samedi 12 décembre 2020

« La bête est morte ! » d'Edmond François Calvo, Victor Dancette et Jacques Zimmermann (1945)


 

    Une BD archaïque dans les textes, assez ampoulés, et dans le dessin, similaire au travail de Walt Disney dans les années 30. Mais il est indéniable que Calvo a un très grand talent d'illustrateur. On peut rester plusieurs minutes à admirer et contempler ses dessins, extrêmement fouillés, avec plein de détails amusants.

 

Le plus dur, en fait, c'est de s'accrocher au récit, qui transpose la réalité de la Seconde Guerre Mondiale dans un monde d'animaux anthropomorphes, où les personnages clés de cette période ainsi que les batailles et les pays voient leurs noms changés. Ainsi les Anglais sont des dogs, les Américains des bisons, les Allemands des loups, de Gaulle une cigogne… Le problème, c'est qu'on peine souvent à comprendre à quels évènements réels tel ou tel épisode se rapporte. La page Wikipédia de l'album donne quelques clés, mais elle est loin de tout expliquer...

 

Je me pose alors la question du public cible de cet album. Les textes très longs et verbeux ne me semblent pas convenir à un lectorat trop jeune, alors que le dessin très enfantin leur est clairement destiné. De plus, la violence de certaines exactions de la guerre est évoquée, même si atténuée par les personnages animaliers. Du coup je me demande s'il n'aurait pas mieux valu garder les vrais noms des personnages, des lieux et des pays pour plus de clarté. Car en l'état, sauf à connaître la Seconde Guerre Mondiale sur le bout des doigts, cette BD est quasiment incompréhensible... Je ne vois pas en quoi les vrais noms auraient été trop difficiles à assimiler par les enfants...

 

Pour autant, je salue l'immense travail graphique de Calvo. Si son style est très daté dans sa représentation des personnages, assez grotesques et caricaturaux, il fait preuve de virtuosité dans le dessin et même d'audace dans son découpage, les cadrages et la composition des vignettes, ainsi que d’une grande maîtrise dans la palette de couleurs qu’il déploie.

 

Cet ouvrage se lit donc comme une curiosité, un témoignage artistique d’une période précise. Il a un intérêt surtout pour ceux qui veulent enrichir leur culture en ce qui concerne l’histoire de la bande dessinée.

 

[3/4]

samedi 21 novembre 2020

« Kivu » de Jean Van Hamme et Christophe Simon (2018)


     Une BD bouleversante... Van Hamme met un coup de projecteur sur la violence inouïe qui s'exerce en Afrique dans le Kivu, région de la République Démocratique du Congo où l'exploitation de minerai servant à la confection d'objets électroniques (tels que nos smartphones) conduit aux pires exactions... Heureusement, cette violence passe surtout ici par les mots, plus que par l'image, mais ce qui nous est raconté est terrifiant...

Vraiment, cette BD est un choc, tant la cruauté décrite donne la nausée... Et Van Hamme parvient à rendre compte du côté extrêmement dangereux de s'aventurer dans ce genre de zones, et encore plus de tenter de combattre les cruels auteurs de ces atrocités... Van Hamme nous dépeint une Afrique aux allures de Far West, où seule une Kalachnikov chargée permet de demeurer en un seul morceau...

Mais combattre ces exactions ce n'est pas seulement prendre les armes, c'est aussi, à l'image des Docteurs Denis Mukwege et Guy-Bernard Cadière, œuvrer pour panser les plaies, celles des corps comme de l'esprit. Ces deux chirurgiens humanistes, aidés de leurs équipes, réparent les femmes victimes de viols... Et ils ne s'arrêtent pas là, leur structure permet aussi à ces femmes d'apprendre un métier et de bénéficier de micro-crédits, pour pouvoir être autonomes et sortir du giron des exploiteurs divers. Ces deux médecins et leurs équipes dévouées sont une véritable lueur d'espoir, certes fragile, dans un océan de ténèbres...

Combattre ces exactions, c'est aussi prendre la plume pour décrire ce qui se passe dans ces contrées si lointaines, mais finalement si proches, car nos destins sont douloureusement entremêlés. C'est ce que fait Jean Van Hamme, en utilisant son talent et sa notoriété pour mettre en lumière l'engagement des Docteurs Mukwege et Cadière.

C'est ce qu'il fait aussi en n'omettant pas les manœuvres des multinationales occidentales, qui sont clairement complices de ce qui se passe là-bas. Elles financent des groupuscules armés qui leur permettent de garantir leur approvisionnement en minerai à bas coût, au prix de l'exploitation d'enfants et d'adultes dans les mines et en fermant les yeux sur les nombreux abus perpétrés quotidiennement... 

Pour ce qui est du dessin, Christophe Simon s'en sort plutôt bien. Son style classique et réaliste est agréable, même s'il pèche un peu par sa rigidité et un découpage pas toujours des plus lisibles. Néanmoins il remplit tout à fait son rôle et illustre de façon sobre et élégante ce récit terrible. Pour la petite histoire, Christophe Simon s'est rendu sur place à l'invitation du Docteur Cadière, qui a « commandé » ce récit à Van Hamme. Il en reviendra traumatisé par ce qu'il a vu. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites que d'avoir su restituer l'horreur sans se laisser gagner par elle...

Pour conclure, en refermant cet album de bande dessinée, on ne peut oublier ce qu'on a vu et lu. On ne pourra pas dire que l'on ne savait pas. Voilà encore un pavé dans la mare, venant éclabousser cette économie qui martyrise une partie de la population mondiale pour en satisfaire une autre. Une œuvre qui donne à réfléchir, et qui ne fait que confirmer l'urgence de changer de modèle économique, et même de société...

