lundi 30 décembre 2013

« Fanfulla » (Le avventure di Fanfulla) de Mino Milani et Hugo Pratt (1981)

    Quel plaisir! Une réédition d'un album de bande dessinée digne de ce nom! Le fait est suffisamment rare, en ces temps de merchandising acharné, pour être souligné. L'histoire, captivante, a beau être signée Milani, « Fanfulla » est du pur Hugo Pratt. Je ne parle bien évidemment pas du coup de crayon si particulier de l'italien, un peu brouillon ici, mais par moments grandiose. Comme d'habitude, d'ailleurs, malgré les efforts déployés pour la mise en couleur, rien ne vaut un bon noir et blanc dessiné de main de maître, que nous ne pouvons qu'imaginer en l'occurrence. Mais ce qui fait que nous nous retrouvons en terrain connu, c'est tout d'abord cet anti-héros bagarreur, violent, qui cache sous la crasse et le picaresque un cœur d'or, et même une âme de chevalier. Fanfulla est certes un mercenaire, mais c'est avant tout l'alter ego de Corto Maltese : un bandit qui sert son propre intérêt... jusqu'à ce que l'honneur l'oblige à prendre parti pour les faibles et les opprimés, toujours avec un flegmatisme et une nonchalance inimitables. Pas de doute, Fanfulla est un héros complexe, lointain aïeul de Corto ou du lieutenant Koïnsky, des « Scorpions du Désert ». L'intrigue, quant à elle, ne dépareille pas dans l’œuvre du dessinateur italien. On retrouve ce mélange de bravoure et de traitrise, d'amour et d'aventure qui a fait son succès. Campée dans un contexte historique bien précis, le pillage de Rome et Florence par les troupes de Charles Quint, c'est l'occasion pour Milani et Pratt de s'approprier une nouvelle période de l'Histoire, et de donner vie à des personnages bien en chair, et proprement inoubliables. Notons, pour finir, que « Fanfulla » est un album complet : le scénario est entier (avec un début et une fin), et il ne manque pas de planches (du moins pas à ma connaissance), contrairement à « Sandokan », album inachevé. Voilà donc un opus qui devrait ravir les inconditionnels d'Hugo Pratt, et les amateurs de bandes dessinées de qualité.

[3/4]

dimanche 29 décembre 2013

« L'Onde Septimus » de Jean Dufaux, Antoine Aubin et Etienne Schréder (2013)

    « L'Onde Septimus » est un projet mort-né, tout comme « L'Etrange rendez-vous ». Je serai donc tout aussi catégorique. L'équipe à l’œuvre ici, à l'image de celle de l'opus précédemment cité, ont décidé de sucer jusqu'à la moelle des albums de Jacobs se suffisant à eux-mêmes, pour des raisons de facilité bassement commerciales. Bon sang, pourquoi vouloir donner une suite à « La Marque Jaune », qui compte parmi les albums de la série autonomes, cohérents en diable et d'une grande qualité ? Aura-t-on droit au « Secret de l'Atlantide 2 » ? A « S.O.S. Météores 2 » ? Au « Piège diabolique 2 » ? Surtout que le résultat est très décevant. L'intrigue est brouillonne, pleine d'une familiarité déplacée et d'un langage ampoulé loin de l'efficacité narrative jacobsienne, certes très précise donc longue et fastidieuse, mais jamais gratuite. De surcroît, le rythme est bancal : l'intrigue met du temps à démarrer et aboutit à un final médiocre. Dommage, car quelques pistes étaient bienvenues : l'errance hallucinée d'Olrik notamment, que l'on découvre sous un nouveau jour. Et puis n'oublions pas LA fausse bonne idée de l'opus : cette myriade de Septimus sous leur parapluie... absolument ridicule, pas du tout angoissante, et d'une lourdeur pachydermique. Les auteurs ont voulu faire revivre Septimus. Soit. Mais là il lui enlèvent tout mystère, le galvaudent, et il ne se résume plus qu'à ce qu'il est ici (et à ce qu'est cet album) : un cliché défraichi. Décidément, il paraît bien difficile pour les équipes qui ont repris la série de retrouver le souffle et l'universalité qui parcouraient l’œuvre de Jacobs, loin de la science-fiction de pacotille qui veut se substituer à la flamboyance des Jacobs les plus ambitieux. Le dessin quant à lui est excellent en ce qui concerne les personnages : à l'inverse du trait de Juillard, ici nous avons le droit à une copie conforme du style Jacobs. Et c'est bienvenu. Non pas que que le style Juillard me déplaise : tout comme Ted Benoît, Juillard a su redonner vie aux héros de Jacobs avec un brin d'originalité qui ne nuit pas à la qualité visuelle de la série. Aubin, pour sa part, s'en tire plutôt bien... Car dès que l'on regarde trop l'arrière plan, on sent comme une impression de vide : c'est assez bâclé. Mais le pire se ressent vers la fin de l'album : là tout s'étiole, personnages comme décors. Pressés par un Noël 2013 qui s'approchait à grands pas, les auteurs ont en effet dû mettre les bouchées doubles pour sortir l'album à temps... Aux dépens de la qualité de l'ouvrage. Grande déception donc, que cette « Onde Septimus ». L'avenir de la série n'appartient-il pas à ces tentatives de créer de nouvelles intrigues et de nouveaux personnages sans s’arrimer au passé (tout en respectant l'esprit – et non la lettre – de la bande dessinée originelle), comme dans le cas de « L'Affaire Francis Blake », « La Machination Voronov » ou « Le Serment des Cinq Lords » ? Bref, à véritablement (oser) créer, plutôt que reprendre jusqu'à épuisement des œuvres, elles, accomplies ?

[1/4]

« Le Serment des Cinq Lords » d'Yves Sente et André Juillard (2012)

    Voici donc le 21ème album des aventures de Blake et Mortimer. Après être passée par des hauts (la majorité des albums de Jacobs, « L'Affaire Francis Blake » ou « La Machination Voronov ») et des bas, voire des très bas (le scénaristiquement très paresseux « Etrange rendez-vous » ou l'insipide « Sanctuaire du Gondwana »), la série repart de plus belle, et voilà nos héros britanniques prêts à combattre de nouveau le crime. Fort heureusement, le résultat est assez probant : « Le Serment des Cinq Lords » est un album au scénario bien construit, ménageant du suspense, autour d'une intrigue crédible (une fois n'est pas coutume), laissant une part de mystère environner le tout pour donner une relative dimension à l'histoire qui nous est contée. Le dessin de Juillard est, comme d'habitude pour cette série, élégant et original à la fois. Et les couleurs de Madeleine de Mille sont là aussi, comme d'habitude, bien belles. Le contrat est donc rempli : malgré des circonvolutions et des facilités narratives, Sente et Juillard ont réussi leur pari de donner vie une fois de plus à des personnages archi-connus, et de façon pertinente. Oui : cela vaut le coup de lire « Le Serment des Cinq Lords », hourra! Ce n'est certes pas un grand album, loin de là. Car c'est là le revers de l'une de ses qualités : l'histoire est tellement prometteuse que l'on aurait voulu qu'elle soit plus développée, elle semble trop étriquée et le soufflet retombe trop vite pour donner l'impression que l'on a eu affaire à un opus de choix. Pour autant, Sente et Juillard n'ont pas à rougir de leur effort, cet ouvrage vaut bien (voire dépasse) à mon sens « L'Affaire du Collier ». Soit l'un des plus mauvais Jacobs à mon goût (trop quelconque, trop banal, en réaction à la fantaisie du « Piège diabolique »). Mais un Jacobs tout de même.

[2/4]

lundi 23 décembre 2013

« Little Nemo » (Winsor McCay, the Famous Cartoonist of the N.Y. Herald and His Moving Comics) de Winsor McCay (1911)

    Ce bref court métrage demeure l'un des témoignages les plus touchants de la naissance de l'animation cinématographique. Winsor McCay, avec beaucoup d'humour, relève un pari devant ses amis : dessiner en un mois 4 000 dessins et les animer. On le voit donc s'affairer sur son bureau, perturbé par de maladroits visiteurs. Puis vient le miracle : un peu plus d'une minute de poésie pure, durant laquelle les personnages de sa bande dessinée « Little Nemo in Slumberland » prennent littéralement vie sous nos yeux. Que dire de sa maîtrise du mouvement ! De toute évidence, McCay est l'une des grandes références de Miyazaki. Mais n'oublions pas sa gaieté ainsi que sa propension comique (contrebalançant une véritable noirceur dans d'autres de ses œuvres), et plus encore, sa délicatesse : Little Nemo et la Princesse de Slumberland sont une fois de plus finement dessinés, dans une scénette admirable. Mais 10 minutes, c'est court : on reste finalement sur notre faim, et l'on se prend à rêver de ce que serait devenu le monde de l'animation si Winsor McCay avait réalisé de longs métrages avec son jeune héros.

[4/4]

jeudi 19 décembre 2013

« La Forteresse cachée » (Kakushi toride no san akunin) d'Akira Kurosawa (1958)

    « La Forteresse cachée » est un pur divertissement, mais un divertissement de grande qualité, denrée plus que rare dans le paysage cinématographique actuel. Akira Kurosawa use pour la première fois du format cinémascope, mais le maîtrise déjà : sa science du cadrage fait de chaque plan une image mémorable.
 
Et le scénario s'avère haletant : un territoire japonais, le fief Akizuki, est décimé et occupé par un fief rival, celui des Yamana. La princesse du clan Akizuki cherche alors à quitter ses terres, avec l'or de sa famille, pour faire renaître sa dynastie. Elle est accompagnée de fidèles compagnons, et l'on suit donc la fuite des héros, cherchant à tromper la vigilance des Yamana.
 
Sans compter que l'on est guidé dans ce périple par deux anti-héros : les paysans cupides Tahei et Matashichi, très drôles. « La Forteresse cachée » est parcouru d'un certain pessimisme, assez sombre, et en même temps d'un souffle réjoui, plein d'espoir dans le renouveau, et empreint d'une joie parfois picaresque.
 
Ainsi, « La Forteresse cachée » est un grand film d'aventure, une fresque épique qui n'a certes pas la profondeur des « Sept Samouraïs », ni l'éclat formel du « Garde du corps » (encore que) ou de « Sanjuro ». Mais c'est un long métrage en tous points réussi, émaillé de scènes d'anthologie : le combat à cheval de Rokurota, la danse du feu, les différents rebondissements...
 
