Une fois n'est pas
coutume, je salue la relative prise de risque de Casterman. La célébrissime
maison d'édition laisse quartier libre à Bastien Vivès et Martin Quenehen pour
revisiter Corto, en le transposant à une époque plus contemporaine, en prise
avec les enjeux de notre temps. Clairement cet album est peu ou prou le
meilleur de la série post-Hugo Pratt. Car il ose enfin !
Malheureusement, Vivès et surtout Quenehen n'ont
pas le talent suffisant pour approcher le génie du maestro italien. Pour ce qui
est du dessin, Vivès s'en sort honorablement. Il actualise l'aspect visuel de
Corto avec talent, notamment son visage. Pas de doute, il est bien plus
talentueux que Rubén Pellejero et ne livre pas une copie servile, mais une
nouvelle version de Corto, à la fois personnelle et dans l'esprit du personnage
d'origine.
Dommage qu'il soit loin de maîtriser le noir et
blanc comme Pratt... La BD est colorisée en nuances de gris, certainement à la
tablette, et Vivès use des couleurs sans en faire un atout narratif
supplémentaire. Là où Pratt excellait à dramatiser une scène ou à la rendre
contemplative par sa gestion virtuose de l'encre de Chine et des aplats de
noir.
Dommage également que la moitié du temps, Vivès
ne daigne pas dessiner complètement les visages des personnages. Pour les
personnages secondaires, ça passe encore. Mais que Corto n'ait pas d'yeux ou de
bouche la moitié de l'album, c'est soit de la paresse monstre, soit du pur
je-m'en-foutisme. Le pire, c'est que je pense que ce sont les deux à la fois...
Ça rejoint ma remarque sur la gestion des
couleurs. Vivès, qui a sans doute un agenda chargé du fait de ses nombreux
autres projets, et l'éditeur Benoît Mouchart, n'ont sans doute pas considéré qu'une série
pourtant culte comme Corto Maltese méritait qu'on passe du temps sur un album
et qu'il soit de la meilleure qualité possible. Comme pour les reprises de
Blake et Mortimer etc., il semble que la logique industrielle du travail à la
chaîne prévale... En résulte un album complètement bâclé d'un point de vue
visuel. Oui, de temps en temps, Vivès nous livre une belle vignette. Mais la
plupart du temps, ses vignettes ressemblent plus à des esquisses à peine dignes
d'un storyboard... Je serais curieux de savoir combien de temps Bastien Vivès a
passé pour dessiner et coloriser cet album !
Visuellement, la BD fait donc très cheap, entre
les visuels dessinés à la va-vite et les couleurs utilisées sans aucun sens
graphique ou narratif... Si le scénario était réussi, je serais passé outre.
Mais le hic, c'est que le scénario est encore pire que le dessin... Il commence
plutôt bien, en installant du mystère... Puis patatras, il s'effondre sur
lui-même en se heurtant à deux écueils.
Premièrement, celui de tomber dans du James Bond
ou du Mission Impossible de deuxième zone. Depuis la reprise de Corto, il
semble acquis qu'un album de la série doit faire voyager les héros dans le
monde entier, sur au moins 3 continents. Forcément en 166 pages, les péripéties
s'enchaînent à vitesse grand V, les ellipses foisonnent, et tout passe
tellement vite que les auteurs n'ont le temps d'installer aucune ambiance ou
atmosphère... Alors que les albums de Pratt avaient un ton et une saveur uniques,
souvent liés à des lieux extraordinaires et visuellement marquants. Il faut
dire aussi que la plupart de ses albums se contentaient d'une seule
localisation, qui lui suffisait pourtant à exploiter tout le potentiel de ses
récits.
Deuxièmement, Quenehen cherche à injecter bien
trop de sujets divers dans son scénario. Entre l'écologie, les fascistes
japonais, les cartels sud-américains, le journalisme d'investigation, le
théâtre nô... Et surtout le 11 septembre 2001 et Colin Powell, sortis de nulle
part et ne servant strictement à rien... Le pire, c'est que Quenehen survole
complètement ces sujets et qu'ils ne sont utilisés que comme des décors ou des faire-valoir, à
aucun moment il les approfondit et en fait vraiment quelque chose
d'intéressant...
Bref, le scénario se contente de cocher les cases
du cahier des charges d'un Corto du XXIe siècle, sans aucune inspiration. Seule
une certaine ironie rappelle le ton si particulier d'Hugo Pratt. Mais les
phrases pseudo-poétiques et qui se veulent définitives tombent quasiment toujours
à plat... N'est pas Pratt qui veut...
Au total, si Casterman prend (un peu) de risques,
le résultat est bien loin de l'ambition de l'éditeur de nous livrer des albums
post-Hugo Pratt qui aient un intérêt autre que purement commercial et
financier. Certes, les nouveaux albums valorisent le catalogue historique en
relançant les ventes. J'incite donc les lecteurs qui ne connaissent pas encore
Corto Maltese à lire la série d'origine, il se prendront une belle claque. Pour
le reste, ne gaspillez pas votre argent. Cet album qui coûte cher pour ce qu'il
est et qui prend de la place ne vous sera d'aucune utilité...
[1/4]