dimanche 12 août 2018

« Rébellion » (Jôi-uchi: Hairyô tsuma shimatsu) de Masaki Kobayashi (1967)

    « Rébellion » est un long métrage typique de Masaki Kobayashi, un magnifique jidai-geki (ou film historique) politique, sec et douloureux, pendant de son chef-d’œuvre « Harakiri », réalisé 5 ans plus tôt. Ici, l'intrigue est plus linéaire, plus simple et le long métrage est plus lent, moins fiévreux, tout en retenue. Si « Harakiri » possède l'un des meilleurs scénarios jamais écrits et une cohérence qui en fait un sommet du 7e Art, « Rébellion » pèche un peu par son didactisme appuyé et une absence de réelles péripéties.

Pour autant, tout comme « Harakiri », il s'agit d'une vive et intense dénonciation des travers du Bushido, des codes parfois inhumains de la société féodale japonaise. Et c'est à travers cette dénonciation que se révèle le long métrage, comme un cri d'indignation qui résonne encore bien des années après l'époque où sont censés se dérouler les faits ou même après la réalisation de ce film, tant son propos reste d'actualité. En effet, la société japonaise actuelle n'est pas un modèle d'égalité entre hommes et femmes, tout comme la société occidentale d'ailleurs, où il reste tant à faire.

« Rébellion » c'est l'histoire d'un homme simple, Isaburo (excellent Toshiro Mifune), habile sabreur devenu maître d'armes et marié à l'héritière d'un clan relativement important, Suga Sasahara, une femme irascible et avide de pouvoir. Ils ont deux fils, l'effacé Yogoro, aîné et futur héritier du clan, plus proche de son père par son caractère respectueux et humain, et l'impétueux Bunzo, cadet plus proche de sa mère par sa duplicité et son ambition. Alors qu'Isaburo compte prendre sa retraite en cette période de paix, son suzerain répudie sa concubine favorite et propose (ordonne en fait) à Isaburo que son fils Yogoro la prenne pour épouse, insigne honneur qu'il lui « vend » comme gagnant-gagnant : Isaburo, petit vassal local, ne pouvait prétendre à un tel « cadeau » de la part de son suzerain, et ce dernier se « débarrasse » d'une concubine devenue trop encombrante.

Le seul hic, c'est que si Dame Ichi s'est vue répudiée, c'est en raison d'un accès subit de violence envers son puissant époux. La proposition du suzerain sent donc le souffre, et accepter Ichi comme belle fille pour Isaburo c'est en réalité déshonorer sa famille et tout le clan Sasahara pour satisfaire son maître. La femme d'Isaburo voit donc d'un très mauvais œil l'arrivée d'Ichi au sein de son clan... Mais sous la pression sociale, Yogoro et Isaburo finissent par accepter : Yogoro et Ichi s'unissent alors, et, surprise, Ichi se révèle une femme formidable, calme, travailleuse, courageuse, aimante et aimée par Yogoro. Ils filent le parfait amour et Ichi donne naissance à une petite fille qui illumine le foyer de joie.

Mais tout paraît trop beau pour être vrai. Le prince héritier meurt un jour, et c'est alors le fils qu'a eu Ichi avec le suzerain qui devient héritier. Dès lors, impossible que la mère du nouveau prince héritier soit mariée à un petit vassal : Ichi doit revenir au château et redevenir l'épouse du suzerain. Le titre complet du film prend alors tout son sens et toute son horreur : « Jôi-uchi: Hairyô tsuma shimatsu » soit « Rébellion : Une femme prise et reprise ». Isaburo et Yogoro, soumis et dociles jusque là, ne peuvent rester de marbre, cette fois c'en est trop. Ils n'ont pas d'autre choix : l'honneur leur intime de lutter contre les codes de l'époque, leur âme de samouraï les fait réagir justement contre cette éthique du samouraï, l'esprit se révoltant contre la lettre. Bien entendu, leur rébellion sera tragique...

Kobayashi s'est fait une spécialité de scruter les travers de son peuple en dotant ses films de plusieurs niveaux de lecture. Le premier propose des histoires intenses, héroïques, où les personnages principaux doivent se battre contre l'injustice. Le deuxième niveau de lecture est la nature de cette injustice : les drames historiques matérialisent des enjeux contemporains. Contrairement à Kurosawa, qui proposait d'un côté des films historiques intemporels, presque métaphysiques à l'image de son maître John Ford, et de l'autre des drames contemporains effectivement préoccupés par la société japonaise d'alors, Kobayashi utilise ces films historiques pour rejouer des drames contemporains : chez lui tout est mêlé et le jidai-geki devient un moyen de subvertir le genre, ses longs métrages deviennent des pamphlets politiques sous le couvert de films de divertissement.

