Le dernier film de Sokourov
divise. Car «Faust» est un film difficile, exigeant, qui ne mûrit qu’après
la projection (et si l’on fait l’effort d’y resonger sérieusement) et qui ne
fait aucune concession sur ses choix artistiques. Pour peu que
le spectateur les refuse, le risque pour lui de voir le film à distance, sans
jamais s’impliquer, est grand. Après deux visions, j’estime quant à moi qu’il s’agit d’un chef d’œuvre, et sans galvauder le terme: je parle bien d’une
œuvre majeure comme il en sort même pas une tous les 5 ans sur nos écrans (je
vous préviens, mon avis sera tranché: à ceux qui ne supportent pas les
superlatifs, cette critique sera pénible)… A mon sens, avec «Faust», le
cinéaste russe réalise certainement son plus grand film depuis «Journées
d’éclipse» en 1988, surpassant peut-être même ce dernier par l’incroyable
richesse et densité de son œuvre… Et lorsqu’on regarde les merveilles qui ont
jalonné la filmographie du cinéaste entre ces deux films séparés de plus de 20
ans (en vrac : «Pages cachées», «Mère et fils», «Le soleil», et
quelques élégies d’une beauté et d’une poésie remarquables, telle «Elégie de la
traversée»), cela souligne à quel point ce «Faust» est, à mes yeux, immense.
Le film s’ouvre par un plan
cosmique sur un miroir se balançant dans les cieux, accroché aux nuages, avant
que la caméra ne se rapproche d’un petit village allemand indéterminé, qui sera
le lieu du drame. Ce premier plan ouvre déjà un océan d’interrogations… Que
nous dit ce miroir que Sokourov a posé là? Est-il une métaphore du cinéma comme
reflet du réel et du monde, mais un reflet déformant, transfigurant (d’où alors
les nombreuses anamorphoses et distorsions de l’image très présentes dans ce
film, et bouleversant totalement la perception du spectateur, notamment par
l’aplatissement et la quasi disparition des perspectives)? Reflète t’il les autres films de la
tétralogie de Sokourov sur le pouvoir et la puissance, comme le cinéaste le
souffle lui-même dans le générique de fin, nous conduisant à une relecture
totale de l’œuvre dans son intégralité? Oui, sûrement, mais ce miroir qui pend
du ciel peut surtout donner lieu à une plus profonde lecture métaphorique, qui
rappelle un autre grand film russe, le «Solaris» de Tarkovski: l’homme,
représenté ici par Faust, cherche la réponse au grand mystère insondable de la
vie, il interroge Dieu et lève le nez au ciel; il ne trouvera pour réponse que
son propre reflet, Dieu apparaissant, pour Sokourov (ou tout du moins pour
Goethe, puisque Sokourov ne fait ici que retranscrire l’une des pensées
profondes de l’œuvre du poète allemand, qu’il a donc parfaitement lue), comme une
émanation de l’homme. Dieu comme reflet de l’homme et ici, comme le film ne
cessera de le développer, le Diable comme reflet de l’homme, comme reflet de
Faust. Sokourov multipliera d’ailleurs les parallèles entre Mauricius
(Méphistophélès) et son maître, Faust, dans un ballet mimétique agité.
Mauricius n’est que l’incarnation, la représentation physique des désirs de Faust. Dit autrement, le Diable est la représentation
des possessions de l’homme; il lui est peut-être extérieur (plus pour
longtemps, comme nous le verrons), mais il en est une incarnation, il en est
l’âme (qu’il réclame donc comme son dû). C’est là que le film de Sokourov, par
l’ambivalence riche de sens qu’il donne à la figure du Malin, s’avère bien plus
dense et profond que le «Faust» de Murnau, qui se limitait quant à lui à
l’opposition binaire du Mal contre le Bien, de Dieu contre le Diable (attention,
le «Faust» de Murnau reste un très grand film, mais à la portée plus
modeste, puisque focalisé sur le conte populaire, sur la légende). Sokourov
échappe par ailleurs à la vision noire et purement pessimiste de l’humanité, et
enrichit encore davantage cette ambivalence en refusant de supprimer Dieu,
puisque ce n’est pas Sa parole qui est intrinsèquement la source de la
perversion, mais l’incompréhension et la mauvaise interprétation que Faust fait
de Cette parole (la séquence du prologue de l’évangile de St Jean, «Au
commencement était le verbe», ici interprété à l’envers par Faust)… Dieu sera
même clairement d’une séquence de lumière ahurissante, comme incarnation de
l’amour.
