lundi 6 juin 2011

« Le Chant des oiseaux » (El cant dels ocells) d'Albert Serra (2008)

    Un joli film, très simple et poétique. Une ode aux grands espaces, à la nature et à sa beauté, mais aussi à l'humanité et sa quête de spiritualité. Le voyage de ces rois mages a quelque chose de métaphorique : les voici qui franchissent de vastes étendues, vides de toute vie, qui marchent dans la glace ou le sable, qui gravissent des monts arides, qui traversent les éléments et la solitude à la recherche de Jésus... Ils doutent, s'arrêtent, sont tentés de faire demi-tour... et repartent de plus belle, pour finalement arriver aux pieds du petit enfant... puis repartir. Serra ose bâtir son long métrage (qui paraîtra certes un peu trop long) sur des silences fort éloquents. Autre qualité à mettre à son crédit : la pertinence de ses cadrages, c'est peut-être même là la principale force de son esthétique : il a une foi absolue dans l'image, fait suffisamment rare chez les cinéastes d'aujourd'hui pour mériter d'être signalé. Pour le reste il est vrai que les quelques moments de discours font un peu tache : certains sont merveilleusement simples (tout en étant admirablement suggestifs), une fois encore... d'autres le sont trop, et leur trivialité se fait quelque fois cruellement ressentir. D'autant que l'autre problème (si c'en est un) de ce long métrage, c'est la fâcheuse tendance qu'a Serra à se regarder filmer. Certes la nature est belle sous sa caméra, mais l'intensité de son film est trop lâche pour ne pas briser l'harmonie qu'il parvient de temps à autres à créer. Le côté non professionnel de ses acteurs est manifeste, leur improvisation aussi (ou alors elle est bien simulée), le couple Marie/Joseph n'est pas franchement des plus convaincants, les dialogues intéressants sont bel et bien là, mais trop clairsemés et inégalement répartis, le rythme se repose trop sur le « temps réel », bref la structure même du film n'est pas suffisamment aboutie pour que les quelques 1h40 du « Chant des oiseaux » soient toujours « utilisées à bon escient ». Mais s'il est encore trop tôt pour crier au chef-d'oeuvre (Albert Serra n'en est qu'à son deuxième long métrage), il est indéniable que nous avons affaire là à un cinéaste très prometteur.

[2/4]

« Le voyage des comédiens » (Ô thiassos) de Theo Angelopoulos (1975)

