mardi 31 janvier 2012

« The Artist » de Michel Hazanavicius (2011)

    Pur exercice de style, « The Artist » ne convainc qu'à moitié. Tout d'abord parce que la volonté de Michel Hazanavicius de ressusciter le cinéma muet est ambitieuse, et qu'on attend le cinéaste français au tournant. Ensuite parce que l'on se demande si le résultat sera à la hauteur des espérances. Finalement on obtient ce que l'on est en droit d'attendre : un film divertissant et plaisant, mais qui peine à se départir de ses hautes influences pour marquer l'histoire du cinéma. Entendons nous bien, si ce long métrage avait été réalisé 80 ans auparavant il n'est pas sûr que l'on s'en soit souvenu. Maintenant, en quoi consiste ce film ? Il s'agit d'une intrigue de gloire puis de chute hollywoodienne rappelant par bien des aspects « Boulevard du crépuscule », mais aussi le fameux « Citizen Kane » d'Orson Welles, toutes proportions gardées. Car il manque bien de la saveur à ce petit drame français. Il faut dire que le jeu de Jean Dujardin, tout en sourires ravageurs et sourcils froncés, finit par être quelque peu éculé. De plus, Bérénice Béjo manque d'envergure pour porter avec son collègue le film sur ses frêles épaules. Il n'empêche que quelques trouvailles de mise en scène et que le ton désuet du film parviennent à charmer de temps en temps. Mais pour qui connaît et apprécie le véritable cinéma muet d'avant 1927, la comparaison se fait forcément aux dépens du présent long métrage. D'autant que le scénario est un peu court et surtout déjà vu... Bref, un film sympathique, sans plus.

[2/4]

jeudi 26 janvier 2012

« Maître du monde » d'Enrico Giordano (2011)

    Un homme, seul, égaré dans une nature sauvage. Un homme en quête de rédemption nous dit-on. Richard Cruzot, seul personnage de ce film minimaliste, est un trader, en français un courtier, qui cherche à échapper au monde de la finance pour se retrouver face à lui-même. Mais difficile de voir une quelconque rédemption dans ce parcours somme toute bien aride. On voit le héros de ce film brûler sa chère cravate rouge, se nourrir, se baigner, marcher, le tout dans un silence assourdissant et une terrible solitude. C'est tout. Qu'arrivera-t-il à ce personnage à la fin du long métrage ? Nous n'en saurons rien. La fin reste tristement ouverte, comme pour signifier la défaite du réalisateur, qui délaisse son personnage. Un personnage à qui il n'aura pas réussi à donner chair. Boris Baynet est censé porter le film à lui tout seul, nous ne verrons qu'un acteur jouer au Robinson Crusoë des temps modernes, abandonné dans une nature photographiée comme dans une pub de luxe. L'esthétique déployée par Enrico Giordano n'aide pas à humaniser ce film, presque étouffant tant il n'a rien ou presque à nous dire sur le sort de cet homme (ou de l'Homme). Voilà une oeuvre bien désenchantée, à la vision de laquelle on ne ressort gère grandi...

[1/4]

lundi 16 janvier 2012

« A la recherche de Drimé Kunden » de Wanma Caidan (2009)

    Film tibétain sorti en 2009, « A la recherche de Drimé Kunden » nous conte les pérégrinations d'un réalisateur et de son équipe, en quête d'un acteur pouvant jouer le rôle traditionnel de Drimé Cunden, dans la pièce éponyme. L'occasion de découvrir un pan de la culture tibétaine aurait pu nous être donnée, malheureusement elle a été manquée. Le cinéaste en reste trivialement au premier degré de son propos : on le suit sur les routes, traversants villes et monastères, comme dans une sorte de road trip contemporain. Et c'est tout. Ça aurait pu être au Tibet comme n'importe où ailleurs... L'esthétique reste très sobre, quelques beaux plans pointent ici et là (rarement il faut le dire), mais finalement on reste sur sa faim. On n'apprendra pas grand chose du Tibet, sinon qu'il s'occidentalise comme bien des pays asiatiques. Dommage...

