dimanche 13 mars 2011

« Pickpocket » de Robert Bresson (1959)

    « Crime et Châtiment » vient tout de suite à l'esprit lorsque l'on regarde « Pickpocket », et pourtant comparer ces deux oeuvres est bien la dernière chose à faire pour tenter d'appréhender la seconde : si Michel ressemble à Raskolnikov, Jeanne n'est pas Sonia, et « Pickpocket » paraîtra beaucoup plus « sec » et elliptique que l'imposant roman de Dostoïevski... Peut-être même décevant... C'est que le propos diffère sensiblement : ce n'est pas tant la psychologie profonde des personnages qui est explorée, que leur trajectoire, leur destinée. Il est flagrant à ce titre que Bresson en informe le spectateur dès le début : « Pickpocket » adopte de fait un point de vue plus externe à ses protagonistes, et si l'on sent profondément le malaise intérieur qu'éprouve le héros, on peine toutefois à s'identifier totalement à lui. Bresson brosse le portrait d'un homme obsédé par une idée fixe, qui fera tout pour tendre vers cet idéal avant de se faire rattraper par sa véritable nature, profondément humaine. Nous suivons ainsi son ascension « objective », puis sa chute, toujours avec la distance de celui qui juge. Peut-être est-ce de l'artiste qu'il parle, cet homme qui se croit au-dessus du commun des mortel et qui se doit – dans son esprit – de s'élever au plus haut pour entraîner à sa suite l'humanité vers une sorte de grandeur. Michel n'est pas un meurtrier, mais un voleur! Sa virtuosité fascine, son adresse ébahit, et l'on est prêt à lui accorder tout crédit pour pouvoir continuer à assister à l'exercice de son art. Car l'on peut dire que Bresson atteint la virtuosité de ce qu'il filme dans ces séquences extraordinaires de mains qui se tordent, entrent et sortent du plan, glissent sous les vestes, osent toujours plus, puis s'échappent. Le spectateur vit au rythme de l'audace de Michel, s'angoisse avec lui de l'issue de ses « tours » mais finalement en redemande toujours, cherche tout comme lui à voir jusqu'où peut-il aller, il est grisé comme l'auteur des vols par cet art de la transgression, tellement beau et pourtant tellement répréhensible! « Pickpocket » peut donc être vu en un sens comme une métaphore du cheminement de l'artiste, mais par son abstraction peut tout autant prêter à d'autres interprétations : c'est l'un des films les plus dépouillés de son auteur, d'une facture presque « classique », et paradoxalement l'un de ses plus éblouissants formellement parlant.

[4/4]

jeudi 10 mars 2011

« Les diamants de la nuit » (Démanty nocy) de Jan Nemec (1963)

