samedi 23 avril 2022

« Damnation » (Kárhozat) de Béla Tarr (1988)


 

    « Damnation » est un film d'une noirceur extrême. Bela Tarr y raconte la déchéance d'un homme qui aime sans retour, ce qui détruira sa vie comme celle de ses proches. La photographie imposante en noir et blanc, l'utilisation amplifiée des sons, les plans-séquences contemplatifs, l'étirement du temps... par bien des aspects formels « Damnation » rappelle l'œuvre d'Andreï Tarkovski. Mais il demeure infiniment plus pessimiste, plus désespéré : sur le fond, les rapports avec le cinéaste russe sont beaucoup plus éloignés.

 

Ici pas d'intervention de Dieu ou de la grâce mais plutôt de la fatalité. Les hommes et les femmes sont livrés à eux-mêmes dans un monde apocalyptique où l'espoir est absent : tous aspirent à changer leur condition, mais la vie en décide autrement.

 

Esthétiquement, « Damnation » marque une rupture dans la filmographie de Béla Tarr. C'est la première fois que le cinéaste hongrois collabore avec son compatriote l'écrivain László Krasznahorkai. Ses films se font moins directement sociaux (même si ça reste un des aspects principaux de son œuvre) et davantage métaphysiques, avec de surcroît une esthétique beaucoup plus soignée et aboutie. Tout en dépeignant la fin d'un monde : la décrépitude de l'ère soviétique.

 

Contrairement à ses deux longs métrages suivants, encore plus ambitieux, avec « Damnation », Béla Tarr se « contente » de mettre en scène une intrigue sentimentale, un triangle à trois d'amoureux malheureux. Il a d’ailleurs écrit (avec Krasznahorkai) et réalisé ce film pendant la longue production de « Sátántangó », pour se changer les idées, d’où son côté plus « simple ». Mais si l'intime prédomine ici, l'arrière-plan social n'est pas négligeable, au contraire.

 

Tarr donne vie à une Hongrie fantasmée, dont la topographie est indéfinissable. Il combine en effet des prises de vues tournées aux 4 coins du pays, afin de figurer les lieux qu'il a en tête le plus fidèlement possible.

 

Et on peut dire que c'est une réussite. Rien que la géographie du film : les lieux, les habitations, la nature dévastée, tout cela confère au long métrage une atmosphère oppressante et profondément désenchantée, magnifiée par la sublime photographie en noir et blanc. Cela donne également un aspect intemporel, irréel : on assiste, impuissants, à un monde qui se meurt, sous des déluges de pluie. Un monde qui est celui de l'Europe centrale des années 1980, mais qui aurait pu être celui de la Hongrie du Moyen Âge, du 19e siècle ou peut-être même des années 2000 (voire plus).

 

On comprend pourquoi le cinéaste a été inquiété par les autorités hongroises : il donne à voir une image peu reluisante de son pays. Si la pauvreté semble omniprésente, Tarr dépeint aussi la misère sentimentale et relationnelle, et pire encore, la destruction de la société hongroise, dont la corruption et la délation sont les piliers sous le régime soviétique. « Sátántangó » et « Les Harmonies Werckmeister », ses deux grands films de l'après URSS, seront tristement similaires : le communisme a créé un appel d'air et a détruit de l'intérieur la Hongrie, et rien ne semble pouvoir renaître et redonner espoir une fois que le système oppressif s’est effondré...

 

On a beaucoup parlé de la forme de ce film, à la fois magistrale et difficile, rugueuse, notamment par sa lenteur exacerbée. Mais à mon sens on ne parle pas assez du fond, car ici fond et forme s'entremêlent harmonieusement et intelligemment. Ce qui fait de « Damnation » tout sauf une caricature de film d'art et d'essai chiant et imbitable. Sa valeur historique et sociologique est inestimable, tout comme sa valeur artistique bien sûr : Tarr nous fait éprouver ce qu’était la Hongrie sous le joug communiste. Ce n’est pas seulement quelque chose d’intellectuel, sur le plan des idées, c’est avant tout une expérience physique et terriblement immersive.

 

C'est un film dur, certes, mais nécessaire. Un témoignage courageux et sans concession de l'enfer du communisme d'État. Un long métrage qui s'illustre par l'extraordinaire talent de mise en scène du cinéaste hongrois et par la terrible désolation de son propos.

