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samedi 4 octobre 2025

« Kontinental '25 » de Radu Jude (2025)


Avec « Kontinental '25 », je découvre enfin le cinéma de Radu Jude, l'un des réalisateurs du moment. Et on peut dire qu'il est fidèle à sa réputation : provocateur, très drôle, cynique, socialement et politiquement engagé... Il ne brosse pas le spectateur dans le sens du poil, et c'est très bien comme ça. Radu Jude n'est pas juste un amuseur public, c'est un artiste qui veut pousser le public à la réflexion. Il montre ainsi des personnages qui sont empêtrés dans leurs contradictions, comme il met en lumière l’ambiguïté des Roumains mais aussi des Européens, et plus largement des Occidentaux. Radu Jude montre toute la complexité, à la fois de ce continent et de l'Union Européenne, qui traversent clairement une crise politique, économique, sociale... et existentielle. 

Le cinéaste met en images le malaise civilisationnel que l’on éprouve, à travers la trajectoire parallèle d’un SDF, visage d’une misère économique et sociale, et d’une femme de la classe moyenne, empêtrée dans une autre forme de misère : humaine, relationnelle et ontologique. Des personnages submergés par le chagrin, contrebalancé par l’humour ravageur de Radu Jude, qui nous tend un miroir implacable. Mieux vaut ouvrir les yeux et se rendre compte de la situation dans laquelle on vit, et que nous autres, Européens, refusons tant de voir. Il y a comme une nostalgie de la part de Radu Jude quant à l’Europe, du fait de cet écart entre ce qu’elle est et ce qu’elle aurait pu ou dû être.

Rien que le titre du film, convoque les fantômes de cette Europe cosmopolite, riche de ses différentes cultures, qui ont en même temps provoqué sa perte lors des deux guerres mondiales, à cause du cancer du nationalisme, qui est en train de ressurgir… Un nationalisme contre lequel Radu Jude s’érige, en dénonçant explicitement Viktor Orbán ou Vladimir Poutine. Dans « Kontinental '25 », on a beau être en Roumanie, on parle roumain, mais aussi hongrois ou allemand. Une partie de la population est hostile aux étrangers, pourtant ce sont les différentes nations et cultures de l’Europe qui font tout son intérêt.

La construction de l’Union Européenne est peut-être la plus belle utopie du 20e siècle, et elle a pu se réaliser ! Hélas, son édification a été bancale et elle a trop reposé sur une forme d’ultra libéralisme naïf et aveugle. Les fonds de l’UE ont permis a beaucoup de ses pays membres de se (re)construire, mais dans le même temps, le marché européen a été trop dérégulé, et a détruit en partie un certain nombre de pays, dont la transition vers l’UE s’est faite au profit de cliques de mafieux et autres entrepreneurs douteux. Il semble que ça ait été le cas de la Roumanie, parmi tant d’autres pays à l’Est mais aussi à l’Ouest. Il y a de quoi désespérer, ou du moins être passablement déçu de la tournure des événements… 

Mais Radu Jude est un peu l'anti Ruben Östlund. Il ne verse pas dans le cynisme absolu et dans une forme de pose arty pseudo subversive, qui ricane lâchement sans rien proposer. Un certain nombre des personnages de Radu Jude ont un bon fond, ça ne veut pas dire qu'ils sont irréprochables. En tout cas, ce ne sont pas tous des pourritures. Certains de ses personnages essaient de faire de leur mieux, même s’ils sont parfois maladroits et ont leurs défauts. Radu Jude montre des personnages équivoques, et non caricaturaux.

Le cinéaste roumain pose d’ailleurs davantage de questions qu'il n'apporte de réponses. Et tant mieux sans doute, tant la complexité des problèmes de notre époque mérite autre chose que des réponses toutes faites, simplistes et populistes. En tout cas, Radu Jude semble dire que quand tout va mal, il reste encore à l'être humain son irréductible humanité, et sa conscience en guise de boussole. Une fragile voix intérieure, bien utile en ces temps d'obscurantisme et d'incertitude totale...

