samedi 23 février 2019

« Les Maîtres de l'Orge – Charles, 1854 » de Jean Van Hamme et Francis Vallès (1992)

    Je vais parler ici de l'ensemble des 8 albums qui constituent cette série de bande dessinée, débutée en 1992 et achevée en 2001. Jean Van Hamme a écrit une saga familiale s'étendant sur 4 générations, et dont chaque tome s'attarde sur un personnage en particulier, sans pour autant délaisser le reste de la famille. Le tout est mis en images avec un talent certain par Francis Vallès.

Le premier tome s'ouvre au XIXème siècle, sur le futur patriarche de la famille, Charles Steenfort, alors qu'il est novice dans un monastère. Sa vie va rapidement se voir chamboulée, et il va tirer parti du savoir-faire des moines en la matière pour créer sa propre brasserie, qui deviendra l'une des plus importantes de Belgique, pays dans lequel se déroule l'intrigue. Bien évidemment, son ascension sociale va créer des convoitises, et la charge de son entreprise prospère va se révéler bien lourde à porter, par lui comme par ses descendants.

En fait, je vois dans cette saga comme le double opposé de la série Largo Winch, du même Jean Van Hamme. Largo Winch n'a pas de famille, ici c'est celle des Steenfort que l'on observe se débattre. Largo est un homme au grand cœur, une sorte de héros des temps modernes idéaliste, et sans doute idéalisé. Charles Steenfort est plutôt un opportuniste machiavélique, prêt à tout pour asseoir son pouvoir et développer son entreprise. D'ailleurs, sa brasserie, je me répète, aura de sombres répercussions sur sa famille.

La série Largo Winch n'est pas vraiment datée, tout au plus peut-on deviner qu'elle se déroule dans les années 90, 2000 ou 2010. « Les Maîtres de l'Orge » est une série au contexte historique fort : chaque album débute par les faits marquants de l'année durant laquelle il se déroule. Les Steenfort ne sont pas épargnés par les grands évènements de leur temps : maladie, crise économique, guerre, grèves... De plus, Largo Winch est une série aussi légère et rayonnante que celle des « Maîtres de l'Orge » est lourde et ténébreuse.

Car ces deux séries ne présentent pas la même vision du monde économique. Dans Largo Winch, argent et pouvoir corrompent, certes, notamment ces grands barons du groupe W, mais Largo présente un visage humain, il est une sorte de philanthrope milliardaire, et si ses responsabilités lui pèsent, il ne semble pas tant que ça atteint par le démon de l'argent. D'ailleurs, son idéal est ailleurs, il a sans doute d'autres visées.

Dans « Les Maîtres de l'Orge », la brasserie familiale est comme une sorte de Moloch, un maître sans pitié qui consume ses serviteurs, la famille Steenfort, qui lui consacrent leur vie. Le monde des entreprises y est plus noir : pour s'en sortir, pour survivre même, les protagonistes de la saga semblent prêts à tout, et doivent même se renier. Le personnage le plus exemplatif est celui d'Adrien, véritable pivot de la série, qui va consacrer sa vie à la brasserie Steenfort et la finir dans la douleur. Sa famille ne sera plus tout à fait la même, et ses héritiers vont fort heureusement infléchir la tendance, malgré les épreuves qu'ils vont rencontrer.

Si les premiers tomes sont difficiles, parfois même sordides, la fin des « Maîtres de l'Orge » se fait plus lumineuse. Elle vient redonner du sens à l'ensemble, de façon peut-être facile jugeront certains, pour ma part je ne pouvais imaginer meilleure conclusion. L'ensemble se révèle une fresque ambitieuse, avec laquelle on apprend (un peu) la confection de la bière, et plus encore le quotidien d'une entreprise familiale à travers le temps. Il y a des hauts et des bas, des moments émouvants et tragiques, d'autres un peu plus « faciles », voire inutiles, mais dans l'ensemble on suit avec intérêt l'histoire de cette famille si singulière et ordinaire à la fois.

