Affichage des articles dont le libellé est Critiques. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Critiques. Afficher tous les articles

mercredi 31 janvier 2024

« Nocturnes berlinois » de Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero (2022)

 

Eh bien, c'est la première fois qu'un album de reprise de Corto Maltese par Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero emporte mon adhésion ! Il y a plein de choses qui ne vont pas, au niveau du scénario, des personnages ou du dessin. Mais il y a aussi plein de choses qui fonctionnent.

Tout d’abord, l'époque et les lieux choisis pour l'intrigue sont appréciables : l'Europe Centrale dans les années 1920, plus précisément en 1924. Avec notamment la République de Weimar et la montée du nazisme en Allemagne, la ville cosmopolite et trouble de Berlin, et la cité mystique et romantique de Prague. Une période à la fois terrible, qui a vu advenir la barbarie, et en même temps si riche et si complexe, avec tant d’illustres artistes et intellectuels… Le parallèle avec notre monde actuel, pile 100 ans plus tard, où les totalitarismes regagnent du terrain partout dans le monde, n’en est que plus frappant.

Les auteurs ont, pour une fois, choisi peu de lieux où situer l'action, plutôt qu'enchaîner les destinations de rêve à la façon de James Bond. Le résultat est double : cette BD possède une vraie atmosphère, sur le ton et visuellement, avec un charme indéniable. Et le rythme, malgré un nombre ridiculement restreint de 72 pages (pour un Corto Maltese), parvient à pleinement s’épanouir en dépit des nombreuses digressions. Ce qui n’était pas le cas des trois précédents albums du duo, qui enchaînaient les péripéties de façon mécanique sans jamais réussir à trouver un (bon) tempo d’ensemble.

Ensuite, j’ai souvent souri et même ri aux punchlines de Corto. Juan Díaz Canales use parfois de facilité dans les dialogues, mais la plupart des répliques de Corto sont réussies et dans l’esprit du personnage d’origine, enfin ! Rien qu’avec ça, on passe un bon moment en lisant l’album. Certes, les dialogues des autres personnages sont parfois un peu ratés, notamment pour les personnages vraiment secondaires, avec un ton trop contemporain ou un vocabulaire trop basique. Mais ceux de Corto et ses interactions avec d’autres personnages tiennent la route, ce qui joue beaucoup dans la perception de qualité de l’ouvrage.

Sur le fond, Díaz Canales a truffé son album de références ésotériques qui, cette fois, ne tombent pas comme une perruque dans la soupe. Le début du 20e siècle regorgeait de sociétés secrètes et de factions rivales, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique, les choix scénaristiques du scénariste sont donc crédibles. Qui plus est, Prague est par essence une métropole cabalistique, entre alchimistes occultes et mythe du Golem, dans le célèbre ghetto juif. Juan Díaz Canales explore ainsi des lieux peu traités par Pratt, tout en se fondant dans son goût pour la poésie et le mystère (on pense bien sûr à « Fable de Venise », entre autres).

Dommage toutefois que tous les personnages n’aient pas été suffisamment creusés et subtilement traités. Le commissaire est trop caricatural pour intéresser ou pour inquiéter. Quant à Lise, elle est esquissée psychologiquement de façon trop superficielle pour sembler un personnage vraiment vivant et auquel on s’attache, alors qu’elle est essentielle à l’intrigue. Les autres protagonistes sont plutôt bien écrits en revanche.

Là où le bât blesse, c’est surtout au niveau du dessin, finalement. Fuyez la version colorisée, elle est hideuse. Les couleurs, pourtant de la main de Pellejero en personne, ont été choisies sans aucun goût et sans aucun sens graphique ou narratif, on dirait qu’elles ont été appliquées de façon aléatoire, tant elles jurent les unes par rapport aux autres. Le trait de Rubén Pellejero, quant à lui, est toujours aussi inégal. Le visage de Corto est souvent plutôt réussi et dessiné en entier (sic), ce qui me fait préférer un Pellejero à un Bastien Vivès, beaucoup trop paresseux, en dépit d’un coup de crayon plus original. Pellejero s’en sort plutôt bien aussi avec les autres personnages.

C’est dans les décors qu’il déçoit le plus, ceux-ci sont souvent à peine esquissés, et l’on peine à profiter de lieux aussi magnifiques que Berlin ou Prague, quel dommage… Le découpage est parfois bancal et les attitudes des personnages sont assez figées, on est donc loin du dessin de Pratt… Et la partie rêvée est dessinée dans un autre style, mais qui hélas ne va pas du tout avec le reste du graphisme de l’album. C’était une bonne idée, mais le traitement est raté…

Pourtant, au total, les auteurs font le job, et cet album est à la fois ambitieux et cohérent. Même si le personnage de Corto Maltese reste en-deçà de ce qu’il était sous la plume d’Hugo Pratt, j'ai trouvé cet album assez envoûtant, ce que je ne pensais pas pouvoir dire d’un album de reprise de cette série tellement mythique… Allez, Juan et Rubén, continuez comme ça et je vais finir par reprendre espoir en cette initiative insensée de faire revivre Corto !