Y a-t-il eu, dans la brève histoire du septième art, décennie plus foisonnante, plus riche, plus innovatrice que les années 60 ? Je ne le pense pas. Et le cinéma tchèque, qui naquit en amont et en aval du printemps de Prague, en est une des fort nombreuses illustrations. «Les diamants de la nuit» de Jan Nemec (1963) prend place parmi les nombreux bijoux que nous ont offerts une génération de réalisateurs au pays de Kafka, avant que le pouvoir communiste n’y impose sa sinistre «normalisation». L’argument du film est très simple. Aux alentours de l’année 1943, deux jeunes hommes sautent d’un train de déportés. Ils doivent se trouver quelque part dans la région de Carlsbad (aujourd’hui Karlovy-Vary en Tchéquie) peuplée de Sudètes germanophones et rattachée au Reich en 1938. Affaiblis, épuisés, tenaillées par la faim, la soif et le froid, ils fuient à corps perdu dans la forêt et luttent pour leur survie avec une énergie animale. Ils finissent par trouver un village où ils obtiennent à boire et à manger d’une fermière. Mais celle-ci les dénonce et ils font alors l’objet d’une véritable chasse à l’homme menée par tous les vieillards du village (on imagine les hommes plus jeunes au front). Rattrapés, ils sont condamnés à mort pour finalement faire l’objet d’un simulacre d’exécution. Le film vaut cependant moins par ce contenu très ténu que par sa mise en scène magistrale où éclate tout le talent de Nemec. Son ouvrage relève stylistiquement de ce que Deleuze appelle l’image-cristal, c’est-à-dire d’une image où le réel et le virtuel se confondent jusqu’à devenir indiscernables. Le réel, ce sont les perceptions actuelles des personnages, portant sur une réalité «objective». Le virtuel, ce sont les perceptions issues de leur imagination et qui portent sur les nappes de passé peuplant leur mémoire et sur les projections fantasmatiques de leur avenir. Deleuze assigne un statut cristallin aux images d’un film lorsque celles-ci mêlent de la sorte le réel et le virtuel, au point que le spectateur ne puisse plus décider de l’objectivité de sa perception. C’est très exactement ce qui se passe dans «Les diamants de la nuit». Tout est filmé du point de vue subjectif des deux personnages et Nemec alterne sans cesse perceptions actuelles, souvenirs récents ou plus anciens, ainsi que projections imaginatives de l’avenir espéré, au point qu’on ne puisse plus toujours décider avec une absolue certitude du statut de chaque image. On voit ainsi l’un des deux héros fantasmer à diverses reprises l’assassinat de la fermière, lequel n’aura en réalité pas lieu. On voit d’autre part le rêve récurrent d’une porte à Prague, celle d’un espoir non dit et qui ne sera jamais ouverte. On voit enfin l’image des deux jeunes gens assassinés pour comprendre finalement plus loin qu’il ne s’agissait à nouveau sans doute que d’un fantasme. Ce désordre vécu de la vie perceptive est bien évidemment motivé par la faim, les angoisses et les espoirs des personnages et le talent de Nemec est de nous le faire ressentir de l’intérieur. Sa caméra colle d’ailleurs au plus près des corps, saisissant leurs douleurs, leurs contorsions et toute la gamme des émotions qui les étreignent. La bande-son quant à elle, minimaliste, quasi muette, dépourvue de musique, se contente d’enregistrer les bruits de la nature, la respiration haletante des deux protagonistes ou encore les rires narquois et les chants de leurs chasseurs. Il s’agit d’un film terrible dans sa simplicité et son extrême concision (il dure à peine 65 minutes). Il nous montre deux adolescents réduits à un état de survie animale et nous rappelle, par le portrait répugnant qu’il nous brosse de leurs bourreaux — «les braves vieillards sudètes», que les monstres ne sont pas des extraterrestres, mais des gens parmi les plus ordinaires et les plus quotidiens, ceux-là même qui pourraient se réveiller, si l’on y prend garde, en chacun d’entre nous. Un film à découvrir absolument, comme beaucoup d’autres édités dans la remarquable collection tchèque de Malavida. [3/4]

mercredi 9 mars 2011

« Shutter Island » de Martin Scorsese (2010)

Le conformisme absolu érigé en manière cinématographique. Et qu’on ne vienne pas me parler « d’hommage » au cinéma américain de Lynch ou de Kubrick (version « Shinning »), car le film de Scorsese non seulement ne propose rien mais ne dit même rien sur ses références (ce qui éventuellement serait l’intérêt de ce fameux hommage). « Shutter Island » est un film qui ne sert à rien (même pas à divertir), déjà fait avant d’être tourné, déjà vu avant d’être projeté. Scorsese réalise ici un film paresseux, rassurant pour le spectateur en cela qu’il ne lui demande aucun investissement et qu’il lui permet de se retrouver dès les premières minutes en terrain connu. Même dans ses références, Scorsese reste très frileux et bien peu aventureux, comme s’il digérait enfin, avec 20 à 30 ans de retard, les propositions cinématographiques de ses contemporains américains (Lynch par exemple, dont on en vient à regretter qu’il n’ait pas réalisé ce film, preuve s’il en est de notre désœuvrement). Si l’on demandait à Scorsese de nous parler de l’art contemporain, peut-être nous parlerait-il du cubisme et de Picasso… Je serai même plus intransigeant encore en disant que tout est pitoyable dans « Shutter Island » : les scènes oniriques nous font soupirer d’exaspération (avec les pétales de fleurs qui tombent au ralenti, avec le faux réveil dans le rêve), le traitement de l’image par filtres rappelle Amélie Poulain (sous ma plume, cette référence est une insulte), le twist final est prévisible au bout d’une heure de film et ne parvient en aucun cas à sauver l’incohérence de l’ensemble, les quelques incursions de Scorsese dans le numérique sont d’une laideur très datée, qu’on aurait pu penser dépassée depuis belles lurettes… Si vous voulez voir ce qu’est devenu le « grand » cinéma américain (n’oublions pas que Scorsese a de hautes prétentions artistiques, ou, en tout cas, la critique les lui attribue), alors observez le spectacle attristant proposé par ce film mièvre qui illustre à merveille cette asphyxiante médiocrité de cœur et d’esprit qui caractérise le cinéma made in USA. J’avais déjà eu une impression quasi similaire en voyant le film qui signait le retour de Coppola, « L’homme sans âge », mais à l’époque j’avais eu un peu de peine pour le cinéaste ce qui m’avait permit d’éviter le sentiment d’agacement. Je pourrai en dire de même du dernier Polanski, « The Ghost Writer », et je suis sûr que si j’étais un peu plus spectateur de ce cinéma-là, la liste pourrait être longue. Ces films sont tous les mêmes et sortent tous du même moule : celui d’un cinéma en roue libre qui a abandonné toute réflexion sur lui-même (cela pourrait être une définition de la mort du cinéma). Je le disais en introduction, c’est un cinéma conformiste. Ce qui est déprimant, c’est qu’il est en cela conforme aux attentes du public…