 

[3/4] 

samedi 9 avril 2022

« Artifacts - The Collected EPs, Early Works & B-Sides » de Beirut (2022)


 

     Parler de la compilation « Artifacts » de Beirut, c’est forcément revenir sur l’histoire de ce groupe singulier, et notamment de l’homme-orchestre qui est derrière : l’Américain Zach Condon. Né à Albuquerque, au Nouveau-Mexique, il a grandi à Santa Fe, la capitale de cet état. C’est là que le jeune adolescent de 14 ans va se mettre à composer dans sa chambre des morceaux de musique pour passer le temps, lors de ses longues nuits d’insomnie.

 

Véritable éponge à la curiosité sans limites, le jeune Zach accumule les instruments réels ou électroniques dans sa chambre, elle-même décorée de cartes du monde entier, que l’adolescent rêve d’arpenter. Il bricole, il bidouille des boucles électroniques, il enregistre des morceaux d’abord relativement simples, puis de plus en plus complexes, jusqu’à façonner peu à peu la signature musicale qui a fait la renommée de Beirut : un mix entre instruments à cuivre traditionnels et boucles électroniques lo-fi poétiques.

 

Sous le nom de Beirut, le jeune prodige signe d’abord deux albums, à 20 et 21 ans, qui vont forger sa réputation, inspirés par la musique des Balkans et la chanson française (surtout pour le second). Avec son troisième album, « The Rip Tide », Zach effectue un nouveau départ et livre son album de la maturité : à la fois épuré et percutant, il a digéré tout l’apport de ses influences pour en faire quelque chose d’original, simple et profond en même temps.

 

Mais à force de tirer sur la corde et d’avoir la bougeotte, après des tournées éreintantes, Zach fini épuisé. Il enchaîne les déconvenues, dont un divorce, et sort son quatrième album, « No No No » dans la douleur, alors qu’il souffre d’une crise d’inspiration. Clairement, avec cet album, on découvre un Beirut en petite forme, loin de ses flamboyants débuts.

 

Il décide alors de quitter les États-Unis pour l’Europe qu’il aime tant, et s’installe à Berlin. Une nouvelle vie commence pour lui, et il nous livre un nouvel album, le dernier à ce jour : « Gallipoli ». Un album pas tout à fait au niveau de ses trois premiers, mais qui prouve qu’il a encore du talent à revendre.

 

Aujourd'hui, après (déjà !) 20 ans de musique, c’est dans cette envie de faire le bilan que le projet de la compilation « Artifacts » a vu le jour. Zach est allé plonger dans ses archives personnelles et ses vieux disques durs pour en extraire les morceaux que l’on retrouve sur ce double disque. Certains nous sont déjà connus, comme ceux des EP Lon Gisland et Pompeii (tous deux magnifiques), et quelques autres faces B. Pour le reste, nous avons le droit à des morceaux pour beaucoup intéressants, même si certains sont inégaux, et même à de véritables pépites.

 

Il y a à boire et à manger : 26 titres pour 1h30 de musique ! Autant dire que c’est un opus qui ne s’apprécie pas en une fois, sous peine de passer à côté de pas mal de choses. C’est à force d’écoutes et de réécoutes que ce double album révèle ses charmes : une belle plongée dans l’univers musical de Beirut, avec des morceaux finalement variés, mettant en valeur les différentes facettes du compositeur et musicien talentueux qu’est Zach Condon. Un véritable périple musical, avec ses expérimentations, ses moments de bravoure et ses phases d’accalmie.

 

Autant dire que c’est du pain béni pour tout fan du groupe, ou même pour tout amateur de musique vivante, ayant une âme, mixant tradition millénaire et modernité actuelle. Clairement, pour découvrir Beirut ne commencez pas par « Artifacts », préférez leurs deux premiers albums. Mais si vous cherchez à approfondir l’œuvre du groupe, c’est un nouveau passage obligé.

 

PS : détenir la version physique, CD ou vinyle, est un vrai plus : elle contient un livret qui explique l'histoire derrière chaque chanson, et c'est passionnant !


[3/4]

« Where The Viaduct Looms » de The Flaming Lips et Nell Smith (2021)


 

    Un sympathique album de plus pour les Flaming Lips. C'est clairement un album mineur, mais tout sauf honteux. Il consiste en un album de reprises de chansons de Nick Cave par les Lips et Nell Smith, une jeune adolescente de 14 ans, repérée par le groupe alors qu'elle figure au premier rang d'un de leurs concerts, déguisée en perroquet (sic !).

 

Le résultat est probant : bien sûr, la voix de Nell est encore fragile et brute, sans beaucoup de nuances, mais fondue dans le son si reconnaissable des Lips et la production du génial Dave Fridmann, le résultat est d'une grande beauté. C'est un album au ton très atmosphérique, léger, presque éthéré, poétique...