[1/4]

vendredi 13 janvier 2012

« Le rouleau compresseur et le violon » (Katok I skripka) de Andreï Tarkovski (1961)

«Le rouleur compresseur et le violon» est le moyen métrage de fin d’études d’Andreï Tarkovski. On peut considérer qu’il s’agit du premier film du cinéaste, ses deux premiers courts métrages étant coréalisés avec d’autres étudiants (et présentant un intérêt mineur). Dans cette première réalisation personnelle, on retrouve l’embryon de certains éléments stylistiques qui alimenteront de manière récurrente les œuvres futures du cinéaste. Certains plans convoquent ainsi immanquablement le film suivant de Tarkovski, «L’enfance d’Ivan». Je pense notamment à ce plan des tomates tombant à terre et qui évoque un plan quasi similaire avec des pommes, ou encore plus clairement le dernier plan du film, dans lequel l’enfant, en rêve, court sur l’eau pour rattraper le rouleau compresseur et qui rappelle directement la conclusion de «L’enfance d’Ivan». On retrouve également ici une grande importance accordée aux éléments, et notamment à l’élément eau. Celle-ci est omniprésente dans le film, de manière directe (cette magnifique scène d’orage) ou indirecte, via les reflets lumineux qui ondulent sur les murs, accompagnés d’un écho métallique apporté aux sons (on pense alors à «Stalker» ou au «Miroir»). Une autre thématique chère au cinéaste se dessine également, à savoir l’importance de l’art. «Le rouleau compresseur et le violon» est l’histoire d’une amitié entre un ouvrier conducteur d’engins et un jeune enfant violoniste, une amitié plus forte que l’amour (l’ouvrier repoussera les avances d’une belle jeune fille pour aller au cinéma avec son ami). Cette amitié est perturbée par la mère de l’enfant, métaphore de l’autorité et de la loi qui empêchent la réunion de l’artiste et du prolétaire (certains pourront y voir, si l'envie leur en dit, l’anticipation par le cinéaste de la censure dont il fera l’objet tout au long de sa carrière). Dès son premier film, Tarkovski se révèle être un grand plasticien, proposant un très beau film et usant de manière non naturaliste des couleurs (et notamment de la couleur rouge, omniprésente). On relèvera particulièrement cette magnifique scène dans laquelle le jeune enfant observe les reflets kaléidoscopiques de la ville dans les miroirs de la vitrine d’une boutique. Le film s’achève par une scène onirique qui annonce l’importance du rêve dans l’univers cinématographique à venir du cinéaste. Un film de belle facture, empli de tendresse et d’humanité, remarquable pour un travail de fin d’études.

[2/4]

« Tempo di viaggio » de Tonino Guerra et Andreï Tarkovski (1983)

«Tempo di viaggio» est une sorte de carnet de voyage cinématographique, mais pas vraiment. Il n’y a en effet ici nulle interrogation du réel, ni quelconque trace d’un périple à vocation ethnographique ou anthropologique. Ce n’est pas vraiment un documentaire non plus, tant tout y semble faux et truqué, ni même un carnet de notes cinématographiques à la manière de Pasolini. On dira que c’est un document visuel sur Tarkovski, alors en repérage en Italie au côté du scénariste Tonino Guerra pour le tournage du chef d’œuvre «Nostalghia». Ce qui m’a beaucoup gêné, c’est que le document ne parvient jamais à capter une réalité, un instant. Tout y semble fabriqué de toutes pièces, mis en situation, organisé (à l’exception d’une seule séquence dans laquelle Tarkovski et Guerra partagent le repas de pêcheurs). Tout y sonne faux. Parvient quand même à transparaître, derrière tout ce factice, la divergence de sensibilité des deux hommes dans leur appréhension des décors italiens. Guerra ne cache jamais son enthousiasme à faire découvrir au cinéaste les beautés de l’Italie, beautés que celui-ci ne parvient pas à ressentir. Tarkovski peine à trouver une âme, une profondeur à la majesté des sites italiens qu’il visite, d'une beauté qui lui apparaît superficielle. Il se sent touriste, donc inévitablement étranger, ce qui alimente en lui une profonde mélancolie. Etre éloigné de sa terre et de sa famille semble l’affecter, et il ne donne jamais vraiment l’impression d’être présent. Ce sentiment, Tarkovski parviendra à le transfigurer à un haut degré de poésie dans «Nostalghia». Ici, rien de tel. On y voit un Tarkovski quelque peu neurasthénique, se baladant en short et en sandales et qui, malgré tout le sérieux qu’il accorde à son travail, ne parvient pas à sentir ce que Guerra s’efforce vainement de lui évoquer. «Tempo di viaggio» nous montre l’amont, les origines du film qui naîtra de ce voyage, mais reste d’un intérêt très limité. On y apprendra principalement quels sont les réalisateurs de cinéma qui ont la grâce de Tarkovski et quels sont, selon celui-ci, les fondements essentiels du métier de cinéaste. Guerra se piquera de deux petits poèmes que Tarkovski appréciera poliment mais qui ne parviendront pas à le sortir de son apathie… Dès lors, pour en savoir plus le cinéaste, mieux vaut se tourner vers la lecture de son journal, qui constitue même un document essentiel dans la compréhension de l’intimité de l’artiste.