[0/4]

lundi 14 février 2011

« Journées d’éclipse » (Dni zatmeniya) de Alexandre Sokourov (1988)

Une vaste évocation poétique, aux innombrables et inépuisables niveaux de lecture, portée par un travail sur l’image et le son proprement hallucinant. « Journées d’éclipse » (ou « Le jour de l’éclipse », selon les traductions) est un film-monde. La critique pourrait s’arrêter là, en abdiquant face à cette tâche insensée : tenter de retranscrire et de faire entrevoir au lecteur ce qui ne peut être perceptible que par les seules voies de cet au-delà du sens qu’est la poésie. Toutefois, sans rentrer dans le détail d’une analyse du film (travail à faire un jour, mais impossible après une seule vision – à quand une édition DVD ?!?), je peux sans risque avancer quelques remarques générales sur cette œuvre. Libre adaptation d’une nouvelle des frères Strougatski, les maîtres de la science-fiction russe, « Journées d’éclipse » ne peut cependant pas être qualifié de film de science-fiction. La toute dernière séquence peut éventuellement, si cela lui plaît, orienter le spectateur vers une relecture fantastique du film : dans un plan sensationnel (qui n’est pas sans rappeler l’ultime plan de « Solaris »), Sokourov fait disparaître le lieu du drame, ce village turkmène emboîté dans la montagne. N’était-ce finalement qu’un mirage? Il s’agirait alors peut-être de reconsidérer le niveau de réalité de ce que nous venons de voir, et de décrypter dans un impossible travail d’interprétation (impossible en terme d’objectivité, car cette interprétation ne peut être que personnelle), la signification des différentes apparitions de l’étrange qui parsèment le film : une discussion avec un mort, un corps se mouvant tel un animal, d’étranges créatures que l’on conserve dans de la gelée, etc… Il faudrait aussi considérer ces nombreuses allusions à l’effondrement du communisme dans les républiques soviétiques, à la peur de la répression, à cette atmosphère inquiétante de violence sourde et de menaces diffuses. On parviendrait certainement à construire quelque chose d’approximativement cohérent. Mais là n’est pas l’essence du film. La plupart des commentateurs y ont vu une métaphore sur l’impossible liberté et l’annihilation de toute créativité dans le cadre d’un système totalitaire. Cette lecture est à mon sens réductrice et ne s’appuie que sur quelques unes des évocations que provoque la vision du film. «Journées d’éclipse» est une œuvre qui se vit et se ressent plus qu’elle ne s’intellectualise, une œuvre dans laquelle il faut se perdre, lâcher prise, se laisser emporter par les impressions poétiques fulgurantes qui envahissent chaque plan. Visuellement, le spectacle proposé est un éblouissement esthétique de chaque instant, Sokourov réalisant un travail proprement insensé sur la lumière et la couleur. Le traitement de la couleur rappelle ainsi le « Element of crime » de Von Trier, réalisé 4 ans auparavant, mais la comparaison s’arrête là, l’apocalypse sokourovienne ayant une densité et une profondeur du sens absentes du film danois. On est également surpris, lorsqu’on connaît Sokourov, par la nervosité de la caméra, vive et mobile, qui empêche au film de succomber dans la léthargie contemplative, et maintient une réelle tension dramatique. La richesse du travail sonore, avec une utilisation très pertinente du son et des voix hors champ, laisse pantois… Vous l’aurez compris, « Journées d’éclipse » est un chef d’œuvre, probablement le plus grand film que le cinéma russe nous ait offert depuis la disparition de Tarkovski.