[2/4]

jeudi 28 décembre 2023

« Et vous, comment vivrez-vous ? » (Kimi-tachi wa dō ikiru ka) de Genzaburô Yoshino (1937)


Magnifique roman d'apprentissage, d'une profondeur insondable. Certes, le ton très didactique et le vocabulaire simple peuvent laisser penser que cet ouvrage ne s'adresse qu'aux adolescents. Mais si c'était le cas, ce serait déjà un chef-d’œuvre de la littérature jeunesse, par sa force et sa richesse sur le fond. D'ailleurs, c'est ce qu'il est. Son retentissement énorme, des décennies après sa rédaction, en est la preuve éclatante.

Mais ce livre peut aussi se lire à un âge adulte, et n'en est que plus émouvant. Il permet de se mettre à hauteur d'adolescent, en se replongeant dans nos pensées de l'époque, mais aussi nos choix qui ont fait l'adulte que nous sommes aujourd'hui. Qui plus est, l'auteur déploie des valeurs universelles, valables à tout âge et quelle que soit son origine ou son pays. Ce qui est d’ailleurs remarquable, pour un livre écrit en 1937, alors que les totalitarismes étendaient leur emprise sur le monde entier…

Si le style, que ce soit dû à la traduction ou non, peut paraître un peu scolaire, il se dégage de la lecture de ce livre un enthousiasme vivifiant et des sentiments subtils. Il est indispensable de prendre connaissance du contexte de rédaction de ce livre avant de s'y plonger, ce que permet la note introductive signée de l'auteur, Genzaburô Yoshino, dans l’édition Picquier (excellente). Cet ouvrage est en fait le dernier et le point d’orgue d’une collection de seize livres pour enfants, intitulée « Nihon Shukokumin Bunko », soit en français « Bibliothèque de la Jeunesse Japonaise ».

Cette collection est le fruit d’un travail collectif, entre éditeurs et écrivains, autour d’une ligne éditoriale humaniste et progressiste, allant clairement à l’encontre du militarisme forcené qui régnait alors au Japon. Genzaburô Yoshino était éditeur de cette collection, et comme ses partenaires sur ce projet, il a fait plusieurs fois de la prison du fait de ses convictions politiques. Il se trouve que ce seizième ouvrage devait être la clé de voûte de la collection, devant donner sens et perspective à l’ensemble des ouvrages précédents. La tâche était donc difficile et ambitieuse. C’était l’écrivain Yūzō Yamamoto qui devait le rédiger, mais il tomba malade, et ce fut donc Genzaburô Yoshino qui pris son courage à deux mains et s’attela à écrire cet ouvrage.

Genzaburô Yoshino n’est pas un génie de la littérature, ce livre ne vaut donc pas la lecture pour cet aspect. D’où, sans doute, certaines critiques négatives que j’ai lues ici et là, qui me semblent hélas ne s’en tenir qu’à la forme (et donc à la surface)… En revanche, Yoshino était un philosophe, et il avait un grand sens de la pédagogie. Il a ainsi construit des personnages attachants et plausibles : quelques jeunes d’une quinzaine d’années. Et il leur a fait vivre des péripéties classiques à cet âge… Mais en cherchant à en tirer de grandes leçons. Or si la langue employée n’est pas renversante – mais belle pour autant – ce sont surtout les réflexions qui y sont déployées qui s’avèrent tout simplement brillantes.

Avec une économie de mots redoutable, Genzaburô Yoshino réfléchit aux grands problèmes de l’humanité… et aux grandes questions qui font d’un homme et d’une femme des êtres humains dignes de ce nom. L’air de rien, ce livre, progressivement, se révèle un roman d’apprentissage très marquant, traitant de thèmes aussi importants que l’humanité, la société, la nation, la vertu, le courage, l’amitié, l’honneur, la justice, la fraternité, la vérité, la science, l’art, mais aussi la lâcheté, la violence, le mensonge, le remord, les inégalités sociales, la conscience… « Et vous, comment vivrez-vous ? » est donc un livre particulièrement puissant, vibrant d’humanisme, renfermant des passages éblouissants, au milieu d’un roman solaire, célébrant la beauté de l’enfance et de l’adolescence, ces temps de construction de soi si fondamentaux pour tout être humain.

Pour finir, je dois préciser que j’ai lu ce livre récemment, comme beaucoup, car il vient d'être adapté au cinéma par Hayao Miyazaki, sous ce même titre au Japon, et traduit de façon très maladroite et réductrice par le simpliste « Le Garçon et le Héron » en Occident… Comme beaucoup, également, je me suis vite rendu compte que Miyazaki ne s’en est inspiré que de façon très lointaine, ce qu’avaient indiqué certains journalistes à la sortie du long métrage. Mais à vrai dire, en lisant cet ouvrage, j’avais l’impression d’être dans un film de Miyazaki, avec ces mêmes personnages fiers, dignes, profondément humains, vivant la vie à fond. Avec cet humanisme rayonnant et vivifiant, tellement inspirant… Cette joie d’être au monde et de s’accomplir…

Pas de doute, il y a bien une filiation entre ce livre et l’œuvre d’Hayao Miyazaki. Il y a même des liens évidents avec « Le Garçon et le Héron », ne serait-ce que par le héros du film, Mahito, qui a un caractère proche de celui de Coper, le héros du roman. Ou encore avec cette figure tutélaire de l’oncle, même si celle-ci a une place absolument essentielle dans le livre, et plus secondaire dans le film de Miyazaki.