N'oublions pas les acteurs, tous excellents, des deux paysans en passant par la princesse ou Mifune, égal à lui-même. Mentionnons pour finir la présence, en filigrane, de préoccupations sociales, typiques du cinéma de Kurosawa. « La Forteresse cachée » devient alors un film initiatique, notamment pour la princesse, qui reconsidère son peuple et apprend de son périple.
 
Sans être le plus grand des Kurosawa, ce film remonte sans cesse dans mon estime à chaque fois que je le revois, et je finis par penser qu'il figure dans ce qu'il a fait de mieux. Un long métrage de bien belle facture qui réserve un agréable moment de cinéma.

[4/4]

lundi 16 décembre 2013

« Un jour je m’en irai sans avoir tout dit » de Jean d'Ormesson (2013)

    Je découvre avec cet ouvrage Jean d’Ormesson, l’écrivain et non la personnalité médiatique, j’entends. Et je suis déçu. M. d’Ormesson est intelligent, il a de l’esprit – enfin il est drôle, il est plutôt joyeux, il est subtil, il est espiègle, il n’a pas peur de ne pas se revendiquer moderne, exècre le consumérisme ambiant... Bonne nouvelle ! Oui, mais il n’est pas Chateaubriand ni même Flaubert. Mince alors ! Car c’est là que le bât blesse : M. d’Ormesson, ne pourriez-vous pas faire un peu d’effort pour dire des choses un peu plus consistantes s’il vous plaît ? Eh oui, hélas, triste constat : « Jean d’O » n’a pas (ou plus) grand-chose à dire. Par contre ce « pas grand-chose » est fort intéressant, presque captivant. M. d’Ormesson  est un  privilégié. Mais il a l’extrême élégance de l’assumer, contrairement à beaucoup d’intellectuels et d’artistes de France ou d’ailleurs. Et en tant que privilégié, M. d’O a un point de vue (relativement) privilégié sur l’histoire de son temps. Il a vécu la fin des grands aristocrates terriens, rongés par le relativisme des mœurs et le relâchement moral (et inversement). Il a vécu la guerre, a côtoyé des résistants et approché les plus grands. Il a vécu l’Amour, avec un grand A. Il a de l’imagination et a goûté à l’Aventure. Et ça, oui, tout ça, c’est fort intéressant. Sur ce point donc, merci Monsieur d’Ormesson de partager votre expérience. Vous le faites bien, simplement et avec goût. Bravo ! Mais pourquoi vous embarrasser de métaphysique de bazar ? Pourquoi vous prendre les pieds dans de la vulgarisation scientifique disgracieuse ? Pourquoi énumérer sans fin vos vacances au soleil ? Et finalement, pourquoi tortiller du croupion (passez-moi l’expression) pour plagier le manuel de sciences naturelles de votre petit-fils, et nous pondre un livre aussi faiblement digne d’intérêt dans l’ensemble ? Avez-vous tant besoin d’argent que cela ? De notoriété ? De postérité ? Ou tout simplement, manquez vous finalement de goût… Ceci dit, je ne vais pas vous accabler, car vos confessions sont touchantes. Et j’exagère un peu, car je comprends que votre démarche pseudo-scientiste s’explique par vos convictions personnelles, bien estimables. Toutefois, comme votre ouvrage reste assez scolaire, je vais le noter scolairement, en bon lecteur qui se respecte. 1 sur 4, car j’estime à environ un quart de votre livre la matière qui mérite le nom de littérature. Et car j’attends un peu plus d’un Académicien (oui, je sais, je dois être un des derniers à attendre quelque chose des Académiciens) que votre effort inégal. Ceci dit, vous êtes loin d’être le pire des Académiciens (dont finalement très peu d’entre vous sont passés et passerons à la postérité, mais vous le savez mieux que personne), surtout que vous avez l’avantage de paraître bien sympathique. Donc continuez à écrire ! Seulement par pitié, prenez un peu plus de temps pour vous relire et sélectionner le meilleur de votre art. Car vous n’êtes certes pas Claudel ou Wilde. Mais vous n’êtes jamais aussi intéressant que quand vous êtes Jean d’Ormesson.

[1/4]

mercredi 11 décembre 2013

« Au-delà » (Hereafter) de Clint Eastwood (2010)

    « Au-delà » signe l'incursion de Clint Eastwood aux frontières du réel. C'est un film profondément marqué par l'idée de mort, comme le sont ses trois principaux personnages. Dans une esthétique assez glauque et terne, un homme, une femme et un enfant se retrouvent aux prises avec la Grande Faucheuse... et l'au-delà de la vie. Plus que les rapports étranges qu'ont les héros avec la mort, c'est le regard sur cette dernière qui semble intéresser Eastwood. Comment vivons-nous, comment acceptons-nous la mort ? Qu'est-ce que cela signifie pour nous ? Un passage, ou une fin de tout, tragique et terrible ? Y a-t-il un au-delà ? Que deviennent dans notre cœur les personnes chères qui nous ont quittées ? Sans proposer de réponses, Eastwood illustre le drame de plusieurs familles et personnes confrontées à ce qui demeure souvent l'inattendu, l'impensé. Sur ce point, je ne peux que louer la sobriété du ton d'Eastwood : sans rien asséner, il nous fait part de tourments que nous avons tous à un moment ou un autre éprouvés. Mais que dire du style ? La mise en scène est tout sauf exceptionnelle, le scénario parfois racoleur (mais parfois intelligent, il faut bien le concéder) nous laisse sur notre fin... et la vision de l'au-delà, même si ce n'est pas le propos du film que d'en montrer la substance, n'est pas plus concluante. En résulte donc un long métrage bancal, tantôt très subtil, tantôt assez grossier... et finalement en demi-teinte. On aurait bien voulu que la recherche du personnage incarné par Cécile de France (qui joue très bien, de loin la mieux, au passage) soit approfondie... Mais non, Eastwood survole le sujet. Et le personnage de Matt Damon n'est pas très crédible... Bref, peut mieux faire.

[1/4]

mercredi 4 décembre 2013

Citation du mercredi 4 décembre 2013

« Il est vain de s'asseoir pour écrire quand on ne s'est jamais levé pour vivre. »

Henry David Thoreau 
(Journal, 1861)

vendredi 29 novembre 2013

« Macbeth » de William Shakespeare (1623)

    « Macbeth » est, de fait, l'une des plus grandes pièces de théâtre jamais écrites. Tout concourt à en faire une œuvre de premier plan : la profondeur psychologique des personnages, la complexité de l'intrigue, des ressorts scénaristiques fantastiques (spectres, sorcières, prophéties,...) qui s'intègrent parfaitement bien au récit,... et surtout une qualité d'écriture sans pareille. La plume acérée de Shakespeare est fleurie à souhaits : très imagée, elle abonde en métaphores et autres figures de style toutes mieux trouvées les unes que les autres, d'une beauté aussi réjouissante que la tonalité de la pièce est sombre. Et puis quelle histoire, tout de même! La tension entre Macbeth et la prophétie auto-réalisatrice est prodigieuse. Et à ce titre, elle trouve sans doute sa meilleure expression dans le fameux film d'Akira Kurosawa, « Le Château de l'Araignée », dominé par un Toshiro Mifune fiévreux, violemment torturé par les révélations sur son avenir exceptionnel. L'imagerie de Kurosawa sied à merveille à l'esprit de la pièce du dramaturge anglais, transposition géniale dans un Japon médiéval d'un terrible conflit moral et humain. Mais il faut dire que même à la simple lecture, « Macbeth » estomaque par la puissance des idées et des évènements qui sont convoqués. Impossible d'oublier le délire public de Macbeth, l'horreur des sorcières ou la folie de Lady Macbeth. Ce sont bien des images littéraires et théâtrales qui font la grandeur de cette pièce. Après avoir évoqué l'adaptation cinématographique de « Macbeth », venons-en brièvement à la traduction. Je dois dire que j'ai eu de la chance de lire la version de François-Victor Hugo (dans la compilation de pièces éditées par GF - Flammarion), certes non versifiée (encore que certaines phrases se fassent écho par de discrètes rimes), mais d'une précision et d'une élégance qui rend hommage au style de Shakespeare. Peut-être existe-il meilleure traduction (par essence imparfaite). Mais pour ma part, je m'estime fort satisfait. En conclusion, pour revenir à « Macbeth », il s'agit là, sans hésitation, d'une œuvre incontournable.

[4/4]

samedi 23 novembre 2013

« Messe de Requiem » de Gabriel Fauré (1888)

    Le « Requiem » de Fauré compte parmi les plus belles messes des morts jamais écrites. La vision de la mort chez Fauré est très apaisée, très douce. Pour lui, il s'agissait plus d'une transition heureuse vers un au-delà (bien qu'il n'était pas croyant) qu'un passage douloureux, dont on pouvait craindre le surgissement. Son « Requiem » est donc radicalement opposé à celui d'un Verdi. Alors que l'Italien offre une vision grandiloquente et théâtrale de la mort, le Français propose une partition toute en sérénité et délicatesse, personnelle, profondément intimiste, comme nombre d’œuvres françaises de l'époque. Les mélodies de Fauré, celles du « Requiem » j'entends, sont très finement sculptées dans le matériau sonore, et proprement inoubliables. L'Introït, et surtout le Kyrie est extraordinairement beau. Profondément original, il inaugure le parti pris musical de ce requiem. Le Sanctus prolonge l'impression de douceur sans pareille qui émane de la musique de Fauré : il est magnifique. Mais le sommet absolu de cet opus est le fameux Pie Jesu, qu'un garçon ou une femme peuvent chanter. Saint-Saëns ne s'y trompait pas : la postérité retiendra cet air, et en fera peut-être bien LE seul Pie Jesu. Le reste de l’œuvre conserve la même qualité d'écriture. L'Agnus Dei, le Lux Aeterna, le Libera Me sont de bien belle facture. Et la messe s'achève sur un In Paradisum angélique. Après l'indétrônable « Requiem » de Mozart, celui de Fauré figure en très bonne position parmi les réussites magistrales du genre, non loin de celui tellement différent de Verdi. Je vous conseille d'écouter le « Requiem » de Fauré dans sa version enregistrée par Philippe Herreweghe et La Chapelle Royale en 1988... car le Pie Jesu chanté par la soprano Agnès Mellon est d'une rare beauté. Sa voix très claire et très pure sied à merveille à ce chef-d’œuvre de sensibilité. Ceci dit, le reste de l'interprétation, instrumentale comme vocale, est d'un niveau comparable. C'est-à-dire excellent.