[4/4]

« Syndromes and a century » de Apichatpong Weerasethakul (2007)

A mon sens, « Syndromes and a century » reste à ce jour ce que Weerasethakul a fait de plus convaincant, et c’est peu de le dire. Cela me conduit même à réévaluer sérieusement à la hausse le talent du jeune cinéaste thaïlandais, tant le film peut légitimement trouver sa place parmi les œuvres cinématographiques les plus passionnantes de ces 10 dernières années. Malgré les directions toujours inattendues que suit le récit (on a beaucoup commenté la césure centrale du film), « Syndromes and a century » est un film qui dégage une impression de grande limpidité, on pourrait dire de pureté, dans son déroulement dramatique. Certains diront à juste titre qu’il s’agit du film de la maturité pour Weerasethakul. Je préfère le terme de sérénité. « Syndromes and a century » est un film sage, à entendre au sens de la sagesse des philosophies orientales, et non pas comme un film ne prenant aucun risque. C’est même tout l’inverse, rares sont les films aussi surprenants, pouvant ainsi bifurquer à n’importe quel moment en fonction de ce qui intéresse, sur le moment précis, la caméra. On peut alors aussi dire que « Syndromes and a century » est un film libre, tant on a l’impression d’une autonomie de la caméra et du récit. Les conventions ordinaires n’ont pas cours ici : l’idée de personnages principaux ou secondaires n’a pas lieu d’être, nulle chronologie narrative, Weerasethakul concevant le temps n’ont pas comme linéaire, mais circulaire. Rien ne sert également de maintenir l’illusion d’une quelconque réalité cinématographique : dès la première séquence, alors que la caméra s’aventure lentement vers un espace naturel verdoyant, laissant hors champ les personnages discuter (on retrouve là cette impression d’autonomie), Weerasethakul juge inutile de couper les micros des comédiens qui commentent alors la scène qu’ils viennent de tourner… Puis en plein milieu, le récit repart du début, mais en inversé, comme si le film se regardait dans un miroir : le champ devient contre-champ et vice-versa. Seuls les décors ont changé, nous sommes passé d’un petit hôpital de campagne, en pleine nature, à un grand centre hospitalier moderne. On craint alors le piège du simple jeu formel (remontrer les choses sous un autre angle), ou du puzzle lynchien, mais très vite le récit repart sur des bases différentes, s’intéressant à des personnages délaissés dans la première partie (les comparaisons avec Lynch me semblent très abusives sur ce point, la poésie de Weerasethakul survole largement les petits jeux de déconstruction du cinéaste américain). La fin du film part dans la plus complète abstraction, Weerasethakul laissant déambuler la caméra dans les sous-sols de l’hôpital (un long plan sur une bouche d’aération se charge d’une densité poétique inattendue). Une référence beaucoup plus juste serait l’ultime séquence de « L’éclipse » d’Antonioni. Evidemment, après une pareille comparaison, la critique peut se dispenser de conclusions…

[4/4]

vendredi 11 février 2011

« Koyaanisqatsi » de Godfrey Reggio (1983)