[1/4]

jeudi 12 janvier 2012

« Les âmes fortes » de Raoul Ruiz (2001)

L’année 2001 n’était décidément pas un bon cru pour Raoul Ruiz. Après l’anecdotique «Comédie de l’innocence», Ruiz s’attaque à un grand roman de la littérature française, «Les Âmes fortes» de Jean Giono. Après son adaptation de La Recherche de Proust (voir la chronique du «Temps retrouvé»), dans laquelle le cinéaste était parvenu à saisir et à s’approprier l’esprit de l’œuvre, même si l’ambition démesurée du projet le vouait à l’échec, on pouvait légitimement attendre beaucoup de la vision que le cinéaste allait nous donner du roman de Giono. Autant dire que la déception est grande, tant le film est un échec complet, un ratage sur toute la ligne. Incapable de s’accaparer l’œuvre littéraire, Ruiz s’est retrouvé coincé entre son style cinématographique et l’adaptation littérale de l’œuvre. Ne sachant quel parti prendre (faire un film personnel ou une retranscription fidèle), il propose un film qui est un mauvais Ruiz et une mauvaise adaptation… Mauvais Ruiz, car la mise en scène du film fait preuve d’un classicisme et d’un conventionnalisme attristant. Le cinéaste tente bien de placer ici ou là quelques unes de ses signatures stylistiques habituelles (personnages et décors en mouvement injustifié sur des rails, gros plans insolites sur des objets et accentuation de la profondeur de champ, jeux de miroirs, etc…), mais elles apparaissent ici comme de vaines autocitations. Le casting, qui n’est décidément pas le point fort de Ruiz, est lui aussi bien désolant, avec notamment un très mauvais Diefenthal campant un improbable Firmin et une Laetitia Casta qui, si elle correspond bien physiquement à l’idée que l’on peut se faire de Thérèse (notamment pour sa rondeur et ses belles joues rouges collant bien à la ruralité de cette femme), ne parvient pas à se départir d’une ingénuité caractéristique de la comédienne et qui nuit dramatiquement à la complexité du personnage. Et je passe sur l’évanescent John Malkovich et l’exubérante Arielle Dombasle… Mauvaise adaptation ensuite, car on ne retrouve pas ici une once de l’ambigüité fascinante du roman, probablement le meilleur roman de Giono après «Un roi sans divertissement». Aucune trace de la portée mystique et métaphysique du roman, cette peinture noire d’une âme humaine animée par des passions supérieures qui la dépassent. Car Giono est trop souvent encore considéré, à tord, comme un écrivain bucolique louant les beautés des paysages provençaux. Il suffit de lire ses derniers ouvrages pour se convaincre de la grande richesse de son œuvre, plus proche de Dostoïevski que de Pagnol! Ruiz, surtout lui, aurait du être capable de révéler cette richesse, presque transcendantale, de l’œuvre de l’écrivain. Mais rien. Là où le livre de Giono nous conduit aux questionnements essentiels de l’existence, le film de Ruiz se contente, en y parvenant que laborieusement qui plus est, à relater le parcours de l’ambitieuse et calculatrice Thérèse, comme si «Les Âmes fortes» n’était qu’un banal feuilleton rural. On ne retrouve pas non plus dans le film le versant social, proche de la satyre, du roman et Ruiz, qui pourtant est très brillant dans ce registre, s’avère incapable de rendre hommage au talent de conteur de Giono. «Les Âmes fortes» est en effet un récit parlé, proche du conte, narré par une vieille femme au cours d’une veillée funèbre. C’est un récit proche en cela d’une certaine tradition orale aujourd’hui disparue. Ruiz reprend cette forme du récit pour en faire un simple prétexte narratif de plus, un traitement extrêmement classique du flash-back. Une grande déception donc, que ne peut consoler que la relecture du roman d’origine.