 

Nell Smith n'a pas encore de vraie signature vocale et de vraie personnalité musicale, ce qui fait que l'album sonne avant tout comme un album des Lips avec une voix féminine. Il me semble moins « fort » que l'album que les Lips ont enregistré avec les Deap Vally (sous le nom de Deap Lips), un album qui me semble très sous-estimé au vu de sa grande qualité et de son originalité bienvenue, les deux groupes se mariant très bien, créant une esthétique singulière.

 

Ici, nous sommes donc avec un opus simple, davantage premier degré, mais néanmoins très beau. Qui prouve que les Flaming Lips ont décidément un talent intarissable, un goût inépuisable pour l'expérimentation, avec beaucoup d'audace, et un don rare pour se renouveler. C'est ce qui explique leur si longue longévité, exceptionnelle pour un groupe de musique capable de livrer autant d'albums réussis, dont certains figurent parmi les albums majeurs des 30 dernières années, rien que ça.

 

[3/4]

dimanche 20 mars 2022

« For the Sake of Bethel Woods » de Midlake (2022)

 

    Plusieurs écoutes sont souvent nécessaires avec Midlake pour se faire un avis un minimum construit sur leurs albums, tant ils sont finement construits, avec une composition et une instrumentation complexes, les musiciens du groupe étant de vrais virtuoses. C'est encore le cas ici.

Ma première impression se renforce au fil des écoutes : c'est encore un opus solide, mais il lui manque un quelque chose pour pleinement me satisfaire. « Antiphon » était un énorme grower, c'est devenu un de mes albums favoris de Midlake, tant il regorge de chansons subtiles et puissantes.

Ici, les lignes mélodiques sont plus éparses, l'album manque de lignes directrices claires, les chansons semblent moins abouties et restent de beaux brouillons, pleins de promesses à moitié tenues...

Il n'est pas impossible que ma note monte d'un point au fil des écoutes, mais j'ai l'impression que c'est un album tout de même un net cran en-dessous du précédent, « Antiphon », qui avait mis la barre très très haut. Je suis donc un peu déçu, mais ce n'est pas non plus catastrophique, et je vais continuer à suivre la carrière de Midlake avec attention.

[2/4]

 

samedi 19 mars 2022

« La Princesse errante » (Ruten no ōhi) de Kinuyo Tanaka (1960)

 

    Alors que la rétrospective Kinuyo Tanaka attire toujours plus de spectateurs (et ce n’est que justice !), je ne peux m’empêcher d’écrire une critique sur le deuxième long métrage de la cinéaste japonaise que j’ai vu, tellement il m’a plu.

A l’image d’un Akira Kurosawa, Tanaka aime construire ses films autour d’une ou plusieurs problématiques clés, qui cristallisent les tensions dans la vie des personnages et au sein de leur société contemporaine. Ainsi, « La Princesse errante » est un long métrage qui porte sur le récit autobiographique d’Hiro Saga, dame de la noblesse japonaise, lointaine parente de l’empereur du Japon, qui se voit épouser Pujie, le frère de Puyi, dernier empereur de Chine, devenu empereur du Mandchoukouo en 1934.

Pujie choisit sa femme sur photo, et celle-ci n’est pas franchement partante pour ce mariage arrangé, mais elle se plie à la volonté de sa famille, car les enjeux sont conséquents : c’est un moyen d’unir les cours impériales du Japon et du Mandchoukouo. La chance de la princesse Hiro, c’est que ce mariage se révèlera heureux ! Pujie est un époux tendre et attentionné, et il deviendra un père aimant, alors qu’il est régulièrement requis pour assister son frère dans la gestion de l’empire sino-japonais.

Mais, et c’est évidemment ce qui intéresse Tanaka, l’histoire va rattraper le couple princier. Ceux qui ont vu « Le Dernier Empereur » de Bernardo Bertolucci savent que la dynastie impériale du Mandchoukouo va se briser sur la vague du parti communiste chinois, dont la montée en puissance est inexorable.

Sur la base de ce récit mouvementé, où la réalité dépasse la fiction, Kinuyo Tanaka nous offre un très beau long métrage. On y retrouve la célébrissime Machiko Kyô, qui porte le film quasiment à elle seule. Elle savait tout jouer : les princesses impériales comme les femmes du peuple. Et une fois de plus, elle sublime de sa présence un long métrage formellement très réussi.

Comme à son habitude, Kinuyo Tanaka nous offre de très beaux cadrages et des séquences visuellement inspirées, même si le tout reste d'un grand classicisme. Mais pas un classicisme figé, nous ne sommes pas face à de l'académisme. Il s'agit plutôt d'une esthétique raffinée, subtile et délicate, commune aux grands films japonais de l'âge d'or.