« Koyaanisqatsi » est le premier volet de la trilogie des Qatsi, série de 3 films réalisés par Godfrey Reggio et Philip Glass entre 1983 et 2002. L’objet de ces films est de nous donner à voir le monde d’un point de vue extérieur, dans un langage universel (ce sont des films musicaux, sans paroles) afin d’éveiller les consciences sur les dangers qui pèsent sur nos civilisations, sur la biosphère, sur la perpétuation d’une existence véritablement humaine sur Terre. Ces films sont des recueils d’images de notre monde, et évoquent un peu dans leur principe ces documents de présentation de la Terre et des humains qu’on envoie dans l’espace à destination d’une éventuelle intelligence extraterrestre. « Koyaanisqatsi » n’est cependant pas un film purement objectif, et porte un regard «écologiste» sur le monde, nous montrant initialement une nature souveraine, puis enchaînant par des images de l’activité des hommes, ciblant clairement le système productiviste comme responsable de la catastrophe écologique en cours. On peut y voir l’ancêtre d’un film comme « Home », mais réalisé à une époque où l’écologie politique n’avait pas encore été totalement vidée de son sens (le film prétend s’inspirer des écrits d’Ivan Illich ou de Jacques Ellul). On est très loin, dans le fond, de cette immense entreprise de colonisation mentale que constitue le film de Yann Arthus Bertrand (à voir le générique, où les logos des grandes multinationales s’assemblent pour écrire Home), film qui restera probablement comme la plus vaste opération de propagande de ce début de siècle. « Koyaanisqatsi » part donc d’une base réflexive très riche et l’approche développée par le réalisateur est fort louable. Les images sont montées en fonction de la partition, assez réussie, de Glass, et le tout constitue un petit objet musical et visuel assez sympathique. Malheureusement, le film est largement dépourvu de toute idée de cinéma. On déplore rapidement l’absence d’une plus riche réflexion dans le montage de ces images que l’on a tous déjà vues (plans accélérés de gens dans le métro, champignon atomique, nature vue du ciel, etc). La réflexion sur notre condition qu’est censée générer le film peut certes fonctionner, mais elle n’est pas induite par les qualités cinématographiques du film en lui-même qui n’est finalement qu’un stimulant propice à cette réflexion-là, une mise en condition du spectateur. Louable dans ses intentions, cette vaste banque d’images ne présente finalement qu’un intérêt limité, si ce n’est la musique de Philip Glass. Il n’empêche qu’il serait hautement urgent, au lieu de baptiser certaines nouvelles écoles du nom du business man Arthus Bertrand (avec son scandaleux commerce des compensations carbone), d’y diffuser le film de Reggio!

[1/4]

« L’incompris » (Incompreso) de Luigi Comencini (1967)

« Une machine à faire pleurer ». C’est ainsi que Comencini qualifie fort justement son propre film, quelques temps après l’avoir réalisé. « Fort justement » n’implique pas que j’ai effectivement versé une larme ou l’autre en voyant « L’incompris », tant je suis particulièrement insensible à l’excès de pathos et que s’il est bien des émotions que j’ai pu ressentir à la fin du film (mais l’usage du conditionnel s’impose, l’absence d’émotions étant justement ma plus grosse déception), ce serait plutôt l’agacement et l’impatience… Non, si l’expression de Comencini est juste, c’est bien plutôt par l’emploi du terme de « machine », assez antinomique d’une approche artistique d’ailleurs, et qui traduit bien l’idée d’une mécanique à l’œuvre dans le film. Mécanique qui se résume ainsi : incompréhension fils-père, tentative de séduction du fils par un geste vers le père, échec de la tentative (la plupart du temps à cause du petit frère préféré), sanction du père et creusement du fossé de l’incompréhension. Retour à la case départ. Et ainsi de suite pendant 1h45. Mais pour rendre invisible cette redondance, Comencini se doit de rajouter toujours un degré supplémentaire dans l’émotion (en réalité dans le pathos) pour finalement aboutir à la longue séquence de fin, un sommet de larmoyant, qui met mal à l’aise par son impudeur. « L’incompris » apparaît alors comme un mélodrame dans lequel les composantes du pathétique et du sentimentalisme sont poussées à l’extrême, le tout (facilement j’ai envie de dire) agrémenté du concerto pour piano n°23 de Mozart… Bien entendu cela exclut toute finesse, toute profondeur du sentiment, toute poésie, Comencini n’hésitant pas à expliciter encore et encore, à commenter chacune des émotions, ne laissant aucune possibilité d’interprétation un tant soit peu personnelle du spectateur, censé n’activer qu’une seule fonction cérébrale : celle de l’ouverture des voies lacrymales. Restent alors quelques séquences drolatiques un peu à part, conçues par Comencini comme des pauses dans la progressive ascension sentimentaliste du film, et qui deviennent finalement les passages les plus intéressants, rappelant que le cinéaste excelle bien plus dans la comédie et les rires que dans les larmes. « L’incompris » est souvent considéré par la critique comme l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma sur le monde intérieur de l’enfant. Pour ma part, je modérerais cette position, et c’est un euphémisme, tant le film ne peut aucunement supporter la comparaison avec « L’esprit de la ruche » de Erice, certaines œuvres de Bergman, ou les premiers films de Kiarostami…