[3/4]

samedi 17 octobre 2020

« Souliers percés » (Рваные башмаки) de Margarita Barskaïa (1933)

 

    Brillante idée de la Cinémathèque Française que de proposer une rétrospective sur les pionnières du cinéma soviétique. Fait notable : jusqu'aux années 1960, c'est en URSS qu'il y eut le plus de femmes réalisatrices. Sur ce sujet, l'Occident faire clairement figure de mauvais élève. Mais comme l'ont indiqué les deux programmateurs de la rétrospective en introduction du film, il faut prendre ce fait avec des pincettes : l'ère soviétique a connu plusieurs phases, et si au début des années 30 soufflait un certain vent de liberté et d'audace, l'avènement de Staline a jeté un grand froid et un retour en arrière, notamment pour les droits des femmes.

Venons-en maintenant à « Souliers Percés ». C'est un magnifique film, subtil, aux nombreux degrés de lecture : un film pour et avec des enfants... mais aussi pour les adultes. Le scénario : dans l'Allemagne des années 20 ou 30, les revendications sociales éclatent, défendues par les communistes, alors que le nazisme gagne du terrain. Ce qui se vit dans le monde des adultes se joue aussi à l'école et dans la cour de récréation.

Margarita Barskaïa s'était fait une spécialité de filmer des enfants. Et on peut dire qu'elle retranscrit parfaitement cet âge de la vie, son innocence, son insouciance, son goût du jeu et des facéties, mais aussi la façon dont on reproduit ce qu'on voit et entend de ses parents. Elle parvient à tirer le meilleur de ses jeunes acteurs, qui nous font régulièrement sourire.

Mais plus encore, ce qui fait le charme de ce film c'est son ton : à la fois drôle et poétique, d'une très grande fraicheur, parfois même ironique, souvent irrévérencieux et bien sûr socialement engagé. Avec un art cinématographique consommé, il suffit de quelques plans à Barskaïa pour brosser la situation économique dramatique de toute une partie de la population. La faim, le travail des enfants, le chômage, la maladie... La cinéaste n'omet rien, sans pour autant verser dans le misérabilisme.

Elle dépeint par ailleurs tout un nuancier de conditions sociales et d'appartenances politiques, chez les adultes comme chez les enfants. Un des enjeux du film est en effet la mise en place d'une grève chez les dockers, leurs enfants tentant à leur mesure de les aider dans leur lutte, tandis que les pro-nazis s'y opposent.

Bien sûr, à l'époque de la réalisation de ce film, la liberté de création en URSS était relative. La deuxième partie du long métrage se fait donc un peu pesante, en s'attardant sur cette fameuse grève un peu comme un passage obligé, à grands renforts de chants, de défilés et de drapeaux flottant au vent. Pour autant, la première partie, qui sert d'exposition et d'introduction, réussit à manifester l'enjeu derrière : se battre pour une vie meilleure.

« Souliers Percés » est donc un film multiple, aux intérêts nombreux. Film sociologique, film artistique, film dramatique mais aussi plein d'espoir, à la fois grave et léger, c'est un long métrage d'une grande qualité qui figure en bonne place dans ce que le cinéma soviétique a fait de mieux.

[3/4]

dimanche 30 août 2020

« Nausicaä de la Vallée du Vent » (Kaze no tani no Naushika) d'Hayao Miyazaki (1982 - 1994)


     Il est très difficile, voire impossible de restituer toute la grandeur du manga phare d'Hayao Miyazaki. Avec une écriture et une publication étalées sur 12 ans, 7 tomes composent ce pur chef-d’œuvre. Miyazaki est connu pour ses longs métrages, mais ce manga les vaut largement, voire les dépasse par son ambition, sa beauté et sa profondeur.

Miyazaki élabore une épopée dantesque, il donne naissance à tout un monde, extrêmement sophistiqué, reprenant bien des aspects de celui que nous connaissons, mais réarrangés intelligemment, constituant une sorte de fable ou de conte intemporel et didactique. Il donne également naissance à toute une galerie de personnages extrêmement attachants et subtils, des « bons » en passant par les « méchants », qui le sont rarement complètement. 

Il serait vain de chercher à tout énoncer, à tout décrire. Le mieux est de se plonger dans cette formidable odyssée, où une jeune fille courageuse et éprise des autres et de la nature cherche à sauver une humanité qui court à sa perte.

Avec « Nausicaä », Miyazaki brasse énormément de thèmes, mais réussit toujours à les aborder avec finesse, sans apporter de réponses toutes faites. Il se fait même prophétique : il avait anticipé les manipulation biologiques et génétiques sur l'être humain, conduisant aux pires horreurs, ou encore le dérèglement de la nature induit par l'homme, entre prolifération des insectes, air et sol viciés, pollution omniprésente...

Extrêmement complexe, « Nausicaä de la Vallée du Vent » est une ode au courage et à la vertu, mais également un cri du cœur contre la méchanceté et la perfidie humaine, et aussi contre cette hubris des hommes, peut-être leur plus grande ennemie. On sent que Miyazaki est parfois désespéré, et la fin, surprenante car en partie ouverte, montre que l'artiste japonais garde espoir, mais que cet espoir est bien fragile.

Et puis une fois qu'on referme le dernier tome, on ne peut qu'être empli d'une grande nostalgie. La nostalgie d'avoir passé tout ce temps aux côtés de personnages extraordinaires, au gré d'aventures dangereuses, parfois même terrifiantes, bravant bien des dangers, mais conservant toujours pour certains une franche camaraderie et une amitié touchantes. 

La bande dessinée, et peut-être même surtout le manga, ont été longtemps vus comme des genres mineurs, des « sous-arts ». Mais il faut bien le dire, Miyazaki donne ici au genre ses lettres de noblesse. D'ailleurs, je n'ai toujours pas trouvé de mangaka qui égale Miyazaki. Et côté bande dessinée occidentale et franco-belge, le Senseï se place directement au niveau des plus grands auteurs du genre. Que vous aimiez la bande dessinée et/ou le manga, « Nausicaä de la Vallée du Vent » est un incontournable, un sommet absolu et sans pareil.