Surtout, ce qui dénote, c'est la grande attention de Tanaka à ses personnages et à leurs sentiments. Certains spectateurs contemporains lui reprochent parfois de ne pas davantage s'épancher sur le contexte historique de l'époque, mais justement, un exposé d'histoire serait lénifiant.

Kinuyo Tanaka se concentre sur la destinée d'hommes et surtout de femmes, pris dans l'étau de l'Histoire. Et elle est aussi à l'aise dans le registre intime que dans les grandes scènes épiques, ce qui fait que ce long métrage est très touchant. Le résultat m'a conquis : voilà un beau film flamboyant et tragique, mais qui reste toujours digne, à l'image de ses personnages principaux. Une fresque magnifique, qui mérite d’être redécouverte, comme cette cinéaste si talentueuse.

[4/4]

samedi 19 février 2022

« Mademoiselle Ogin » (Ogin-sama) de Kinuyo Tanaka (1962)


 

     Merci à Carlotta, à Lili Hinstin, au Champo et à toutes les parties prenantes qui ont permis que le projet de faire connaître Kinuyo Tanaka en France voie le jour ! Réalisatrice de l'âge d'or du cinéma japonais, les 6 longs métrages qu'elle a réalisés sont projetés pour la première fois en France, seulement maintenant ! Et il aurait été dommage de passer à côté, tant c'est une brillante cinéaste.

Merci également à Pascal-Alex Vincent, fin connaisseur du cinéma japonais, pour son travail de médiation, afin de faire connaître à tous le cinéma de Tanaka. Le petit bouquin qu'il a écrit à son sujet est une mine d'informations. Il dévoile le parcours de Kinuyo Tanaka, et le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est un modèle de courage et de persévérance.

Nombreux sont les cinéastes masculins japonais à avoir vu d'un mauvais œil ses velléités de réaliser des longs métrages, et beaucoup lui ont mis des bâtons dans les roues. Notamment Kenji Mizoguchi, qui était pourtant l'un de ses proches, Tanaka ayant joué en tant qu'actrice dans certains des plus grands films du célèbre cinéaste nippon. D'autres réalisateurs, au contraire, ont pris sa défense, parmi lesquels Ozu ou Naruse. On peut dire qu'ils ont perçu avant tous les autres le potentiel de Tanaka, et le résultat est à la hauteur de leurs anticipations.

Pour le moment, je n'ai vu qu'un film de Kinuyo Tanaka, mais celui-ci m'a donné envie de découvrir tous les autres, leur pitch étant par ailleurs intéressant et prometteur. « Mademoiselle Ogin » est le dernier long métrage réalisé par Tanaka. C'est un film historique, ou jidai-geki, or comme l'explique Pascal-Alex Vincent dans son ouvrage, ce genre de films, ambitieux et au budget conséquent, était réservé aux réalisateurs les plus doués. C'est donc une sorte d'accomplissement et de reconnaissance de la profession envers Tanaka que de lui avoir permis de réaliser un tel film.

Ce long métrage se base sur une histoire très intéressante. Elle a lieu au 16e siècle et traite des persécutions envers les japonais convertis au christianisme. Un sujet rare, que ce soit au cinéma ou dans d'autres arts et médias. Sur ce thème, on connaît surtout le film « Silence » de Scorsese, adapté d'un roman japonais, lui-même déjà porté à l'écran par un cinéaste nippon, Masahiro Shinoda, en 1971. Ou la bande dessinée « Ugaki » de Robert Gigi. Mais ça reste un thème peu traité.

A cela s'ajoute une histoire d'amour contrarié entre l'éponyme Mademoiselle Gin, fille du grand maître de thé Sen no Rikyû, et Ukon Takayama, seigneur chrétien déjà marié. A noter que ces deux derniers personnages ont réellement existé, tout comme Toyotomi Hideyoshi, le seigneur qui règne à l'époque sur le Japon et qui mène les persécutions contre les chrétiens.

Comme dans beaucoup de ses films, Tanaka fait d'une femme sa principale héroïne. Ici, il s'agit de Mademoiselle Gin, une femme qui veut juste pouvoir vivre sa vie comme le ferait un homme, et qui se heurte à la société japonaise patriarcale et rigide, où les femmes sont complètement assujetties aux hommes, qui peuvent disposer d'elles comme ils le souhaitent...

Tout comme Kinuyo Tanaka, Gin est une femme affranchie. Elle se fiche des convenances et des traditions. C'est une femme libre, qui a un idéal de vie particulièrement élevé, et qui dénote au milieu d'hommes pour la plupart veules et retors. Même les hommes les plus vertueux semblent bien pâles et indécis face à Gin et à sa droiture.