[1/4]

mercredi 11 janvier 2012

« Comédie de l’innocence » de Raoul Ruiz (2001)

«Comédie de l’innocence» est un Ruiz mineur, comme il y en a quelques uns dans la prolifique filmographie du cinéaste. Raoul Ruiz a l’art de rendre presque tous ses films attirants, séduisants, en les enrobant dans un écrin d’étrangeté qui peut s’avérer à lui seul fascinant, par le simple ludisme qu’il procure. Mais lorsqu’on connaît le cinéma du monsieur, on est en droit d’attendre bien plus qu’une simple distraction formelle ou le simple plaisir de se laisser embarquer dans un puzzle, sans solution la plupart du temps. Il faut alors gratter les apparences pour découvrir les véritables motivations du cinéaste et les véritables ressorts thématiques et poétiques de ses films, qui s’avèrent parfois d’une grande richesse, et parfois, comme c’est le cas ici, quasi inexistants, ou d’une décevante banalité. "Tout ça pour ça" se diront beaucoup de spectateurs à la fin de la projection… Et pourtant, le cinéaste, comme toujours, avait bien su nous appâter avec une accroche scénaristique qui laissait entrevoir un lent dérèglement des personnages, un progressif basculement dans la folie. Le jour de son anniversaire, un enfant de 9 ans pose une question pour le moins incongrue à sa mère : "Et toi, maman, tu étais où le jour de ma naissance ?". A partir de là, l’enfant semblera possédé par une force mystérieuse, peut-être par l’esprit d’un autre enfant du même âge décédé quelques années auparavant, prétendra avoir une autre mère que la sienne, ne reconnaîtra plus son prénom, etc… Le film semble alors glisser dans le fantastique, ce que suggère de nombreux indices semés par le cinéaste (comme les visions d’un autre enfant, que l’on suppose imaginaire, ou comme l’attitude étrange de la servante qui nous apparaît de plus en plus être une sorcière). Mais tout cela n’est que fausses pistes. Ruiz prend plaisir à semer le spectateur en accumulant des signes d’étrangeté, pour au final le ramener vers un dénouement parfaitement rationnel, une explication qui casse clairement les possibilités d’interprétations de l’œuvre, et donc les possibilités d’y chercher plus qu’une simple histoire de mensonges enfantins. Lorsqu’on s’est accoutumé à ces manies du cinéaste de semer de faux indices, on finit par s’en lasser, surtout lorsqu’on pressent qu’elles tournent à vide. Quant au monde des rêves abordé, il ne constitue en réalité jamais une composante du film, un peu comme une porte dont on verrait la poignée s’abaisser mais qui jamais ne s’ouvrirait. Cela ne créé que frustrations et déceptions chez le spectateur, qui peut éprouver le sentiment de s’être fait balader inutilement. Les quelques éléments de réflexion du film sont trop faibles pour vraiment éveiller l’intérêt. Ruiz nous parle de l’enfant qui se construit par le mensonge et le jeu, en s’inventant une histoire, qu’il filme qui plus est (la représentation même pas métaphorisée du cinéaste). Quelques trouvailles viennent donner un peu de vie à une mise en scène pour le reste très académique, presque fade (c’est inhabituel chez Ruiz). La direction d’acteur laisse elle aussi à désirer, avec notamment une Isabelle Huppert absente qui semble traverser le film comme un fantôme, peu concernée par ce qui s’y passe (heureusement que Jeanne Balibar est là pour réanimer tout ça). On a même le sentiment que Ruiz lui-même, qui se contente simplement de faire ce qu’il sait faire, semble éprouver peu d’intérêt pour ce qu’il filme… «Comédie de l’innocence» est un faux film fantastique. Et on regrette au final que ça n’en soit pas un vrai.