A la fin terrifiante de son film,
Sokourov nous montre, sous une tonalité complètement apocalyptique, la mort du
Diable, la mort du Mal en tant qu’entité théorique, en tant que création de
l’esprit, séparée de l’homme. Les deux finissent par fusionner; Faust,
devenu fou, intériorise le Mal qui fait désormais partie intégrante de l’homme,
et marche vers le 20ème siècle et ses innombrables crimes. La
tétralogie du cinéaste adopte alors parfaitement la forme circulaire
souhaitée: à l’horizon vers lequel se dirige Faust, se profile le Moloch
du premier volet. C’est pourquoi, si le film de Sokourov peut bien, au final,
être considéré comme un récit mythique, c’est parce qu’il nous narre l’origine
de l’homme du 20ème siècle, l’origine de l’homme "moderne". Il n’est
pas hasardeux que cet homme soit un scientifique, avide de connaissance, en
quête de la compréhension absolue, et que cet homme recherche scientifiquement,
par la dissection froide et mécanique des cadavres, la place de l’âme humaine…
Il n’est pas hasardeux que cet homme, ou plutôt son assistant jaloux, cherche à
se substituer à Dieu en reproduisant la vie, ne donnant finalement naissance
qu’à un monstre de souffrance (un autre monstre créé par l’homme, tel Mauricius),
qui périra lamentablement dans les débris d’un bocal… Il n’est pas hasardeux non
plus que cet homme soit incapable de voir la présence divine autour de lui,
dans la simplicité et la beauté de l’existence, dans la magnificence d’une
nature généreuse… Incapable de se rendre compte de cette présence qui l’entoure
et le suit : là un échassier, là un ours, là un hibou… «Le Dieu qui se
réfugie dans ma poitrine, qui peut agiter profondément mon âme, qui domine
toutes mes forces, hors de moi est impuissant» se lamente t’il, sans se
rendre compte de l’orgueil démesuré que ces paroles traduisent puisqu’elles le
confondent avec Dieu lui-même…
Sokourov est un grand résistant à la modernité.
Il s’attaque là à l’origine du mal qui ronge le monde, cette dimension prométhéenne
de l’homme moderne, dominé par la raison. On voit facilement se dessiner derrière la déambulation
physique et mentale de Faust toutes les monstruosités à venir du 20ème
siècle, monstruosités qui doivent tout à un certain esprit, une certaine
rigueur scientifique: les guerres, l’industrialisation de la mort,
l’apparition et la menace irréversible du nucléaire qui plonge une humanité
désormais capable de s’autodétruire dans l’absurde, les manipulations
génétiques, l’eugénisme, l’individualisme forcené, la destruction de la nature, etc… Le Malin se réjouira
ainsi de voir par un télescope, dans une poétique projection du futur, un singe
danser sur la Lune, signe de l’avènement proche du règne de la science… Mais
cette vision ambivalente que Sokourov nous offre du Méphistophélès de Goethe ne
représente qu’une partie des significations multiples proposées par ce film
dense, d’une profondeur vertigineuse, et qui ne peut en aucun cas être
appréhendé intégralement en une ou même deux visions. Il y aurait tant à en
dire, que cette critique pourrait rapidement virer en un indigeste pavé… Un
autre format s’imposera alors pour reparler de ce «Faust».