[3/4]

lundi 1 septembre 2025

« Chronique des années de braise » (Waqâ'i' sinîn al-jamr) de Mohammed Lakhdar-Hamina (1975)


« Chronique des années de braise » est une magnifique fresque historique, qui a longtemps été oubliée et qui est parfois victime d'un certain mépris que j'ai du mal à m'expliquer. Certes, ce film n'est pas un chef-d’œuvre absolu, Mohammed Lakhdar-Hamina manque un peu de maîtrise ça et là. Mais qu'on dise que ce film n'a pas de souffle, ou pire qu’il n’a aucun intérêt, j'ai de la peine à le comprendre.

Mohammed Lakhdar-Hamina ne cherche pas à faire de ce film un simili « Lawrence d'Arabie », même si ces deux longs métrages ont beaucoup de points communs. Le cinéaste algérien s'attache avant tout à filmer des personnages modestes, pris dans le tourbillon de l'Histoire, qui se mêle intimement à leur propre existence. L’approche de Mohammed Lakhdar-Hamina se veut beaucoup plus simple, même si son film possède à mon sens une réelle ampleur. 

« Chronique des années de braise » est un film que j'ai trouvé bien écrit, et intelligent ne serait-ce que par son approche : au lieu de filmer la Guerre d'Algérie et ses massacres sanglants, les attentats, etc. Mohammed Lakhdar-Hamina prend le parti de ne filmer la violence qu'à la marge. Le cœur de son propos est de retracer les longues années de douleur et de spoliation du peuple algérien, qui ont mené à sa révolte et à sa quête de liberté.

Mohammed Lakhdar-Hamina ne cherche donc pas le spectaculaire à tout prix, le premier tiers du film est une longue chronique de la vie paysanne, mise à rude épreuve par un manque absolu d'eau et par une sécheresse qui détruit élevages et récoltes. Plus tard, on apprend que les exploitations des colons sont beaucoup plus prospères, les Français bénéficiant par ailleurs de retenues d'eau, mais aussi de tout un tas d’avantages, comme de soins médicaux de qualité, de nourriture en abondance, etc.

Dans le deuxième tiers du film, on voit combien populations française et algérienne se croisent sans se mélanger, la vie confortable des premiers étant refusée aux seconds, relégués dans des quartiers pauvres, à l'hygiène déplorable et sans ressources. Alors que les Algériens triment très dur, pour gagner une misère. Une situation profondément injuste, qui a poussé les Algériens à bout.

Dans le troisième et dernier tiers du film, le réalisateur nous montre les préparatifs lents et laborieux de la révolution : le peuple est divisé, ses chefs et ses politiciens aussi, alors que l'Etat français est très organisé, et mate toute révolte dans le sang. Néanmoins le cours des choses est inexorable, et le film s'arrête en novembre 1954, date à laquelle commence officiellement la Guerre d'Algérie.

Si « Chronique des années de braise » dure 3 heures, c’est un temps nécessaire pour nous plonger dans le quotidien des Algériens de l’époque et nous mettre à leur place : on comprend leur révolte après des décennies de dépossession et de persécution. Mohammed Lakhdar-Hamina a construit un personnage-clé fictif pour nous conduire dans ce récit : le paysan Ahmed, incarné par l’acteur grec Yorgo Voyagis, au visage rayonnant de bonté (il a aussi joué Joseph dans le « Jésus de Nazareth » de Franco Zeffirelli). On ressent beaucoup d’empathie pour ce personnage et ses proches, et ses malheurs nous serrent le cœur.