[1/4]

lundi 9 janvier 2012

« Les Choristes » de Christophe Barratier (2004)

    Je m'étais empressé de voir « Les Choristes » à sa sortie en salles, en 2004, et j'avais vécu un inoubliable moment de cinéma : le succès remporté par le film n'était pas démérité. La voix de Jean-Baptiste Maunier m'avait à l'époque cloué sur mon siège, et j'avais été charmé par l'univers suranné que Barratier avait su recréer. Et que dire de cette ribambelle de bambins tous plus attachants les uns que les autres! Aujourd'hui, près de 7 ans après, je puis assurer que ce long métrage n'a pas pris une ride. C'est toujours avec le même enthousiasme que je l'ai redécouvert. Tout d'abord saluons le scénario, simple au possible : c'est ce qui fait toute sa force. Le propos est d'une sincérité désarmante et d'une grande justesse. On retrouve un peu du Jacques Rozier de « Rentrée des classes », extraordinaire court métrage dédié à l'enfance et à l'école buissonnière. La mise en scène quant à elle ne brille pas par son originalité, mais elle sied tout à fait à l'ensemble du film. Quant aux comédiens ils sont tous excellents, des enfants aux adultes, en passant par Gérard Jugnot, inoubliable, probablement dans l'un des meilleurs rôles de sa carrière. Pour finir, comment ne pas évoquer la musique de Bruno Coulais, et l'interprétation des petits chanteurs de Saint Marc, qui a elle seule vaut le déplacement ? Un plaisir auditif qui laisse rêveur de longues heures après la fin du long métrage. Bref, je ne peux que louer l'équipe qui a fait naître un film français avec autant de qualités.

[3/4]

jeudi 5 janvier 2012

« La frontière de l’aube » de Philippe Garrel (2008)

Philippe Garrel est de ces cinéastes qui font toujours le même film, fouillant les mêmes obsessions, brodant encore et encore autour des mêmes motifs. Le cinéaste puise grandement dans sa vie personnelle les thématiques de ses films, avec parfois un certain manque de pudeur et de recul : suicide, manque amoureux, rupture sentimentale, dérive alcoolique, désillusions politiques, espérance quasi mystique en une révolution vue comme la solution aux souffrances des hommes… Cette démarche a le grand mérite de révéler une œuvre éminemment personnelle, ce que Tarkovski considérait comme le principe de base du métier de cinéaste (ne pas séparer sa vie personnelle de son œuvre). Mais lorsque les obsessions du cinéaste participent d’un univers qui nous laisse de marbre, comme c’est mon cas avec le cinéma de Garrel, il devient difficile de trouver un intérêt renouvelé à la vision de ses films... C’est dès lors l’aspect formel de l’œuvre qui devient prépondérant dans la perception qu’on en a. Et à ce niveau, «La frontière de l’aube» constitue certainement l’un des tous meilleurs films du cinéaste. Le film est une tragédie romantique, extrêmement classique dans son principe, le combat entre un amour fou, une passion dévorante, et le confort d’une vie réglée, avec femme, enfant, maison, bref, le bonheur bourgeois. Les amants passionnés seront séparés par le suicide de la jeune femme et tandis que l’homme reconstruira une vie sentimentale plus conformiste et confortable, le fantôme de cette amante défunte viendra le hanter et le tourmenter jusqu’à la mort. Inspiré d’un récit de Théophile Gauthier, le film rappelle certains classiques du cinéma romantique, dans lesquels des amants séparés se retrouvent en rêve ou dans la mort (je pense notamment à «Peter Ibbetson»). Taillé dans un magnifique noir et blanc (la photographie du film est remarquable), «La frontière de l’aube» opère ainsi un glissement dans le registre fantastique, glissement qui élève le film au-dessus de l’approche réaliste habituelle du cinéaste (si l’on excepte ses films expérimentaux). Le film baigne ainsi dans une atmosphère assez étrange, onirique, faite d’anachronismes volontaires (les électrochocs), de scènes de rêves tournées comme des scènes réalistes, et de figures stylistiques au charme suranné : fermetures à l’iris, apparitions fantomatiques dans le miroir. On y voit clairement un hommage de Garrel au cinéma fantastique muet (Murnau, Dreyer, Epstein). Le découpage particulier du film, basé sur de grandes ellipses temporelles, si il participe également de l’atmosphère irréaliste du film, rend malheureusement assez incompréhensibles et invraisemblables certains sentiments ou certaines scènes qui apparaissent alors terriblement exagérés. Le jeu pas toujours très convaincant des comédiens renforce parfois cette impression d’hystérie injustifiée, mais Garrel parvient à nous faire oublier cette faiblesse par sa façon remarquable de filmer ses personnages, et notamment Laura Smet, magnifiée par les gros plans d’une caméra presque amoureuse. On regrettera également quelques dialogues vraiment creux, caractéristiques de la grande naïveté, non pas attachante, mais plutôt agaçante, du cinéaste. Malgré cela, «La frontière de l’aube», dont la beauté n’est cependant pas à la hauteur de celle de son titre, reste certainement l’un des meilleurs films de Garrel.