«Le voyage des comédiens» constitue le deuxième volet, après «Jours de 36», d’une trilogie consacrée par Angelopoulos à l’histoire de la Grèce de la seconde moitié du 20ème siècle. C’est également le film de la maturité pour le cinéaste grec, maturité esthétique et intellectuelle. Le film, comme son titre l’indique, retrace le parcours d’une troupe de comédiens itinérants dans la Grèce des années 1939 à 1952, soit de la dictature du général Metaxás à l’élection du maréchal Papagos, période troublée qui a vu se succéder guerre, occupation, tentative de révolution et guerre civile. A l’instar du cinéaste hongrois Miklós Jancsó, Angelopoulos mène dans cette trilogie une réflexion sur l’histoire de son pays et se pose en témoin de la mémoire collective du peuple Grec. «Le voyage des comédiens» est donc un film qui s’ancre pleinement dans un lieu et dans une époque, mais qui, par les interrogations esthétiques, morales, et existentielles qu’il pose, s’adresse à tous. Les deux caractéristiques fortes du cinéma d'Angelopoulos, caractéristiques que l’on avait repérées dans ses deux premiers films, à savoir la distanciation brechtienne et une véritable esthétique du plan-séquence, atteignent ici des sommets de beauté et d’intelligence qui forcent l’admiration. Concernant le procédé proprement stylistique du plan-séquence, on pourrait même parler d’une réinvention complète du cinéaste. Dans le même plan, Angelopoulos passe d’une époque à l’autre, naviguant entre un présent identifié comme la veille des élections de 1952 et des retours en arrière (qui restent néanmoins chronologiques entre eux) jusqu’à 1939. Cette prouesse ne s’accompagne d’aucune lourdeur et n’engendre pas de confusion pour le spectateur, le cinéaste usant habilement de signes et de symboles efficaces permettant de se repérer temporellement sans difficultés. Le plan-séquence permet alors de revisiter l’histoire et de la confondre avec le présent, illustrant superbement le mouvement perpétuel d’une Histoire qui ne cesse de se répéter. Cette esthétique du plan-séquence rejoint parfaitement l’approche brechtienne du cinéaste, qui par la distanciation favorise la réflexion du spectateur. «Le voyage des comédiens» s’inscrit clairement sous l’influence du théâtre épique qui oblige le spectateur à porter un regard critique et analytique sur ce qu’il voit. Angelopoulos enrichit encore le film d’une autre dimension temporelle, s’appuyant sur une référence aux mythes anciens pour mieux comprendre le présent. C’est ainsi que les comédiens portent des noms qui renvoient à la mythologie des Atrides (le matricide Oreste, Agamemnon, Electre, Clytemnestre, etc.) et rejouent le drame antique. On retiendra à ce titre une séquence extraordinaire, dans laquelle Oreste vient venger son père communiste, dénoncé et fusillé par l’amant fasciste de sa mère. Oreste assassine sa mère et son amant alors en pleine représentation théâtrale, si bien que le public croit que le drame qui vient de se jouer fait parti de la pièce. Le crime a lieu sur scène, s’inscrit dans l’histoire de l’occupation de la Grèce, renvoie au mythe antique, et invite à une réflexion sur le cinéma et la représentation. Chaque scène est ainsi d’une incroyable richesse, que ce soit par sa beauté et l’inventivité stylistique dont fait preuve le cinéaste ou par le discours qu’elle porte, véritable dialectique sur le monde et le cinéma. «Le voyage des comédiens» est un film imposant (déjà de par sa durée, avoisinant les 4 heures), intimidant, et qui s’adresse à l’intelligence du spectateur qui doit donc faire preuve d’une certaine disponibilité (même si l’émotion n’est aucunement absente du film). Mais le jeu en vaut grandement la chandelle, Angelopoulos réalisant là son premier chef d’œuvre.

[4/4]

vendredi 3 juin 2011

« Traité de bave et d'éternité » d'Isidore Isou (1951)

    Un petit pamphlet juvénile de poète en herbe, gorgé d'arrogance et de morgue enfantine, parfois émouvant malgré tout (le charme de la désuétude, et le souvenir de notre rage adolescente…). « Traité de bave et d'éternité » est terriblement bavard : tant qu'il est intéressant c'est appréciable, c'est beaucoup plus embêtant dès lors qu'il dit d'autant plus de bêtises (ce qui arrive malheureusement bien assez tôt…). Quelques rares fois il touche juste : ce sont quelques idées intéressantes sur le cinéma, un visage nonchalant et filmé à répétition (le sien, on ne se refait pas), le hasard d'une rencontre entre images et parole… Le reste n'est hélas que platitude… Paradoxalement, il y a une sorte d'académisme de l'avant-garde. Académisme car il ne repose que sur des procédés, sans pour autant créer d'émotion esthétique, artistique… ou d'émotion tout court. Seul le choc, la nouveauté sont recherchés, dans une démarche puérile avide de reconnaissance immédiate. Isidore Isou, comme tant d'autres artistes dits d'avant-garde, c'est quelqu'un qui crie « regardez-moi! », « adorez-moi! ». Comme aujourd'hui on monte son groupe de rock pour épater les filles du lycée et rendre jaloux les copains, apparemment à l'époque on jouait au poète, on réalisait son film et on créait son mouvement artistique, « manifeste » (que ce nom sonne bien!) à l'appui. Et bien sûr, pour la postérité, on glissait une notice au début ou à la fin dudit film histoire de bien faire comprendre au spectateur innocent que l'on était à l'époque un vrai rebelle, que l'on avait « créé » quelque chose de nouveau, sous l'auguste patronage d'anciens rebelles en leur genre (dont au premier chef Sade bien évidemment, « le » rebelle par excellence). Qu'est-ce donc que le lettrisme, sinon l'un de ces innombrables mouvements d'avant-garde qui croyaient faire progresser l'art alors qu'ils n'en redécouvraient que les fondements, la technique. Des onomatopées font-elles de la poésie? Une image rayée fait-elle du cinéma? Isou a compris que le septième art ce n'était pas que Mickey Mouse, et il a voulu réveiller les consciences. Bien, c'est déjà ça. Mais ensuite? 