[4/4]

mardi 19 novembre 2013

« Barabbas » (Barabba) de Richard Fleischer (1961)

    « Barabbas » s'inscrit dans la grande lignée des péplums italo-américains, tels « Ben-Hur » et autres « Dix Commandements ». Et justement, ce film partage avec les longs métrages précédemment cités un thème christique : « Barabbas » n'est pas tant la vie du brigand libéré à la place de Jésus de Nazareth, que le destin extraordinaire de ce dernier et de ses disciples. Pour autant, il est bel et bien question ici de l'existence tourmentée (et romancée) d'un des plus célèbres malfaiteurs de la Bible et des Evangiles, d'après le roman de Pär Lagerkvist. Il était en effet tradition dans la religion juive de libérer un prisonnier pendant la fête de la Pâque. Ponce Pilate, procurateur romain, demande donc à la foule de choisir entre Jésus Barabbas et Jésus de Nazareth. Vous connaissez la suite, Jésus de Nazareth sera condamné tandis que Barabbas sera remis en liberté, après avoir été acclamé par la foule. Ce qui est original dans cette fiction adaptée au cinéma, est que l'on suit de près Barabbas, sa vie, ses choix... et ses malheurs. Car, étonnamment, dès lors qu'il est gracié, Barabbas échappe à des évènements tous plus tragiques et funestes les uns que les autres. Mais loin de changer d'attitude, il continue à se comporter comme un homme brutal et égoïste... quoique de plus en plus troublé par ce qu'il est advenu de son ex-compagnon d'infortune, que l'on dit ressuscité. Je ne vous en dirai pas plus sur la trame du long métrage, qui regorge de rebondissements tous plus incroyables et inattendus les uns que les autres. Pour dessiner finalement une quête existentielle très touchante. Un film de facture classique, mais savamment mis en scène, brillamment interprété par Anthony Quinn, et joliment mis en musique par Mario Nascimbene, avec un thème inoubliable.

[3/4]

mardi 5 novembre 2013

Citation du mardi 5 novembre 2013

« La peinture est chose silencieuse mais elle est, par excellence, un lieu de liberté ; on peut la juger, ou simplement l'ignorer. Si vous m'autorisez une métaphore, je dirais : « la peinture est comme le papillon qui sillonne l'espace en volutes incertaines et capricieuses, mais elle se laisse capturer par qui se donne un peu de mal ».

Arcabas
(Discours d'inauguration de l'exposition Les Noëlies, Strasbourg, 2009)

vendredi 25 octobre 2013

« Tête d'Or » (Deuxième version) de Paul Claudel (1894)

    Si les mots étaient des couleurs, Paul Claudel serait un peintre magnifique. La façon dont il use de la langue française est tout bonnement prodigieuse : il écrit très bien, et à ce titre est véritablement un Artiste. Rares sont les auteurs du XXème siècle à avoir cherché le Beau véritable, loin des systèmes sclérosés et autres fumisteries stylistiques et esthétiques, et Claudel figure parmi ce cercle très restreint de Poètes authentiques. « Tête d'Or » est une pièce d'une fulgurance rimbaldienne, c'est-à-dire emplie d'une flamboyance juvénile terriblement effrontée, d'une audace impressionnante, réinventant, brûlant l'art théâtral. Claudel joue avec les époques comme avec les références historiques et culturelles. Mais plus encore, son drame est un récit métaphysique, une quête de soi extraordinaire. Claudel ne faisait pas de mystère sur le fait que ses deux héros principaux étaient comme deux parties de lui qui s'opposaient et tentaient de s'exprimer. « Tête d'Or » est ainsi une tragédie symboliste... personnelle. Sur la forme, cette pièce écrite à 20 ans (puis remaniée par la suite) est remarquable. Construite en trois parties et autant d'étapes importantes dans l'épopée du héros éponyme, « Tête d'Or » est l'histoire d'un jeune déraciné qui cherche à conquérir le monde... et par là, soi-même. Ce jeune héros n'étant autre que le jeune Paul Claudel. Ainsi, la pièce de Claudel est une image inoubliable du drame intérieur de notre adolescence et de notre « véritable naissance au monde », c'est-à-dire le passage à l'âge adulte, et la découverte d'une vocation (humaine, professionnelle, sentimentale,...). Simon Agnel, ou Tête d'Or, jeune impétueux presque revenu d'entre les morts, ne veut (ne peut ?) attendre que le sort scelle son destin. Il décide alors d'aller au-devant des évènements, et de bâtir ainsi sa destinée, à l'image d'un monarque ou d'un dieu. Presque emphatique, « Tête d'Or » marque par son aplomb, la grandeur de ses images poétiques, et la richesse de l'expression de Claudel. Je serai par contre plus réservé sur le fond, car au-delà de la mise en scène de la révolte adolescente, que reste-t-il ? Mais, indéniablement, pour ce qui est de la représentation artistique de ce que peut être la jeunesse, « Tête d'Or » est une œuvre spectaculaire.

[3/4]

jeudi 17 octobre 2013

« Minuit dans le jardin du Bien et du Mal » (Midnight in the Garden of Good and Evil) de Clint Eastwood (1997)

    « Minuit dans le jardin du Bien et du Mal » est l'un des films les plus originaux de Clint Eastwood. Dans la moiteur de la Géorgie et de la ville de Savannah, cité sudiste agrémentée d'une végétation luxuriante, l'intrigue se déroule sur un rythme lent et nonchalant, se permettant des digressions au gré des évènements d'un scénario classique de prime abord. Il est en effet question d'une affaire de meurtre : le jeune Billy Hanson a été assassiné par le riche Jim Williams, alors que ce dernier donnait une réception somptueuse dans sa grandiose demeure. Mais pourquoi l'a-t-il tué ? Quels étaient leurs liens ? S'agissait-il de légitime défense ? Nombre de questions qui intriguent John Kelso, journaliste new-yorkais originellement venu à Savannah pour couvrir la réception de Williams, et qui va se faire enquêteur le temps de résoudre le mystère qui entoure cette mort étrange. Et petit à petit, l'exubérance des habitants de Savannah se fait jour, autour de personnalités toutes plus excentriques les unes que les autres. En fait, c'est la subtile ambiance mi-crapule mi-vaudou de la ville géorgienne qui fait l'intérêt du film. Mais peut-être plus encore, ce sont les acteurs qui donnent chair au long métrage. Kevin Spacey est excellent, véritablement énigmatique, tout comme John Cusack, personnification du héros candide et curieux, ou même le jeune Jude Law. Sans parler de Lady Chablis ou Minerva, la sorcière vaudou. Sur une intrigue un peu construite comme celle de « Gatsby le Magnifique », avec un riche protagoniste central, dont l'histoire est racontée par un narrateur effacé, « Minuit dans le jardin du Bien et du Mal » est une réussite certaine. Peut-être pas l'un des tous meilleurs films d'Eastwood, mais un bon cru tout de même.

[3/4]

mercredi 16 octobre 2013

« Les Helvétiques » (Rosa Alchemica) d'Hugo Pratt (1987)

    « Les Helvétiques » est l'avant dernière aventure de Corto Maltese dessinée par Hugo Pratt. Le style aussi bien graphique que scénaristique de l'auteur italien est alors complètement enlevé : toute l'histoire n'est en fait qu'un long songe, oscillant entre rêve et cauchemar. Littéralement happé par un livre moyenâgeux, le « Parzival » de Wolfram von Eschenbach, Corto Maltese, fraichement arrivé en Suisse, se retrouve embarqué dans une aventure de rose alchimique, de fées, de chevaliers, et de bien d'autres protagonistes tous plus inattendus les uns que les autres. Pour tout dire, on nage ici en plein onirisme, et c'est assez grisant. Toutefois l'ésotérisme de Pratt laisse quelque peu sur sa faim : la complexité de l'intrigue est parfois assez vaine, et il manque à l'italien une hauteur de vue certaine pour donner une âme réelle à son histoire, au-delà du « grand guignol » relatif qui caractérise l'ensemble. La première fois que j'avais lu cet album, j'avais été saisi par l'imagination foisonnante d'Hugo Pratt, et il faut bien le dire, séduit. Aujourd'hui que je l'aborde avec du recul, je ne peux m'empêcher de penser qu'il manque aux « Helvétiques » ce soupçon de « grandeur d'âme » (quelque chose dans ce genre) qui donnerait à l'ouvrage un caractère vraiment initiatique (puisque c'est semble-t-il son, ou du moins l'un de ses buts), c'est-à-dire qui enrichirait véritablement le lecteur, au lieu de le laisser troublé par les circonvolutions d'une intrigue picaresque mais un peu creuse... Pour autant, la lecture de cet album sera appréciée par tout aficionado de Corto Maltese qui se respecte... mais laissera certainement le non initié sur le carreau.