[4/4]

mercredi 19 août 2020

« Il était une fois dans l'Ouest » (C'era una volta il West) de Sergio Leone (1968)

 

     Vu une première fois, trop jeune, il y a longtemps, j'étais complètement passé à côté de ce film. Je m'étais dit « tout ça pour ça » ?! Je ne comprenais pas le concert de louanges qui entourait ce long métrage. Des années plus tard, maintenant que j'ai vu un certain nombre de westerns, dont les plus connus et célébrés, j'ai pu apprécier à sa juste mesure « Il était une fois dans l'Ouest ».

Je ne vais pas revenir sur les nombreuses citations et hommages de Sergio Leone envers ses prédécesseurs (John Ford, Fred Zinnemann, etc.). Sur-western et western crépusculaire à la fois, on ne peut comprendre ce long métrage sans avoir pris connaissance des films clés de ce genre, ni sans connaître toute la mythologie attenante.

Si dans mon souvenir, les westerns de Leone, et en particulier celui-ci, étaient violents, quelle ne fut pas ma surprise de constater qu'en réalité « Il était une fois dans l'Ouest » est un film très nostalgique. A l'image de l'un des ses principaux personnages, le dangereux Cheyenne, bandit romantique qui semble perdu dans ce monde nouveau où l'argent est roi et l'honneur foulé aux pieds.

Par conséquent, je ne vais pas évoquer la brillante mise en scène de Leone ou les autres aspects révélant le savoir-faire indéniable de l'équipe du film. Je vais plutôt m'attacher à parler des 5 personnages principaux, qui représentent tous bien plus qu'un idéal-type, convoyant des sentiments et des visions du monde à travers leur rôle dans cet opéra de l'Ouest qu'est ce long métrage.

Tout d'abord, mentionnons la véritable héroïne de ce film : Jill McBain, incarnée par une Claudia Cardinale au sommet de sa beauté. Jill est la prostituée avec du cran par excellence. C'est « une dure ». Au fond, c'est quelqu'un d'intègre, que la vie n'a pas salie complètement. Elle a subi et subira encore bien des outrages, mais elle arrivera à ses fins. Tout le film tourne autour d'elle, les personnages principaux masculins se disputant peu ou prou son cœur, ou du moins ses faveurs. Une femme courage, non dénuée d'arrières pensées, qui s'avère être l'âme du film, et peut-être même ainsi de l'Ouest, comme semble le montrer l'un des tous derniers plans. En cela, Leone offre à Claudia Cardinale l'un des plus grands rôles de femmes dans un western, l'un des plus complexes aussi.

Autre personnage central : Morton, l'homme qui dirige et possède sans doute la compagnie de chemin de fer envahissant peu à peu l'Ouest américain. Prêt à tout pour assouvir sa soif de pouvoir, l'argent est pour lui son plus fidèle serviteur. C'est un nouveau venu dans l'Ouest, un « gentleman » aux « bonnes manières » qui conquiert les terres et les hommes non par son courage et sa vertu, mais par sa ruse et sa richesse financière. Machiavélique et lâche, il ne veut pas se salir les mains, c'est pour cela qu'il est indissociable et dépendant de son bras droit Frank, l'homme des basses besognes.

Parlons un peu de « Frank ». L''homme de main brutal et sans morale typique, prêt à tuer femmes et enfants se présentant sur son chemin. C'est un homme du passé, un homme du Far West en ce qu'il avait de fou et de sanglant, de sans limites. C'est un peu l'alter ego de Liberty Valance (Lee Marvin), dans le film éponyme de John Ford. Un homme prêt à tout pour maintenir son emprise sur les autres, voire même pour assouvir sa soif de violence. Un homme dans la force de l'âge et qui tente de comprendre comment aller dans le sens du vent, en s'associant avec Morton. Ainsi, Frank et Morton sont les deux faces d'une même pièce : passé et présent, violence déchainée et violence civilisée.

Venons-en à « Harmonica ». L'homme mutique et vengeur, animé par un dessein connu de lui seul. Taciturne, l'homme est aussi doué à l'harmonica qu'avec son revolver, mieux vaut ne pas le prendre à la légère. Leone réussit parfaitement à l'entourer d'un mystère qui ne sera dévoilé qu'à la fin du long métrage, ne rendant le film que plus poignant. C'est le héros du Far West par excellence : l'homme droit quoique brutal, en quête de justice, aussi rapide de la gâchette qu'économe de ses mots, avec un sens de la répartie certain. Clint Eastwood lui doit beaucoup, mais ses films de justiciers ne parviendront pas tout à fait à égaler le présent long métrage de Leone, à mon sens. Il manquera à Eastwood ce supplément d'âme qui fait tout la grandeur d'« Il était une fois dans l'Ouest ».

Enfin, je ne peux oublier le personnage peut-être le plus subtil et le plus original de ce film, mais aussi le plus attachant : Cheyenne. Bandit de grand chemin, lui et ses acolytes écument la région. Il ne fait aucun doute que c'est lui et sa bande qui sont les auteurs du terrible incident du début du film. Et pourtant, la réalité se révèle plus complexe. Au fond, Cheyenne est un truand flamboyant, un malfrat au grand cœur, dont les sentiments vont l'inciter à se rallier à une cause juste, non sans conséquences. C'est peut-être lui le plus courageux. Il sait ce à quoi il renonce, sans trop savoir ce qu'il a à gagner. Lui aussi fait partie d'un monde finissant. Le progrès signera la fin des hommes comme lui, de ces Cheyenne, Frank ou Harmonica. En cela, comment ne pas penser au dernier plan de « L'Homme qui tua Liberty Valance », où un train à vapeur s'élance à travers les prairies domestiquées de l'Ouest américain ? Un plan auquel l'un des derniers d'« Il était une fois dans l'Ouest » fait clairement référence.

Pour finir, comment ne pas aborder le sixième personnage de ce film, la musique d'Ennio Morricone ? Archi connue et célébrée (à raison), elle donne corps et aura aux 5 personnages principaux, un thème musical propre étant associé à chacun d'entre eux. Chacun joue ainsi sa partition durant le long métrage, au sens propre comme figuré. Oui, Leone et Morricone signent là comme un opéra cinématographique, une œuvre de bruit et de fureur, lyrique, épique même, où la nostalgie et l'émotion semblent avoir le dernier mot. Et par là, une œuvre majeure du septième art.