[1/4]

jeudi 2 juin 2011

« Jours de 36 » (Meres tou 36) de Theo Angelopoulos (1972)

Au cours d’un meeting ouvrier, un militant syndicaliste est assassiné. Un ancien trafiquant de drogue devenu indicateur pour la police est arrêté et accusé du meurtre. Comprenant que l’on cherche à se débarrasser de lui, le détenu, qui a réussi à se procurer une arme, prend en otage un député dans sa cellule. Réalisé 2 ans après «La reconstitution», «Jours de 36» est un film de pure mise en scène qui confirme tout le talent d’Angelopoulos. Ici encore, le cinéaste transcende un fait divers en une œuvre universelle très riche, à différents niveaux de lecture. Le premier niveau de lecture est le fait divers en lui-même, l’histoire de ce détenu devenu gênant, qui pourrait constituer le point de départ d’un film policier, ce que Angelopoulos cherche justement à éviter au maximum. Comme dans «La reconstitution», le cinéaste s’efforce d’éliminer tout suspense, créant une distanciation toute brechtienne, distanciation signifiant que l’enjeu du film n’est pas là. Pour ne pas que le spectateur puisse s’identifier au personnage, Angelopoulos ne nous le montre d’ailleurs même pas : on l’entendra juste derrière la porte de sa cellule. Le deuxième niveau de lecture correspond à la reconstitution de cette période troublée de l’histoire Grecque, période d’instabilité politique qui précéda l’instauration du gouvernement dictatorial du général Metaxas. Angelopoulos s’intéresse aux origines de la dictature, au moment du basculement (la séquence où les prisonniers ont un sursaut de liberté, en tapant leur timbale contre les barreaux des fenêtres, semant une totale confusion dans le personnel de la prison obligé de faire appel aux militaires, représente à elle seule, magistralement, ce basculement). Tourné sous le régime des colonels, le film ne fait pas explicitement référence au pouvoir en place, mais c’est l’atmosphère du film, faite d’oppression, de non-dits, de violence sourde, de murmures et de chuchotements, qui évoque sans confusion possible l’étranglement d’un pays par la dictature (l’univers contextuel et visuel du film rappelle d’ailleurs «L’esprit de la ruche» de Erice, film qui reproduisait l’ambiance d’un petit village étouffé par le franquisme). La forme même du film reproduit cet étranglement, cet enfermement, avec notamment l’utilisation de panoramiques à 360° illustrant à merveille cet encerclement par les murs (les deux panoramiques dans la cour de la prison, un de jour et l’autre de nuit, sont prodigieux). Par la puissance de suggestion de la mise en scène de Angelopoulos, ce deuxième degré de lecture ouvre sur un troisième niveau : l’universelle critique de l’autoritarisme du pouvoir et du fascisme. Je ne le nierai pas, «Jours de 36» est un film difficile, sans aucune concession faite au spectateur, film qui ne s’ouvre presque jamais. L’intrigue se déroule derrière des portes, en voix off, des séquences qui paraissent sans lien avec l’intrigue (mais qui participent bien sûr pleinement de l’univers du film) viennent casser tout début de rythme… Mais ce radicalisme dans le choix de la mise en scène était non seulement imposé par les conditions de tournage, mais ne pouvait mieux coller au propos. La forme épouse ici parfaitement le fond, lui donnant toute sa pertinence et toute sa beauté.

