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vendredi 10 mai 2024

« Blaga’s Lessons » (Уроците на Блага) de Stephan Komandarev (2023)

 

 

« Blaga’s Lessons » met du temps à s'installer, mais captive tout du long. Porté par Eli Skorcheva, extraordinaire interprète de la septuagénaire Blaga, ce long métrage peut compter sur une certaine maîtrise de la réalisation de la part du cinéaste bulgare Stephan Komandarev. Les prises de vues sont élégantes et réussies, tout en étant naturalistes, dans un souci de réalisme, sans esthétisation malvenue. Komandarev se révèle également un bon directeur d'acteurs, et il possède un vrai sens du rythme, faisant monter la tension lentement mais sûrement.

Là où il pèche un peu, c'est côté scénario. L'idée de base est bonne : Blaga, professeure intègre et pointilleuse à la retraite, se fait arnaquer et perd une somme importante d'argent. Après bien des déconvenues, elle finit par travailler pour ceux qui l'ont arnaquée, afin de se refaire.

A partir de cette trame originale mais néanmoins plausible, Komandarev se révèle parfois maladroit. On se demande plusieurs fois comment un personnage si droit peut renier ses principes aussi rapidement... Mais la fin, particulièrement réussie et cruelle, vient remettre le tout en perspective.

Au-delà d'un portrait de personnage, ce film dépeint la situation de la Bulgarie, pays dévasté, comme tant d'autres, pas le joug communiste, gangrené par la corruption, et dont l'entrée dans l'Union Européenne n'a pas mis fin à tous ses problèmes... La trajectoire finale de Blaga démontre combien des années de dictature puis l'ultra-libéralisme ont détruit la société civile, les Bulgares faisant ce qu'ils peuvent pour survivre, d’un point de vue matériel et moral...

En cela, malgré ses quelques défauts, « Blaga's Lessons » est un film très réussi, terrible car lucide, dressant un portrait sans fard de la Bulgarie d'aujourd'hui. Mais attention, bien des situations représentées ici peuvent se retrouver en France, gardons-nous de donner des leçons, car nous risquons de tomber de haut, comme Blaga...

En effet, le titre du long métrage, qui est identique en anglais et en bulgare, est à double sens : Blaga, professeure de bulgare, enseigne aux autres… Mais elle « apprend » aussi : elle se prend une leçon de vie de façon bien ironique, avec ce qui lui arrive. Et elle qui donnait des leçons aux autres, au sens propre comme figuré, avec son caractère méticuleux et un peu autoritaire, voit sa vie et ses repères s’effondrer. La pauvreté et la corruption peuvent mener à bien des excès, en Bulgarie… comme en France.

Le réalisateur bulgare Stephan Komandarev signe un long métrage à la fois maîtrisé sur la forme et engagé sur le fond, avec beaucoup de courage. Malgré quelques maladresses, « Blaga's Lessons » est donc un film hautement recommandable, puissant, et particulièrement d'actualité, à un mois d'élections européennes qui n'auront peut-être jamais été aussi importantes pour notre continent...

[3/4]

lundi 29 avril 2024

« Köllwitz 1742 » de Sergio Toppi (2020)


Superbe recueil de bande dessinée. Avec cette BD, je découvre enfin Sergio Toppi, dont les dessins ambitieux et virtuoses m'impressionnaient lorsque je feuilletais ses albums. En plus d'être un brillant dessinateur, c'est un conteur talentueux. Cet album rassemble 4 histoires courtes d'une douzaine de planches chacune, créées par Toppi entre 1977 et 1993, qui dénoncent l'horreur et l'absurdité de la guerre.

Celle qui m'a le plus scotché est la première, qui donne son titre au recueil, et qui se déroule en 1742, sur un champ de bataille prussien. La chute de l'histoire est tout bonnement géniale. Il n'y a pas d'autre mot, c'est du pur génie. Je n'en dis pas plus. Le second récit prend place dans le désert égyptien, en 1943. C'est une méditation sur le respect des traditions, la guerre, la cupidité... et l'âme. Très belle histoire aussi, avec une fin particulièrement mélancolique.

Les deux derniers épisodes évoquent l'innocence bafouée par la guerre. La troisième histoire a lieu pendant la guerre du Vietnam, le héros est un jeune garçon de 8-10 ans. Une histoire où la violence est hors champ, à la fois très belle dans ce qu'elle dit de l'enfance, et très dure, dans ce paradis est-asiatique souillé par les armes et la mort. Enfin, la dernière histoire traite de la guerre en Yougoslavie, dans les années 1990. Le héros est un pré-adolescent qui voit son amitié avec un jeune de l'autre camp brisée par la guerre.

Ces quatre récits, maîtrisés à la perfection, donnent à penser sur la guerre, tout en ayant chacun un contexte précis et en offrant des pistes de réflexions différentes. Le fait de passer d’une époque à l’autre en changeant d’histoire n’est pas dérangeant, c’est même très bien vu, d’autant que c’est chronologique. Cela montre combien les conflits sanglants ont existé de tout temps, sous des formes diverses, mais de façon toujours aussi terrible et funeste pour l’humanité. Ce sont des méditations pleines de gravité, à la fois sublimes et déchirantes, qui résonnent longtemps en nous une fois la lecture achevée...