Quelques mots tout de même sur la
forme du film, tant là aussi le cinéaste réalise une œuvre magistrale, d’une
beauté époustouflante, et appuyée sur un travail de mise en scène d’une
cohérence folle avec son sujet. Le format déjà. Pour illustrer le sentiment
d’enfermement de Faust dans sa simple condition d’homme (condition qu’il refuse,
origine de ses maux, ne voyant pas justement en cette simplicité la voie vers
la liberté et le bonheur), pour montrer sa claustrophobie de l’existence
mortelle et sa quête désespérée et forcément vaine d’un "mieux", d’un "plus", d’un
absolu du sens, Sokourov propose son film dans un format 1:33 étriqué tel qu’on
n’en voit plus sur grand écran depuis longtemps. Dans ce cadre carré, resserré,
les personnages n’ont pas la place de se déplacer librement et ne cessent de se
bousculer, de s’entrechoquer. Le format de l’image détermine l’espace de vie
des personnages, le hors champ n’existe plus. Il leur faut alors se serrer et
forcer le passage pour ne franchir qu’une porte… Ce sentiment d’enfermement
peut contaminer le spectateur, qui peut avoir parfois du mal à trouver des
respirations au milieu de cette densité: c’est le prix d’une mise en scène exigeante,
intelligente et cohérente. Il me faut aussi parler du travail prodigieux,
jamais gratuit, que le cinéaste réalise sur l’image. Dès l’arrivée de Faust
dans l’antre de Mauricius, l’image se déforme: le Diable déforme la
réalité, déforme l’image, il est le maître de l’illusion et déjà, Faust flotte
dans un entre-deux monde… Rien ne résiste aux distorsions qu’impose le Malin,
pas même le corps de celui-ci, amas informe de chaire molle, où le sexe, sexe
de garçonnet, est positionné au-dessus des fesses. Comme à son habitude,
Sokourov travaille l’image comme un peintre, et si on retrouve ici Caspar David
Friedrich et Herri met de Bles dans les extérieurs, c’est bien Rembrandt qui
est constamment convoqué dans les intérieurs, aux côtés de Vermeer, ou encore,
de David Teniers… Les nuances de gris, d’ocre et de brun sont déclinées sur des
palettes d’une richesse exceptionnelle, dans une lumière en clair-obscur
incroyable, avec cette omniprésence du vert qui rappelle le travail sur la
couleur déjà réalisé pour «Moloch» (une tétralogie à la forme circulaire
disais-je, nous retrouvons donc ici le vert du volet initial, tout comme nous
retrouvons la langue allemande…). Quant au son, il est étouffé, pas toujours
très clairement audible, ce qui donne l’impression d’un film en sourdine et
augmente la sensation de confinement. Les dialogues sont très présents,
envahissants même, si bien qu’ils deviennent une sorte de musique
d’accompagnement du film, soulignée par des aboiements récurrents de chiens et
la musique lancinante d’Andrey Sigle. Cette musique d’accompagnement assez
étouffante trouve son sens profond dans le contraste qu’elle créé avec les
moments de silence, qui deviennent alors saisissants de solennité, et
absolument magiques. On notera à cet égard deux des plus belles séquences vues
au cinéma depuis des années et qui se répondent en miroir (encore cette
réflexion du film): un bain de lumière et d’amour suivi d’un bain de
ténèbres et d’amour… «Faust» est un film exceptionnel, dont on ne fait que commencer
à sonder et à explorer les infinies richesses. Chaque scène est chargée de
sens, que ce soit du point de vue du travail d’adaptation littéraire (Sokourov
a manifestement réalisé un gros travail de lecture, presque d’exégèse, de
l’œuvre de Goethe), du point de vue politique et historique, du point de vue
religieux et spirituel, le tout traité sous une forme poétique admirable… Une
œuvre imposante qui n’a d’ailleurs peut-être pour seul défaut que sa
grandeur écrasante, son intimidante stature de film somme (stature que le
cinéaste s’efforce pourtant d’adoucir par l’humour, le burlesque et le
grotesque). On reparlera, pour sûr, de ce «Faust»…
[4/4]