[2/4]

mardi 3 janvier 2012

« Le vent de la nuit » de Philippe Garrel (1999)

Une quinquagénaire suicidaire, mariée à un homme pour lequel elle n’éprouve visiblement plus grand chose, tente de combler son ennui existentiel abyssal et son manque cruel d’amour et d’affection en se laissant embarquer dans une relation charnelle sans lendemain avec un jeune étudiant en art. Celui-ci, de son côté, cherche un sens à donner à sa vie, tente de se sentir vivant dans ce type d’aventure sexuelle, et essaie vainement de décoller de sa triste réalité en s’adonnant aux drogues, sans y trouver le plaisir recherché. Au cours d’un déplacement en Italie, il rencontre un architecte torturé, ex soixante-huitard ravagé par les désillusions (amoureuses et politiques), dont la femme s’est tuée et qui cherche à se donner la mort… Chez Garrel, c’est bien connu, on ne rigole pas beaucoup. Mais avec «Le vent de la nuit», on atteint de tels sommets dans le caractère dépressif de son cinéma qu’on en viendrait presque à s’inquiéter pour la vie du cinéaste, un survivant dans une génération de suicidés. On retrouve ici les thématiques habituelles de Garrel : la rupture sentimentale, la drogue, la jeunesse perdue, la fin des utopies politiques, la nostalgie d’une révolution manquée… Mais la froideur de la mise en scène (que ne parviendra pas à réchauffer cette Porsche rouge un peu trop grossièrement symbolique) et l’aridité du propos recouvrent le tout d’un impénétrable voile de désespoir. On peine à s’intéresser à ces personnages caricaturaux, déjà morts, et on n’éprouve que peu d’empathie à l’égard de leur souffrance. Toute cette neurasthénie, qui traduit principalement un refus de vieillir, peut paraître au final bien futile, d’autant que Garrel assomme son film sous une gravité et un sérieux trop solennels pour générer une quelconque émotion. Alors certes, émerge de cette résignation totale et sans issue, de cette usure des personnages, une certaine impression neo-romantique, une mélancolie de la nostalgie et du désespoir qui peut ne pas laisser totalement indifférent. Mais ce sentiment est purement mortifère, ne débouche sur rien, ne dit rien, reste l’affaire personnelle de personnages qui ne me concernent pas. Là où Eustache balayait la question du suicide par une pirouette dans «La maman et la putain» (c’est trop sérieux pour qu’on en parle), Garrel ose s’y confronter et met en image son désespoir. Mais il se complaît peut-être un peu trop dans sa souffrance... On peut souhaiter que «Le vent de la nuit» ait eu une vertu thérapeutique pour son auteur mais en tant que spectateur, on reste grandement extérieur à ce malaise. A force de nous marteler que la vie est triste et ne vaut peut-être pas la peine d’être vécue, on finit par se dire que ce film ne vaut peut-être pas la peine d’être vu.