[1/4]

mardi 1 février 2011

« Un soir, un train » de André Delvaux (1968)

« Un soir, un train » est un très beau film, qui distille une ambiance étrange, flirtant franchement avec le fantastique, et qui révèle nombre de ses qualités après le visionnage. Au début du film, nous suivons le quotidien de Matthias, professeur de linguistique dans une université flamande. Delvaux utilise ici un point de vue très réaliste et filme divers moments de la journée de Matthias (chez sa mère, à l’université, avec son amie Anne). Il ne s’agit pas ici d’une simple « mise en place » du film : discrètement, par accumulation successive, les principales thématiques sont annoncées : l’incommunicabilité, le couple, et la mort, avec pour décors très représentatif, la partition de la Belgique. Le film semble semer des indices, comme un avertissement adressé à Matthias et une invitation pour le spectateur à porter son attention sur ces différents petits grains de sable qui lui permettront de mieux appréhender l’enrayement qui suivra. Avertissement que Matthias ne saura donc pas entendre, pas plus qu’il ne parvenait à écouter sa mère dès la première séquence, ou son amie Anne lors de la scène du repas. Puis le film entame sa rupture : après une dispute, Matthias prend le train. Anne finit par le rejoindre. Matthias s’endort et à son réveil, Anne a disparu. C’est alors que le train est arrêté en pleine voie. Matthias descend, en compagnie d’un vieil homme, à la recherche de son amie. Un étudiant, Val, les rejoint, puis le train repart sans eux, dans un inquiétant silence, les laissant sur le bas-côté… S’en suit l’errance de ces 3 personnages dans un paysage désolé, fangeux. Ils parviennent finalement à rejoindre un village fantôme où les habitants ont de biens étranges comportements et parlent une langue inconnue du professeur… Delvaux introduit diverses séquences oniriques et met en images certains souvenirs de Matthias, avec déjà cet incroyable sens du raccord, qui dynamise la mise en scène (manière qui frôlera la perfection dans son film suivant, « Rendez-vous à Bray »). Les 3 hommes trouvent refuge dans une auberge tenue par une inquiétante servante muette. L’étrangeté des situations ne peut alors plus laisser Matthias indifférent… Je garde au lecteur le plaisir de la chute qui, si elle n’étonnera aucunement le spectateur aguerri au cinéma fantastique, n’en reste pas moins une vive incitation à la relecture réflexive du film. Relecture qui révèle alors des trésors symboliques et des richesses poétiques étonnantes. Quelque part entre le « Je t’aime je t’aime » de Resnais et « Le charme discret de la bourgeoisie » de Buñuel, imprégné d’une étrangeté poétique héritée du « Vampyr » de Dreyer et toujours cette douce poésie propre au réalisme magique de Delvaux, « Un soir, un train » est un film magnifique, qu’il est indispensable de découvrir.

[3/4]

mercredi 26 janvier 2011

« Few of us » de Sharunas Bartas (1996)