« Mademoiselle Ogin » est donc un film construit sur une figure féminine très forte, qui tente de se faire une place dans une société masculine et étouffante. En cela, c'est un long métrage universel et intemporel, tant il reste encore beaucoup à faire pour l'émancipation des femmes, même dans notre Occident contemporain... 

Mais Kinuyo Tanaka n'est pas qu'une féministe courageuse, c'est également une véritable artiste, qui sait dépeindre comme personne les sentiments humains. Esthétiquement, ce long métrage est très proche d'un film de Mizoguchi, avec une magnifique photographie et des couleurs somptueuses, avec des cadrages réalisés de main de maître, tout comme la composition des plans, très sophistiquée. Mais personnellement, j'ai encore été davantage touché que dans certains films de Mizoguchi.

Ce dernier n'échappe pas toujours au mélodrame larmoyant un peu grossier, à mon sens, même s'il a aussi réalisé des films d'une grande subtilité. Ici, tout m'a semblé plus fin, encore plus nuancé et délicat. Si l'on est rapidement pris par l'intrigue, émouvante, vers la fin du film il devient difficile de retenir ses larmes face à la beauté et à la tristesse de ce qui nous est conté...

Aboutissement de la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka, « Mademoiselle Ogin » est un grand et beau film, qui vaut largement ceux des maîtres du cinéma japonais. Il est heureux que cette réalisatrice soit réhabilitée et que ses films arrivent enfin jusqu'à nous, démontrant que oui, les femmes ont aussi réalisé de très grands films, et qu'elles n'ont pas attendu aujourd'hui pour le faire, alors qu'à l'époque c'était une autre paire de manches !

Je ne peux donc que vous inciter à courir voir cette magnifique rétrospective Kinuyo Tanaka. La bande annonce ne ment pas : c'est bien l'événement cinéma de ce début d'année.

[4/4]

dimanche 13 février 2022

« Licorice Pizza » de Paul Thomas Anderson (2021)


 

    Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant apprécié un film récemment sorti au cinéma. Bien que j’avais lu beaucoup de critiques positives sur ce long métrage, je me suis quand même pris une belle claque. Il faut dire que j’étais en froid avec Paul Thomas Anderson, après l’immense déception que fut pour moi « Phantom Thread ». Un film formellement éblouissant, maîtrisé à la perfection… mais au service d’un propos malsain. Anderson semblait sous l’emprise de son ego démesuré, lorgnant dangereusement vers un cinéma à la Kubrick, virtuose mais complètement vain…

Avec « Licorice Pizza », P. T. Anderson est venu m’apporter un vigoureux démenti, en prenant l’exact contrepied de son précédent long métrage. Quand celui-ci était froid comme la mort et profondément misanthrope, son dernier film est magnifiquement imparfait (en apparence) et plein de vie.

Porté par deux jeunes acteurs débordant de charisme et de vitalité (formidables Alana Haim et Cooper Hoffman !), c’est un véritable festival de scènes toutes plus drôles et plus attachantes les unes que les autres. Anderson nous plonge dans la Californie des années 1970 et nous montre l’envers du rêve américain. Sans être complaisant ni dénonciateur, il se fait chroniqueur d'une époque révolue, avec ses bons côtés, ses défauts et ses contradictions profondes, sans les masquer, et surtout sans non plus plaquer dessus une vision contemporaine. Un fait suffisamment rare pour une œuvre contemporaine que je ne peux que saluer le tour de force du cinéaste.

Pour illustrer ce rêve américain bancal et dérisoire, Anderson peuple son film de losers magnifiques, de personnages tous plus bizarres ou frappadingues les uns que les autres, nous offrant des séquences tordantes, dont certaines constituent de véritables morceaux de bravoure. Il est vrai que le cinéma de Paul Thomas Anderson a toujours été caractérisé par des personnages plus ou moins dysfonctionnels. Si parfois ils le sont au point d’être vraiment inquiétants (« There Will Be Blood ») ou quelque peu gênants (« Punch-Drunk Love »), ici on sent une vraie tendresse du cinéaste pour ses personnages profondément vivants car imparfaits, que ce soit physiquement ou dans leur comportement.