[3/4]

mardi 31 mai 2011

« La reconstitution » (Anaparastasi) de Theo Angelopoulos (1970)

Un homme, émigré grec travaillant en Allemagne, est de retour au domicile familial, dans un petit village d’Epire. Là, il est assassiné par sa femme et l’amant de celle-ci. Le film d’Angelopoulos est la reconstitution de ce meurtre, ou plutôt les reconstitutions de ce meurtre. C’est ainsi que l’on assiste à pas moins de 5 points de vue du même forfait : la version de la femme, la version de l’amant, l’investigation des journalistes basée sur les témoignages des villageois, l’enquête de police qui tente une reconstitution du crime et enfin la fiction tournée par Angelopoulos qui, par le biais de plusieurs flashbacks, nous montre l’avant et l’après meurtre. Le cinéaste ne dévoilera cependant jamais la clé de l’intrigue, à savoir qui des deux complices a réellement commis l’acte meurtrier, en étranglant la victime. Dans la très belle séquence finale, Angelopoulos nous propose sa version du crime, qu’il laisse totalement hors-champ : tout reste caché derrière la porte… Les différentes strates du récit s’entremêlent dans une narration éclatée et non linéaire, qui, en tuant le suspense, déplace l’enjeu du film vers des ambitions bien plus hautes: il ne s’agit plus dès lors de savoir comment («La reconstitution», comme son titre pourrait le laisser penser, n’est pas un film policier), mais de comprendre pourquoi. Angelopoulos dessine quelques pistes en imprégnant son film d’une forte dimension sociale, évoquant, parfois dans un registre proche du documentaire, les problématiques de la migration de travail, de la misère dans les villages et du vieillissement des campagnes. Le film s’ancre ainsi dans un contexte géographique et temporel précis, sentiment renforcé par l’utilisation d’une musique traditionnelle. Nous ne sommes cependant pas là en terrain naturaliste ou réaliste. Filmé en plans séquences dans un très beau noir et blanc, le film distille une ambiance particulière, avec cette pluie et cette fange, ce ciel souvent menaçant, ces pierres grises, ces vieillards bossus épiant derrière les fenêtres... Le décor naturel, ce village accroché à la colline, prend une âme et une personnalité singulières. Dès sa première réalisation, Angelopoulos fait preuve d’une maîtrise formelle certaine. Il s’attarde dans les interstices du récit, sur les visages, les déplacements des personnages, invitant le spectateur à prêter son attention sur les gestes, les regards, les lieux. «La reconstitution» est un très beau film, improbable mariage cinématographique entre Bela Tarr et Kiarostami, jugé fort justement en son temps comme particulièrement prometteur.

[2/4]

vendredi 27 mai 2011

« Mystères de Lisbonne » (Mistérios de Lisboa) de Raoul Ruiz (2010)

De «Mystères de Lisbonne» émane un réel plaisir de la narration et du récit. Le film est construit comme une succession d’anecdotes et d’histoires adoptant la forme des poupées gigognes, toutes reliées entre elles par des personnages en commun et tissant une toile autour du même centre, qui constitue le cœur de l’intrigue, un jeune enfant à la recherche de ses parents et de ses origines. On croise et recroise de nombreux personnages, on navigue dans un temps très étalé et pas toujours forcément identifiable, avec des retours en arrière permanents, de longues ellipses (parfois assez mal venues, on sent alors que le film est la version amputée d’une série). Cet enchaînement de récits, narrés par différents protagonistes, ne fonctionnent pas, comme souvent dans les séries télé, par accumulation d’informations et de rebondissements nous rapprochant chaque fois un peu plus du dénouement. Les différents récits prennent ici très vite leur indépendance, sont autant de parenthèses à la «grande histoire» qui est celle de l’enfant. On a alors le sentiment que le film pourrait ainsi être sans fin, que Ruiz pourrait indéfiniment ouvrir de nouvelles parenthèses... Mais ce sentiment, et c’est là que le film est remarquable, n’engendre pas l’ennui. Les tenants et aboutissants du film n’ont pourtant rien de bien originaux ni de très profonds, et correspondent parfaitement à ceux des feuilletons télé romanesques habituels. On a droit aux drames familiaux et amoureux, aux trahisons, aux vengeances passionnelles. Mais voilà, pour ceux qui en doutaient encore, c’est désormais une évidence : Ruiz sait filmer. Alors certes, ces mouvements d’appareils parfois un peu acrobatiques, ces cadrages ostentatoires, ces plans séquences de plusieurs minutes, ne sont pas toujours au service d’une idée précise de mise en scène, et on a parfois l’impression que Ruiz s’amuse aussi avec sa caméra, tout comme il s’amuse à nous raconter des histoires. Mais le plaisir qu’il prend est communicatif, et il paraît difficile de résister à la séduction qu’exerce le film. Même si l’esprit est souvent en sommeil (malgré une mise en abîme de la théâtralité qui fait sens), l’œil est flatté, et Ruiz parvient par ailleurs à donner une belle épaisseur à ses personnages. Il parsème ici ou là son film de quelques incongruités et bizarreries dont il est si friand et qui donnent une personnalité et une ambiance particulière à ces «Mystères de Lisbonne», qui constituent l’une des rares réussites d’un genre qui semblait réservé à la littérature. Au final, on en retient pas grand chose, si ce n‘est quelques plans à la beauté singulière, et puis la séquence finale, magnifique. Mais on a passé quelques 4h30 de cinéma très agréables. Et c’était pas gagné.