A noter que le tome 8 est une sorte de hors série, qui vient éclaircir les zones d'ombre de cette saga, dans un esprit de mise en abime amusant et bien mené par Van Hamme. Une façon de conclure une seconde fois la série, en lui apportant encore un peu plus de densité. Bien vu !

En somme une saga adulte, un peu aride et dure, pas toujours aussi « aimable » que peuvent l'être les séries phares de Van Hamme (« Thorgal », « Largo Winch » et  « XIII », au début du moins), mais qui apporte sa pierre à l'édifice de la bande dessinée franco-belge.

[3/4]

vendredi 1 février 2019

« Gallipoli » de Beirut (2019)

    Il y a deux types d'albums. Ceux où les singles s'avèrent être l'arbre qui cache la forêt : les autres titres se révèlent aussi bon voire bien meilleurs que les quelques chansons mises en avant. Et il y a ceux où derrière les singles ne se cache pas grand chose... C'est hélas le cas de « Gallipoli ».

Zach Condon, la tête pensante et l'homme orchestre derrière Beirut, semble tourner en rond. Certes « Gallipoli » a plus de corps que « No No No », écrit et sorti alors que Zach se remettait d'une dépression. Mais ici, on a toujours envie d'ouvrir les fenêtres. Bon sang Zach, mais lâche toi ! Ton approche, inspirée par le meilleur des influences européennes et américaines, est géniale : puiser dans le folklore, à la frontière entre musique savante et populaire, en mixant instruments réels sonnant merveilleusement bien et électronique, avec quelques distorsions pour relever le tout. Personne ne fait ça mieux que toi. Alors pourquoi rester sur ces accords « fermés » ? Tu enchaînes 3-4 accords, puis tu reviens sur le premier, et tu tournes en boucle. Pourquoi ne crois-tu plus en toi ?

Je ne sais pas vous, mais quand les cuivres et les cordes s'emballent à partir de quelques accords prometteurs, je me de dis que ça y est on va décoller, comme avec la musique symphonique française fin XIXème - début XXème (Fauré, Debussy et Poulenc en tête) ou comme avec les meilleures musiques de films (Bernstein, Legrand – paix à son âme – ou encore Hisaishi, si si !). Condon aurait pu se faire beaucoup plus lyrique sans verser dans la caricature, tellement sa musique sonne « juste », tant elle est fine et subtile. On est comme coupés dans notre élan, les envolées que l'on souhaiterait encore plus généreuses se révèlent un peu chétives, ou tout du moins hésitantes. L'assurance triomphante de « The Rip Tide » s'est envolée.

D'autant plus dommage que l'univers musical et artistique de Zach Condon est particulièrement riche, sorte de Jack London de la pop, génial vagabond, perdu entre ports et bouges du monde entier, véritable éponge musicale ayant réussi à digérer ses multiples et hautes influences. Sa musique est une magnifique invitation au rêve et au voyage.

Malheureusement les seules vraies chansons de cet albums sont Gallipoli et Landslide, les deux singles mis en avant avant la sortie de l'album. Le reste de l'album se divise entre pistes purement musicales (on comprend désormais que c'est le cache misère de Condon) et titres chantés inachevés, le tout faisant presque office de remplissage et de liant. Oh certes, c'est du très bon remplissage, du remplissage élégant et distingué, mais qui peine à assouvir notre soif du Beirut des grands soirs ! La production ample et somptueuse, les gimmicks sympathiques, ne suffisent pas à combler mes (très hautes) attentes.

Alors bon, je mets une note très généreuse à cet album, d'ailleurs après une deuxième écoute il remonte déjà dans mon estime. Mais si vous espérez que Condon réédite l'exploit de ses deux premiers chefs-d’œuvre ou celui de « Rip Tide », l'album de la maturité qui ouvrait à des nouveaux horizons, passez votre chemin. Si vous avez décidément du mal à tourner le dos à ce musicien attachant, alors venez vous consoler avec « Gallipoli », en rêvant au bouleversant chef-d’œuvre qu'il aurait pu être...

[3/4]