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mercredi 22 novembre 2023

« Le Garçon et le Héron » (Kimi-tachi wa dō ikiru ka) d’Hayao Miyazaki (2023)

 

« Le Garçon est le Héron » est un film douloureux, à la fois sur le fond et dans sa réception par le public. Car il y est principalement question de deuil : le deuil de son héros principal, la mort qui s’approche pour Miyazaki, conscient de son grand âge, mais aussi le deuil de son public. Miyazaki, avec ce film, et d’ailleurs aussi avec les quelques-uns qui ont précédé, a fait le choix de ne pas reproduire inlassablement une formule éprouvée, mais de créer, une fois de plus, quelque chose de neuf, de différent. Il ne sert donc à rien de regretter les chefs-d’œuvre du passé, Miyazaki ne reproduira pas les mêmes. On peut s’en désoler, ce qui est aussi mon cas, mais il faut l’accepter, car telle est la volonté de cet artiste.

Pour celles et ceux qui rêvent d’un nouveau film « façon Miyazaki », avec le merveilleux exaltant qu’on lui connaît, je leur conseille de s’orienter vers le Studio Ponoc… Avec la mise en garde que ces derniers me semblent faire du « sous-Miyazaki », un ersatz qui en a vaguement la saveur, mais clairement pas le goût ni le génie…

C’est le risque que courait Miyazaki, de faire un best of de sa filmographie, de capitaliser paresseusement sur ses glorieux acquis. C’était d’ailleurs un peu le cas avec « Le Château Ambulant », à mon sens, même s’il s’agit tout de même d’un grand film. Certaines et certains diront que c’est en un sens ce qu’il a fait avec « Le Garçon et le Héron », en reprenant des idées de pas mal de ses autres films. Certes, mais elles sont là davantage pour faire le bilan, et sont mises au service du propos déployé ici. Il ne s’agit pas de « bêtement » satisfaire le client… pardon, le spectateur, ce que Disney, DreamWorks and co. savent très bien faire quant à eux.

Avec « Le Garçon et le Héron », Miyazaki livre son film testament, le film d’un homme de 82 ans, qui jette un regard en arrière sur sa vie, et réfléchit à l’héritage qu’il va léguer à la postérité. C’est donc une œuvre emplie de gravité, d’une certaine tristesse, mais aussi de la beauté absolue et de la poésie si chères au Sensei. Désolé donc, mais vous ne trouverez pas ici un « Chihiro-bis », un « Mononoké-bis », ni même un « Le Vent se Lève-bis », même si « Le Garçon et le Héron » contient un certain nombre de réminiscences de ces films passés.

Miyazaki nous propose ici une méditation profondément personnelle sur la vie, la mort, l’amour, le rêve… Et notamment une élégie sur sa mère, dont la maladie, lorsqu’il était jeune, l’a profondément marqué, et dont le décès l’a sans doute laissé bouleversé à jamais… J’ai appris que Miyazaki ne pouvait retenir ses larmes lorsqu’il travaillait sur certaines séquences avec le personnage de la mère. Signe évident que ce long métrage parle avant tout de son amour filial et du grand vide qu’a laissé sa mère après qu’elle ait quitté notre monde.

Ce passage d’un monde à un autre est aussi la grande ligne directrice de ce film. Le jeune héros, Mahito, personnification de Miyzaki jeune, tente de percer le mystère de la mort, en allant dans l’Autre Monde. Mais seuls les morts savent ce qu’il y a après la vie, il n’y a pas d’aller-retour vers l’au-delà, juste un aller simple…

Ainsi, Mahito ne peut s’aventurer dans le tombeau sans perdre la vie. Son aventure lui permet en revanche de faire son deuil, de mieux comprendre le sens de la vie, et de dire au revoir à sa mère, pour mieux retrouver une maman d’adoption. Je vois donc ce film comme un poème lyrique de Miyazaki adressé à sa mère, qui m’a pour ma part beaucoup ému.

J’y vois aussi sa déception de ne pas avoir trouvé d’héritier, notamment en la personne de son fils Goro, ou encore parmi les autres dessinateurs du Studio Ghibli ou du pays. On sait tous que la faute lui incombe en partie, lui qui n’a pas su leur faire une véritable place… Miyazaki avait aussi déclaré faire ce film pour son petit-fils, peut-être est-ce lui aussi qu’incarne Mahito, ce jeune garçon courageux et combatif, qui grandit sous le regard de ce grand-oncle magicien, autre avatar d’Hayao Miyazaki.

Dans tous les cas, on le voit, il s’agit bien d’un long métrage éminemment personnel. Mais qui est aussi en prise avec notre temps. Curieusement, il y est moins question directement d’écologie (thème cher à Miyazaki) et davantage de bouleversement du monde (autre thème récurrent chez Maître Miya). Avec ces animaux (humains ?) qui se sont reniés, ou ces perruches belliqueuses, représentant la résurgence des totalitarismes, qui prospèrent de plus en plus aujourd’hui.

Comment, dans cette situation, construire et non détruire ? Comment construire le beau, la paix, l'harmonie, l’amitié et l'attachement, entre les êtres et les peuples ? La vision de Miyazaki semble pessimiste et la solution qu’il avance bien fragile. Elle tient en un mot : l'amour.

