jeudi 25 avril 2019

« L'Héritage des 500 000 » (Gojūman-nin no isan) de Toshirô Mifune (1963)

    Je pensais être plus sévère avec l'unique film réalisé par Mifune, mais en prenant du recul, notamment en lisant la critique de DVDclassik ici, je me rends compte que ce long métrage regorge de qualités, même s'il n'est pas exempt de défauts, sur lesquels je reviendrai.

Tout d'abord le scénario. Les 500 000, ce sont ces soldats morts dans les Philippines pendant la Seconde Guerre Mondiale. Durant la guerre, l'armée japonaise a réquisitionné l'or de ses concitoyens, les faisant fondre en des milliers de pièces frappées (ironiquement ?) de l'idéogramme du bonheur. Ce trésor a été transporté de places en places, de cachettes en cachettes, pour finalement être enseveli dans le sol montagneux d'une île des Philippines.

Takeichi Matsuo (Toshirô Mifune), ex-commandant de l'armée impériale ayant participé à l'ensevelissement des pièces, mène une vie rangée de cadre dans une entreprise, cherchant à oublier les traumatismes de la guerre. Mais son passé le rattrape, avec l'irruption d'un homme d'affaires peu scrupuleux (le toujours excellent Tatsuya Nakadai) bien décidé à retrouver le trésor perdu, soi-disant pour le rendre aux populations lésées. Ce dernier use alors de la force pour convaincre Matsuo de prendre la tête d'une expédition à la recherche de l'or tant convoité.

Le long métrage, qui débute par une longue exposition, prend son temps et construit étape après étape ce récit de chasse au trésor. Il finit par ressembler alors de plus en plus à « Un Taxi pour Tobrouk » de  Denys de La Patellière (sorti 2 ans plus tôt) : nos 5 Japonais se retrouvent dans une Jeep bourrée à craquer, avançant dans les rizières et la jungle à la place du Sahara. Et le ton est le même : amer, désabusé, ironique et bien sûr anti-militariste, le tout dans un décor grandiose et luxuriant d'une beauté envoutante, qui contraste avec le périple dangereux de nos protagonistes.

Pour autant, le long métrage de Mifune a son intérêt propre, notamment en ce qu'il revisite le passé douloureux du Japon. Ceux qui ont fait la guerre en sont meurtris à jamais, et celui qui ne l'a pas faite découvre peu à peu en quoi elle consistait, à mesure que la troupe évolue dans les charniers des Philippines, véritables tombeaux à ciel ouvert. Mifune s'intéresse à chacun des personnages, qui a sa propre personnalité et se transforme au fil des évènements.

Finalement, et c'est là l'un des principaux reproches que je ferai à ce film, seul le personnage de Mifune est assez monolithique, en héros des temps modernes sans aucun défaut. On comprend alors aisément que la volonté de Mifune d'incarner des personnages parfaits ne pouvait que se heurter à la vision plus nuancée de Kurosawa. Leur désaccord éclatera durant le tournage du fameux « Barberousse », signant la fin d'une collaboration sans pareille dans l'histoire du cinéma et le début d'une profonde rupture entre les deux hommes, qui mettront près de 30 ans avant de se réconcilier.

Autre faiblesse de ce long métrage : le manichéisme un peu appuyé et une sorte de naïveté morale au didactisme un peu lourd. Néanmoins, c'est le revers de la médaille, je ne peux que louer le bel humanisme qui transpire dans ce film. Kurosawa lui-même, qui a d'ailleurs participé à la réalisation de ce long métrage, notamment au montage, ne l'aurait sans doute pas renié, même s'il ne fait aucun doute qu'il aurait proposé un scénario plus subtil.

De même, la réalisation n'égale pas non plus celle de Kurosawa, mais fait preuve d'une grande maîtrise. Les cadrages sont élégants, la photographie somptueuse, magnifiant les paysages insulaires et montagneux, le montage (dont on sait qu'il fut supervisé par Mifune) réserve un rythme organique des plus plaisants, ni trop rapide ni ennuyeux... Bref, si « L'Héritage des 500 000 » n'a pas la pertinence ni la puissance visuelle d'un Kurosawa des grands jours (ce dont on pouvait s'attendre), il ne s'agit pas non plus d'une simple curiosité ni d'une lubie d'acteur en manque de reconnaissance critique.

Fond et forme se mêlent harmonieusement et participent à la qualité louable de ce long métrage. A la fois divertissement, œuvre d'art mais aussi de mémoire, ce film mérite d'être découvert, notamment par tout admirateur du duo Kurosawa / Mifune qui se respecte. Véritable succès à sa sortie en salles au Japon en 1963, sa diffusion pour la première fois en France vient éclairer une autre facette de Toshirô Mifune, qui fut décidément quelqu'un de terriblement doué.