[2/4]

mercredi 9 octobre 2013

« Gatsby le Magnifique » de Francis Scott Fitzgerald (1925)

    « Gatsby le Magnifique » est certainement l'un des plus célèbres romans américains, et sans doute l'un des tous meilleurs, en ce qu'il capte on ne peut mieux l'essence de l'Amérique des années 20. Tragédie moderne et antique à la fois, « Gatsby » nous conte la grandeur et la décadence d'un homme mystérieux. Le secret qui entoure Gatsby est en effet l'une des grandes qualités de cet ouvrage, ce qui lui donne un charme certain, l'anti-héros de Fitzgerald nous fascinant par l'opacité de son histoire. Est-ce un ex-espion allemand ? Un tueur repenti ? Un gangster ? Ainsi, « Gatsby » n'est pas seulement un récit de pouvoir et d'argent, mais aussi et surtout une histoire profondément romantique. Car que cache l'immense fortune de Gatsby ? Sinon un désir profond, qui l'obsède totalement... et que je ne me risquerai pas à révéler, sous peine d'éventer les ressorts scénaristiques d'un récit admirablement bien construit (si l'on excepte la fin brutale et maladroite). La façon dont Fitzgerald nous fait pénétrer dans l'histoire, par l'intercession d'un Nick Carraway, personnage fade et effacé, permet de mieux côtoyer Gatsby, avec une distance toutefois respectable pour garder le mythe intact. Aventure prométhéenne d'un homme qui veut littéralement faire revivre le passé, « Gatsby le Magnifique » est un drame inoubliable. Saluons la finesse des sentiments transcris par Fitzgerald, en dépit d'un style parfois outré et quelque peu racoleur. Non, « Gatsby » n'est certainement pas un chef-d’œuvre de la littérature, c'est néanmoins un brillant instantané, à la fois d'une époque révolue et d'une éternelle humanité. Attention, prenez garde à éviter la traduction de Julie Wolkenstein, assez mécanique, vulgaire et consternante par moments, même si à de trop rares exceptions fort réussie (pourquoi titrer le livre « Gatsby » au lieu de « Gatsby le Magnifique » sinon par la non compréhension de l'essence du personnage, au profit d'une historicité bornée (voir sa justification dans les notes de traduction de l'opus chez GF) ; et pourquoi traduire « old sport » par « mon pote » ????). Un livre assez dérangeant, profondément triste et douloureux, complètement désabusé pour tout dire, mais néanmoins difficilement contournable pour qui veut comprendre l'époque de l'entre-deux-guerres, trouble et ambivalente.

[3/4]

jeudi 3 octobre 2013

Citation du jeudi 3 octobre 2013

« Il faut avoir une haute idée, non pas de ce qu'on fait, mais de ce qu'on pourra faire un jour ; sans quoi, ce n'est pas la peine de travailler. »

Edgar Degas (à 70 ans)
(Degas, Danse, Dessin de Paul Valéry, 1938)

mardi 1 octobre 2013

« Michael Kohlhaas » d'Arnaud des Pallières (2013)

    Le film d'Arnaud des Pallières repose sur deux bonnes idées : Mads Mikkelsen, et transposer l'intrigue du roman original dans les Cévennes. Ça s'arrête là. Le reste n'est que médiocrité. Médiocrité des acteurs, médiocrité du scénario, médiocrité des dialogues, médiocrité de la réalisation, malgré une vague tentative esthétisante et une photographie assez réussie. Oui, il faut bien le talent de l'acteur danois pour donner corps à son rôle étriqué (du point de vue de l'écriture : le mari éploré en quête de vengeance), et nous faire oublier qu'il baragouine le français, malgré tous ses efforts et des tirades réduites au possible. Le problème de ce long métrage est qu'il n'a ni rythme ni souffle. Rien. Il consiste en un enchaînement de scènes mal jouées et peu crédibles. Quant à l'histoire... Pour mieux signifier l'amour qui unit Kohlhaas à sa femme, le réalisateur ne trouve rien de mieux que de les filmer dans une partie de jambe en l'air mouvementée (et ultra détaillée, s'il vous plaît), devant leur fille... Elégant. Mais nulle émotion ne transparaît, et comble du comble, après la mort de l'épouse du héros, on ne ressent plus sa présence en filigrane, et on se demande pourquoi Michael se bat... Voilà qui donne le ton du long métrage : un long métrage où le cinéma se résume à l'image, dans toute sa superficialité. On filme l'amour par la façon la plus superficielle qui soit. On montre des acteurs au visage buriné pour faire authentique, sous des tonnes de crasse pour bien faire moyenâgeux. On filme le sang. On filme des gens qui prennent littéralement les armes (très intéressant de filmer des gens qui ramassent des armes, les rassemblent, s'en vêtissent, dans un joli cliquetis...). Mais aucune âme, dans tous les sens du terme. Ce film ne vit pas. Il enchaîne les plans, et de beaux paysages, certes. Que reste-t-il alors ? Mads bien sûr. « Michael Kohlhaas » se résume en fait à son interprète principal. Handicapé par la langue, il a suffisamment de présence pour porter le long métrage à bout de bras. Mais hormis voir Mads Mikkelsen faire du cheval, pleurer et se venger, le « Michael Kohlhaas » d'Arnaud des Pallières a-t-il un quelconque intérêt, le long de ses 2 heures ? Non, j'en ai bien peur. Arnaud des Pallières n'a ni l'intelligence ni le cœur d'un John Ford ou d'un Akira Kurosawa. Et c'est bien des artistes de cette trempe qu'il manque aujourd'hui au cinéma français, et mondial.

[0/4]

samedi 28 septembre 2013

« Le Cid » de Pierre Corneille (1637)

    On ne présente plus le célébrissime drame de Pierre Corneille. Véritable ode à la bravoure, au sens du devoir et à l'honneur, mais aussi à l'amour passionné, « Le Cid » a reçu un accueil triomphal de la part du public de l'époque, malgré des querelles académiques sur l'esthétique de la pièce. Et plusieurs siècles après, on ne peut pas dire que l'engouement pour cette pièce se soit éteint. De nombreux acteurs renommés ont revêtu le costume de Don Rodrigue (dont le plus représentatif est peut-être Gérard Philipe), conférant au rôle une aura toute particulière. Mais au-delà du succès de la pièce de Corneille, que vaut-elle vraiment, si tant est que l'on puisse se risquer à émettre un jugement à son encontre ? Il faut bien le dire, « Le Cid » est un grand classique. Des répliques cinglantes et inoubliables, des personnages d'anthologie (Rodrigue, le héros par excellence, Chimène, la femme dans toute sa splendeur, Don Gomès, l'arrogant et perfide aristocrate, Don Diègue, le vieillard humilié,...), un dilemme... cornélien, de l'action, de l'amour, de la haine, de la passion, de l'aventure,... Tous ces ingrédients font de cette œuvre un sommet du classicisme théâtral. Pourtant, au risque de rouvrir la querelle stylistique qui opposa notamment Corneille à Scudéry... « Le Cid » est quelque peu bancal. Il faut dire que j'avais l'édition critique de Larousse sous les yeux quand j'ai lu la pièce, ce qui n'est pas pour avantager le pauvre Corneille. Mais de fait, les sentiments de Chimène sont parfois bien étranges et peu vraisemblables, malgré leur relative subtilité. Et le style de l’œuvre est tout de même très empesé, certains alexandrins sont merveilleux, d'autres sont maladroits et indigestes. Tandis que la mécanique de l'ensemble est par moment mise à mal. Ne parlons pas de l'unité de temps supposée, difficilement crédible, mais plutôt de la façon dont le drame se noue et se dénoue. Je ne peux m'empêcher d'y voir une certaine artificialité, malgré la volonté de Corneille de rendre le tout spontané. Le drame est trop basé sur le fameux dilemme de Rodrigue, si bien que l'intrigue peut se résumer à une hésitation qui s'éternise plus que de raison, avant de se résoudre au choix sans trop que l'on sache pourquoi... Je schématise un peu grossièrement, mais on ne retrouve pas ici la richesse des œuvres de Sophocle ou de Shakespeare. Dommage... Mais « Le Cid » reste toutefois recommandable.

[2/4]

mercredi 4 septembre 2013

Citation du mercredi 4 septembre 2013

« Le beau murmure comme le bien ; ils sollicitent une volonté droite ; ni l’un ni l’autre ne contraignent, l’un et l’autre suggèrent, l’un et l’autre comblent si l’on sait entendre et répondre au murmure, donnent donc le goût de vivre, ouvrent au sens de la vie, fortifient une liberté humaine. »

Paul Valadier
(La Beauté fait signe, 2012)

mercredi 28 août 2013

« Le Porche du mystère de la deuxième vertu » de Charles Péguy (1912)

    Sous un titre énigmatique, se cache une magnifique ode à l'Espérance, deuxième des vertus théologales, aux côtés de la Foi et de la Charité. Avec une grande audace mais aussi une humilité profonde, Péguy se fait le porte-parole de Dieu, un Dieu qui contemple sa création avec bonté et qui s'étonne devant l'entrain et la joie que porte l'espérance, personnifiée en une petite fille frondeuse. Le style de Péguy est rugueux, c'est un style terrien, fait de ressac, où les mots forment des vagues, comme le vent sur les blés. Il chante le labeur humain, mais aussi le repos sous la voûte étoilée. Il chante la rigueur de la vie, mais aussi sa beauté. Il chante la maladie, les larmes,... mais aussi l'espoir le plus pur, l'enfance, le rire. Charles Péguy manie les mots comme personne. Car son style n'est pas seulement buriné, il est également jeune, effronté : il ose à peu près tout, subtilement, sans pour autant verser dans le m'as-tu vu ou le clinquant stylistique. C'est ce qui fait qu'il est aussi intemporel, contrairement à nombre de ses prédécesseurs et de ses suiveurs (à vrai dire, il fait partie des 5 ou 6 plus grands poètes français, à mon sens). Et à la différence de bien des auteurs... Péguy ne se résume pas à un style. Sa spiritualité, incarnée au plus profond du genre humain, fait de son œuvre une source vivifiante où il fait bon se plonger. Les racines de Péguy sont bien ancrées dans la terre (ou dans le ciel, selon le mot de Rémi Brague) et il peut se faire le chantre de la vie sans craindre le ridicule, car il vit, sa poésie vit, et son art possède un souffle extraordinaire ! Mais pas un souffle baroque ou outré, comme chez les romantiques. Un souffle qui sonne vrai, qui donne envie de prendre la vie à bras le corps, sans hâte mais avec joie. En fait, la poésie de Charles Péguy est si jolie qu'on en oublie que c'est de la prose. Ses mots, choisis avec soin et pourtant d'un grand naturel, sont merveilleux. A découvrir !

[4/4]

mercredi 7 août 2013

« Histoire écrite sur l'eau » (Mizu De Kakareta Monogatari) de Yoshishige Yoshida (1965)

    Avec « Histoire écrite sur l'eau », le talent de Yoshida s'affranchit enfin des limites qui empêchaient ses films précédents d'être vraiment originaux. Ici la caméra ose tout, tantôt calme et réservant des cadrages soigneusement élaborés, tantôt virevoltante, proposant des prises de vue parfois aériennes, parfois inquiétantes. Car le présent long métrage est empli d'une certaine douleur, de l'absence du père du héros, de la trop grande présence de sa mère, mais aussi d'une société patriarcale et masculine qui étouffe les êtres. Yoshida choisit le thème de l'inceste pour mieux dénoncer l'horreur de la société traditionnelle japonaise. Fort heureusement, la retenue est de mise, et de son propre aveu Yoshida ne tient pas à montrer quoique ce soit, mais plutôt à suggérer. Avec une grande économie de moyens, il parvient a recréer une atmosphère étouffante, si bien que les personnages sont vidés de leur essence, comme aspirés par des désirs refoulés et des rapports de pouvoir hommes/femmes aux dépens de ces dernières... sans laisser indemnes les premiers. On retrouve une façon de faire, un style proche de Bergman, à la fois dans cette esthétique millimétrée, cette photographie en noir et blanc somptueuse et dans cette tendance à remettre en question le spectateur. N'oublions pas la belle Mariko Okada, véritablement au centre du long métrage. Un film sombre et virtuose, radicalement opposé à l'ascétisme et à la sérénité de la filmographie d'Ozu.