[4/4]

samedi 1 août 2020

« Scandale » (Shûbun) d'Akira Kurosawa (1950)



    70 ans après son tournage, «Scandale» reste d'une brûlante actualité. Avec son acuité habituelle, Akira Kurosawa y évoque les dégâts d'une presse vampirisant la vie privée des gens pour générer du profit et avilir ses lecteurs, à l'aide de méthodes toujours utilisées de nos jours, à savoir la falsification, le mensonge et la diffamation.

Un jeune artiste (Toshirô Mifune) peignant sur le flanc d'une montagne se propose de reconduire sur sa moto une jeune inconnue égarée (Shirley Yamaguchi). Hélas, il ignore que c'est une célèbre vedette de la chanson et que des journalistes peu scrupuleux les ont suivis, les photographiant à leur insu et répandant dans la presse à scandale la fausse rumeur de leur liaison.

Les deux jeunes personnes font alors appel à un avocat (Takashi Shimura, dans l'un de ses plus grands rôles, particulièrement complexe et émouvant) pour les défendre devant un tribunal. Mais leur avocat s'avère complètement corrompu par la partie adverse, lâche et faible, miné par la maladie qui ronge sa fille (lumineuse Yôko Katsuragi), qu'il aime par dessus tout.

Le récit s'oriente alors vers le combat de l'avocat véreux contre lui-même et les journalistes qui l'ont soudoyé pour perdre le procès. « Scandale » est donc bien plus qu'un plaidoyer contre la presse de caniveau, c'est aussi une bouleversante réflexion sur la confiance et la dignité de l'homme face aux tentations diverses et aux aléas de la vie. Une réflexion sur l'éthique individuelle doublée d'une chronique sociale, un des genres de prédilection de Kurosawa, digne héritier de Dostoïevski.

Comme toujours chez Kurosawa la mise en scène est moderne et sublime, la photographie et le montage sont parfaits... Tous les ingrédients de ce long métrage en font une œuvre touchante et passionnante, un film essentiel et hélas, bien trop méconnu dans la filmographie du cinéaste nippon. Quel dommage que ce long métrage soit aujourd'hui introuvable dans le commerce, une réédition s'impose !

[4/4]

samedi 25 juillet 2020

« What's Going On Live » de Marvin Gaye (1972)


En attendant la critique de l'album studio.

La version live de l'un des plus grands albums de tous les temps. Une sacrée gageure, dont Marvin Gaye et son backing band s'acquittent fort honorablement. On est un peu perdu au début avec la réinterprétation un peu chaotique des titres finaux de l'album. Puis vient l'enchaînement des 5 premiers titres, What's Going On en tête. Magistral. Certes, c'est plus maladroit que dans l'album, mais vu la complexité et la richesse des arrangements, c'est plus que normal.

Le principal, c'est que Marvin réussisse à reproduire la même tension, la même montée en puissance. 5 titres déchirants, indissociables les uns des autres. Ne manque que Mercy Mercy Me dans cet album live – étonnant quand on connaît l'importance de cette chanson. Et puis la reprise en toute fin de What's Going On vient enfoncer le clou : on est lessivé, essoré face au déluge émotionnel de l'album phare de Marvin. Quel bonheur !

Cet album se révèle indispensable pour tout fan de Marvin Gaye et plus largement de soul. Ok, l'album studio reste indépassable. Mais cette version live vient donner encore davantage d'humanité à ces chansons extraordinaires. Les albums live de Marvin Gaye ne sont pas nombreux, alors autant en profiter, savourons le plaisir d'écouter cette version, qui donne un nouvel éclairage à ce chef-d’œuvre intemporel.

Marvin : « I just want to ask a question, who really cares ? »
Une femme dans le public : « I care ! »

On ne peut que lui donner raison...

[4/4]

dimanche 21 juin 2020

« Shogun » de James Clavell, Eric Bercovici et Jerry London (1980)


    A l'image du roman éponyme dont est tirée la série, « Shogun » a été un grand succès public. A l'époque, on parlait plus de feuilletons que de séries, et « Shogun » a été l'un des plus suivis, que ce soit aux États-Unis ou en Europe. James Clavell, auteur du roman et scénariste de la série, a ainsi joué le rôle de passeur entre la culture japonaise et la culture occidentale, permettant à beaucoup d'Occidentaux de découvrir les us et coutumes si particuliers des Japonais. Il a même contribué à un formidable engouement pour le Japon qui ne s'est toujours pas éteint de nos jours, d'autres artistes, nippons ou occidentaux, ayant pris depuis le relai.

Le moteur principal de « Shogun », et son grand attrait, est la confrontation brutale, voire violente, entre deux mondes presque opposés : le Japon et l'Occident du 17ème siècle. Un navire occidental, L’Érasme, s'échoue sur les côtes japonaises en 1600, avec à son bord des marins hollandais et un pilote anglais : John Blackthorne (Richard Chamberlain). Croyant trouver au Japon une terre de délices et de richesses, quelle n'est pas leur surprise quand ils se voient aussitôt emprisonner par des Japonais méfiants, qui n'hésitent pas à malmener et même tuer les récalcitrants.

Par un concours de circonstances, Blackthorne éveille l'intérêt des seigneurs locaux et échappe au sort peu enviable de ses compagnons d'infortune. « Shogun » est alors le récit de l'ascension fulgurante de Blackthorne dans la société japonaise féodale de l'époque, la façon dont il bouleverse l'équilibre des forces de l'époque, entre des seigneurs japonais rivaux et des jésuites portugais à l'influence puissante, qui voient d'un mauvais œil l'arrivée de protestants sur le sol japonais.

Tout le sel de ce film réside dans la surprise de Blackthorne à l'égard des coutumes japonaises, tantôt particulièrement cruelles, tantôt d'un raffinement, d'une subtilité mais aussi d'une rigidité sans nom, mais aussi à l'inverse, dans l'étonnement des Japonais vis-à-vis des manières de cet Occidental jugé comme un rustre méprisable, ou comme un allié ingénieux et imprévisible, selon les situations.

