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jeudi 26 août 2021

« Miss Bengalore » – Le Château des Animaux, tome 1 de Xavier Dorison et Félix Delep (2019)


 

    Le problème de la bande dessinée contemporaine, ce n'est pas tant de trouver de bons dessinateurs – beaucoup ont vraiment du talent – que de bons scénaristes... Ici Félix Delep s'en sort la tête haute au dessin, il n'est pas loin d'égaler la virtuosité graphique de Juanjo Guarnido, le dessinateur de Blacksad. Certes, son découpage et ses cadrages manquent encore un peu de force et d’évidence. Mais le character design de ses personnages est réussi, on sent que c’est un dessinateur qui maîtrise son sujet, et les couleurs qu’il emploie avec l’aide de Jessica Bodard sont suffisamment belles pour une BD actuelle pour que ce soit souligné.

 

En revanche, une fois de plus, Xavier Dorison me déçoit au scénario... On retrouve son goût pour la violence crue, pour le sang et les tripes étalées. Ce qui fait que cette BD est bien trop adulte pour des enfants, malgré un dessin type Disney, avec des animaux anthropomorphes, doués de parole.

 

Ce qui est nouveau (pour moi en tout cas), c'est le ton un peu bête, voire même niais et facile de ses personnages et de son scénario, qui ne peuvent satisfaire l’adulte que je suis. Un scénario qui ne tient debout que par sa source littéraire, le chef-d’œuvre qu'est « La Ferme des animaux » de George Orwell. Si le bref roman d’Orwell, incisif et brillant, est un coup de poing dans le ventre, le récit de Dorison est beaucoup moins convaincant et marquant.

 

Je reconnais qu’il a du mérite en essayant de « dépasser » ce roman, en voulant montrer « l’après » : comment se passe la sortie du totalitarisme. Seulement, le propos est bien trop schématique et simpliste. Et puis on a rarement vu des « suites » de chefs-d’œuvre, surtout réalisées par d’autres auteurs, se hisser à leur niveau…

 

Ici, les personnages sont très monolithiques, binaires, et l’ascendant de certains animaux sur les autres se fait quasi exclusivement par la force quand Orwell montrait comment par plein d’autres moyens pervers (le dévoiement du langage, la réécriture de l’histoire…) certaines personnes cherchaient à emprisonner non seulement les corps, mais aussi l’esprit de leurs semblables.

 

On est donc beaucoup plus dans une opposition manichéennes entre gentils et méchants, sans l’analyse acérée d’Orwell qui savait nous alerter sur les dangers passés et à venir des totalitarismes de tous bords et leurs mécanismes redoutables. En somme, on est dans les bons gros clichés de la lutte contre l’oppression, sans que Dorison se foule le moins du monde, persuadé que ses « recettes » suffisent.

 

J’ai lu les deux premiers tomes de la série – les seuls sortis à ce jour – et ça ne s’arrange pas. Le second volet adopte le même ton et le même esprit. Je suis donc déçu par cette série qui s’annonçait prometteuse, et dont la très bonne presse qu’elle reçoit ne me semble pas refléter son niveau de qualité plus que moyen, du moins pour ce qui est du scénario… Dommage, Dorison a manqué une belle occasion… 

 

[2/4]

dimanche 27 juin 2021

« L'Homme de la Légion » (L'uomo della Legione) de Dino Bataglia (1977)


 

    Une belle BD, quoiqu'assez austère, par son thème et son traitement. Il est question de la Légion Étrangère, corps d'armée prestigieux... mais voué à effectuer le sale boulot. En l'occurrence, ici dans les années 20, a maintenir l'ordre en Algérie Française face aux rebelles, dans un désert hostile et sous un soleil de plomb.

 

Si cette BD n'est pas sans posséder une certaine coloration politique, l'auteur s'attache surtout à illustrer la notion d'honneur, opposant deux personnages, l'un courageux, « simple soldat », et l'autre pleutre, ce dernier ayant le malheur d'être officier et n'étant donc pas à la hauteur de sa fonction... Battaglia en profite ainsi pour esquisser une sorte de méditation sur la condition de soldat, brillamment exécutée.

 

Reste que son style graphique est toujours aussi déconcertant. On reconnaît à peine les visages des personnages d'une case à l'autre. Le ton très mélancolique du récit s'accorde avec ces personnages minéraux, aux visages grisâtres, comme des morts-vivants s'ébattant dans une histoire écrite à l'avance, dont le destin est scellé.

 

Fond et forme se mêlent pour créer une atmosphère particulière, les personnages nous semblant lointains. Ils luttent face à des enjeux qui les dépassent et se révèlent en cela humains, mais on peine en même temps à vraiment s'attacher à eux, l'auteur créant une certaine distance qui empêche cette BD de nous toucher davantage.