[2/4]

jeudi 1 août 2013

Citation du jeudi 1er août 2013

« La perfection est une blague insensée... Les grandes œuvres d’art ne sont pas parfaites. L’œuvre parfaite c’est l’académisme. »

Jean Renoir
(Cahiers du cinéma n°155, mai 1964)

mardi 2 juillet 2013

« Le Fils unique » (Hitori musuko) de Yasujirō Ozu (1936)

    « Le Fils unique » compte parmi les meilleurs films d'Ozu, et parmi les plus sobres. D'une simplicité exemplaire, d'une retenue aussi bien stylistique que scénaristique sans pareille, il s'agit d'un long métrage terriblement émouvant. C'est l'histoire d'une veuve qui travaille dans une usine de confection de soie dans les années 1920, et qui se tue à la tâche pour offrir à son fils unique de quoi payer ses études. Alors qu'il a 27 ans, vers 1935, et qu'il est parti pour Tokyo, provoquant un douloureux déchirement, sa mère vient le voir. Mais sa vie est loin d'être aussi réussie qu'ils l'espéraient, et la mère semble abattue par la situation peu enviable de son fils. Il faut dire que la crise de 1929 est passée par là, et que ceux qui pensaient réussir à Tokyo ont pour la plupart déchanté. Pourtant, de ce noir constat, Ozu parvient à insuffler de l'espoir à ses personnages. Ce qui est incroyable, et qu'il faut louer, c'est l'abnégation de ses héros, qui traversent des moments difficiles, pleurent même, comme c'est rarement le cas chez Ozu, très pudique, mais qui décident de se battre. Je ne vous raconterai pas le fin mot de l'histoire, ni comment Ozu réussit à dépeindre l'espérance sur un arrière fond de déception. Néanmoins, j'aimerais évoquer le plan final du long métrage, à l'image de tout le film. Complètement fermé, il invite à la résignation. Et pourtant, cette insistance sur ce qui s'apparente à une impasse le rend d'autant plus prêt à s'ouvrir : c'est comme si toute cette frustration accumulée allait aboutir à un avenir meilleur. Ozu nous laisse là, sans en dire plus. Mais il a esquissé le signe que quelque chose avait changé dans le cœur de ses personnages, et que leur sacrifice ne sera pas vain. Ce qui donne une toute autre dimension à son « Fils unique », comme dans les films les plus vibrants de Kurosawa (« Je ne regrette rien de ma jeunesse », mais aussi « Rashômon », où là encore un enfant symbolise l'espoir le plus pur). Ozu n'est pas passé loin du chef-d’œuvre.

[3/4]

Citation du mardi 2 juillet 2013

« De tous les actes, le plus complet est celui de construire. Une œuvre demande l’amour, la méditation, l’obéissance à ta plus belle pensée, l’invention de lois par ton âme, et bien d’autres choses qu’elle tire merveilleusement de toi-même, qui ne soupçonnais pas de les posséder. Cette œuvre découle du plus intime de ta vie, et cependant elle ne se confond pas avec toi. »

Paul Valéry
(Eupalinos ou l'Architecte, 1921)

mercredi 19 juin 2013

« La Chinoise » de Jean-Luc Godard (1967)

    Gloire à Mao, le Grand Timonier ! ¡ Viva la revolución ! Qu'est-ce que « La Chinoise », sinon un petit cours de marxisme-léninisme à usage d'étudiants en mal de sensations et dont la vie semble dénuée de sens ? Sinon un petit pamphlet juvénile d'un bourgeois qui culpabilise de sa situation pour le moins aisée (Godard pour ne pas le citer) ? Si Tonton Jean-Luc dénonce avec raison la société de consommation (ou « de prostitution » comme il l'appelait dans « 2 ou 3 choses que je sais d'elle »), que dire de sa pensée plus qu'étriquée dans son carcan politico/économico/social d'un rouge sanglant ? Je ne peux résister à la tentation de vous offrir un florilège de la pseudo-pensée du pseudo-penseur qu'est « le plus con des Suisses pro-Chinois » (ce n'est pas de moi), c'est-à-dire des extraits des pseudo-dialogues du film. « On est obligé de chercher notre idéal à des milliers de kilomètres, à Pékin »... « Les universités qui sont fermées [en Chine], moi je trouve ça formidable! […] Pour le moment les étudiants sont aux champs et font des travaux manuels »... « Tous les chemins mènent à Pékin »... Le tout avec la chanson « Mao Mao » en fond sonore et le Petit Livre rouge en 10 000 exemplaires dans la bibliothèque de Wiazemsky, en arrière plan la moitié du long métrage. Si on n'avait eu vent des horreurs du régime communiste chinois, ou même du régime soviétique russe, et si la majeure partie de l'intelligentsia française de l'époque n'avait cautionné les atrocités de tels gouvernements, on pourrait presque en sourire... Même Godard doute de sa démarche, et laisse Francis Jeanson dire à Anne Wiazemsky, qui veut fomenter un attentat : « à quoi ça sert d'aller tuer des gens si tu ne sais pas ce que tu feras après ? ». Un des très rares éclairs de lucidité qui traversent le film. Parce qu'à un autre moment (chassez le naturel il revient au galop), Godard a grand peine à concéder que la mort de Staline fut une libération... Un peu fort de café, non ? « Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? Parce que je n'existe pas », se répondent deux voix. Mais si devrait dire Dieu (selon Godard), j'existe, mon nom est Mao! Oh oui Mao, toi le pur parmi les purs, le Rouge parmi les Rouges! Et toi, Sade, ô toi le parangon même de la vertu, ressuscite donc d'entre les morts! Et toi, Jean-Paul (Sartre pour les intimes), ô toi grand génie stérile (le stérile c'est de moi), viens illuminer mon cerveau de ta pensée! Voilà ce que crie Tonton Jean-Luc à travers ses images, d'ailleurs, criardes. Mais rien ne sourd d'autre que le vide, le néant, tant du film que de la pensée de Godard. Finalement, comme ce volet qui se referme de l'intérieur à la fin du long métrage, l'art de Godard aboutit à une impasse, il n'ouvre sur rien d'autre que lui-même et le nombrilisme aigu de son auteur.

[0/4]

vendredi 14 juin 2013

« L'Annonciation de Cortone » (L'Annunciazione di Cortona) de Fra Angelico (1434) et « L'Annonce faite à Marie » d'Arcabas (?)

 Fra Angelico, L'Annonciation de Cortone, (1433-1434)

* * *

Arcabas, L'Annonce faite à Marie, (deuxième moitié du XXe siècle)
© ADAGP, Paris 2013

    Fra Angelico et Arcabas sont deux peintres d'art sacré. Le premier, religieux dominicain italien, est l'une des figures de la peinture occidentale du Quattrocento. Le frère angélique avait un « talent rare et parfait » nous dit Vasari, célèbre biographe des plus grands peintres de la Renaissance. Ses peintures sont en effet d'une luminosité radieuse et d'une douceur sans pareille. Il célèbre par son art la beauté de l'homme et de la femme : comment ne pas être ému par la finesse avec laquelle il dépeint les traits humains ? Un autre de ses grands talents est la maîtrise des couleurs : son bleu est magnifique, profond, son rouge est vif et splendide, et le doré vient rehausser l'éclat de ses toiles et de ses fresques.

    Arcabas est un artiste contemporain français, né en 1926, en Lorraine. Établi aujourd'hui en Isère, il réalise aussi bien des toiles que des vêtements, des sculptures ou des vitraux. Tantôt profane tantôt religieuse, son œuvre est toute entière traversée par le sentiment du sacré de la Création. C'est donc avec une joie communicative qu'Arcabas représente les figures bibliques traditionnelles, l'être humain, mais aussi des scènes du quotidien, ou même son état et son atelier d'artiste. Surnommé parfois le peintre de l'âme, c'est en toute modestie qu'il apporte sa pierre à l'édifice de la peinture occidentale, et fait à ce titre figure d'exception dans le morne paysage de l'art contemporain, qu'il soit d'ici ou d'ailleurs.

    Les deux œuvres que je tiens à présenter conjointement me tiennent toutes deux à cœur. Ce sont en effet deux sommets de l'art de leurs auteurs, deux façons de faire totalement différentes (quoique ne manquant pas de points communs, nous le verrons) mais tout aussi inspirées et réussies. Ces deux tableaux évoquent la même scène, tirée de la Bible : l'Annonce faite à Marie qu'elle enfantera Jésus.

1) Le contexte

     a) Fra Angelico

    L'Annonciation de Fra Angelico naît à une époque ou l'art occidental prend son essor. En 1434, nous sommes au début de la Renaissance, l'homme devient le centre de l'univers : Erasme ou Galilée ne sont pas encore nés, les Amériques ne sont pas encore découvertes, mais déjà l'ordre du monde est chamboulé. L'humanisme est né à la suite de Pétrarque, et Giotto a révolutionné la représentation picturale occidentale. La perspective fait son entrée dans la peinture, et Fra Angelico effectuera la synthèse des avancées techniques les plus récentes et de la tradition de l'art occidental.

    Fra Angelico est le contemporain de Cosme de Médicis, riche mécène fondateur de la dynastie éponyme, et fera son apprentissage à Florence. L'Italie est alors l'un des pays les plus florissants d'Europe, et Florence, l'une des villes les plus prestigieuses. Mais Fra Angelico fut certainement marqué tout autant par Thomas d'Aquin, tout bon dominicain qu'il était, et donc par la scolastique.