Deux visions du monde s'affrontent, et c'est de cette confrontation que naît la tension de cette série, qui, après une introduction un peu longue, devient terriblement haletante. Les péripéties sont nombreuses, tout comme les retournements de situation : tantôt ce sont les Japonais qui surprennent Blackthorne, tantôt c'est ce dernier qui stupéfie ses hôtes nippons. Et peu à peu, le destin lié de tous ces personnages fait de « Shogun » un récit tragique, les protagonistes étant tiraillés par des divergences irréconciliables.

Alors certes, si elle est basée sur des faits historiques réels, « Shogun » est une pure œuvre de fiction, avec un certain nombre d'erreurs ou de raccourcis. A titre d'exemple, l'histoire d'amour au cœur du récit est très occidentale et peu réaliste. Tout cela fait que le public japonais a accueilli la série avec circonspection et qu'Akira Kurosawa a longtemps reproché à Toshiro Mifune d'avoir joué dans cette série qui, il est vrai, propose une vision pas toujours très reluisante du Japon.

Néanmoins, à l'inverse, il est indéniable que James Clavell s'est appuyé sur une documentation fouillée du Japon, de son histoire et de ses mœurs. Beaucoup d'éléments sont véridiques et crédibles, et surtout, Clavell réussit à retranscrire avec talent l'essence, l'esprit du Japon. Beaucoup d'études ont été menées sur le roman d'origine et la série, concluant que Clavell avait retranscrit avec une certaine véracité bien des aspects du monde japonais.

Il faut donc prendre du recul et considérer la série comme ce qu'elle est : une brillante introduction à la culture japonaise, particulièrement efficace, mais qui ne vise pas la parfaite exactitude. Une fois ces éléments intégrés, on peut alors suivre la série et se laisser porter par ces personnages bigger than life, au cœur d'un récit épique fait de bruit et de fureur, à la fois beau et tragique. Un récit qui ne laisse pas indifférent et qui s'avère mémorable, fait de péripéties et d'images particulièrement marquantes.

[3/4]

jeudi 21 mai 2020

« L'Odeur de la Papaye Verte » (Mùi đu đủ xanh) de Tran Anh Hung (1993)


    Le premier long métrage de Tran Anh Hung est une réussite totale, un vrai petit bijou du 7e art. Incroyable comme sa maîtrise de la mise en scène, d'une subtilité et d'une sobriété exemplaires, était à ce point mature, alors même qu'il s'agissait de ses débuts. La profondeur de champ est intelligemment utilisée, les mouvements de caméra sont irréprochables, le montage est parfait, la photographie jolie, les prises de vues inspirées...

Rien que pour ce qui est de son esthétique « L'Odeur de la Papaye Verte » mérite les applaudissements et indéniablement sa Caméra d'Or. Mais la forme n'est pas gratuite et sied parfaitement à l'histoire qui nous est contée, celle de l'asservissement des femmes au Vietnam, à travers les destins croisés d'une petite servante (lumineuse Man San Lu !), de sa maîtresse méprisée par son mari, et de la mère de cet époux irresponsable et instable. Il convient de souligner la finesse de la direction d'acteurs et des sentiments qui sont ainsi évoqués, faisant de « L'Odeur de la Papaye Verte » un film inoubliable, pudique et émouvant.

Mais plus encore, ce qui est marquant dans le cinéma de Tran Anh Hung c'est son talent pour stimuler les 5 sens : si le cinéma ne peut réellement en satisfaire que deux, le réalisateur franco-vietnamien parvient à suggérer à merveille l'odorat, le goût et le toucher. On retrouve à chaque fois dans ses films des scènes de cuisine, où l'on voit les personnages manipuler les aliments, réagir à leur aspect ou leur saveur, tout comme ils sont intrigués par la nature, représentée sous son aspect animal comme végétal.

Il n'est pas rare que la caméra de Tran Anh Hung se pose un instant face à un lézard, des sauterelles, une feuille qui ploie sous la pluie... Regarder « L'Odeur de la Papaye Verte » confine ainsi à l'émerveillement, à un enchantement de chaque instant, tant le réalisateur parvient à nous transmettre sa sensibilité ! Un très beau long métrage, que je recommande particulièrement.

[4/4]

dimanche 10 mai 2020

« Chernobyl » de Craig Mazin et Johan Renck (2019)



    La mini-série « Chernobyl » est précédée d'une excellente réputation. Les avis positifs sont nombreux sur Internet, et sont même pour la plupart très positifs. Préférant le format des mini-séries, plus courtes et souvent de bien meilleure qualité que les séries avec de nombreux épisodes, sur une ou plusieurs saisons, j'étais donc curieux de regarder celle-ci.

Le hasard fait que je la découvre près d'un an jour pour jour après sa première diffusion. Entre temps, il n'aura échappé à personne qu'un évènement particulièrement dramatique est survenu : la crise du coronavirus, ou Covid-19, plus importante crise sanitaire et économique depuis environ un siècle. Je me garderai de faire des rapprochements hâtifs. Mais il est tout de même très troublant de constater à quel point l'accident de Chernobyl et la crise du Covid-19 se ressemblent, notamment dans la survenance de l'incident originel et la façon dont il a été géré par l'état premièrement touché, l'URSS dans le premier cas et la Chine dans le second, deux pays plus qu'autoritaires.

L'égoïsme, les luttes de pouvoir et la volonté de dissimuler la gravité des évènements, que ce soit dans un premier temps à sa hiérarchie directe et locale, puis aux dirigeants du pays, à la population locale et enfin aux pays étrangers, ont démultiplié les effets négatifs et la catastrophe. Là réside la source de l'accident de Chernobyl. Là réside certainement aussi l'ampleur de la crise du Covid-19. Je ferme la parenthèse.