Personnellement, j’y vois un lien, volontaire ou pas, avec le cinéma de Lubitsch, et notamment avec son chef-d’œuvre « The Shop Around The Corner ». S’il n’est pas dit que « Licorice Pizza » aura la longévité du film de Lubitsch, rien n’est joué, car Anderson atteint ici un summum de subtilité dans l’écriture de ses personnages et de son film. On se prend à vouloir que ce dernier ne s’arrête jamais, tant on est ravi de suivre les (mésa)aventures de ces personnages loufoques et en même temps tellement réalistes et proches de nous.

D’ailleurs, une des grandes qualités de ce long métrage, et je trouve qu’on ne le dit pas assez, c’est justement son scénario. La mode, dans les séries comme les films, notamment américains, est à la linéarité et à la prévisibilité, et même à la standardisation forcenée des scénarios. Avec une structure complètement éculée et déjà vue : grosso modo exposition, rencontre et attirance mutuelle, puis difficultés et larmes, et enfin rabibochage et fin heureuse ou douce-amère, c’est selon.

Or, Anderson nous livre ici un scénario totalement imprévisible, tortueux, avec de multiples digressions, qui nous perd et nous fascine totalement. A l’inverse de « Inherent Vice », qui offrait aussi un scénario labyrinthique, mais qui échouait à créer un rythme, une tension et surtout un niveau de qualité suffisant à capter notre attention tout le long du film, « Licorice Pizza » est un régal de la première à la dernière minute. A tel point que quand le générique de fin arrive, on est surpris et déçu que ça s’arrête, même si le film s’achève à un bon moment, et pas abruptement, comme c’est le cas, de façon très frustrante, pour beaucoup de longs métrages.

Ainsi, si Anderson donne vie à des personnages imparfaits, son scénario est parfaitement maîtrisé. Tout comme sa mise en scène, absolument fluide, et complètement au service de son histoire et de ses protagonistes. On ne pouvait pas en dire autant de « Phantom Thread », un film à la réalisation géniale, mais qui semblait n’exister que pour elle et pour montrer combien Anderson est un virtuose. Pas de ça ici, ce qu’on retient avant tout, ce sont l’histoire et nos (anti)héros, même si régulièrement on se prend à saluer telle ou telle séquence brillamment mise en scène.

En bref, « Licorice Pizza » est gorgé de qualités, et notamment d’une galerie d’acteurs et de personnages particulièrement savoureux, des premiers rôles aux plus secondaires. C’est un film à la fois très drôle et vraiment touchant, frais et euphorisant, avec même une certaine poésie et une indéniable nostalgie, sans qu’elle soit passéiste ou rétrograde. Il a beau sortir l'hiver, il est printanier et solaire, empli d’une énergie communicative et plein de promesses tenues.

Un long métrage très réussi, que certains qualifient de mineur pour un Anderson, mais qui pour moi est l’un de ses tous meilleurs, un gros coup de cœur. Un film, voire même un chef-d’œuvre (n’ayons pas peur des mots), que je recommande vivement à tous les amoureux du cinéma… et de la vie.

[4/4]

lundi 10 janvier 2022

« La Main de Dieu » (È stata la mano di Dio) de Paolo Sorrentino (2021)

 

    Grosse déception... Pour qui connaît bien Naples, la voir traitée de cette façon, complètement superficielle, ne peut que désappointer... « La Main de Dieu » se rapproche plus de la froideur figée et pompeuse de « Youth » que de la relative fraîcheur de « La Grande Bellezza » (même si c'est tout de même un long métrage déjà bien lourd). Surtout que le pitch du film promet monts et merveilles... Forcément, face au résultat, on déchante...

Autre problème de taille, ce long métrage se veut le plus personnel de Sorrentino et raconte effectivement un événement terrible, qui fut fondateur pour lui. Mais le comble, c'est qu'il n'arrive pas à nous toucher... Tout est trop traité par-dessus la jambe, les personnages sont trop caricaturaux et fades à la fois pour nous émouvoir... Et le cinéaste n'arrive pas à installer la moindre émotion, si ce n'est un sens du surprenant, par son goût récurrent pour le baroque visuel, pour ne pas dire l'outrance indigeste...

Il faut dire que son scénario se perd (et nous perd) dans des digressions multiples, perdant du temps en déroulant le fil d'intrigues secondaires et de multiples séquences sans intérêt. Les quelques bonnes idées sorties du chapeau de Sorrentino ne sont hélas pas exploitées, comme celle sur la légende de San Gennaro, l'une des rares scènes intéressantes du film visuellement parlant... quelque peu gâchée par le goût de Sorrentino pour la vulgarité crasse, et qui ne trouvera plus d'écho dans le reste du long métrage.