[2/4]

mercredi 25 mai 2011

« Et vogue le navire » (E la Nave Va) de Federico Fellini (1984)

Quelle belle surprise! Dans «Et vogue le navire», Fellini retrouve une certaine poésie qui faisait défaut à la plupart de ses films antérieurs. En effet, à mon sens, la qualité des films du maestro va crescendo jusqu’à ces trois chefs d’œuvres que sont «La Dolce Vita», «8 ½» et «Juliette des esprits». A partir de «Satyricon», le cinéma de Fellini succombe à une certaine surenchère visuelle. Les films du maestro regorgent alors toujours de quelques moments grandioses, durant lesquels on en prend plein les mirettes, et qu’on attend entre des séquences de transition moins pertinentes, parfois même ennuyeuses. Les films perdent de leur unité, on en retient d’ailleurs des scènes, des passages, mais rarement l’œuvre dans son intégralité. Avec «Et vogue le navire», c’est comme si Fellini, en retrouvant une certaine sobriété esthétique (le film est beaucoup moins dans la démesure que les précédents, tout en représentant un concentré de l’univers fellinien), se devait d’enrichir le propos et la dimension poétique de son œuvre. Et c’est une réussite, le cinéaste réalisant probablement là son plus beau film depuis «Juliette des esprits». Placé sous le sceau de la mort (le film est la traversée funéraire d’un groupe d’artistes partis disperser les cendres d’une célèbre diva au large d’une île, la veille de la guerre de 14), «Et vogue le navire» est une fable nostalgique sur la fin : celle de l’innocence, celle du cinéma, celle de l’opéra (il n’y aura plus jamais une telle diva), sur la fin de l’art même, puis dans sa dernière partie, sur la fin de l’Italie et sur la fin de l’Europe. Bref, un film sur la fin d’un certain monde… Dans la première séquence, formidable, Fellini retrace l’histoire du cinéma, du muet burlesque en noir et blanc, au parlant, puis, lors d’un très beau fondu, à la couleur. L’avant-dernière séquence fera écho à cette ouverture, par ce mouvement d’appareil prodigieux qui nous montre le plateau de tournage, l’équipe, le studio, puis se termine par un zoom sur l’objectif d’une caméra en travelling. La boucle est bouclée, Fellini dévoile tous les artifices du cinéma, ouvrant la voie à une vaste méditation sur le statut de l’image cinématographique, méditation qui a alimenté et alimente encore le travail de nombreux cinéastes. Mais «Et vogue le navire» ne se limite pas à cette réflexion du cinéma sur lui-même, et offre de nombreux moments savoureux, que ce soit du point de vue de la mise en scène (la scène du restaurant, celle de l’apparition de la jeune fille sur le pont du bateau, etc), du propos de Fellini, toujours aussi virulent dans la satyre sociale, ou encore dans les passages de pure comédie que nous offre le cinéaste qui, malgré le pessimisme de son regard, n’en reste pas moins drôle. Je ne m’attendais pas à découvrir un si grand film parmi les dernières réalisations du maestro…

[4/4]

lundi 23 mai 2011

« In girum imus nocte et consumimur igni » de Guy Debord (1978)