Pour revenir à la série, le premier aspect qui saute aux yeux est son efficacité. Les créateurs de la série ont privilégié un traitement extrêmement sobre, voire dépouillé. Et ce, aussi bien pour ce qui est de la réalisation que du scénario et de la narration, ou encore de la musique. Un créateur de série lambda, tel qu'il en pullule en France, aurait traité les évènements chronologiquement, de l'accident au procès quelques années plus tard.

Ici on débute par un focus sur un personnage qu'on ne sait pas encore central, en 1988, puis sans transition on passe au déclenchement de l'incident qui mènera à la catastrophe, le 26 avril 1986. Ensuite les évènements sont traités chronologiquement jusqu'au procès, pendant lesquels sont intercalés plusieurs flashbacks à mesure que les personnages principaux énoncent les résultats de leur enquête. On se rend alors compte qu'on ne savait pas tout. Car ces flashbacks remontent un peu avant l'heure de l'incident, puis détaillent des péripéties, durant l'incident, qui nous étaient cachées. Et c'est là qu'on se rend compte de tout le tragique de cette histoire : d'ambitions personnelles mesquines et frustrées est né le plus grand accident nucléaire de toute l'histoire de l'humanité.

Mais cet art du récit, qui nous tient en haleine durant 5 épisodes d'une heure qui passent très vite, ne serait rien sans cette réalisation qui manie parfaitement la litote, démultipliant ainsi la force des évènements et l'émotion. Un exemple parlant : l'explosion du cœur du réacteur. Au lieu de vouloir nous en mettre plein la vue, façon effets pyrotechniques démesurés qu'on trouve dans tous les blockbusters récents, l'explosion nous est montrée de loin, à travers l'un des carreaux d'une fenêtre. Mais c'est tellement bien pensé, amené et filmé qu'on en est d'autant plus bouleversé, car ce plan nous ramène dans l'intérieur d'un habitat humain, et l'on voit ce qui se passe à travers les yeux d'une personne. On se sent alors aux premières loges de cet évènement, directement touchés. Et les choix de mise en scène de cette intelligence sont légion dans cette série.

La réalisation n'est pas de style documentaire, neutre, car les créateurs utilisent réellement des effets, qu'ils soient narratifs, de mise en scène, visuels ou auditifs. Mais ils sont tellement bien intégrés au matériau filmique qu'on ne sent pas l'artificialité de la réalisation. Au contraire, les faits semblent terriblement réalistes et on se croit plongé dans l'avant, le pendant et l'après de ce désastreux accident.

Je ne m'attarderai pas davantage sur la réalisation, sous peine de trop en dévoiler sur l'histoire, car les deux sont liés. Je tiens juste à indiquer que le premier épisode est particulièrement fort. Il couvre l'ensemble de l'incident à proprement parler : les actions qui mènent à la catastrophe quelques minutes avant, l'explosion puis les quelques heures qui suivent, absolument terrifiantes. Cet épisode est de loin le plus choquant de la série, presque insoutenable tant on se retrouve au beau milieu du cataclysme, avec ces êtres humains qui perdent la vie, extrêmement rapidement et de façon horrible. Les 4 autres épisodes sont plus « facilement regardables », même si dans l'ensemble la série est dure et éprouvante.

Mais elle est nécessaire. On ne pourra pas dire qu'on ne savait pas. Et puis c'est un bel hommage aux nombreuses victimes : faire éclater la vérité. Bien sûr, il s'agit d'une série anglo-saxonne, on pourra donc estimer qu'elle est orientée, mais elle s'est appuyée sur de nombreux documents et témoignages provenant directement des acteurs de l'époque. Quant aux Russes qui ont annoncé vouloir produire leur version des faits, ce n'est peut-être qu'une annonce qui ne sera pas suivie d'effets.

Pour finir, je dois rendre hommage aux acteurs de ce film. Le trio de tête, Jared Harris, Stellan Skarsgard et Emily Watson, est parfait. Tout comme le reste de la distribution, avec beaucoup de seconds rôles marquants. Il faut dire que les acteurs réels furent à la hauteur des plus grands personnages de fiction : des plus nobles (beaucoup se sont sacrifiés) aux plus vils, en passant par des personnes à la situation moins tranchée, heurtées par les évènements et qui ont réagi comme elles le pouvaient.

En guise de conclusion, on ne peut que porter un regard à la fois plein d'espoir sur la capacité de l'homme à affronter l'adversité et à se relever, certes en payant parfois le prix fort, mais en réussissant à dépasser des défis incommensurables. Mais on peut aussi être plus circonspect, ou en tout cas plus vigilant quant à l'industrie nucléaire. Je pense qu'il ne faut pas se laisser dominer par l'émotion, le retour aux centrales à charbon par exemple peut être plus polluant et plus radioactif au total (car oui, le charbon est radioactif lui aussi). Tant que l'on n'aura pas trouvé des énergies aussi puissantes pour faire face à nos besoins démesurés en électricité, il sera difficile de s'abstraire totalement du nucléaire. Mais une chose est sûre, tout a un coût... Et désormais, je regarderai ma consommation électrique d'un autre œil...

[4/4]

samedi 28 mars 2020

« Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire » (Kodoku no gurume) de Masayuki Kusumi et Jirô Taniguchi (1997)

    Si je devais faire de grossières comparaisons, le mangaka Hayao Miyazaki lorgnerait vers l'art d'un Akira Kurosawa tandis que Jirô Taniguchi se rapprocherait d'un Yasujirô Ozu. Bien évidemment, il y a aussi du Ozu chez Miyazaki et du Kurosawa chez Taniguchi, surtout dans la première partie de la carrière de ce dernier. Cette comparaison vaut ce qu'elle vaut, c'est juste pour se faire une idée du style de Taniguchi, à la fois célébré par certains et honni par d'autres, le trouvant trop terne.

En effet, depuis les années 1990, Taniguchi a affiné son style, au character design très particulier, à la fois très standardisé et figé pour les personnages humains, surtout leurs visages, s'inscrivant dans les codes du manga, quoiqu'avec sobriété (on ne retrouvera pas d'expressions outrées et puériles chez Taniguchi). Par contre ses décors sont très finement élaborés, très réalistes, avec une grande recherche dans le trait, la lumière et les nuances de gris, à l'aide de ces fameuses trames dont Taniguchi est un expert. Et aussi et peut-être avant tout, cette recherche d'une véritable atmosphère.