Dommage, car le potentiel de ce film était énorme... Difficile de croire que Sorrentino est Napolitain d'origine... Avec une ville pareille, à l'histoire et à la culture si riches, arriver à se planter de cette façon c'est invraisemblable... Il nous livre un film presque sans âme, alors que Naples est justement une ville qui en a une. C'est l'une des cités italiennes les plus attachantes et les plus passionnantes, une ville avec une énergie considérable, vraiment vivante, contrairement à Rome, qui ressemble trop à une ville-musée aujourd'hui.

Peut-être que c'est là que réside le problème. Dans son film, le héros, qui n'est autre que Sorrentino jeune, quitte Naples pour Rome, où il espère percer dans le cinéma. Un personnage lui dit d'ailleurs qu'il va se perdre en quittant sa ville natale, en cherchant à rejoindre Rome à tout prix. Or c'est peut-être une explication probante, consciente ou non, de Sorrentino. A force de lisser son art, de renier ses racines pour plaire au plus grand nombre, il a perdu le sens de ce qui fait la singularité de Naples.

En résulte un film qui n'est pas honteux, mais, chose que je ne pensais pas pouvoir dire d'un long métrage de Sorrentino, qui est très moyen et n'apporte pas grand chose, qui laisse indifférent. Même si je reconnais son talent certain pour composer des images baroques frappantes. Encore une fois, dommage…

[2/4]

dimanche 9 janvier 2022

« Corto Maltese - Océan Noir » de Martin Quenehen et Bastien Vivès (2021)


     Une fois n'est pas coutume, je salue la relative prise de risque de Casterman. La célébrissime maison d'édition laisse quartier libre à Bastien Vivès et Martin Quenehen pour revisiter Corto, en le transposant à une époque plus contemporaine, en prise avec les enjeux de notre temps. Clairement cet album est peu ou prou le meilleur de la série post-Hugo Pratt. Car il ose enfin !

Malheureusement, Vivès et surtout Quenehen n'ont pas le talent suffisant pour approcher le génie du maestro italien. Pour ce qui est du dessin, Vivès s'en sort honorablement. Il actualise l'aspect visuel de Corto avec talent, notamment son visage. Pas de doute, il est bien plus talentueux que Rubén Pellejero et ne livre pas une copie servile, mais une nouvelle version de Corto, à la fois personnelle et dans l'esprit du personnage d'origine. 

Dommage qu'il soit loin de maîtriser le noir et blanc comme Pratt... La BD est colorisée en nuances de gris, certainement à la tablette, et Vivès use des couleurs sans en faire un atout narratif supplémentaire. Là où Pratt excellait à dramatiser une scène ou à la rendre contemplative par sa gestion virtuose de l'encre de Chine et des aplats de noir.

Dommage également que la moitié du temps, Vivès ne daigne pas dessiner complètement les visages des personnages. Pour les personnages secondaires, ça passe encore. Mais que Corto n'ait pas d'yeux ou de bouche la moitié de l'album, c'est soit de la paresse monstre, soit du pur je-m'en-foutisme. Le pire, c'est que je pense que ce sont les deux à la fois...

Ça rejoint ma remarque sur la gestion des couleurs. Vivès, qui a sans doute un agenda chargé du fait de ses nombreux autres projets, et l'éditeur Benoît Mouchart, n'ont sans doute pas considéré qu'une série pourtant culte comme Corto Maltese méritait qu'on passe du temps sur un album et qu'il soit de la meilleure qualité possible. Comme pour les reprises de Blake et Mortimer etc., il semble que la logique industrielle du travail à la chaîne prévale... En résulte un album complètement bâclé d'un point de vue visuel. Oui, de temps en temps, Vivès nous livre une belle vignette. Mais la plupart du temps, ses vignettes ressemblent plus à des esquisses à peine dignes d'un storyboard... Je serais curieux de savoir combien de temps Bastien Vivès a passé pour dessiner et coloriser cet album !

Visuellement, la BD fait donc très cheap, entre les visuels dessinés à la va-vite et les couleurs utilisées sans aucun sens graphique ou narratif... Si le scénario était réussi, je serais passé outre. Mais le hic, c'est que le scénario est encore pire que le dessin... Il commence plutôt bien, en installant du mystère... Puis patatras, il s'effondre sur lui-même en se heurtant à deux écueils.

Premièrement, celui de tomber dans du James Bond ou du Mission Impossible de deuxième zone. Depuis la reprise de Corto, il semble acquis qu'un album de la série doit faire voyager les héros dans le monde entier, sur au moins 3 continents. Forcément en 166 pages, les péripéties s'enchaînent à vitesse grand V, les ellipses foisonnent, et tout passe tellement vite que les auteurs n'ont le temps d'installer aucune ambiance ou atmosphère... Alors que les albums de Pratt avaient un ton et une saveur uniques, souvent liés à des lieux extraordinaires et visuellement marquants. Il faut dire aussi que la plupart de ses albums se contentaient d'une seule localisation, qui lui suffisait pourtant à exploiter tout le potentiel de ses récits.