L’autre personnage central du long métrage est Miloud, le prophète fou (shakespearien), interprété brillamment par le cinéaste Mohammed Lakhdar-Hamina en personne. C’est une sorte de conteur, qui se fait le passeur de la mémoire algérienne, entre les vivants et les morts. Mais c’est aussi quelqu’un d’entier et d’intègre, qui dit tout haut ce que les gens pensent tout bas. Pour les autorités françaises il est fou, on le laisse donc s’exprimer, mais il n’a de cesse d’inciter ses compatriotes à la rébellion. Pendant des années, il n’est pas entendu, tout le monde le méprise. Mais quand vient l’heure de la révolte, les Algériens comprennent enfin que c’est lui qui avait raison dès le début. Miloud est véritablement l’âme du long métrage, il n’est pas étonnant que ce soit Mohammed Lakhdar-Hamina qui l’incarne, même si j’ai été bluffé d’apprendre après le film qu’il s’agissait de lui, car Miloud a un charisme extraordinaire dans le long métrage.

« Chronique des années de braise » est donc bien à mon sens un grand film, qui mérite vraiment d’être redécouvert aujourd’hui, alors que le sujet de la Guerre d’Algérie est encore tabou en France. Par ailleurs, si certains dénoncent le fait que ce film ait reçu la Palme d’Or en 1975, je ne peux là encore qu’y trouver une forme de condescendance inexplicable, car beaucoup de Palmes d’Or ont été décernées à des films nettement moins bons avant et après 1975. Et quand je considère la sélection cannoise de 1975 (dont je n’ai vu qu’une petite partie, mais dont je connais de réputation beaucoup des films qui la composent), je me dis que décidément cette Palme d’Or est tout à fait légitime. En effet, « Chronique des années de braise » est un film visuellement beau et déchirant sur le fond, qui a gardé toute sa force après toutes ces années.

[3/4]

vendredi 25 juillet 2025

« La Vie aquatique » (The Life Aquatic with Steve Zissou) de Wes Anderson (2004)


« La Vie aquatique » est le premier film de Wes Anderson que j'ai vraiment apprécié, sans avoir non plus été subjugué. Le premier long métrage que j'avais vu de lui était « A bord du Darjeeling Limited », à sa sortie en salle en 2007, et il m'avait laissé de marbre... Et je comptais vraiment délaisser ce cinéaste qui me semblait surcoté. C'est « La Vie aquatique » qui m'a empêché d'avoir un avis foncièrement négatif et définitif sur lui, par ses qualités bien réelles, qui me faisaient dire que Wes avait sans doute un minimum de potentiel.

Plus tard, « Moonrise Kingdom » et « The Grand Budapest Hotel » avaient plutôt confirmé mon manque d'intérêt pour ce cinéaste. Et c'est seulement récemment, alors que Wes était à l'honneur au Festival Lumière 2023 à Lyon, et cette année (2025) à Paris avec plein de rétrospectives et plusieurs expositions (dont celle de la Cinémathèque), que j'ai revu mon jugement sur sa filmographie... toujours en souvenir de « La Vie aquatique », qui m'avait positivement intrigué.

Maintenant que j'ai vu ou revu quasiment tous les films de Wes, dont la majeure partie en salle, et que je les aime tous beaucoup à présent, je m'attaque de nouveau à « La Vie aquatique ». Et c'est de nouveau un coup de cœur. C'est une merveille d'humour, de poésie et de mélancolie. Les animaux marins sont particulièrement beaux et réussis : ces méduses, cet hippocampe, ces poissons... et bien sûr ce requin-jaguar... Wes a vraiment le sens de l'image et de ce qui marche au cinéma. Choisir d'animer ces créatures en stop motion, physiquement, de façon subtile et fragile, donne un cachet et un charme inimitables à ces séquences dont il a le secret et qui font tout le sel de ses films... comme celle plus récente de l'extraterrestre dans « Asteroid City ».