Car surtout, ce qui est caractéristique de son art c'est cette douce mélancolie, cette matérialisation du temps qui passe et de l'impermanence des choses, cet état d'esprit typiquement japonais. On retrouve également dans ses mangas les bonheurs simples, un attrait pour les petites choses du quotidien et de leur beauté que plus personne n'aperçoit.

Si on voit le verre à moitié vide, les mangas de Taniguchi sont lents, hésitants, fades, presque tristes. Si on voit le verre à moitié plein, on ne peut qu'apprécier la subtilité et la finesse des sentiments qu'il retranscrit, avec une indéniable nostalgie mais également une psychologie fouillée de ses personnages, qui ne sont pas toujours aimables en raison de leurs défauts, mais qui sont toujours très humains. En cela, ses mangas, du moins les meilleurs d'entre eux, sont très riches, parfois même poignants, comme son chef-d’œuvre « Quartier Lointain », récit bouleversant, ou « Le Journal de mon père », œuvre très touchante.

Ici, l'émotion brute n'est pas de mise. L'intérêt de ce manga est ailleurs, justement dans cette fine observation de la société japonaise, dans ce regard subtil qui sonde le Pays du Soleil Levant à travers ses rituels et notamment celui du repas, aussi important qu'en France semble-t-il... peut-être même plus ! Taniguchi, en charge de l'illustration, est accompagné de Masayuki Kusumi au scénario. Le mangaka et le scénariste nous offrent ainsi comme des instantanés du Japon contemporain, avec tout ce qu'il a de beau et de cruel. Certes on mange avec les yeux, Taniguchi dessine les mets avec ce qu'il faut de talent pour nous mettre l'eau à la bouche.

Mais ce qui est également remarquable, c'est que chaque repas est pris dans un endroit bien précis : chaque repas / chapitre a un titre composé du plat mangé par le héros et par l'endroit où il prend ce repas. Ainsi le scénariste Masayuki Kusumi en profite pour nous offrir un kaléidoscope de vues sociologiques de tel ou tel quartier et de telle ou telle population qui fréquente les restaurants locaux. On croise ainsi peu ou prou l'ensemble de la population japonaise, notamment tokyoïte, dans ce qu'elle a de plus divers.

« Le Gourmet solitaire » offre ainsi un autre regard à la fois sur le Japon mais aussi sur l'art de Taniguchi et plus largement sur celui du manga ou de la BD. Composé de 18 courts chapitres, construits à peu près de la même façon, c'est un moyen pour le dessinateur et le scénariste de se libérer par la contrainte. Et ainsi, touche après touche, les deux auteurs nous plongent dans le Japon d'aujourd'hui (du moins celui de la fin des années 90), avec une grande richesse sociologique et même une certaine poésie.

Et on parcourt cet ouvrage avec beaucoup de plaisir. Comme c'est la première fois que je l'ai lu, j'ai enchaîné les chapitres les uns après les autres, mais on peut sans peine picorer un chapitre de ci de là, revenir en arrière, s'arrêter sur un plat, un quartier ou une ambiance qui retiennent notre attention. Comme ce gourmet solitaire, qui suit son instinct pour découvrir de nouvelles saveurs ou retrouver des saveurs aimées, nous pouvons lire ce manga à notre guise. On trouve toujours quelque chose d'intéressant dans chaque chapitre / histoire. Alors quand on s'intéresse à l'histoire, à la civilisation japonaise, à son art et à sa gastronomie, « Le Gourmet solitaire » est un festin royal, un vrai régal.

En parallèle, les auteurs dépeignent en filigrane la vie d'un homme japonais contemporain. A travers les repas qu'il prend et les lieux où il se rend, Goro Inogashira révèle beaucoup de sa personnalité et de son histoire personnelle, faite de certaines déceptions, notamment amoureuses. C'est peut-être (sans doute même) son attrait prononcé pour le travail qui lui a fait perdre le cœur de femmes ne demandant pas autre chose que son attention. Si tant est que son travail relève d'un choix vraiment voulu. Car on sent que c'est finalement à table, partant à l'aventure d'un restaurant connu ou inconnu, que notre héros trouve l'apaisement. En prenant du plaisir à se sustenter... tout en repensant à des souvenirs passés, définitivement passés... Nos auteurs illustrent ainsi mieux que personne, avec beaucoup de finesse et de retenue, toutes les tensions, les contradictions et les désillusions des Japonais d'aujourd'hui, tiraillés entre tradition et modernité... presque perdus entre ces deux forces opposées.

Quelques mots également sur la belle édition Casterman. Elle regroupe « Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire ». Composée de 32 chapitres, les 18 premiers appartiennent donc au premier volume, les 14 autres au second. L'ouvrage est de très belle facture, et surtout, ce qui est appréciable, c'est qu'à presque chaque chapitre, sur la page de garde, des précisions nous sont données sur tel plat, telle coutume, tel quartier, telle population d'habitués, permettant de mieux percer et comprendre la complexité des mœurs japonaises. Sans cela, on passerait à côté de beaucoup de choses. Et encore, le traducteur précise en préface que certaines choses lui échappent, c'est dire toute la subtilité d'une civilisation décidément bien mystérieuse.

Au total, le ton général de ce manga est particulier, et je dois dire assez réjouissant, tant on se croirait plongé au cœur du Japon, assis à la table de Japonais tantôt réservés tantôt expansifs, ou au comptoir d'un petit restaurant de quartier à la cuisine simple mais délicieuse. L'atmosphère de cet ouvrage est à la fois légère et profonde, gourmande, généreuse, poétique... mais aussi foncièrement mélancolique. Le titre de cet ouvrage est explicite : notre gourmet est solitaire. Et quelqu'un qui mange seul... c'est toujours un peu triste...