Cet album est à la fois très sombre par son sujet et ses dessins… Et en même temps, derrière le désespoir, surgit toujours quelque part une lueur d’humanité. En cela, Toppi, comme ses condisciples Pratt, Battaglia et Micheluzzi, est un humaniste, qui dénonce le mal sans perdre espoir, même si celui-ci est bien fragile. Je commence seulement à découvrir – enfin – l’immense œuvre dessinée de Sergio Toppi et je ne compte pas m'arrêter de sitôt.

[4/4]

mercredi 20 mars 2024

« Les Cauchemars de l'amateur de fondue au Chester » de Winsor McCay (1904)


 

Plus on découvre des œuvres de Winsor McCay, plus on mesure son génie, sa virtuosité et sa modernité. « Les Cauchemars de l'amateur de fondue au Chester » est comme l'envers sombre de « Little Nemo in Slumberland », avec beaucoup de points communs, mais aussi des différences fondamentales.

Une planche correspond toujours à une histoire, avec le personnage principal qui rêve et se réveille à la dernière case. Mais dans « Little Nemo », le héros éponyme est toujours le même, un petit garçon attachant. Dans « Les Cauchemars… », en revanche, le personnage est toujours différent à chaque histoire, et c'est toujours un adulte, homme ou femme d’ailleurs.

Mais la principale différence est que si « Little Nemo » nous plonge dans des univers fantastiques et merveilleux, exaltant les pouvoirs de l'imagination, « Les Cauchemars… » met en images les lubies des adultes, leurs fantasmes inassouvis et souvent ridicules avec le recul : la richesse, la gloire, la jeunesse éternelle... Ou leurs peurs les plus primales : le ridicule, la vieillesse, la mort, être cocu...

McCay utilise tous les ressorts de la bande dessinée et tout son talent pour donner vie aux fantasmes les plus communs ou les plus fous. Alors que « Little Nemo » était une plongée dans le monde des rêves, cette série de strips, comme son nom l'indique explicitement, est une immersion dans les cauchemars et la psyché des adultes.

L'auteur arrive à rendre tangible les songes, par le « réalisme » avec lequel il dépeint les chimères oniriques, grâce à sa maîtrise technique impressionnante. On a ainsi l'impression de vivre vraiment ces cauchemars, comme si on y était. Et si le tout est bien ancré dans l'époque d'alors, il y a plus de cent ans, au début du 20e siècle, on s'étonne de retrouver parfois des traits communs avec certains de nos rêves ou cauchemars d’aujourd’hui.

C'est aussi l'occasion pour McCay de livrer une critique sociale, avec un deuxième niveau de lecture. D'ailleurs le concept même de cette série, ce goût immodéré – et amusant – de certains pour la fondue au Chester, est en fait une façon à peine voilée de parler de la dépendance à l'opium et à ses rêveries embrumées – un sujet beaucoup plus grave et inquiétant. Winsor McCay profite de ce prétexte pour livrer une brillante études de mœurs et croquer les travers des bourgeois américains de son époque. Dans des États-Unis déjà très ultra-libéraux...

Sur le fond et la forme, « Les Cauchemars de l’amateur de fondue au Chester » constitue donc un autre chef-d’œuvre intemporel de Winsor McCay, qui étonne par son audace et son effronterie. On retrouve le trait acéré et mordant du caricaturiste et de l'illustrateur de presse que fut pendant un certain temps McCay, parmi ses nombreuses autres casquettes.

Mais maintenant que j'ai découvert cet opus majeur, dans l'œuvre de McCay et dans l'histoire de la bande dessinée, la même interrogation que lorsque j'ai découvert « Little Nemo » demeure. Comment se fait-il que ce génie absolu de la bande dessinée ne soit pas (beaucoup) plus connu ? Car à côté, Walt Disney paraît être un manchot... Je ne sais pas si McCay est davantage (re)connu aux Etats-Unis… J'espère que la série Netflix inspirée de « Little Nemo » permettra au grand public de le (re)découvrir. Même si elle trahit en partie l'œuvre d'origine et a l'air de mauvais goût, quand le « Little Nemo » de McCay était d'un goût parfait…

Pour ce qui est du niveau de connaissance de McCay en France, il a l'air proche du néant du côté du grand public, et même d'un grand nombre d'amateurs éclairés de bande dessinée… Ce qui me chagrine beaucoup. Je ne sais pas si c'est dû au fait qu'il semble difficile d'éditer les œuvres foisonnantes de McCay, notamment en raison de leur coût de publication, qui paraît très élevé devant l'ampleur de la tâche… Mais là aussi, je suis curieux de comprendre la raison de la méconnaissance de cet artiste exceptionnel dans notre pays… Dans tous les cas, je ne peux qu’inciter toutes et tous à se jeter sur ses œuvres !

[4/4]