 

Pour autant, Battaglia nous livre là un essai parfaitement accompli, et je suis toujours aussi curieux de me plonger dans le reste de ses œuvres.

 

[3/4]

mardi 8 juin 2021

« Che » (Vida del Che) d'Héctor Germán Oesterheld, Alberto et Enrique Breccia (1968)


 

    Une BD complexe, comme le fut la vie de Che Guevara. Indéniablement, il s'agit d'une hagiographie. Guevara nous est montré comme un homme sans défauts, offrant sa vie pour les pauvres et les nécessiteux.

 

Pour autant, ce n'est pas une biographie classique, académique, au contraire. La narration est très particulière : les textes prennent la forme de pensées, brèves, répétitives, parfois confuses. Tout comme les dessins, difficilement lisibles, presque informes, noyés sous des litres d'encre noire, reflet du pessimisme des auteurs, qui ont connu l'enfer des dictatures sud-américaines (Oesterheld et sa famille en mourront dans des conditions atroces...). 

 

Nous sommes ici plongés dans la tête de Guevara et dans le feu de l'action. Le récit est comme haché, avec des allers-retours entre différentes temporalités. Les auteurs nous dressent là un portrait fragmenté et multiple, non linéaire.

 

Il est donc difficile d'appréhender cette BD, du fait de son côté elliptique, mais aussi pour prendre du recul face au personnage, dont la stature et le culte ne peuvent qu'écraser un lecteur contemporain. 

 

Malgré tout, si l'on revient à ce pourquoi Guevara s'est engagé dans la révolution, on ne peut qu'être marqué par l'extrême pauvreté, le dénuement absolu et la santé terriblement précaire des peuples sud-américains auprès desquels Guevara s'est rendu.

 

Quelle que soit la vérité autour de la figure du Che, la situation en Amérique Latine ne pouvait que révolter. C'est l'un des mérites de cette BD, que de rappeler pourquoi Guevara s'est battu. C'est peut-être même la chose la plus importante à garder en mémoire.

 

[3/4]

dimanche 16 mai 2021

« Titanic » d'Attilio Micheluzzi (1988)


 

Avec « Titanic », Micheluzzi signe à la fois une tragédie moderne et une critique acerbe de la grande bourgeoisie de l'époque. Parmi tout le gratin des passagers de « l'insubmersible » navire, bien peu trouvent grâce aux yeux de notre implacable auteur et narrateur. Une fois de plus, Micheluzzi nous livre une étude de caractères, avec des personnages hauts en couleur, dont beaucoup ont quelque chose à se reprocher.

 

Les vices des riches passagers sont alors comme une insulte aux pauvres qui ne peuvent s'embarquer à bord, ou à ceux qui doivent se contenter des 2e et 3e ponts, le premier étant réservé à « l'élite ». Pour autant, les personnes issues du peuple ne sont pas toutes représentées sous un jour favorable. Comme par exemple l'anarchiste vindicatif, qui est dépeint comme une grosse brute guère appréciable...

 

Finalement, Micheluzzi adopte un point de vue « surplombant », terriblement objectif, comme le rappelle le 4e de couverture de l'édition Mosquito. « Quand la grande horloge sonne les derniers coups, il est minuit pour tout le monde... Qu'on soit femme de chambre, prince russe, révolutionnaire ou encore millionnaire américain, il suffit parfois d'un simple bloc de glace pour remettre tout le monde sur un pied d'égalité ».

 

Ainsi, bons ou mauvais, les passagers du Titanic sont finalement logés à la même enseigne. La mort frappe aveuglément, quelle que soit sa fortune ou sa grandeur d'âme. La seule différence, peut-être, c’est son attitude lorsque la mort survient. La bande dessinée de Micheluzzi devient alors une méditation sur la vanité, celle d'une époque, celle d'une classe qui se croit supérieure, et plus largement celle d'une humanité faillible qui peine à apprendre de ses erreurs.

 

Toutefois, comme à son habitude, le maestro italien laisse entrevoir une fine lueur d’espoir, avec certains personnages plus vertueux, qui permettent de donner davantage de saveur au récit et qui empêchent qu’il soit monolithique, uniformément noir. Comme à son habitude, Micheluzzi nous offre un récit très nuancé.

 

Le style graphique en noir et blanc ne doit pas nous tromper, Micheluzzi est un auteur qui préfère les nuances de gris, ou de couleurs, à une vision binaire du monde. Et c’est tout sauf du relativisme (moral ou autre). C’est juste que l’auteur italien était un homme de son temps, du 20ème siècle, et qu’il savait que la vie est à la fois simple et terriblement complexe, tout comme nos sociétés humaines.