Deuxièmement, Quenehen cherche à injecter bien trop de sujets divers dans son scénario. Entre l'écologie, les fascistes japonais, les cartels sud-américains, le journalisme d'investigation, le théâtre nô... Et surtout le 11 septembre 2001 et Colin Powell, sortis de nulle part et ne servant strictement à rien... Le pire, c'est que Quenehen survole complètement ces sujets et qu'ils ne sont utilisés que comme des décors ou des faire-valoir, à aucun moment il les approfondit et en fait vraiment quelque chose d'intéressant...

Bref, le scénario se contente de cocher les cases du cahier des charges d'un Corto du XXIe siècle, sans aucune inspiration. Seule une certaine ironie rappelle le ton si particulier d'Hugo Pratt. Mais les phrases pseudo-poétiques et qui se veulent définitives tombent quasiment toujours à plat... N'est pas Pratt qui veut...

Au total, si Casterman prend (un peu) de risques, le résultat est bien loin de l'ambition de l'éditeur de nous livrer des albums post-Hugo Pratt qui aient un intérêt autre que purement commercial et financier. Certes, les nouveaux albums valorisent le catalogue historique en relançant les ventes. J'incite donc les lecteurs qui ne connaissent pas encore Corto Maltese à lire la série d'origine, il se prendront une belle claque. Pour le reste, ne gaspillez pas votre argent. Cet album qui coûte cher pour ce qu'il est et qui prend de la place ne vous sera d'aucune utilité...

[1/4]

samedi 2 octobre 2021

« Coeur de Tonnerre » (Thunderheart) de Michael Apted (1992)


 

    Merci à Arte pour sa programmation de qualité et sa capacité à dénicher des pépites méconnues. Une fois de plus, voici un film qui ne paie pas de mine… Il a des critiques mitigées, je tombe dessus par hasard 15-20 min après qu'il ait commencé, intrigué par le titre... Et j'accroche direct.

 

Le ton fait penser aux films policiers « burnés » des années 80-90, avec le vieux flic à qui on ne la fait pas et le jeune sorti de l'école tout feu tout flamme, naïf et prêt à en découdre. Par bien des aspects, ce long métrage m'a d'ailleurs fait penser à « Mississipi Burning », sorti 4 ans auparavant. Même duo de flics, et même thématique sociétale sur la spoliation d’un peuple.

 

Ici, le film prend place dans une réserve indienne, où un meurtre a été commis. On dépêche sur place deux agents fédéraux, spécialistes des affaires amérindiennes, pour tenter d'y voir plus clair. Et le moins que le puisse dire, c'est que nos deux cow-boys se heurtent à une autre civilisation, à un autre mode de vie, et ne comprennent rien de rien. Ou plutôt, tout semple trop simple, la vérité est plus complexe, de toute évidence ils sont menés en bateau.

 

Le héros, joué par un excellent Val Kilmer, est un Américain dont une partie de sa famille est d’origine amérindienne. Mais il a renié ses racines et a tout du parfait Yankee arrogant. Alors lorsqu’on l’envoie enquêter sur place, justement en raison de ses origines, il le prend très mal et ses débuts sur le terrain sont pour le moins explosifs.

 

Sam Shepard est lui aussi très bon en vieux flic désabusé qui sait à qui il a affaire. Il connaît bien plus les Amérindiens que son jeune coéquipier, qui n’a d’Indien qu’une partie de son arbre généalogique. Il n’empêche que notre flic aguerri semble lui aussi dépassé par les évènements.

 

Les deux fédéraux auront bien besoin de l’aide de Walter Crow Horse, un policier amérindien flegmatique et perspicace, pour tenter de résoudre l’enquête. Ce personnage, interprété avec talent par Graham Greene, ainsi que celui du vieux chef indien, sont très attachants. Tout comme le personnage de l’institutrice Maggie Eagle Bear, jouée par Sheila Tousey. Ces trois protagonistes sont au cœur de l’intrigue et donnent au long métrage un supplément d’âme.

 

La fin est peut-être un peu trop appuyée, ou plutôt l’avant-dernière séquence, car la dernière est parfaite. Mais dans l’ensemble c’est vraiment un bon film, qui mêle harmonieusement action et émotion, suspense et réflexion politique, culturelle et sociale. Je le recommande vivement !

 

[3/4]