L'actrice Yoko Tsukasa, talentueuse interprète de Dame Ishi, disait, dans une interview de l'impeccable édition DVD Wild Side, que les héros des films historiques de Kobayashi pouvaient être joués par des salary men contemporains. Et c'est tout à fait vrai : le contexte historique, les costumes, les combats au sabre, ne sont qu'un prétexte. Le cœur de ses longs métrages c'est la dénonciation des injustices d'hier et d'aujourd'hui. Cet aspect politique est ce qui fait la force des longs métrages de Kobayashi, mais aussi peut-être leur faiblesse. Notamment pour « Rébellion » : les personnages sont assez stéréotypés et tranchés, le propos un peu trop caricatural, il leur manque justement l'universalité des personnages de Kurosawa.

Néanmoins, le talent de Kobayashi est bien réel, et si « Rébellion » se révèle en deçà de « Harakiri », s'il souffre de quelques longueurs et s'avère moins percutant, il s'agit d'un film fort, beau et prenant, excellemment interprété par Mifune, tout en sobriété, Yoko Tsukasa, toute en colère contenue, et bien sûr Tatsuya Nakadai, qui une fois de plus joue l'antagoniste de Mifune, mais également son ami, ce qui ne rend leur confrontation que plus déchirante. Après un premier visionnage décevant, je ne peux que saluer Kobayashi, maintenant que j'ai donné à « Rébellion » une seconde chance.

[4/4]

samedi 11 août 2018

« La Captive aux yeux clairs » (The Big Sky) de Howard Hawks (1952)

    « La Captive aux yeux clairs » n'est pas le long métrage le plus connu ni le plus célébré d'Howard Hawks. Et pour cause, ce fut un échec commercial à sa sortie, Hawks n'en fut d'ailleurs jamais tout à fait satisfait. Pourtant je le préfère largement à « La Rivière Rouge » son premier western, quelque peu austère et brutal, alors que « la Captive aux yeux clairs » est un modèle d'harmonie et de douceur, percé ça et là d'éclairs de violence. Dans l'ensemble, on se laisse bercer par ce récit de trappeurs joyeux et hardis, au rythme des chansons chantées à pleins poumons, entourés par un nombreux inhabituel de Français (si si !) pour un film de ce genre et de cette époque.

Il règne dans ce long métrage une bonne humeur communicative. Les deux héros masculins, Jim Deakins (Kirk Douglas) et Boone Caudill (Dewey Martin) font connaissance en s'échangeant de vigoureux coup de poings... Et c'est ainsi que leur amitié commence ! Le temps de sortir de sa prison le vieil oncle de Boone, Zeb Calloway (Arthur Hunnicutt, truculent au possible), les deux héros se joignent à un groupe de trappeurs français, qui espèrent commercer avec les Pieds Noirs (ou Black Feet), tribu indienne dont ils détiennent une femme – la fameuse captive aux grands yeux tout à fait cinégéniques – afin de l'échanger contre des fourrures et autres avantages sonnants et trébuchants.

Mais au lieu de se focaliser sur l'intrigue, tortueuse au possible, Hawks s'attache à filmer les péripéties, les rebondissements, mais aussi les à-côté de ce voyage interminable. Il prend le temps de créer une véritable atmosphère, et on se croit plongé dans cette époque, comme dans un documentaire qui aurait traversé le temps. Tout semble plus vrai que nature. On est ravi d'échouer dans une auberge où le whisky coule à flots et où hommes et femmes chantent de leur plus belle voix, dans un français touchant. D'ailleurs, on s'amuse de ces Français râleurs et charmeurs, de leurs petites combines. Mais aussi de ce passage dans la prison, où Zeb Calloway semble s'y sentir comme chez lui. Et comment ne pas résister à ces passages où les trappeurs établissent leur campement, avec leurs viandes grillées et le whisky omniprésent...

Et quand vient le temps de l'action, le rythme change du tout au tout. Des fulgurances viennent traverser le récit, à l'image de ce bateau qui remonte lentement le cours du fleuve, très lentement... Jusqu'à ce que les Indiens viennent rompre la tranquillité du périple, et amener avec eux inquiétudes et menace. Une menace dont les trappeurs mettront du temps à se défaire, d'autant qu'en parallèle une compagnie de commerce de fourrures, ayant engagé de redoutables mercenaires, se jette toute entière à leurs trousses, avec la puissance et les moyens financiers d'une organisation particulièrement efficace...