    On retrouve en effet dans l'art de Fra Angelico l'expression pourrait-on dire des théories esthétiques du docteur angélique. C'est indubitablement le maître de l'harmonie, de la perfection, de la clarté des formes et des couleurs.

    b) Arcabas

    Arcabas est quant à lui un homme du XXème siècle. Enrôlé de force à 17 ans dans la Wehrmacht, par les Allemands qui ont annexé la Lorraine, il s'échappe pour regagner Paris et s'inscrire aux Beaux-Arts. Mais plus qu'à l'Académie, c'est sous l'égide de son maître Clément Kieffer, côtoyé plus jeune, qu'il apprend son métier de peintre.

    Marqué par les deux Guerres mondiales, le XXème siècle est celui de l'effondrement de l'art. Si l'on ne peut nier la présence de paillettes d'or, notamment dans le cinéma, le nihilisme et la désespérance la plus sombre caractérisent ce siècle, à l'opposé de l'éclat et de l'enthousiasme de la Renaissance.

    Et pourtant, Arcabas a réussi à produire une œuvre vive, colorée, chatoyante, joyeuse, pleine d'espoir et d'humanité. Croyant inlassablement en la beauté (contrairement à nombre de ses contemporain gênés par ce mot), le peintre français s'inspire aussi bien de Piero della Francesca que de Picasso. Il a ainsi assimilé une autre révolution picturale, celle de l'art abstrait et du cubisme, sans pour autant se laisser dominer par cette approche singulière.

2) Le sujet

    L'Annonciation est ce passage de la Bible où l'ange Gabriel vient visiter Marie pour la prévenir qu'elle enfantera un fils du Seigneur : Jésus. Promise à Joseph, ne sachant pas comment une telle chose peut être possible, Marie est surprise, mais elle accepte la volonté de Dieu. « Je suis la servante du Seigneur », lui répond-elle.

    C'est un passage clé des Écritures, où Marie fait preuve d'audace et de confiance dans la capacité du Seigneur à vouloir le bien et à faire l'impossible. Marie devient alors la figure de la mère, qui se réjouit à l'idée d'être enceinte, mais aussi celle de la femme, courageuse face aux épreuves de la vie. Joseph est en effet son époux, et il peut la répudier s'il découvre qu'elle attend un enfant qui n'est pas de lui. Averti en songe, Joseph décidera finalement de garder Marie comme épouse, et élèvera Jésus comme son propre fils.

    Voici un extrait de Wikipédia, qui explique bien la symbolique à l’œuvre dans les traditionnelles représentations picturales de l'Annonciation :
 
« Bien qu'aucun des Évangiles ne mentionne ce que faisait Marie au moment de l'Annonciation, deux traditions picturales se sont dégagées néanmoins dans l'art chrétien : dans la première et la plus ancienne, qui est essentiellement illustrée par le christianisme oriental, Marie est représentée filant de la laine. En revanche, dans de nombreuses représentations de l'Annonciation de l'art occidental, particulièrement depuis Duccio qui est le premier à adopter cette iconographie, Marie est représentée généralement avec un livre ouvert à la main. Le livre, que Marie tient à la main, traduit son origine lettrée et donc sa connaissance des Saintes Écritures : Marie est le modèle de la confiance en Dieu par excellence. Saint Bonaventure identifie le passage lu comme les prophéties d'Isaïe, qui annoncent justement la venue du Christ. »

3) Analyse conjointe et comparaison

    a) Les lignes de force, la structure

    Hasard ou non, les deux tableaux d'Arcabas et de Fra Angelico sont symétriquement opposés en ce qui concerne leur organisation. Marie est à droite chez Fra Angelico, et à gauche chez Arcabas. Pour autant, l'ange Gabriel et Marie sont dans les deux cas à la même hauteur, comme pour instaurer un dialogue.
 
    Dans les deux tableaux, l'ange a une posture humble : il est courbé chez Fra Angelico, et pose un genou à terre chez Arcabas. Le groupe formé par Gabriel et Marie est plus dense chez Fra Angelico : la ligne de force que représente le corps de l'ange est quasiment verticale et forme avec celui de Marie une sorte de triangle homogène.


    Chez Arcabas, en revanche, le corps de l'ange amène directement le regard vers le visage de Marie. 


    Chez Fra Angelico il y a donc deux personnes qui conversent, l'ange qui annonce à Marie qu'elle va enfanter un fils de Dieu, et Marie qui accepte le souhait de Dieu qu'elle soit mère (cet échange est d'ailleurs matérialisé par les paroles d'or émanant de Gabriel et de Marie). Chez Arcabas, l'ange est là pour Marie, tout son être de messager est tourné vers la destinataire de la parole de Dieu, la future mère de Jésus. Il sert davantage d'intermédiaire, et malgré sa taille imposante, il se met au chevet de Marie.

    Notons qu'à la différence d'Arcabas, le tableau de Fra Angelico présente d'autres personnages, Adam et Ève, chassés du jardin d’Éden. La perspective du bâtiment, à gauche du tableau, dirige notre regard vers eux.


      b) Les attitudes des personnages

   Les personnages de Fra Angelico adoptent tous deux une attitude qu'on pourrait qualifier d'harmonieuse à la perfection, de sublime. L'ange pointe d'un doigt le ciel, de l'autre Marie, signe qu'elle sera visitée par le Seigneur. Il a une posture de messager, d'humble serviteur, pourtant irradiant de beauté. Marie fait un geste d'acceptation et de soumission, mais quel geste! Rien de déshonorant, de servile, de contrit : un geste d'acceptation douce et sereine, joyeuse même. Gabriel est pour sa part presque humain, tout aussi incarné que Marie. De larges auréoles dorées entourent leurs visages.

    Chez Arcabas, l'attitude est tout autre. Ici Marie est quelque peu surprise, son air est interrogatif : elle était en train de lire les Écritures. On sent l'irruption de l'ange dans sa vie, dans son quotidien. Sa tête est donc détournée du livre, et sa main, arrêtée dans une pose peu naturelle, vient accentuer cet air surpris. Marie est ici beaucoup plus spontanée, moins hiératique. Le tableau est indéniablement plus moderne. Gabriel, quant à lui, est irradiant de feu. C'est davantage un esprit que chez Fra Angelico. Notons que chez Fra Angelico aussi, Marie semblait en train de lire (un livre est posé sur sa jambe droite).

    c) Les traits

    Chez Fra Angelico, on lit la sérénité, la bienveillance, l'amour sur le visage de ses personnages. Les traits de Marie et de Gabriel sont extrêmement fins, et de toutes les Annonciations qu'il a peintes, c'est sans doute celle qui présente les visages les plus harmonieux (au diapason de la beauté de l'ensemble). Les mains elles aussi sont très fines, désignant délicatement le ciel et Marie pour l'ange, et celles de la Vierge doucement posées sur ses épaules, en signe d'humble soumission.

    Chez Arcabas, Marie est beaucoup plus présente, franche, mais tout autant dans une attitude d'acceptation, quoique mêlée de surprise. Son visage semble dire sa volonté de suivre le Seigneur, dans la même joie que chez Fra Angelico. L'ange, quant à lui, a un regard plus intense. Arcabas utilise une de ses techniques favorites, reprise du cubisme et de Picasso : deux yeux côte à côte chez un personnage de profil, qui défient les lois de la nature, pour mieux signifier la force du regard de l'ange. Son visage enflammé traduit à la fois sa nature divine, spirituelle, et la vivacité du message qu'il porte à Marie.

    d) Les couleurs

    On retrouve chez Fra Angelico et chez Aracabas des codes de couleurs traditionnels. Ainsi Marie est peinte en jaune, rouge et bleu chez les deux artistes, comme dans nombre de tableaux occidentaux représentant le personnage de la Vierge. Notons que Marie et Gabriel sont tous deux blonds chez Fra Angelico, d'une blondeur presque irréelle, divine.

    Ce qui diffère, en revanche, c'est tout d'abord la figuration de l'ange. Gabriel ressemble plus à un humain chez Fra Angelico, et sa robe est de couleur rose pale, couleur assez neutre mettant en valeur la splendeur des vêtements de Marie, peu sophistiqués (quoique bordés de doré) mais lumineux.

    Chez Arcabas, Gabriel est doré et gris bleu. Difficile de séparer son être de ses habits, ce qui fait de lui un esprit évanescent, immatériel, vaporeux, au contraire de Fra Angelico.

    Le décor est plus riche chez Fra Angelico que chez Arcabas : nous sommes dans une sorte de palais, sous une voûte étoilée d'un bleu noble, tandis que l'on aperçoit un jardin clos, symbole traditionnel de la virginité de Marie, au vert plein d'espérance. Des roses, signes de l'immaculée conception de la mère de Jésus, semblent y pousser au fond. A l'intérieur du bâtiment, de riches draperies entourent Marie, et mettent en valeur la scène, la meublent, quoique discrètement.

    Chez Arcabas, le décor est réduit à l'extrême, abstrait. Seul un carrelage noir et blanc fait office de plancher, sous un fond rouge.

Conclusion

    Nous avons ici affaire à deux chefs-d’œuvre de la représentation picturale occidentale, merveilles de composition et d'imagination. Arcabas est ici particulièrement inspiré, très original (comme pour nombre de ses réalisations), tandis que Fra Angelico atteint des sommets d'harmonie et de beauté. Arcabas n'est pas en reste ceci dit : Marie et Gabriel sont magnifiques, l'une est très belle, très féminine, l'autre est flamboyant.

    Ces tableaux dépeignent des sentiments très subtils : la libre acceptation de Marie de suivre le Seigneur, l'annonce qu'elle enfantera un fils à l'avenir extraordinaire. Ces œuvres respirent la confiance, la joie, la sérénité, dans une grande simplicité. Nous sommes loin de l'exubérance baroque! Et pourtant, c'est splendide : nul besoin d'en faire trop. Il faut dire qu'Arcabas et Fra Angelico sont des maîtres : en quelque traits bien choisis, ils parviennent à représenter l'indicible.

    Malgré la distance temporelle qui les sépare, Arcabas et Fra Angelico partagent ainsi une même vision de l'homme, distinguée, pleine de bonté et d'espoir. On retrouve dans leurs œuvres respectives une même sensibilité particulièrement délicate, au service de représentations principalement inspirées par la Bible. Une façon de rafraichir les images si riches des Écritures, de se les approprier pour mieux en faire ressortir toute la beauté.

