mardi 4 février 2020

« La Vengeance du Comte Skarbek » d'Yves Sente et Grzegorz Rosinski (2004)

    J'ai suffisamment râlé contre la frilosité et la paresse des éditeurs historiques pour reconnaître sans hésitation lorsqu'un album récent est réussi. En l'occurrence, je ne peux que m'incliner devant la virtuosité de « La Vengeance du Comte Skarbek », un diptyque édité par Dargaud en 2004 pour le premier tome, puis en 2005 pour le second.

Ce projet est la rencontre de deux personnes au sommet de leur art : le scénariste Yves Sente et le dessinateur Grzegorz Rosinski (Thorgal). Tout d'abord, il faut bien l'avouer, si Yves Sente ne nous a pas vraiment convaincu avec sa reprise de la série Blake et Mortimer, et encore moins avec celle de Thorgal, ici il maîtrise parfaitement son sujet. Il puise dans les romans de Dumas, notamment son fameux « Comte de Monte-Cristo », mais aussi dans l'ambiance des salons artistiques du XIXème siècle pour nous conter la machination ourdie contre un jeune peintre.

Le sujet central de ce récit est en effet la peinture et son monde, artistique et économique, les deux étant étroitement mêlés. Or, Yves Sente construit une intrigue en forme de mise en abyme, avec de multiples résonances. Si le héros est un peintre... le dessinateur de ce diptyque l'est aussi : Grzegorz Rosinski s'essaie en effet pour la première fois à la couleur directe, c'est à dire qu'il peint directement les planches, alors que d'habitude pour les BD, le dessin et la mise en couleur sont séparés dans le temps, souvent même réalisés par des personnes différentes.

Et le résultat est magnifique. Les couleurs sont sublimes, tantôt nuancées, tantôt vives. Le récit autobiographique du personnage principal est un véritable feu d'artifices, réservant des passages épiques et visuellement somptueux, notamment lors des évocations des guerres napoléoniennes. Quand le récit revient au temps présent, il se fait plus terne, et l'on se croirait alors projeté au temps de Dumas ou de Balzac, dans un Paris contrasté, à la fois vivant, élégant et sale.

Rarement dans une œuvre, quelque soit l'art dont elle se réclame, fond et forme n'ont été aussi harmonieusement et ingénieusement entremêlés. De surcroît, Yves Sente nous réserve de nombreux rebondissements, et le lecteur est ainsi chahuté, de révélation en révélation, jusqu'à un final admirable de finesse.

De plus, on passe un très bon moment avec ces personnages. Certains sont flamboyants, notamment ce fameux Comte Skarbek, de loin le protagoniste le plus complexe et le plus subtil de ce récit, mais aussi son antagoniste et ses séides. Sente fait même intervenir un célébrissime personnage historique, avec suffisamment de tact et de retenue pour qu'il s'intègre parfaitement à l'histoire et vienne lui conférer encore un peu plus d'aura et de panache.

Alors certes, si l'on veut se montrer pointilleux, on pourra reprocher à Sente les emprunts à Dumas et des rebondissements parfois un peu tirés par les cheveux. Mais il n'en fait jamais trop et tout se tient. Sente comme Rosinski vont au bout de leur art et nous livrent là un sommet de la bande dessinée. Comme quoi, il est encore possible de créer de bons albums aujourd'hui (même si oui, cette BD a plus de quinze ans désormais).

[4/4]