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samedi 20 février 2021

« Un passager porté disparu » - Théodore Poussin tome 6 de Frank Le Gall (1992)


 

     « Théodore Poussin » est une série qui m'a fait un tel effet que je suis en train de la relire depuis le début, un mois après l'avoir découverte. C'est la première fois que ça m'arrive. J'avais le sentiment de n'avoir pas tout saisi de cette épopée foisonnante, et je dois le dire, je suis tombé sous son charme, je me sentais donc appelé à me replonger dedans dès que possible.

J'ai longuement hésité à reconsidérer les premiers albums, que je trouve déjà excellents. Mais non, je trouve que mon premier sentiment était le bon. L'un des albums que je préfère dans le premier cycle est « Le Mangeur d'Archipel », qui est pour moi l'album fondateur de la série, celui où elle prend véritablement son envol après que Le Gall ait posé les bases dans « Capitaine Steene ». Mais celui-ci provient en partie des souvenirs de son grand-père et reste encore sage.

Dans le tome 2, Le Gall s'émancipe et crée parmi les plus fascinants de ses personnages, notamment Georges Town, Martin ou Sir Laurence Brooke. Surtout, il instaure une atmosphère absolument fascinante, mêlant aventure, Extrême-Orient fantasmé et exotique, poésie et violence. Mais il faudra sans doute que je consacre une critique entière à cet album, tant je l'apprécie et il me semble d'une grande richesse.

L'album pour lequel j'ai encore plus d'admiration après l'avoir relu est « Un passager porté disparu », qui m'avait déjà très fortement impressionné lors de ma première lecture. Je n'ai plus aucune hésitation à l'affirmer : il s'agit pour moi d'un vrai chef-d’œuvre. Un album qui nécessite qu'on ait lu les précédents au préalable, mais qui mérite bien ce qualificatif. C'est en effet un album maîtrisé de la première à la dernière case, que l'on parle du scénario, du dessin, du découpage, de la composition des vignettes ou des couleurs.

Une pure merveille de subtilité et d'émotion douce-amère. Théodore vit là une aventure intime, encore chamboulé par la houle de ses péripéties en Extrême-Orient. On sent toute la détresse intérieure de notre héros, tiraillé entre la joie de retrouver sa famille, un lourd secret qui pèse sur celle-ci et l'appel du large.

Pas de doute, il n'y aurait pas de « Vallée des Roses », le chef-d’œuvre absolu de Le Gall, sans ce tome qui l'annonce et nous prépare à nous prendre une grande et belle claque. C'est comme si Le Gall en faisait une répétition générale avant le feu d'artifice du tome 7. Il faut voir Théodore tourner en rond dans sa maison familiale, rêver en se promenant dans les dunes de sables, le cœur au diapason du temps pluvieux d'automne, ou encore sa sœur courir vers la chapelle pour pleurer ce frère qu'elle croit mort... Il faut voir tout cela pour se rendre compte que déjà Le Gall est un maître dans la peinture des sentiments les plus subtils, les plus beaux comme les plus douloureux.

En cela, « Théodore Poussin » n'est pas seulement la grande série d'aventure à laquelle on la résume un peu hâtivement. C'est aussi la quête d'une âme pure, jetée dans le fracas du monde, qui n'oublie pas d'où elle vient, son attachement à sa famille et ses amis, mais qui est également entraînée presque malgré elle à fuir son chez-soi pour vivre sa vie et se construire. Ce n'est pas seulement une aventure géographique, un périple à travers le monde, c'est également et avant tout le récit d'une aventure intérieure, d'un voyage initiatique, qui fera grandir notre héros...

Et peut-être aussi le lecteur, qui se replongera dans son passé et son présent, sensible à tel souvenir, telle vision, telle odeur, telle rencontre, tel sentiment qui lui semblait à jamais perdu et qui redevient d'autant plus vif à mesure que l'auteur le plonge dans des émotions bouleversantes, l'air de rien. Ce lecteur, qui ne peut qu'apprendre, avec notre héros, à mieux comprendre quel est son propre chemin et combien la vie est belle, précieuse et fragile.

Le Gall l'a déjà évoqué je ne sais plus où, son héros Théodore vieillit en même temps que lui, contrairement à d'autres héros du Neuvième Art, ce qu'il estime être un privilège. Et je ne lui donnerai pas tort. De naïf, Théodore perd peu à peu ses illusions... mais sans se perdre lui-même. Sans perdre son âme. Le Gall le met pourtant à rude épreuve, il le fait se confronter à la vraie vie, dont la dureté n'est pas tant celle d'évènements violents et imprévisibles, que celle de relations humaines complexes et parfois blessantes. 

Pour autant, Le Gall sait aussi éveiller en nous des sentiments magnifiques. Rares sont les artistes à savoir le faire et à avoir eu la générosité de le faire. C'est sans doute cela qui fait que cette série est si fascinante et terriblement attachante...