[4/4]

dimanche 9 juin 2013

« Alamar » de Pedro González-Rubio (2009)

    « Alamar » est un film simple et sobre, malgré son esthétique un peu tendance (caméra portée, passages rétro style film de vacance...). C'est l'histoire d'un couple divorcé, d'un père qui emmène son fils avec lui en vacances dans une cabane sur pilotis perdue sur la mer, aux côtés de son grand père. Les protagonistes évoluent en fait sur le récif corallien de Chinchirro, dans les Caraïbes. Il faut louer la science du cadrage du réalisateur mexicain, qui nous réserve de magnifiques plans marins, d'animaux, ou même de ses héros, faisant la part belle à la contemplation. La bande-son est tout aussi discrète et soignée. En revanche, l'auteur-réalisateur pèche plus du côté du scénario, qui brille par sa quasi absence. De l'aveu même de Pedro González-Rubio, « Alamar » est un plaidoyer pour la sauvegarde du massif corallien, et tient donc davantage du documentaire que de la véritable œuvre d'art. On peine en effet à s'identifier à ces personnages (sauf au petit garçon, très bien interprété, tout à fait candide et curieux au contact de la nature), notamment à ce grand-père très bavard qui ne dit finalement pas grand chose d'intéressant. A la mesure de tout le film. Le cinéaste n'approfondit pas la relation filiale qui prend un nouveau tour entre le père et le fils qui se retrouvent loin de la mère, brièvement évoquée au début du long métrage. On peut louer la retenue de González-Rubio, mais comment ne pas y voir un certain manque d'âme ? Un film en demi-teinte donc, relativement joli, mais manquant cruellement de saveur.

[1/4]

samedi 8 juin 2013

« Modern Vampires of the City » de Vampire Weekend (2013)

    Dans une époque en quête de héros, Vampire Weekend figure (pour le moment) au firmament de la critique musicale indie/hipster/bobo/cool du jour. Mais que vaut vraiment « Modern Vampires of the City », au-delà de sa pochette à la photographie énigmatique ? Malheureusement, pas grand chose... voire rien du tout. A l'image de tout un pan de la musique d'aujourd'hui, le dernier album de Vampire Weekend est d'une fadeur sans nom. Pale resucée de la pop des 60 dernières années, leur « art » n'a rien digéré. Il recrache des tics (ici une ligne de batterie copiée-collée de U2, là des vocalises africaines), des attitudes, pose, mais ne propose rien de musicalement consistant. Mélange disgracieux d'influences plus ou moins avouables, musique sans goût et sans force, horriblement molle et consensuelle, la façon de faire d'Ezra Koenig et compagnie ne restera pas dans les annales. A vrai dire le seul moment réussi et admirable de leur dernier opus est cette marche harmonique, directement inspirée de l'illustre Jean Sébastien Bach, dans le morceau Ya Hey. Mais... cette chanson est horriblement laide avec ces voix trafiquées de bébé que l'on étrangle... A l'image de la musique des New-yorkais, c'est d'un goût plus que douteux. Quel dommage que leur paresse musicale! Ils se contentent vraiment du strict minimum. Et que dire des paroles! Vampire Weekend est juste un groupe de bobos mondains blasés de la vie à même pas 30 ans... Ils n'ont strictement rien à dire, et l’étalent 40 minutes durant dans leurs chansons. Tristement insignifiant.

[0/4]

Citation du samedi 8 juin 2013

« Comme tout artiste honnête, [John Ford] sait qu’on ne peut justifier ce qu’on met à l’écran ni par l’efficacité ni par les intentions, mais par la qualité d’un regard qui engage le regard du spectateur. Ce n’est pas la caméra qui regarde, c’est l’être humain, parce qu’il réfléchit ce qu’il voit. L’œil voit mais c’est l’âme qui regarde. Et c’est l’âme qu’il faut combler, non l’œil. »

Jean Collet 
(John Ford. La violence et la loi, 2004)

jeudi 23 mai 2013

« Achik Kerib, conte d'un poète amoureux » (Ashugi Qaribi) de Sergeï Paradjanov et Dodo Abachidzé (1988)

    « Achik Kerib » est peut-être l'un des films les plus dépouillés de Paradjanov, faute d'argent semble-t-il, et pourtant c'est une fois de plus une œuvre d'une grande richesse visuelle. Le cinéaste arménien n'a pas son pareil pour se jouer des contraintes matérielles, et c'est en cela que c'est un grand artiste : il parvient à suggérer les choses les plus subtiles avec une grande économie de moyens. Mais cette économie ne signifie pas pauvreté visuelle, au contraire : toujours aussi exubérant, il joue avec les couleurs avec un talent rare, les costumes évoluant du noir au blanc, en passant par toutes les teintes, au fur et à mesure du temps qui s'écoule. De plus, il figure l'onirisme le plus pur avec une mise en scène astucieuse, qui n'enlève rien à la magie de ce qu'il filme! En fait, on croit au cinéma de Paradjanov, peut importe qu'un paquebot passe en arrière plan de « La Légende de la forteresse de Souram » ou qu'on entende ici les personnages parler sans qu'ils remuent les lèvres (leur voix étant post-synchronisée)... Ces détails ajoutent même au charme des longs métrages de l'artiste hors pair qu'est Paradjanov. Car l'on retrouve bien dans « Achik Kerib » son talent pour la composition de l'image, pour la mise en scène baroque, pour les histoires d'amour et les contes du Caucase. Le récit est encore plus elliptique que celui de « La Légende de la forteresse de Souram », et sans doute le film est-il moins impressionnant visuellement que ce dernier et « Sayat Nova », voire même que « Les Chevaux de feu ». Pour autant, il s'agit bien de l'un des sommets du septième art, et j'invite les novices comme les amateurs du cinéaste à découvrir son ultime long métrage, dédié qui plus est à son fidèle ami Andreï Tarkovski, autre maître du cinéma.

[4/4]

samedi 18 mai 2013

« Que ma joie demeure » d'Alexandre Astier et Jean-Christophe Hembert (2012)

    Un singulier portrait de Jean-Sébastien Bach, entre humour et gravité. Alexandre Astier revisite à sa sauce, et avec panache, la vie du Cantor allemand. Il a en effet écrit et interprète seul sur scène le spectacle. Et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il est doué. Empli d'une énergie débordante, fin joueur de clavecin et de viole de gambe (Astier a suivi des études musicales au conservatoire avant de se tourner vers la comédie), l'auteur-interprète donne chair à son personnage, que l'on voit revivre sous nos yeux l'espace d'1h30. Certes, sa façon de se saisir de l'illustre Bach est un peu cavalière, assez triviale parfois, mais c'est l'occasion de rire aux éclats, à un rythme soutenu. Le langage employé est délicieusement anachronique, mais Astier respecte toujours son (anti)héros, un brin ronchon. En fait, il vulgarise la vie et l'art du compositeur allemand, avec simplicité et gouaille, mais toujours dans le souci de nous en faire apprendre davantage sur cette existence si particulière. On apprend les rudiments de la musique, on inspecte avec Bach un orgue vétuste... et l'on s'attriste de la perte de ses enfants. Car c'est là le versant sombre de Bach : sur la vingtaine d'enfants qu'il a eus, 10 mourront en bas âge. Et l'on sent le poids de la vie, pas toujours clémente pour lui, sur ses épaules. Ces moments plus versés dans l'émotion alternent avec les moments de création musicale ou d'enseignement, et c'est avec un grand talent scénaristique qu'Alexandre Astier jongle entre les registres et les scènes d'une chronologie non linéaire. A tous points de vue, « Que ma joie demeure » est donc une véritable réussite, un spectacle populaire dans le bon sens du terme, qui rend accessible à tous la musique la plus sophistiquée qui soit, avec bonheur qui plus est. Par ailleurs, le film du spectacle est bien réalisé, tout en sobriété, et met bien en valeur le jeu d'Alexandre Astier. Une façon originale et réjouissante de découvrir Bach !

[3/4]

lundi 6 mai 2013

« Le Petit Prince » d'Antoine de Saint-Exupéry (1943)

    Avec « Le Petit Prince », Antoine de Saint-Exupéry nous propose un récit onirique d'une grande poésie. L'auteur met en scène son jeune héros dans une sorte de voyage initiatique : ce dernier, partant de son petit astéroïde perdu dans l'espace, rencontrera en effet nombre d'êtres saugrenus, que ce soit un renard, une rose, un roi ou un business man. On sent poindre chez l'auteur une légère ironie envers ces adultes affairés, vaniteux, absurdes, en face desquels le Petit Prince, plein d'aplomb avec ses questions incessantes, fait fière figure. Auréolé de ses cheveux blonds, c'est une sorte d'ange tombé du ciel qui confie au narrateur (l'aviateur/Saint-Exupéry) le fil de ses aventures, avant tout humaines. Car bien que le Petit Prince se retrouve confronté à des animaux ou des plantes, c'est toujours un comportement humain qui l'anime : il fait tout simplement l'apprentissage de la vie, il découvre le goût des autres et de l'effort, la bonté, l'amour, le beau... Mais aussi le mal, quoique l'auteur le dépeigne toujours comme une absence de bien, et donc bien faible en comparaison. Pour autant, on sent une certaine gravité dans cet ouvrage. Le Petit Prince, ou le bien, l'innocence, semble perdu dans l'immensité du monde et de l'espace. Les deux guerres mondiales sont passées par là. Toutefois l'espoir demeure, et bien qu'il disparaisse, le Petit Prince se fond dans les étoiles, qui illuminent la Terre et les hommes, leur laissant un souvenir impérissable. Retenons donc cet élan plein d'espérance de l’œuvre la plus connue du célèbre aviateur écrivain.