    Pathétique. Mince alors, Guy Debord ne fut pas Rimbaud! Il a vécu sa vie de débauché dans un Paris qui n'est plus. Bien, mais qu'en a-t-il tiré? Des Illuminations? Une saison en enfer? Non, rien de tout cela. Par dépit il a alors tourné un film à sa gloire. Mais quelle gloire? De quoi peut se flatter Guy Debord? Peu de choses j'en ai peur. Et donc lui qui vocifère contre la société de consommation, voilà qu'il crée (ou prolonge) un « genre » bien de notre temps : le narcissisme « artistique ». Un film à la gloire de quelqu'un qui n'a rien fait, un film à sa propre gloire donc. Le récit de son histoire, voire la mise en scène rétrospective de sa vie, pour qu'il en reste tout de même quelque chose... Quelle profonde arrogance de Guy Debord, qui souffle son mépris des hommes à la face du spectateur, se délectant de lui tenir un discours peut-être différent du commun de la production cinématographique quant à sa forme, mais pas si novateur ni aussi révolutionnaire que cela... En effet, à l'instar de ce qui se faisait déjà dans les années 20, « In girum... » n'est rien de plus qu'un film de propagande. Que cette propagande soit idéologique, ou qu'elle serve plus simplement à donner des semblants de raisons à Debord pour justifier la réalisation de son film, peu importe, tout cela avoisine au final le néant. Et comme tout film de propagande qui se respecte, il cherche à convaincre par tous les moyens... Ce n'est donc pas de l'art que nous « offre » Debord, mais bien (au surplus de son mépris) une prise en otage du spectateur, en lui faisant croire que le monde et la vie se réduisent à la société de consommation et à la « réalité objective » d'une humanité livrée à elle-même... Bien évidemment Debord a un arsenal d'arguments bien affutés. Il a aussi une effronterie à toute épreuve et ridicule de grandiloquence aujourd'hui fanée, se sentant grand libérateur des consciences quand il ne tient que le point de vue d'un banal sociologue tout épris de lutte des classes... Reconnaissons toutefois l'analyse qu'il fait de la société de consommation, qui a au moins le mérite de proposer matière à réflexion. De là à voir en Guy Debord un quelconque artiste ou poète...

[0/4]

vendredi 20 mai 2011

« Häxan » de Benjamin Christensen (1922)

Réalisé en 1922, «Häxan» (sous-titré chez nous «La sorcellerie à travers les âges») apparaît aujourd’hui comme un objet cinématographique essentiel dans l’histoire du cinéma fantastique. On peut mesurer avec le recul l’influence que ce film a pu avoir, que ce soit dans les thématiques traitées, dans la beauté picturale stupéfiante de certaines séquences, mais surtout dans les procédés narratifs totalement inédits mis en place, et dont la modernité étonne encore. On pense bien sûr à Dreyer, chez qui l’influence d’«Häxan» apparaît clairement dans 3 films (accessoirement 3 chefs d’œuvre) : «La passion de Jeanne d’Arc», «Vampyr» et «Dies Irae». C’est dire si le film de Christensen se révèle être un véritable petit trésor, qu’il est fort réjouissant de découvrir. Le film traite, sous la forme d’un exposé, qui peut certes avoir parfois un côté un peu scolaire, des différents mythes attachés à la sorcellerie. A partir d’un ouvrage du Moyen-Age devenu une référence pour l’Inquisition, Christensen relate différentes anecdotes sous la forme de 7 chapitres jouant dans des registres cinématographiques très diversifiés. On tient probablement là le premier docu-fiction de l’histoire du cinéma, mais dont la partie fictionnelle est elle-même riche des registres qu’elle aborde, de l’humour et du grotesque à l’horreur et la terreur lovecraftienne, en passant par des moments oniriques portés par une pure poésie visuelle. A chaque chapitre, Christensen varie les styles narratifs, s’appuyant sur une gamme impressionnante de supports : reproductions de livres, peintures, gravures, maquettes, animations et séquences filmées avec différentes teintes de couleurs… On reste stupéfait par l’inventivité formelle dont fait preuve le cinéaste, jusque dans les maquillages et les effets spéciaux, qui n’ont pas pris une ride. Tout ça pour une simple suite d’historiettes relatives aux sorcières et à la peur de Satan? Que nenni! Dans ses dernières parties, «Haxän» devient progressivement l’œuvre d’un humaniste portant tout d’abord une charge sévère contre la rigidité de l’Eglise, dénonçant, chiffres à l’appui, les crimes de l’Inquisition, après en avoir cliniquement exposés les méthodes absurdes et inhumaines et les outils de torture terrifiants. Puis le film fait un bon dans l’époque contemporaine et Christensen dresse un parallèle entre les sorcières du Moyen-Age et les hystériques, kleptomanes et autres femmes d’aujourd’hui souffrant de troubles psychiques. Le propos s’élargit alors, s’enrichit et s’universalise donnant au film une portée philosophique inattendue. «Häxan» est une petite merveille à découvrir d’urgence, dans sa version longue et, par défaut, avec la bande sonore de Bardi Johansson (on regrettera l’absence de la bande sonore originale dans la récente édition DVD du film).