 

Et je dois dire que je regrette cette subtilité, qu’on ne trouve plus que rarement aujourd’hui, que ce soit dans l’art ou dans d’autres domaines… Un constat qui ne rend que plus précieuse l’œuvre d’Attilio Micheluzzi, talentueux auteur et témoin privilégié d’un siècle de profonds bouleversements.

 

[3/4]

samedi 1 mai 2021

« Bab El-Mandeb » d'Attilio Micheluzzi (1986)

 

 

Une excellente BD d'aventure et historique, figurant dans ce qu'Attilio Micheluzzi a fait de mieux. Cette fois-ci, il nous emmène en Afrique du Nord en 1935, à la veille de l'occupation de l’Abyssinie (actuelle Éthiopie) par les Italiens fascistes. On se retrouve alors à suivre 4 héros, deux hommes et deux femmes, au volant de deux automitrailleuses, qui doivent aider les abyssiniens à repousser les envahisseurs italiens.

 

Comme d'habitude, Micheluzzi nous offre une BD dessinée à la perfection, nous projetant dans des contrées exotiques à l'aide d'un style graphique et narratif ayant beaucoup de charme. L'espace restreint que constituent ces deux véhicules et leur parcours semé d'embuches lui permettent également de nous livrer une belle étude de caractères, avec la subtilité qui le caractérise. Mais non sans rugosité, agrémentée d’une bonne dose d'humour, Attilio Micheluzzi étant tout sauf un auteur lisse.

 

De plus, le travail de reconstitution historique de Micheluzzi est comme toujours remarquable. Il place nos héros dans un bourbier inextricable, dans des terres disputées par les grandes puissances européennes et locales de l’époque : Italie, Grande-Bretagne, France, Abyssinie, Égypte... Un véritable sac de nœuds qui confirme que le 20ème siècle fut décidément une époque d'une grande complexité, un temps de grands bouleversements qui affectèrent le monde entier.

 

Pour finir, on ne peut que saluer le talent de conteur de Micheluzzi. Ici, le récit est prétendument tiré d’un journal que l’auteur aurait retrouvé. Comme il aime le faire, Micheluzzi s’amuse avec la narration, jouant de l’ellipse et de l’euphémisme comme personne, avec une écriture tantôt télégraphique tantôt poétique. De surcroît, il sait donner un rythme à ses bandes dessinées, et l’on suit les aventures haletantes de nos héros avec intérêt, l’intrigue allant de rebondissements en rebondissements.

 

Je suis donc une fois de plus conquis par une bande dessinée de Micheluzzi. Auteur érudit, virtuose graphique, conteur doué, il avait manifestement toutes les qualités pour figurer parmi les meilleurs auteurs et dessinateurs de BD. Malheureusement, franc-tireur et arrivé à ce métier sur le tard, il semble aujourd’hui oublié… Je ne peux qu’inciter les amateurs de bandes dessinées de qualité à (re)découvrir son œuvre, particulièrement riche et passionnante.

 

[4/4]

dimanche 28 mars 2021

« L'Homme du Khyber » (L'uomo del Khyber) d'Attilio Micheluzzi (1980)


 

Encore une pépite signée Micheluzzi. Tout comme « L'Homme du Tanganyika » du même auteur, cette BD fait partie de la célèbre collection « Un Homme Une Aventure », à laquelle nombre de grands dessinateurs italiens ont contribué, dont Hugo Pratt qui a livré 3 albums.

Ici, Micheluzzi lorgne du côté de Kessel ou Kipling, dans ce récit en Afghanistan, où l'armée coloniale britannique est aux prises avec des rebelles Afghans. Attilio Micheluzzi était un homme des marges, né en Istrie en 1930, alors en Italie et aujourd'hui en Croatie. Une
région longtemps disputée par les différents empires et royaumes européens.

 
Il semble donc dans son élément pour nous conter les aventures d'un métis indo-britannique, plongé dans le chaudron de l'Afghanistan, pays au centre d'influences et d'intérêts divers, où se rencontrent une multitude de peuplades. Deux grandes puissances européennes s'opposent notamment : la Grande-Bretagne et la Russie.
 

Il est particulièrement plaisant de lire une BD qui ne refuse pas la complexité, et préfère rendre compte de la diversité des nuances de caractères ou des convictions politiques de l'époque. Il n'y a pas de réels gentils ou méchants, juste des personnes qui ont leur propre destinée, servant une nation ou leur intérêt immédiat. Parfois, au fil du récit, un même personnage peut même être tour à tour lâche ou courageux, trahir ou mourir pour une cause qui le dépasse.