[1/4]

« La maman et la putain » de Jean Eustache (1973)

«La maman et la putain», réalisé par Jean Eustache en 1973, est considéré comme la dernière œuvre de cinéma de la Nouvelle Vague. Le film relate les déboires amoureux d’un ménage qui se veut "libre", constitué de trois jeunes adultes (un homme et deux femmes) dans le Paris d’après mai 68. En relatant ainsi les mœurs affectives et sexuelles de l’époque, le film capte parfaitement l’air de ce temps et constitue un véritable témoignage sur la société française du début des années 70. Formellement, «La maman et la putain» est construit comme une succession de scènes dialoguées et de monologues très écrits (donnant l’impression d’être récités), filmés en de longs plans fixes dans un nombre limité de lieux (trois appartements, la terrasse d’un café). La simplicité de la mise en scène, toute dévolue au texte, donne l’impression d’une grande théâtralité, ce que renforce l’absence de musique autre que diégétique. Il se dégage pourtant de ce film en apparence austère, de ces dialogues parfois très abruptes, sans finesse, portés par une liberté de ton totale (qui n’est pas sans vulgarité), une extrême sensibilité, qui confine réellement à la poésie. L’approche d’Eustache dans ce film est remarquable. En feignant d’adopter le point de vue idéologique de l’époque, ce libéralisme total des mœurs, le cinéaste peut en effet, de l’intérieur, en illustrer les impasses et les immenses souffrances générées. Car c’est bien une critique virulente de l’idéologie culturelle soixante-huitarde que fait ici Eustache, se mettant en faux avec toute une partie de la gauche cinématographique de l’époque (qui jugera d’ailleurs le film comme réactionnaire). En condamnant ici la philosophie de l’hédonisme jouisseur, le cinéaste avait compris dès le départ le caractère faussement libérateur du "jouir sans entrave" de 68. Il est en cela l’un des rares cinéastes de l’époque dont la critique est cohérente: en effet, là où la plupart d’entre eux s’attaquait à la société de consommation et à la montée de l’économie libérale tout en bafouant tout ordre moral, Eustache avait parfaitement compris l’unité économique et culturelle du projet libéral. La libéralisation totale des mœurs (qui est le crédo d’une certaine gauche politique) ne fait en réalité que compléter et accompagner la libéralisation totale de l’économie (qui est le crédo de la droite). D’où cette illusion du choix démocratique et la continuité totale de la politique menée dans le cadre de ce parti de l’alternance unique… La libéralisation culturelle s’attaque aux derniers espaces de gratuité et aux derniers repères affectifs des hommes, à savoir le couple et la famille. La libéralisation sexuelle transforme l’acte amoureux en acte de consommation. Même l’amitié ne devient qu’un simple palliatif à la solitude de ces âmes perdues. Les personnages de «La maman et la putain» sont des personnages oisifs, d’une oisiveté qui confine à la lassitude, au malaise et finalement, à la dépression. Ils sont nostalgiques d’une époque révolue où l’amour et la relation à l’autre avaient encore un sens (d’où leur fascination pour les chansons anciennes de Piaf ou de Fréhel). Le film peut donc être vu comme réactionnaire en cela qu’il prône implicitement un retour à une ligne traditionnelle et à un certain ordre moral (le film s’achève d’ailleurs sur une demande en mariage). Mais en matière d’amour, il est difficile de contredire Eustache qui montre très clairement l’immense tristesse que constitue la liberté sexuelle qui ne peut être possible que sans amour, car dès lors qu’il y a de l’amour, ce sentiment profondément humain qu’est la jalousie vient balayer toutes les idéologies du libertinage. Eustache a ici la grande intelligence de ne rien dire explicitement mais de tout suggérer par la souffrance de ses personnages, soulignant, se faisant, le caractère pitoyable de leurs mœurs affectives (dont on n’est pas encore vraiment revenus). Il faut également noter la grande qualité du texte, extrêmement percutant et incisif. Certains monologues, débités par les personnages face caméra, se révèlent ainsi très intenses. Le tout dernier, devenu culte, est à ce titre tout à fait remarquable et illustre bien la démarche du cinéaste sur ce film. En filigrane de la vulgarité apparente de ce monologue final (il faudrait compter combien de fois le mot «baiser» est prononcé), derrière le langage et les codes culturels d’une époque montrée comme décadente, se dessine une magnifique ode à l’amour véritable.

[4/4]