En tout cas, je ne peux que recommander de mettre cet ouvrage dans les mains de tout adolescent de 12 à 18 ans. C’est un livre que j’aurais aimé découvrir plus jeune, et qui m’a fait une très forte impression, alors que je le lis pour la première fois en ayant la trentaine. Et une fois encore, je ne peux que saluer la clairvoyance et le courage de son auteur, Genzaburô Yoshino, qui a écrit une œuvre d’une beauté et d’une intelligence sidérante sur le fond, à une époque particulièrement trouble et délétère. C’est peu dire qu’elle résonne d’autant plus fort aujourd’hui…

[4/4]

jeudi 21 décembre 2023

« La Chimère » (La Chimera) d’Alice Rohrwacher (2023)


Je ne pensais pas pouvoir le dire un jour : voici un film d'Alice Rohrwacher que j'ai apprécié. « Heureux comme Lazzaro » m'avait laissé complètement sur le carreau. Encensé plus que de raison à mon sens, il partait avec d'excellentes et ambitieuses idées sur le papier, mais la mise en images et en scène laissait le tout à l'état d'intentions, de brouillon assez (très ?) poseur...

« La Chimère » est mieux écrit et construit il me semble : il y a un fil conducteur (c'est le cas de le dire), qui donne sens à l'ensemble et à ses parties. On retrouve le goût d'Alice Rohrwacher pour les marginaux et pour les digressions. Et par ses thématiques et ses images, la cinéaste est une fois encore ambitieuse, dessinant à l'écran un portrait multiple de l'Italie, à travers les âges (Étrusques, Rome antique, 18e siècle, 20e et 21e siècles...) et les différentes catégories de sa population, des plus modestes aux plus aisés.

Le film fait également référence aux grands cinéastes italiens du passé, notamment Federico Fellini, source d’inspiration majeure ici (« La Dolce Vita », « Fellini Roma », « Les Vitelloni »...), ou rappelle les personnages de bras cassés à la Mario Monicelli (« Le Pigeon »…). Si les citations sont bien vues et plutôt bien intégrées, elles sont peut-être un peu trop évidentes, comme pour masquer certaines faiblesses.

Certains passages sont en effet plus caricaturaux... Je salue la conscience sociale de la réalisatrice italienne. Mais si parfois l'outrance est bien amenée, d'autres fois elle jure avec le reste du film, plutôt subtil au demeurant. Il y a toujours, également, quelques passages « space » et un côté perché, voire bien allumé, qui me fait un peu sortir du film par moments... Ou encore une difficulté à intégrer harmonieusement plein d'idées qui partent dans tous les sens, certains éléments faisant quelque peu artificiel et forcé.

Toutefois, matérialiser le rapport des Italiens à l’art (antique), dans les années 1980 est une bonne idée. Partout en Occident (voire ailleurs dans le monde), le marché a fini par gangrener tous les domaines de la vie. Le processus avait commencé bien avant, notamment pendant les Trente Glorieuses, mais il s’est radicalement accéléré, de façon décomplexée, dans les années 80.

On en voit les résultats aujourd’hui. Notre modèle de société, ultra consumériste, est à bout de souffle, et détruit tout : l’être humain, la nature, la vie… Et c’est en Italie que cette situation s’est peut-être le plus cristallisée. Pour qui connaît ce pays, la beauté époustouflante y côtoie la vulgarité la plus crasse, ne serait-ce qu’à la télévision, défigurée par Berlusconi. Je ne peux donc que respecter le choix d’Alice Rohrwacher d’avoir choisi un tel sujet (le pillage de tombes étrusques par des gens pauvres), surtout qu’elle a réussi à tisser autour un récit qui se tient.

Finalement, la poésie de l'ensemble, avec un certain nombre de trouvailles scénaristiques et visuelles, a emporté mon adhésion. Au passage, je l’ai peu vu cité par les critiques, mais il y a pour moi également un certain nombre de références sur le fond et la forme à Jean Cocteau, le mythe d’Orphée étant d’ailleurs au cœur du long métrage (on entend même « L’Orfeo » de Monteverdi à un moment). La belle photographie, quant à elle, sublime le tout, et en fait un objet esthétique abouti, une œuvre cohérente, avec une réelle profondeur. « La Chimère » constitue donc pour moi une belle surprise. Sans être un grand film, c’est un long métrage inspiré et intéressant, qui montre qu’Alice Rohrwacher est désormais une cinéaste qui compte.

[3/4]