient. Il se soucie des pauvres et des nécessiteux et il cherche à les aider. Il navigue aussi dans les cercles aristocratiques, qui l’accueillent avec dédain mais ne peuvent se passer de son argent, eux qui sont pour beaucoup sans le sou. Wokulski n’est pas dupe et on sent qu’il bouillonne intérieurement. Mais il se joue d’eux et profite de son ascendant.

On retrouve ainsi la conscience sociale de Wojciech Has, qui dépeint les aristocrates comme une clique de parasites oisifs vivant à crédit, alors que le peuple se meurt, de pauvreté et de maladie… On peut aussi faire le parallèle avec les Communistes au pouvoir. On sent qu’Has n’est pas tendre avec eux, et si la censure ne l’a pas inquiété outre mesure pour ce film, le lien avec la situation contemporaine que vivait son pays est évident.

Revenons au long métrage. Wokulski a son talon d’Achille. Il a vécu son ascension seul et tombe amoureux d’Izabela Lecka, une jeune aristocrate très belle… et ruinée. Mais s’il pense que celle-ci est vertueuse, tellement il est épris d’elle et sans doute aveugle, elle se révèle d’une grande duplicité, et elle comprend que sa position avantageuse lui permet de manipuler Wokulski comme elle l’entend.

Izabela Lecka est l’éponyme poupée, une femme toute d’apparence, mais que les hommes voient peut-être avant tout ainsi, cherchant des femmes-objets pour satisfaire leur appétit, en oubliant l’être humain derrière le visage de cire. Wokulski veut ainsi posséder l’amour d’Izabela Lecka, lui qui pense pouvoir tout acheter…

Mais il va vite déchanter… Ce qui fait que l’on s’attache à ce géant aux pieds d’argile. Ce héros qui semble omnipotent et qui est dévasté par cet amour à sens unique. C’est aussi un personnage touchant car malgré sa richesse et le fait qu’il évolue dans la haute société, il se soucie de son peuple. Malgré ses zones d'ombre (qui lui donnent de l'épaisseur), c'est un personnage droit, avec un fort idéal social et humain. Ce long métrage est donc une œuvre profondément humaniste, lui conférant une grande profondeur, bien au-delà se son aspect visuel éblouissant.

On le voit, « La Poupée » est un film très riche sur le fond et la forme. C’est un long métrage puissant et romanesque, mais aussi social. Avec une esthétique sublime, dont une bande son magnifique, avec de beaux morceaux classiques rappelant une boîte à musique, pour mieux matérialiser l’univers de faux semblants dans lequel s’ébattent les aristocrates et la haute bourgeoisie de l’époque.

Je ne peux donc que vous conseiller de découvrir cette pure merveille qu’est ce long métrage. Un film de l’acabit d’un « Guépard » de Visconti, mais que je préfère, car « La Poupée » adjoint l’humanisme au faste, le cœur à l’esprit. C’est un long métrage impressionnant par son ambition et ses très nombreuses qualités. Un chef-d’œuvre absolu, perdu et oublié. Sa restauration récente, promue par Malavida Films, qui font un excellent travail de redécouverte du cinéma d’Europe Centrale et de l’Est (mais pas que), devrait vous permettre d’en bénéficier vous aussi, et d’à votre tour vous laisser surprendre par ce somptueux film.

[4/4]