[4/4]

samedi 4 mai 2013

Citation du samedi 4 mai 2013

« Être supérieur aux autres n'a jamais représenté un grand effort si l'on n'y joint pas le beau désir d'être supérieur à soi-même. »    

Claude Debussy
(Monsieur Croche et autres écrits, 1901-1914)

dimanche 7 avril 2013

« Cato Zoulou » (Cato Zulu) d'Hugo Pratt (1988)

    « Cato Zoulou » se déroule en Afrique du Sud à la fin du XIXème siècle. L'album est scindé en deux parties. La première raconte la fin absurde et tragique du jeune prince Eugène Louis Napoléon. On y retrouve l'attrait d'Hugo Pratt pour les destinées romantiques : idéaliste, épris de bravoure, le Français courra à sa perte. L'auteur italien en profite pour introduire un nouveau personnage, Cato Milton, tout aussi rustre et indiscipliné que le prince est distingué. Une autre facette de Pratt : le goût pour la bouffonnerie et le grotesque, parfois même pour le graveleux. L'autre partie de l'album est consacrée à la fuite de Cato, qui trouve refuge dans une caravane Boers, ne tardant pas à être attaquée par des Zoulous. « Cato Zoulou » compte parmi les œuvres « martiales » d'Hugo Pratt. Sa grande connaissance de l'histoire, des armées de l'époque, ainsi que des différentes cultures européennes et africaines, lui permet de faire revivre l'espace de 80 pages une histoire oubliée, avec un réalisme et une relative poésie appréciables. « Cato Zoulou » ne compte pas parmi les meilleurs bandes dessinées de Pratt, mais il s'agit néanmoins d'une solide aventure, où le goût du détail et de l'exotisme du dessinateur italien forcent l'admiration.

[2/4]

jeudi 4 avril 2013

« La Légende de la forteresse de Souram » (Ambavi Suramis tsikhitsa) de Sergeï Paradjanov et Dodo Abachidzé (1984)

    Quelle merveille! « La Légende de la forteresse de Souram » est une splendeur de tous les instants. Chaque image est soigneusement composée, restant pendant longtemps en mémoire. Paradjanov n'a pas son pareil pour dynamiser le cadre, pour faire se mouvoir avec grâce ses acteurs, utilisant au maximum tous les plans de l'image, de sorte que malgré la fixité du cadrage, elle semble animée d'une vie propre. C'est comme si le film vivait de lui-même, je ne trouve pas de meilleur mot pour exprimer la puissance évocatrice du cinéma de Paradjanov. Visuellement, ce long métrage est donc très riche, d'autant plus qu'il regorge de symboles. On ne retrouve un tel foisonnement pictural, une telle exubérance contrôlée, que dans les meilleurs œuvres de Fellini. Mais là, l'art du cinéaste arménien sert une vieille légende géorgienne, trahissant son goût pour les contes et le folklore traditionnel. Histoire d'amour déçu, ou d'abnégation d'un peuple et de ses héros, « La Légende de la forteresse de Souram » fait défiler chapitres et tableaux mystérieux près d'1h30 durant. Bien que simple, la trame est un peu nébuleuse, on se perd dans les personnages, les fils d'untel ou d'untel. Mais cela ne fait qu'ajouter au charme de l'ensemble, à son atmosphère onirique, insaisissable. La réalisation de Paradjanov ose tout, quand on croit avoir tout vu, on est encore surpris... Ce film est d'une poésie rare, que l'on ne retrouve que chez les plus grands, autant dire une poignée. Ce n'est peut-être pas avec ce long métrage qu'il faut découvrir Paradjanov (préférez « Les Chevaux de Feu », ou même « Sayat Nova », plus cohérent, encore que très original et déroutant dans sa narration), mais il se hisse aisément au panthéon du septième art, et il est donc indispensable, à mon sens, pour tout amoureux du cinéma qui se respecte, de l'avoir vu.

[4/4]

Citation du jeudi 4 avril 2013

« On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. »

Antoine de Saint-Exupéry 
(Le Petit Prince, 1943)

samedi 30 mars 2013

« Amok » d'Atoms For Peace (2013)

    Depuis plus de 10 ans, et le basculement de Radiohead dans la musique électronique avec « Kid A », Thom Yorke use jusqu'à la corde une esthétique désincarnée. Épurant toujours plus sa façon de faire, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des « blips blips » synthétiques en guise de mélodie, sur fond de percussions tout aussi artificielles, le tout rehaussé par des miaulements dépressifs, ayant pris la place de toute voix humaine... En solo, accompagné d'un super-groupe (comme c'est ici le cas), ou avec Radiohead, la musique de Thom Yorke perd année après année en âme et en consistance, pour s'enfermer dans des tics et l'auto-parodie la plus crasse. L'oxfordien ne surprend plus, malgré ses tentatives avant-gardistes. Il avait pourtant un certain talent, que l'on retrouve dans telle ou telle ligne mélodique (bien évidemment ensevelie sous un amas électronique d'un goût plus ou moins sûr), tel ou tel rythme décalé (Stuck Together Pieces, seule chanson où l'on perçoive la présence d'un réel musicien, en l'occurrence un percussionniste latino-américain), ou une chanson comme Before Your Very Eyes (le titre inaugural d'« Amok », et de loin le meilleur). Les singles ayant précédé la sortie de l'album (Default, Ingenue et Judge Jury and Executioner) sont d'une banalité affligeante. Le reste n'est peu ou prou que remplissage (Dropped, Unless, Reverse Running, Amok). Et que dire des paroles, tristes et absconses à mourir... Serait-il temps pour l'ami Yorke de quitter la scène musicale ?

[0/4]

jeudi 21 mars 2013

« Shara » (Sharasojyu) de Naomi Kawase (2003)

    Au risque de me répéter, le cinéma de Naomi Kawase me laisse indifférent. Non pas qu'il n'ait aucun intérêt (encore que), mais ses personnages désincarnés, taciturnes, le regard vide, peinent à me toucher. D'autant que la spiritualité que tente d'incarner la cinéaste japonaise demeure au stade de joli cliché. A trop épurer son art, il n'en reste pas grand chose. Peut-on parler de scénario ? Peut-on parler de cadrages ? Peut-on parler de réalisation ? Peut-on parler de film ? « Shara » laisse un goût d'inachevé dans l'esprit du spectateur. Pourtant, il abonde en idées, hélas non approfondies. Bien que bancale, la séquence d'ouverture du film réserve quelques belles images, et est empreinte de mystère. La scène de la danse de Basara, là encore inégale, est le point culminant du film : pleine d'énergie, c'est peut-être le seul moment qui justifie l'existence de ce long métrage. On se laisse hypnotiser par la musique lancinante, et la jeune et jolie Yuka Hyodo. Mais après, que reste-t-il ? Une caméra portée maladroite et exaspérante, un sentiment de paresse de la part de l'auteure et réalisatrice, et de vide total... Sans parler de cet aspect factice dont son art ne semble décidément pas pouvoir se défaire. On ne croit pas aux personnages (allez, sauf peut-être en l'héroïne), on voit juste des acteurs amateurs, tentant d'exister malgré une absence criante de dialogues (sans compter que les rares paroles échangées sonnent faux). Du coup, ils posent... Les comparaisons avec Tarkovski et Erice ne sont pas sérieuses : ce qui manque au cinéma de Naomi Kawase, c'est une âme! En lieu et place, elle nous offre un pâle essai new age... 1/4 pour le film, et 1/4 pour la scène de la danse : nous arrivons péniblement à deux.

[2/4]


samedi 9 mars 2013

« Les Petites Filles modèles » de la comtesse de Ségur (1858)

    Un autre livre admirable de mon enfance. « Les Petites Filles modèles » est un ouvrage charmant, d'une fraicheur intemporelle. La comtesse de Ségur y conte avec grâce et bienveillance les aventures de quatre petites filles plus ou moins sages. Camille et Madeleine de Fleurville sont la bonté même, altruistes, généreuses et raisonnables. Marguerite de Rosbourg, quant à elle, est une petite fille plus spontanée, qui se laisse parfois rapidement emporter. Sophie, pour finir, est turbulente, nerveuse et gauche. Battue par sa belle-mère, l'odieuse et ridicule Madame Fichini, elle court de bêtises en bêtises. L'action se déroule au château de Fleurville, tenu par la vertueuse Madame de Fleurville, veuve de son état, et par ses loyaux domestiques. « Les Petites Filles modèles » est un instantané d'une époque révolue, aux images quelque peu surannées. Néanmoins il condense de façon universelle la candeur de l'enfance, ses joies, ses peines, sans jamais se départir d'un regard tendre et généreux. La comtesse de Ségur y emploie un français simple mais distingué. Et les différentes scénettes qu'elle égrène le long de son ouvrage sont réjouissantes par leur naïveté et leur caractère initiatique pour ses jeunes héroïnes. Un vrai petit classique.

[4/4]

lundi 4 mars 2013

Citation du lundi 4 mars 2013

« Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. Comment doit-on traverser ce mur, sachant qu’il ne sert à rien d’y frapper fort ? A mon avis on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience. »

Vincent van Gogh
(Lettre à Théo, 22 octobre 1882)

dimanche 3 mars 2013

« October » de U2 (1981)

    La musique de U2 a progressivement perdu sa qualité (et il faut bien le dire son âme) à mesure que le groupe a gagné en influence sur la scène internationale. « October » n'est que le deuxième album du groupe irlandais, mais pourtant il est avec « War » (encore plus abouti, et parsemé de succès planétaires) à mon sens le meilleur album de U2. Empli d'un souffle et d'une spiritualité peu communs alors pour un groupe rock (encore plus aujourd'hui), « October » comporte d'excellentes chansons tout en restant homogène. Au premier rang desquelles Gloria, qui ouvre majestueusement l'album. Bono chante avec sincérité et exaltation le Seigneur, dans l'un des tous meilleurs titres de sa carrière. Les paroles sont merveilleuses... et l'on peut en dire de même pour le reste de l'album. S'ensuivent I Fall Dawn et I Threw a Brick Throuh a Window, de très bonnes chansons. Rejoice est énergique, et annonce Fire, l'un des sommets de l'album. La musique est envoûtante, à la fois menaçante et mystérieuse, tandis que les paroles sont empreintes d'une poésie presque apocalyptique. Tomorrow est une chanson plus apaisée et personnelle, dédiée à la mère, décédée, de Bono. October est elle aussi une chanson calme, mélancolique, avec peu de paroles, mais ô combien déchirante. With a Shout (Jerusalem), est tout comme Gloria une chanson exaltée, habitée par la voix de Bono, au texte ouvertement chrétien. Stranger in a Strange Land comporte quant à elle des paroles plus sombres, évoquant la solitude la plus noire. Scarlett est évanescente, diaphane, énigmatique. Is That All, enfin, clôt l'album avec panache, chantée toujours avec la même foi par Bono. « October » est donc un albums accompli, à la fois sincère, profond et contrasté. Et tout simplement beau.

[4/4]