[3/4]

dimanche 14 avril 2019

« Petra Chérie » d'Attilio Micheluzzi (1977)

    Plus grand monde ne semble se souvenir d'Attilio Micheluzzi. Il est vrai qu'il n'a pas la renommée d'un Hugo Pratt, probablement le dessinateur italien le plus connu. Pour autant l’œuvre de Micheluzzi est tout à fait digne d'intérêt. Pour ma part, j'ai connu ce dessinateur en lisant le livre-interview de Jirô Taniguchi (« Jirô Taniguchi, l'homme qui dessine »), célèbre mangaka japonais, qui reconnaissait l’œuvre de Micheluzzi comme l'une de ses influences.

Un point commun entre Pratt et Micheluzzi : ils eurent tous deux un père militaire. Est-ce parce qu'ils furent marqués par les deux grands conflits mondiaux du XXème siècle, toujours est-il qu'ils partagèrent également un goût pour l'Histoire, qui se traduisit avec bonheur dans leurs bandes dessinées fouillées et érudites.

Mais la comparaison s'arrête là. Car si Hugo Pratt s'est peu à peu libéré de ses influences pour produire une œuvre extraordinairement originale, ne serait-ce que sur un plan purement visuel, Micheluzzi s'est ostensiblement placé sous le haut patronage de Milton Caniff. Je ne connais que de réputation ce dernier. Mais il semble que tout comme Caniff, Micheluzzi ait créé, du moins pour « Petra Chérie », des personnages archétypiques : Petra la femme fatale, sans doute inspirée par Louise Brooks, mondaine, effrontée et courageuse, Nung, son fidèle serviteur, sorte de sage chinois tout droit sorti d'une image d’Épinal, Shapiro, son fidèle dogue, et ainsi de suite.

Mais le coup de génie de Micheluzzi, c'est qu'il se sert de ses personnages un peu clichés pour mieux les placer dans des situations troubles. Micheluzzi pratique l'art de l'entre deux, du clair obscur, visuel mais aussi moral. En fait c'est là ce qui fait l'originalité de sa série : le dessinateur et auteur italien fait évoluer ses personnages à la fin de la guerre 14-18, à une époque ambivalente. Son héroïne, Petra de Karlowitz, est citoyenne néerlandaise, fille d'un riche industriel polonais et d'une belle française. A l'époque, la Hollande est un pays neutre, tout comme semble l'être Petra. Mais son cœur balance du côté Allié, et elle profite de son statut social favorisé et de son apparente neutralité pour prêter main forte dans la guerre contre les empires germaniques.

Petra fait alors face à toute une palette de dilemmes moraux : tromper des amis de l'autre bord, s'afficher neutre jusque dans les combats pour ne pas subir le feu ennemi, poser une bombe alors qu'elle est invitée d'honneur... Mais ce qui est également intéressant, c'est la complexité des personnages qu'elle croise sur son chemin. Si Petra est tout sauf totalement blanche ou noire, il en va de même pour ses contemporains. Ses ennemis ont toujours leurs raisons, et « Petra Chérie » devient le récit d'une époque passionnante car terriblement nébuleuse et confuse. Grandeur d'âme et bassesse se côtoient, parfois même au sein d'un même personnage.

« Petra Chérie » réserve ainsi de nombreux niveaux de lecture. Mais cette série est aussi le témoignage de la fin d'une certaine Europe, cosmopolite et lettrée, comme l'est Petra. Et c'est plus particulièrement à travers la trajectoire de l'héroïne éponyme que cette chute nous est dépeinte. D'abord enjouée, légère et irrévérencieuse, Petra va se retrouver de plus en plus engluée dans les conflits de son temps et les situations extrêmement dangereuse qui s'ensuivirent, surtout quand on est une femme, belle et intrépide. L'éclat de Petra va ainsi peu à peu se ternir... jusqu'à l'avènement du bolchévisme, qui signe la fin de ce récit fleuve... et peut-être bien d'une époque, et même d'un monde.

« Pétra Chérie » est donc un monument oublié du neuvième art, une série constituée autour d'une multitude de brefs épisodes, comme autant de contes moraux modernes, ou comme un opéra de papier avec ses personnages flamboyants, ses retournements de situation surprenants et ses moments tragiques. Une série magnifique, qui laisse songeur une fois la dernière page lue et l'album refermé. Comme un bout du XXème siècle, un morceau de ce continent embrasé, de cette Histoire que plus grande monde ne connaît vraiment de nos jours... Un témoignage inestimable de ce qui fut et n'est plus...

[4/4]