Alternants de longs moments de calme, des scènes d'anthologie et des séquences plus animées, « La Captive aux yeux clairs » n'est pas un immense chef-d’œuvre. Pour autant, c'est à mon sens un grand et beau western, et même un grand et beau film tout court. A l'image de cette dernière séquence, qui vient donner une dimension supplémentaire, et même un supplément d'âme à ce long métrage décidément très attachant.

[4/4]

samedi 4 août 2018

« Memories of Murder » (Salinui chueok) de Bong Joon-ho (2003)

    J'ai vu pour la première fois « Memories of Murder » il y a presque 10 ans. Et à l'époque ce fut un choc. Je l'ai revu il y a peu, et si je craignais que le long métrage se soit émoussé, il n'a en réalité rien perdu de sa force. Film étendard du cinéma coréen, c'est avec ce long métrage que bien des personnes ont commencé à s'intéresser au cinéma du Pays du Matin Calme, un peu comme « Rashômon » en son temps pour le cinéma japonais. Et pour cause, « Memories of Murder » contient tous les ingrédients qui font la spécificité du cinéma coréen : hyperréaliste, violent, drôle, et surtout totalement imprévisible, avec des ruptures de ton incessantes qui retournent complètement le spectateur.

En effet, « Memories of Murder » est le récit tragicomique d'une enquête policière qui vire à la débandade totale. Bonh Joon-ho nous raconte l'histoire du premier tueur en série sud-coréen dans les années 80. Et c'est peu dire que la police de l'époque était loin de posséder les moyens de mener une enquête efficace et l'organisation appropriée. Scènes de crimes malencontreusement saccagées par les badauds du coin, suspects considérés comme coupables sans raison valable et aussitôt maltraités, interrogatoires qui virent à la torture, faux témoignages, chamanisme... Tout est bon pour retrouver le meurtrier, mais son adresse dépasse de loin les compétences de la police locale, et même de l'inspecteur venu de Séoul exprès pour tenter de résoudre cette enquête.

Fait inattendu à l'époque où est sorti ce film, on assiste alors à l'impuissance de nos (anti-)héros... Ils cherchent, trouvent des indices, semblent avancer... Mais quand ils approchent du but, le tueur leur échappe. On souffre avec les personnages principaux de tourner en rond, d'avancer d'un pas pour en reculer de trois, et on comprend que leur exaspération finisse par tourner à l'aigre.

« Memories of Murder » est ainsi un thriller en tension constante, qui refuse les effets de manche qu'on voit venir longtemps à l'avance pour proposer de nombreux micro-retournements de situation. On est comme aux montagnes russes, on alterne moments de franche rigolade, et moments d'inquiétude voire d'effroi. Les évènements s'enchainent et on est pris par le tourbillon de cette enquête improbable et proprement incroyable, hallucinante et hallucinée. Impossible de rester impassible sur son siège en somme...

« Memories of Murder » c'est donc un scénario en or massif et une réalisation efficace, à la fois sobre et surprenante. Mais c'est aussi et surtout un formidable numéro d'acteurs. Il faut citer en premier Song Kang-ho, véritable histrion imprévisible qui porte presque le film à lui seul. Mais Kim Sang-kyeong n'est pas en reste et vient contrebalancer par son sérieux la folie douce de son coéquipier. Et puis toute la galerie des personnages secondaires est tout aussi digne d'éloges, des policiers véreux aux suspects un peu trop louches pour sembler innocents.

Pour finir, il faut aussi citer les quelques plans de poésie pure, magnifiques (notamment des champs et de la nature environnante), qui émaillent le film, pour apporter une respiration bienvenue au long métrage et contrebalancer sa noirceur. Et puis cette musique, à tomber, notamment celle du générique de fin. D'autant plus poignante après que l'on ait assisté à tant d'épreuves...

En résumé, si ce film n'est pas à mettre entre toutes les mains car il est dur et quelque peu sordide, il possède d'indéniables qualités : un rythme trépidant, un scénario riche et imprévisible, des acteurs bigger than life, une réalisation qui sert le propos, bref il promet un grand moment de cinéma. C'est d'ailleurs un long métrage qui a occasionné de nombreux suiveurs en Corée ou ailleurs... Et même Bong Joon-ho n'est pas arrivé à réaliser un film aussi bon par la suite. En bref, un film déjà culte.

[4/4]