[3/4]

mardi 4 février 2020

« La Vengeance du Comte Skarbek » d'Yves Sente et Grzegorz Rosinski (2004)

    J'ai suffisamment râlé contre la frilosité et la paresse des éditeurs historiques pour reconnaître sans hésitation lorsqu'un album récent est réussi. En l'occurrence, je ne peux que m'incliner devant la virtuosité de « La Vengeance du Comte Skarbek », un diptyque édité par Dargaud en 2004 pour le premier tome, puis en 2005 pour le second.

Ce projet est la rencontre de deux personnes au sommet de leur art : le scénariste Yves Sente et le dessinateur Grzegorz Rosinski (Thorgal). Tout d'abord, il faut bien l'avouer, si Yves Sente ne nous a pas vraiment convaincu avec sa reprise de la série Blake et Mortimer, et encore moins avec celle de Thorgal, ici il maîtrise parfaitement son sujet. Il puise dans les romans de Dumas, notamment son fameux « Comte de Monte-Cristo », mais aussi dans l'ambiance des salons artistiques du XIXème siècle pour nous conter la machination ourdie contre un jeune peintre.

Le sujet central de ce récit est en effet la peinture et son monde, artistique et économique, les deux étant étroitement mêlés. Or, Yves Sente construit une intrigue en forme de mise en abyme, avec de multiples résonances. Si le héros est un peintre... le dessinateur de ce diptyque l'est aussi : Grzegorz Rosinski s'essaie en effet pour la première fois à la couleur directe, c'est à dire qu'il peint directement les planches, alors que d'habitude pour les BD, le dessin et la mise en couleur sont séparés dans le temps, souvent même réalisés par des personnes différentes.

Et le résultat est magnifique. Les couleurs sont sublimes, tantôt nuancées, tantôt vives. Le récit autobiographique du personnage principal est un véritable feu d'artifices, réservant des passages épiques et visuellement somptueux, notamment lors des évocations des guerres napoléoniennes. Quand le récit revient au temps présent, il se fait plus terne, et l'on se croirait alors projeté au temps de Dumas ou de Balzac, dans un Paris contrasté, à la fois vivant, élégant et sale.

Rarement dans une œuvre, quelque soit l'art dont elle se réclame, fond et forme n'ont été aussi harmonieusement et ingénieusement entremêlés. De surcroît, Yves Sente nous réserve de nombreux rebondissements, et le lecteur est ainsi chahuté, de révélation en révélation, jusqu'à un final admirable de finesse.

De plus, on passe un très bon moment avec ces personnages. Certains sont flamboyants, notamment ce fameux Comte Skarbek, de loin le protagoniste le plus complexe et le plus subtil de ce récit, mais aussi son antagoniste et ses séides. Sente fait même intervenir un célébrissime personnage historique, avec suffisamment de tact et de retenue pour qu'il s'intègre parfaitement à l'histoire et vienne lui conférer encore un peu plus d'aura et de panache.

Alors certes, si l'on veut se montrer pointilleux, on pourra reprocher à Sente les emprunts à Dumas et des rebondissements parfois un peu tirés par les cheveux. Mais il n'en fait jamais trop et tout se tient. Sente comme Rosinski vont au bout de leur art et nous livrent là un sommet de la bande dessinée. Comme quoi, il est encore possible de créer de bons albums aujourd'hui (même si oui, cette BD a plus de quinze ans désormais).

[4/4]

mardi 21 janvier 2020

« Capitaine Cormorant » (Capitan Cormorant) d'Hugo Pratt et Stelio Fenzo (1962)

    J'ai eu la chance de retrouver une ancienne édition des aventures du Capitaine Cormorant chez Glénat (avec la couverture ci-contre) en deux épisodes, le premier ayant fait l'objet d'une réédition récente chez Casterman (cf. ma critique ici). Le premier épisode est écrit et dessiné par Pratt en personne, avec une histoire qui préfigure « La Ballade de la Mer Salée » et le personnage de Corto Maltese, même si les protagonistes de « Cormorant » diffèrent sensiblement.

Le héros éponyme est un être épris de liberté, un peu fou en apparence, mais au fond sûr de lui et de ce qu'il fait (toute ressemblance avec Corto est fortuite, hum). Rusé, courageux, il réussit à se frayer un chemin au gré des îles australes et des coutumes locales pour le moins surprenantes. On retrouve la soif des grands espaces et le goût pour l'océan de Pratt qui feront tout le sel des aventures de Corto. De plus, en bon héros « prattien », Cormorant est entouré de fidèles amis, dont un indigène tatoué que l'on retrouvera peu ou prou dans des albums ultérieurs, et une femme de caractère, autres indices des chefs-d’œuvre à venir. « Capitaine Cormorant » est ainsi une nouvelle graphique accomplie et plaisante.

Le second épisode est dessiné en partie par Pratt, en partie par Stelio Fenzo, qui achève ainsi les aventures de notre capitaine malicieux. Le second épisode vient encore enchérir un peu plus dans l'humour et l'ironie, car nos héros sont pris entre deux feux : une princesse australe qui veut épouser l'un des personnages principaux, ce qui laisse augurer une issue funeste si ce dernier n'arrivait pas à la satisfaire, et des cannibales coupeurs de tête bien décidés à faire de nos protagonistes leur prochain repas.

Ces deux épisodes, dépaysants et réjouissants, permettent de mieux apprécier ce goût pour l'aventure typiquement prattien, en annonçant les pérégrinations d'un certain marin maltais. Deux épisodes relativement brefs mais parfaitement bien menés, qui nous laissent un peu sur notre faim tant ces deux récits sont appréciables.

Ce qui est également intéressant dans cette édition, c'est la notice introductive rédigée par Dominique Petitfaux, spécialiste d'Hugo Pratt. On apprend ainsi que le dessinateur italien s'est inspiré pour cette BD de l’œuvre de Franco Caprioli, un compatriote habitué des récits d'aventures imagés, avec la particularité qu'un certain nombre d'entre eux se déroulent en Océanie, ce qui est alors nouveau pour l'époque. On ne peut que remercier ce dernier pour la riche postérité dont il est à l'origine !

[3/4]