[4/4]

dimanche 7 février 2021

« La Vallée des Roses » - Théodore Poussin tome 7 de Frank Le Gall (1993)


 

« La Vallée des Roses » est un album à part dans la série Théodore Poussin. Tout d’abord, après 6 albums qui se suivent chronologiquement, celui-ci nous plonge exclusivement dans l’enfance de Théodore. De surcroît, contrairement aux autres albums de la série, celui-ci est dessiné en couleurs directes, qui plus est à l’aquarelle. Cela lui donne un rendu très particulier, à la fois magnifique et fragile.

 

Le sujet de l’album et son illustration en font donc une œuvre doublement originale. L’alliage des deux donne même naissance à une BD profondément nostalgique. Une fois de plus, Le Gall repart des souvenirs de son grand-père pour dépeindre le bonheur de ses années passées dans la maison familiale de Rosendaël, qui signifie la Vallée des Roses.

 

Ainsi, cet album se fait à la fois la chronique de l’enfance de Théodore et de sa famille, mais aussi d’un lieu, qui est comme l’écrin de ce bonheur ineffable. On a souvent plein de souvenirs de sa maison d’enfance, c’est aussi le cas de Théodore.

 

Le Gall nous raconte là un moment merveilleux, avec une délicatesse et une tendresse infinie. Il évoque des sentiments particulièrement fins, à travers les différents personnages qui peuplent ce récit. Si Théodore et sa sœur Camille sont attendrissants, on ne peut qu’être touché par leur grand-père, héros en filigrane de ce tome. Bien sûr, il y a aussi le père de Théodore, ce marin droit, honnête et vigoureux. Mais son travail le rend souvent absent, et c’est alors leur grand-père qui demeure le seul homme de la famille.

 

Ce qui fait également toute la beauté de cet album, c’est ce récit raconté a postériori. Ainsi, le narrateur, Théodore, a une pleine conscience du temps qui passe, de ce bonheur qui hélas ne durera qu’un temps. Il y a donc au fil des pages toujours cette double temporalité, cette double conscience : les images nous montrent Théodore qui profite de son enfance et le narrateur, sorte de voix-off, nous fait comprendre que le jeune Théodore n’avait pas pleinement conscience de sa chance. Comme tout enfant, à cet âge on pense que tout est éternel… Cette conscience aiguë du moment privilégié qu’est l’enfance ne rend cette œuvre que plus bouleversante.

 

Et puis, il y a ces dernières pages… Régulièrement, au fil de l’album, on est ému par tel personnage, telle situation, tels dialogues… Lorsqu’arrive cette fin. Les larmes coulent alors, impossible de les retenir. Frank Le Gall dira qu’il lui a fallu 42 pages pour en arriver là, car contrairement à un art comme le cinéma, il n’est pas aisé en bande dessinée d’émouvoir vraiment. Pourtant Le Gall l’a fait. Et effectivement, en ce qui me concerne, c’est l’un des très rares à avoir réussi à me toucher à ce point.

 

« La Vallée des Roses » est donc un album très particulier, à la fois très personnel, formellement éblouissant, poignant sur le fond. Une réussite totale, et en même temps un album qui n’est pas représentatif de la série Théodore Poussin : ce n’est pas un récit d’aventure mais plutôt une chronique sentimentale. Le Gall a pris une direction toute autre, et pourtant il signe-là son chef-d’œuvre. Cet album peut même se lire indépendamment des autres (ou presque) tant il se suffit à lui-même.

 

Je ne peux que vous conseiller de vous jeter sur la série Théodore Poussin, si possible depuis le début et dans l’ordre. Alors quand arrivera le moment de lire « La Vallée des Roses », je gage que vous serez prêts pour vous prendre une belle claque, comme ce fut mon cas.

 

[4/4]

samedi 30 janvier 2021

« Capitaine Steene » - Théodore Poussin tome 1 de Frank Le Gall (1987)


     Cela faisait longtemps que je cherchais à lire cette série. Devant les bonnes critiques, je savais en principe à quoi m'attendre : du très bon. Et bien non, j'ai quand même été surpris. Avec Théodore Poussin, Frank Le Gall est rentré, mine de rien, dans le cercle très restreint des grands auteurs de bande dessinée, voire des grands auteurs tout court. 

Mine de rien, car au premier abord, rien ne laisse penser que nous avons affaire à une œuvre magistrale. La couverture du premier tome de la série, « Capitaine Steene », nous montre en gros plan le visage de notre fameux Théodore. Un visage rond, lunaire, quasiment chauve. Une sorte de Tintin plus rondouillard et à lunettes. Et de fait, le trait de Le Gall, notamment dans les premiers albums, est plutôt rond et chaleureux, à peine réaliste, plus proche de l'école de Marcinelle que du Journal de Tintin en somme, même si Le Gall possède indéniablement un style bien à lui. Un style qui laisse penser qu'il s'agit d'une BD plutôt humoristique ou réservée aux enfants.

Le Gall cache bien son jeu. Car Théodore Poussin est une série pour les adolescents et peut-être même surtout les adultes. Derrière ce coup de crayon sympathique, les références de notre dessinateur et scénariste sont en fait profondément littéraires. Plus précisément, la littérature d'aventure des XIXe et XXe siècle : Conrad, Stevenson, Cendrars, Baudelaire... Mais aussi Shakespeare et tant d'autres. Le Gall a un véritable amour de la grande littérature, notamment celle qui fait la part belle aux voyages à l'autre bout du monde, mais aussi qui dépeint l'hubris des hommes... 