[4/4]

dimanche 29 octobre 2023

« Les Feuilles mortes » (Kuolleet lehdet) d’Aki Kaurismäki (2023)


 

    « Les Feuilles mortes » de Kaurismäki me fait penser à un autre film actuel d’un grand réalisateur : « Perfect Days » de Wim Wenders. Hasard ou pas, ce sont tous deux des films typiques de ces cinéastes, chacun avec cette esthétique particulière qui a fait leur marque de fabrique. Les références aux années 1950-1960, ce goût pour les cadrages fixes, les plans colorés, un humour noir et sarcastique qui cache une véritable humanité, pour Aki Kaurismäki. Et un goût pour la liberté et l’errance, des vues urbaines directement inspirées d’Edward Hopper, les rapports entre adultes et enfants, ou encore un tropisme pour le Japon chez Wim Wenders, grand admirateur d’Ozu. D’ailleurs, tous deux sont de grands cinéphiles et de grands amateurs de rock, ce qui fait décidément beaucoup de coïncidences… Mais bref, je résume rapidement, ce sont deux très grands artistes dont le cinéma est bien plus riche que cela, bien sûr.

Or leurs deux derniers films ont en commun de prêter attention à des personnes ordinaires, à travers une histoire d’une grande simplicité. Des films « simples », pourrait-on dire au premier abord, avec une esthétique que l’on reconnaît immédiatement… Il en faudrait peu pour se retrouver en terrain connu et accuser ces deux cinéastes de facilité ou de faire du surplace… Mais chacun à leur manière, ils se sont renouvelés avec leur dernier (et brillant) essai. Qui sont bien plus riches que ce que leur simplicité apparente laisse penser.

Et surtout, ils montrent que dans le monde mécanique, froid, déshumanisé d’aujourd’hui, ce monde très dur, plus encore en cette période où les guerres prolifèrent de nouveau, de manière inquiétante… ce qui reste à la fin, c’est le lien humain. Qu’il s’agisse d’affection, d’amitié ou d’amour. Ce lien, si fragile, qui nous unit à nos semblables.

Et c’est tout le propos des « Feuilles mortes ». On peut clairement ranger ce film dans la catégorie des comédies romantiques, mais c’est une comédie romantique très originale, « à la Kaurismäki ». Grand cinéphile, le réalisateur finlandais connaît par cœur les codes du genre. En effet, il y a souvent un côté méta chez Kaurismäki, secondé par plein de références cinématographiques, qui rendent ses films très ludiques, tout en rendant un hommage sincère aux grands maîtres du septième art. Et il se plaît à jouer avec ces codes, mais toujours avec ce côté décalé qui n’appartient qu’à lui : les péripéties qui nourrissent un amour contrarié et font durer le suspense, la musique lyrique et langoureuse dès que l’amour s’éveille, la musique (drôlement) triste quand nos amoureux s’éloignent… Et puis les rendez-vous galants : au karaoké (sic), au café, chez soi… Ainsi, on ne peut que fondre pour nos deux personnages principaux : le tourmenté Holappa et la courageuse Ansa, qui forment un couple merveilleux.

Mais ce qui fait la grandeur du cinéma de Kaurismäki, malgré ce goût pour la « petite forme » (ou plutôt grâce à ce goût), c’est qu’il met l’être humain au centre. Il dépeint la vie de gens comme vous et moi, et il s’intéresse vraiment à eux : à leurs métiers, à leur quotidien, à leurs manies, à leurs qualités et leurs défauts. A leurs pensées, à leurs espoirs et leurs déconvenues. A la façon dont ils ont besoin les uns des autres. C’est cela qui est profondément touchant. On peut se reconnaître facilement dans ces personnages, très finement écrits. Et Kaurismäki nous offre de beaux portraits de personnages, magnifiquement imparfaits.

En outre, il utilise un grand nombre de plans pour montrer le travail éreintant d’Ansa, d’abord au supermarché, sous la coupe d’un petit chef exécrable, agent inflexible d’un système absurde qui broie les personnes. Puis dans un bar, à la plonge. Ou encore à l’usine, en manipulant des pièces lourdes ou des matières toxiques. De même pour Holappa, qui s’use à travailler sur des chantiers en étant payé une misère. Le cinéma de Kaurismäki a beau être très esthétisé, il a toujours les pieds sur terre et possède un côté profondément social, et même politique. Qu’il s’agisse de dénoncer l’hypocrisie de nos sociétés néolibérales ou la guerre en Ukraine.

Malgré cela, malgré le côté parfois noir et désespéré de son cinéma, malgré son minimalisme et ces sentiments retenus, Kaurismäki filme comme personne ses acteurs. Avec leur jeu réduit à l’essentiel, mais toujours juste, il suffit d’un regard, d’un visage qui s’illumine, d’une attitude, d’un geste… d’un sourire… pour que l’on soit touché directement au cœur, chaviré par cette bouleversante humanité. A ce titre, je ne peux que rendre hommage à Alma Pöysti (Ansa) et Jussi Vatanen (Holappa), qui sont formidables.

Comme le disait Léonard, « la simplicité est la sophistication suprême ». Avec « Les Feuilles mortes », et après avoir annoncé qu’il arrêterait de tourner des films – fort heureusement il a changé d’avis – Aki Kaurismäki prouve qu’il est en pleine possession de ses moyens et nous livre-là un petit chef-d’œuvre qui vient éclabousser de sa grâce le cinéma contemporain. Nous montrant que les maîtres comme lui ont encore beaucoup de choses à nous dire et à nous montrer, pour notre plus grand bonheur.

[4/4]