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mercredi 6 août 2025

« Alouettes, le fil à la patte » (Skrivánci na niti) de Jiří Menzel (1969)


« Alouettes, le fil à la patte » est plutôt considéré comme un Menzel mineur. Or c'est tout le contraire. Il se hisse largement à la hauteur de « Trains étroitement surveillés » à mon sens. C'est une critique frontale et très drôle du régime communiste. Incroyable de se dire que ce film a été tourné en 1968... L'époque était au dégel et au Printemps de Prague... avant l'invasion soviétique. Le film sera terminé en 1969. Jiří Menzel le dit lui-même dans son autobiographie, il pensait que le régime avait appris de ses erreurs et était prêt à l'auto-critique. Hélas, il n'en était rien... Le film sera interdit de diffusion, et ne ressortira qu'en 1990, année où il gagnera l'Ours d'Or ex-aequo à Berlin, un prix amplement mérité.

Ce long métrage est un peu comme un mix entre le cinéma de Philippe de Broca, léger et gentiment grivois, et l'ironie mordante de Milan Kundera, dont le film « La Plaisanterie » de Jaromil Jireš, adapté de son œuvre avec lui-même au scénario, sera un exemple éclatant de son génie littéraire et comique.

« Alouettes, le fil à la patte » est un portrait collectif de prisonniers politiques et de prisonnières, enfermées car elles ont tenté de quitter le pays. Chaque personnage masculin effectuait un métier considéré comme bourgeois et a sa propre personnalité. Ils sont tous ostensiblement critiques du régime, mais il ne peut pas leur arriver grand-chose de plus – en principe – vu qu'ils sont déjà prisonniers. Alors ils se lâchent, pour notre plus grand bonheur. Mais le régime veille.

Le film est adapté de nouvelles de Bohumil Hrabal, qui fut l'autre grand auteur tchèque de l'époque avec Kundera. Hrabal a écrit le scénario de ce long métrage : on retrouve son humour omniprésent et burlesque, son humanisme profond, son goût pour l'anticonformisme. Jiří Menzel a travaillé à de nombreuses reprises avec lui, et le tandem nous a offert de merveilleux films, dont le plus connu est bien sûr « Trains étroitement surveillés ».

Notons que la mise en scène de Menzel est magnifique ici, dès les premiers plans sur une décharge de métaux, qui semble sans fin. La photographie en couleur de Jaromír Sofr est somptueuse, et la restauration récente du film rend justice aux sublimes images qu'il a tournées. Jiří Menzel était en outre un excellent directeur d'acteurs, et il nous gratifie encore ici d'une réjouissante galerie de personnages.

Le film est complètement jubilatoire, du début à la fin. C'est une œuvre profondément attachante, avec plein de saynètes tendres et amusantes. Il y a aussi des passages beaucoup plus lourds et terribles, comme avec ce petit chef communiste qui révèle à la fin sa perversité, ou ce final, où les personnages gardent espoir malgré le sort qui s'abat sur eux violemment.

Je n'hésite donc pas à parler de chef-d’œuvre pour ce film. C'est un long métrage profondément original, qui démontre que Jiří Menzel n'était pas juste un amuseur, mais un artiste talentueux et engagé. Un protagoniste essentiel de cette miraculeuse Nouvelle Vague tchécoslovaque.

[4/4]

jeudi 31 juillet 2025

« Confusion chez Confucius » (獨立時代) d’Edward Yang (1994)


« Confusion chez Confucius » forme une sorte de diptyque avec « Mahjong ». Tous deux sont des films choraux, qui à travers une galerie de personnages dont les liens sont entremêlés, brossent le portrait d’une jeunesse désemparée, alors que Taïpei et Taïwan sont en plein boom économique.

Si « Mahjong » est plus drôle, mais aussi plus tragique, « Confusion chez Confucius » est plus constant et plus grave, même si l’humour y fait régulièrement irruption. Il y a notamment ce jeu formel très littéraire où des cartons sont affichés fréquemment, avec des aphorismes (issus de Confucius ?), qui annoncent parfois ce qui va suivre, et qui diffusent souvent une certaine ironie et un décalage, typiques du style d’Edward Yang.

Le long métrage commence par une citation de Confucius, qui énonce que la paix sociale réside dans la richesse. Mais que se passe-t-il une fois ce niveau de richesse atteint ? C’est là tout le problème et le propos du film : dans une société taïwanaise qui s’enrichit à vitesse fulgurante, l’argent semble tout corrompre, que ce soit dans la société, à titre politique, économique et public, ou dans les relations entre les gens, à titre privé. Les promesses de bonheur dues à l’argent semblent s’éloigner… Il semble que la vie soit plus complexe que cela.

La complexité est un terme qui caractérise bien le cinéma d’Edward Yang. Il nous plonge souvent dans ses films in medias res. Il nous met face à un certain nombre de personnages, dans leur quotidien, sans que l’on sache qui ils sont. Ce n’est que peu à peu, à mesure que le film avance, que nous discernons des personnalités, qui est qui, qui est lié à qui et de quelle façon, et quels sont les enjeux du long métrage. Le cinéaste et auteur n’hésite pas à tisser une trame narrative et fictionnelle dense : aux spectateurs de s’y frayer un chemin.