Avec son héros au départ effacé, et au character design bien défini mais relativement neutre, c'est comme si nous étions plongés dans le corps de Théodore (comme pour Tintin) et que nous voyions à travers ses yeux les soubresauts d'une vie au départ tranquille, balancée dans l'aventure la plus pure... Et par le biais de Théodore, nous côtoyons ces hommes (j'y reviens) « bigger than life », ces personnages hauts en couleur, parfois équivoques, certains fascinants, pas loin d'être détestables mais attachants (Steene, et surtout Town), d'autres héroïques mais qui savent se salir les mains (Martin), des personnages plus énigmatiques, presque lunaires (Sir Brooke) ou encore, comment ne pas l'évoquer, le personnage peut-être le plus mystérieux de la série : Novembre, une trouvaille géniale de Le Gall. C'est en effet une des grandes qualités de cette série : les personnages sont tous complexes, avec une part d'ombre et de lumière. Ce qui ne la rend que plus passionnante.

Par ailleurs, cela vous paraîtra sans doute paradoxal : Théodore Poussin est une série quasi exclusivement basée sur l'imagination de son auteur. Son héros parcourt l'Asie du Sud-Est, sur terre et sur mer, alors que Le Gall n'a jamais mis les pieds sur le continent asiatique... Et ne souhaite pas s'y rendre. Cette série est donc une pure œuvre de fiction. Pourtant, on est transporté avec Théodore dans cet Extrême-Orient fantasmé, on tombe dès le premier album sous le charme envoûtant de cet ailleurs si différent, si captivant et nébuleux... et si beau.

Deuxième paradoxe, et non des moindres : ce qui intéresse Le Gall ce n'est pas tant les voyages de Théodore que les hommes et les femmes qu'il côtoie. Théodore Poussin est une série où les péripéties découlent des rencontres de son héros. Avec Novembre, Martin, Town, Steene... Toutes ces personnes vont changer sa vie et le faire grandir. Et c'est ce qui fait le sel de cette série : ces personnages terriblement attachants car profondément humains, avec leurs qualités et leurs défauts.

Mais ne nous y trompons pas, quand Le Gall nous fait cet aveux, c'est avec sa modestie habituelle. Le cadre de ces aventures compte également beaucoup dans la réussite de la série. Le port de Dunkerque dans « Capitaine Steene », la fuite sur les toits dans « Le Mangeur d'Archipels », le cimetière tropical à l'abandon dans « Marie Vérité », la brume épaisse de « La Maison dans l'île », la Terrasse des audiences, de nuit, dans le diptyque éponyme... Autant de lieux et de séquences mythiques, sortis de l'imagination foisonnante de Le Gall.

Je parlais de pure œuvre de fiction. Là encore, je dois apporter une nuance. En fait, Théodore Poussin est inspirée à la base par l'histoire du grand-père de Frank Le Gall, Théodore le Coq. Le narrateur des premières pages de « Capitaine Steene » reprend en réalité textuellement ce qui était inscrit dans le journal intime de Monsieur Le Coq. Tout comme son alter ego de papier, le grand-père de Le Gall travaillait dans une compagnie maritime, et à force d'entendre ces noms qui font rêver (Dakar, Buenos Aires, Shanghaï...), il a décidé lui aussi de prendre la mer. Mais sur cette base, Le Gall va créer une destinée originale à son héros, et le grand-père de Le Gall lui dira souvent « Ah ça par contre, je ne l'ai pas vécu », sans doute troublé par cette mince frontière entre réalité et fiction.

Pour finir, je tiens à m'attarder un peu sur le personnage de Théodore Poussin. S'il est au début davantage un témoin et un médiateur entre le lecteur et les personnages, il gagne peu à peu en assurance, et de jeune homme, devient un homme tout court. Un homme qui conservera jusqu'au bout son intégrité, même dans les pires moments et confrontés aux pires individus. Un homme qui se tient droit, comme une lumière dans un monde trouble et obscur. Une flamme qui vacille parfois, face à certains évènements tragiques qui traversent sa vie, mais qui perdure quoi qu'il arrive. En cela, même si certains passages de la série s'avèrent sombres, il y a toujours un côté lumineux, souvent personnifié par Théodore ou par certains de ses amis.

Ainsi, j'espère vous avoir donné envie de vous plonger dans cette série phare ou de la redécouvrir. Certes, tous les albums ne sont pas de la même qualité, les 7 premiers sont magistraux, les autres sont un peu en deçà. Mais dans l'ensemble, il s'agit d'une série qui a fait date dans l'histoire de la bande dessinée. Et Le Gall conserve toujours aujourd'hui cette aura d'un auteur particulièrement talentueux. Quand on lit Théodore Poussin, on ne peut qu'être admiratif et reconnaissant à son égard. En tout cas, moi je suis conquis. Du fond du cœur, merci Frank pour cette magnifique série. 

[4/4]