[4/4]

jeudi 19 mai 2011

« Essential Killing » de Jerzy Skolimowski (2011)

«Essential Killing», c’est la mise en images d’une traque, celle d’un afghan (interprété par l’acteur américain Vincent Gallo) pourchassé par une armée américaine qu’on entend plus qu’on ne voit. L’homme est d’abord arrêté en plein désert afghan. Il est ensuite conduit dans une prison secrète, mais parvient à s’échapper durant le transfert. Dans cette première partie, Skolimowski parvient efficacement à contextualiser et à poser les enjeux de son film, par l’utilisation de symboles visuels forts. C’est ainsi qu’il lui suffit de convoquer l’uniforme orange et la cagoule blanche de Guantanamo pour suggérer les tortures infligées au prisonnier. Mais la critique de la politique étrangère américaine n’est pas ce qui intéresse ici Skolimowski, qui passe rapidement, en quelques plans, sur cet aspect, pour se focaliser sur la traque de ce fugitif dans les forêts enneigées d’un pays non identifié. La fuite de cet homme, réduit à l’instinct animal (survivre au froid, se nourrir), prend rapidement les allures d’un véritable chemin de croix, jalonné d’épreuves caractérisées par un fort symbolisme judéo-chrétien. Et c’est là que le film ne fonctionne pas. Tout d’abord, cette construction du film par succession d’épreuves tue dans l’œuf la tentative de Skolimowski d’illustrer l’animalité du personnage et le côté instinctif de sa lutte pour la survie. Comment cette fuite pourrait-elle être instinctive alors que Skolimowski est là, derrière chaque arbre de cette forêt, pour tendre un nouveau piège symbolique à son personnage?... Non seulement cela nuit à la vraisemblance de l’ensemble, jusqu’à en devenir presque risible (l’homme marche dans un piège à loup, mange des baies toxiques, se couche à l’endroit précis où tombe l’arbre scié par un bûcheron…), mais cette succession d’épreuves est purement théorique : elle cherche à faire du traqué un martyr. Dès lors le film se révèle froid, distant. Les images se vident de toute densité émotionnelle et le personnage s’avère bien plus déshumanisé par l’arsenal théorique mis en place par Skolimowski que par la situation qu’il vit. Il devient lui aussi symbole. De plus, le symbolisme de certaines situations peut s’avérer parfois grossier (la scène où il force une femme allaitant son enfant à lui donner le sein est ridicule). Il a été dit que le film était «radical» dans son parti pris et sa mise en scène. A mon goût, il ne l’est pas assez, ou, tout du moins, il n’assume pas pleinement sa radicalité. Skolimowski se sent comme obligé d’introduire des séquences de flash-back pour construire un passé et une vie à son personnage, séquences non seulement superflues mais particulièrement vilaines visuellement. Au final, on retiendra 2 scènes qui parviennent un peu à s’extraire de la rigidité théorique de l’ensemble et à proposer un début d’émotion artistique : la séquence des chiens et le dernier plan du film, d’une sobriété salutaire. Ca reste léger…

[1/4]