Edward Yang montre aussi la complexité de la société taïwanaise d’alors : dans les grandes entreprises, les relations entre les employés sont faites de subtils rapports de domination, où les sentiments sont utilisés au profit de l’argent et du pouvoir. Cela dit, dans l’administration publique ce n’est guère mieux, entre les jalousies et la corruption quasi omniprésente…

« Confusion chez Confucius » est également très intéressant car Edward Yang y parle beaucoup d’art, notamment à travers des écrivains et des hommes et femmes de théâtre. L’artiste y est parfois vu comme une personne hors du monde, qui atteint une sagesse peu commune et qui permet d’éclairer la conscience des êtres humains, dans un rôle social, presque politique. Mais l’artiste est décrit aussi, avec beaucoup d’humour, parfois comme un arnaqueur, quelqu’un qui sait manipuler les sentiments pour arriver à ses fins, en gagnant facilement de l’argent grâce à la crédulité des gens. Yang montre souvent l’endroit et l’envers d’une même chose, il n’est pas du genre à suivre aveuglément des chimères. Même si bien sûr, étant lui-même un artiste, il sait pertinemment combien l’art est important et même central pour nos sociétés humaines. La société taïwanaise étant perdue entre traditions et modernité, entre Orient et Occident…

Avec « Confusion chez Confucius », comme avec « Mahjong », Edward Yang dépeint un pays qui se réveille avec la gueule de bois. Et pour le cinéaste taïwanais, c’est aussi l’affaire de toutes et tous. Il y a comme une exigence morale chez Yang. Bien sûr, dans ses films il y a beaucoup de personnages pleins de défauts, dont un certain nombre sont carrément dysfonctionnels. Mais il place aussi dans ses longs métrages des personnages droits, honnêtes, qui illuminent la vie de celles et ceux qui les côtoient. Comme pour indiquer à ses contemporains la direction à suivre : celle de l’éthique personnelle, qui permettra de bâtir un pays vertueux.

Je pense notamment ici au personnage de Qiqi, une jeune femme rayonnante et solaire, aussi bien pour sa patronne et amie Molly, riche héritière et codirectrice d’une grande agence de publicité, que pour son amoureux Ming. Mais même Qiqi se met à douter : elle a beau se plier en quatre pour ses proches, peu à peu elle perd pied et comprend qu’à trop s’effacer face aux autres, elle se ment à elle-même et risque de perdre ainsi leur amitié.

Or même dans la difficulté, c’est un personnage qui reste debout, fidèle à ses idéaux, sans jamais trahir personne. C’est bien la seule d’ailleurs. A ce propos, il y a un passage dans le film où elle indique que même si les gens sont jaloux d’elle, elle continuera à être bienveillante. C’est un des personnages centraux du film, elle est profondément intègre, au même titre que Marthe et Luen-Luen dans « Mahjong », ou que N. J. et sa fille Ting-Ting dans « Yi Yi ». Edward Yang a beau être pessimiste, il y a toujours une lueur d’espoir dans ses films, et une certaine foi dans l’humanité. Ce qui les rend d’autant plus bouleversants…

[4/4]

samedi 19 juillet 2025

« Mahjong » (麻將) d’Edward Yang (1996)


Avec « Mahjong », Edward Yang livre une leçon de cinéma. En 2 heures seulement, il reprend le dispositif du film choral qui lui est cher, pour dépeindre la trajectoire de plusieurs personnages, qui tentent tant bien que mal de vivre, ou plutôt de survivre – et aimer – dans le Taïpei de ce 20e siècle qui s'achève et de ce 21e siècle qui commence à se dessiner. 

Edward Yang fut un visionnaire. Lui qui a étudié aux États-Unis et bénéficiait d'une grande ouverture au monde, avait compris dès 1996 (et probablement avant), que le 21e siècle serait celui de l'argent roi, comme déifié, et de l'Asie, devenue un nouveau Far West où les personnes peu recommandables cherchent l'argent facile et le pouvoir... dont les cupides occidentaux.

« Mahjong » est un film surprenant et multiple, d'une très grande densité l'air de rien. Yang commence par poser les bases du récit lentement, en s'intéressant à des petites frappes qui cherchent à arnaquer des pigeons et à se faire de l'argent sur leur dos. Lorsqu’apparaît Marthe (lumineuse Virginie Ledoyen), une Française à la recherche de son amant Anglais, élément perturbateur qui va rebattre les cartes de ce jeu de dupes.

Peu à peu, les personnalités des personnages s'affirment, et on s'attache à eux, des plus honnêtes aux plus barrés. L'humour est omniprésent, et rend le film très plaisant à suivre. Mais le tragique fait irruption par moments, rappelant qu'Edward Yang avait beau être un grand sensible et un grand romantique, c’était aussi le cinéaste de la modernité désenchantée.

C'était aussi un esthète : la mise en scène est très maîtrisée, que ce soit dans le cadrage et la composition des plans, les mouvements de personnages et d'appareils, les choix de couleurs et de lumières... « Mahjong » est un portrait à la fois enamouré et rageur de la vibrionnante Taïpei, de ses nuits aux éclairages artificiels... et de ses habitants, notamment sa jeunesse, qui se perd dans des rêves tout aussi factices...

[4/4]