Quelques plans d’une ville industrielle, là-bas à l’est. Une jeune femme qui contemple l’immensité des paysages sibériens à travers le hublot d’un hélicoptère. Puis la voilà larguée au milieu de nulle part. Que vient-elle chercher dans cette terre reculée? Peut-être retrouver ce sentiment de liberté pure, première, qui consiste simplement à mettre un pied devant l’autre, sans qu’aucun élément extérieur ne vienne imposer une direction préférentielle… Ce besoin que l’on ressent parfois face à une société dans laquelle la vie est dirigée, fléchée. Mais ce n’est là que suggestion personnelle car s’il est bien un film qui n’explique rien, c’est « Few of us ». La jeune fille finit par rejoindre un village dans lequel vit un peuple damné auquel la civilisation n’a su apporter que l’alcool et les armes. Un peuple qui n’existe peut-être plus, un peuple en voie d’extinction, comme on le dit d’une espèce animale. Et le parallèle n’est pas anodin : jamais peut-être la vie n’avait ainsi été filmée, dans ce qu’elle a de plus instinctive, si ce n’est dans les films animaliers. Bartas filme consciencieusement les gestes, les visages, sans aucun commentaire, avec un regard situé quelque part entre le poète, le paysagiste et l’ethnologue. Un lointain cousin de Derzou Ouzala fume interminablement le même mégot et partage son pain avec la jeune fille dans un geste au naturel et à l’évidence qui dépasse les mots (dont le film est d’ailleurs exempt), et qui nous ramène aux origines de la socialité. Une vieille femme endormie dévoile compulsivement une bouche édentée dans des grimaces répétitives qui la réveillent. Ca dure… Puis le film change de rythme, une forme lointaine et primitive de narration semble se mettre en place. Il y a une fête où l’on boit. Deux hommes tournent autour de la fille (là encore on retrouve un comportement très animal) : un viol se prépare. Puis un éclat, une gifle, un meurtre (ou deux?). Il faut fuir. La jeune femme est suivie par un asiatique au regard noir, qui semble la protéger. Il est traqué par un homme qui le cherche dans le brouillard lors d’une séquence qui n’est pas sans rappeler celle des cavaliers perdus dans la brume du « Château de l’Araignée ». On a presque l’impression de voir un western tribal. Le film se finit par un coup de feu. La jeune fille au visage désormais tuméfié observe dans le lointain l’hélicoptère qui vient la chercher. La neige et le froid envahissent les monts Saïan. Fin. C’est superbe. « Few of us » est un film au présent, une expérience de cinéma fascinante.

[4/4]

lundi 24 janvier 2011

« Cochon qui s’en dédit » de Jean-Louis Le Tacon (1979)

« Cochon qui s’en dédit » est un film qui est rattaché au cinéma militant, ce mouvement cinématographique des années 60 et 70 oublié par l’histoire "officielle" du cinéma. Il serait pourtant avisé d’étudier aujourd’hui l’influence que ce geste cinématographique a pu avoir sur le cinéma moderne (et particulièrement sur le documentaire ou le cinéma dit social). Parler de geste cinématographique est tout à fait adapté ici puisque il s’agit d’une réinvention (réappropriation) de la façon de faire du cinéma, notamment grâce aux caméras Super 8, légères et abordables, et qui rendent accessible le cinéma à tout un chacun : en cette époque de grande agitation politique, avec une critique du Capital et de la société de consommation de plus en plus radicale et pertinente, les étudiants descendent dans les rues filmer les manifs, les ouvriers filment leurs expériences de grèves et le cinéma devient un outil de revendication et d’émancipation. Cinéma politisé donc. Mais si « Cochon qui s’en dédit » est un film aussi fort et aussi efficace dans sa description de cette machine à broyer l’humain qu’est le productivisme, c’est bien plus pour ses qualités purement artistiques, Le Tacon parsemant son film de visions d’horreurs et de séquences oniriques particulièrement suggestives. « Cochon qui s’en dédit » décrit le quotidien de Maxime, éleveur de porcs dans une porcherie hors sol, sorte de Auschwitz du cochon (le parallèle avec les camps d’extermination est plusieurs fois souligné par Maxime lui-même). Filmé à la manière de Jean Rouch (immersion totale dans le travail et la vie de Maxime qui commente après coup les images tournées), « Cochon qui s’en dédit » est construit autour de cercles dantesques, un peu à la manière du « Salo » de Pasolini, nous enfonçant toujours un peu plus dans l’horreur : celle vécue par les porcs, et celle subie par Maxime. Endetté, aliéné, Maxime est obsédé par la porcherie, est hanté par la maladie et la mort, est poursuivi par l’odeur de la merde. Il est possédé par son outil de travail, jusque dans ses rêves. Et Le Tacon ne se contente pas de le laisser parler et exprimer ses angoisses, il les met en images, comme cette puissante séquence onirique dans laquelle Maxime jette désespérément des cadavres de porcelets dans la parcelle du voisin, cadavres qui lui reviennent fatalement… « Cochon qui s’en dédit » est un film éprouvant, dont on ne ressort pas indemne (cela faisait des années que je n’avais pas détourné le regard d’un écran de cinéma, supportant difficilement ce qui m’était montré). Un film qui appelle l’émeute, comme le dit l’essayiste Leboutte. Mais surtout un film qui, s’il appartient au cinéma militant (qui trouve là son sommet), reste d’abord et avant tout une œuvre de mise en scène, une œuvre de cinéma, une œuvre d’art.

[3/4]