Revoir « La Vie aquatique » des années après, chez moi en DVD et après avoir découvert la quasi-intégralité de la filmographie de Wes, me fait forcément relativiser et le remettre davantage à sa juste place. C'est l'un des meilleurs films de Wes Anderson, mais pas forcément l'un des tous meilleurs. L'émotion est présente mais ne déborde jamais vraiment, et cet hommage explicite à Jacques-Yves Cousteau bride un peu le film par cet angle très particulier... Mais néanmoins très intéressant : Wes a eu le mérite de se renouveler d'un film à l'autre, malgré son style hyper reconnaissable, signe de son grand et indéniable talent. Il sait choisir ses sujets, souvent issus de ses propres obsessions ou marottes, dont un certain nombre datent de son enfance. 

Wes est certainement resté un grand enfant, qui réalise ses rêves de gosses : comme ici, tourner un film-pastiche en hommage à l’une de ses idoles de jeunesse. Et pour cela, comme à son habitude, il y va à fond : la direction artistique de ce film est complètement hallucinante, comme dans la plupart de ses longs métrages. Le soin mis dans les décors, dans le moindre détail, dans les vêtements portés par les personnages, tous ces uniformes amusants, ces logos, ces badges, ce matériel qui semble véritable et usagé, ce décor de bateau en coupe, qu’on visite comme dans une BD… 

Il y a vraiment un côté cartoon dans les films de Wes, je me demande d’ailleurs s’il connaît et apprécie Hergé et Tintin, car il y a beaucoup de similitudes entre ces deux artistes, notamment l’aventure et le rythme trépidant, la fantaisie, le perfectionnisme maniaque, et l’humour, car on oublie que les albums de Tintin sont souvent très drôles et regorgent de gags. Mais l’humour de Wes Anderson est plus adulte et plus mélancolique, parfois très cru aussi, dans la dérision permanente. On sait qu’Hergé était dépressif, il est possible que Wes le soit un peu, tant les personnages de dépressifs peuplent ses films. 

Et quel meilleur acteur pour incarner le dépressif drôle malgré lui et attachant, le loser magnifique, que Bill Murray ? Le pauvre est un peu enfermé dans ce type de rôles, même chez Wes Anderson, mais on peut dire qu’il s’en acquitte à merveille. Et on sait depuis « Un jour sans fin » d’Harold Ramis que Bill Murray peut porter un film sur ses épaules. Ce qu’il fait ici très bien : il est la figure centrale du film et du récit, un aventurier roublard et ronchon qui utilise un peu ses proches pour ses projets fous. Mais qui sait aussi rassembler derrière sa bannière, en leader qui s’ignore. Autour de lui gravitent toute une galerie de personnages et d’acteurs/actrices, dont un certain nombre font partie de la troupe de Wes Anderson. Mention spéciale à Owen Wilson et Willem Dafoe, dans deux registres un peu différents : le premier dans l’émotion (véritable) et le second dans l’humour, tous deux en mal d’amour paternel.

« La Vie aquatique » est un régal du début à la fin, un festival de séquences tantôt drôles, tantôt trépidantes, parfois les deux en même temps. Avec cette belle idée, peut-être piquée à Jonathan Richman dans « Mary à tout prix » des frères Farrelly : ce musicien qui joue et chante lors d’intermèdes musicaux, ici le brésilien Seu Jorge, qui adapte des chansons cultes de David Bowie en portugais et en style folk/bossa nova… et c’est superbe. 

En résumé, « La Vie aquatique » est un long métrage profondément fantaisiste et drôle, parfois vraiment touchant, qui atteint un niveau formel impressionnant par le talent de Wes Anderson et la façon dont il s’investit dans chacun de ses projets. C’est aussi un film décalé par son humour (typiquement andersonien) et surtout son sujet, atypique. Je ne le conseillerais donc pas pour débuter avec ce cinéaste, ou pour voir l’une de ses plus grandes réussites. Mais c’est un pas de côté très agréable, une des nombreuses pépites qui émaillent l’œuvre de ce cinéaste si sympathique.

[3/4]