En cela, il me semble salutaire de lire ce genre d'ouvrages, honorant la mémoire des hommes et femmes qui nous ont précédés. Cette BD rend un bel hommage à l'extrême complexité de l'histoire afghane, complexité sur laquelle nos contemporains, notamment américains, ne pouvaient que se casser les dents.

 
Il en résulte une BD absolument passionnante, extrêmement fouillée et érudite, mais qui sait faire la part belle à l'action et à un certain romantisme, qui plus est dessinée de main de maître.
Bref, encore une admirable BD que je recommande !

 

[4/4]

samedi 20 février 2021

« Un passager porté disparu » - Théodore Poussin tome 6 de Frank Le Gall (1992)


 

     « Théodore Poussin » est une série qui m'a fait un tel effet que je suis en train de la relire depuis le début, un mois après l'avoir découverte. C'est la première fois que ça m'arrive. J'avais le sentiment de n'avoir pas tout saisi de cette épopée foisonnante, et je dois le dire, je suis tombé sous son charme, je me sentais donc appelé à me replonger dedans dès que possible.

J'ai longuement hésité à reconsidérer les premiers albums, que je trouve déjà excellents. Mais non, je trouve que mon premier sentiment était le bon. L'un des albums que je préfère dans le premier cycle est « Le Mangeur d'Archipel », qui est pour moi l'album fondateur de la série, celui où elle prend véritablement son envol après que Le Gall ait posé les bases dans « Capitaine Steene ». Mais celui-ci provient en partie des souvenirs de son grand-père et reste encore sage.

Dans le tome 2, Le Gall s'émancipe et crée parmi les plus fascinants de ses personnages, notamment Georges Town, Martin ou Sir Laurence Brooke. Surtout, il instaure une atmosphère absolument fascinante, mêlant aventure, Extrême-Orient fantasmé et exotique, poésie et violence. Mais il faudra sans doute que je consacre une critique entière à cet album, tant je l'apprécie et il me semble d'une grande richesse.

L'album pour lequel j'ai encore plus d'admiration après l'avoir relu est « Un passager porté disparu », qui m'avait déjà très fortement impressionné lors de ma première lecture. Je n'ai plus aucune hésitation à l'affirmer : il s'agit pour moi d'un vrai chef-d’œuvre. Un album qui nécessite qu'on ait lu les précédents au préalable, mais qui mérite bien ce qualificatif. C'est en effet un album maîtrisé de la première à la dernière case, que l'on parle du scénario, du dessin, du découpage, de la composition des vignettes ou des couleurs.

Une pure merveille de subtilité et d'émotion douce-amère. Théodore vit là une aventure intime, encore chamboulé par la houle de ses péripéties en Extrême-Orient. On sent toute la détresse intérieure de notre héros, tiraillé entre la joie de retrouver sa famille, un lourd secret qui pèse sur celle-ci et l'appel du large.

Pas de doute, il n'y aurait pas de « Vallée des Roses », le chef-d’œuvre absolu de Le Gall, sans ce tome qui l'annonce et nous prépare à nous prendre une grande et belle claque. C'est comme si Le Gall en faisait une répétition générale avant le feu d'artifice du tome 7. Il faut voir Théodore tourner en rond dans sa maison familiale, rêver en se promenant dans les dunes de sables, le cœur au diapason du temps pluvieux d'automne, ou encore sa sœur courir vers la chapelle pour pleurer ce frère qu'elle croit mort... Il faut voir tout cela pour se rendre compte que déjà Le Gall est un maître dans la peinture des sentiments les plus subtils, les plus beaux comme les plus douloureux.

En cela, « Théodore Poussin » n'est pas seulement la grande série d'aventure à laquelle on la résume un peu hâtivement. C'est aussi la quête d'une âme pure, jetée dans le fracas du monde, qui n'oublie pas d'où elle vient, son attachement à sa famille et ses amis, mais qui est également entraînée presque malgré elle à fuir son chez-soi pour vivre sa vie et se construire. Ce n'est pas seulement une aventure géographique, un périple à travers le monde, c'est également et avant tout le récit d'une aventure intérieure, d'un voyage initiatique, qui fera grandir notre héros...

Et peut-être aussi le lecteur, qui se replongera dans son passé et son présent, sensible à tel souvenir, telle vision, telle odeur, telle rencontre, tel sentiment qui lui semblait à jamais perdu et qui redevient d'autant plus vif à mesure que l'auteur le plonge dans des émotions bouleversantes, l'air de rien. Ce lecteur, qui ne peut qu'apprendre, avec notre héros, à mieux comprendre quel est son propre chemin et combien la vie est belle, précieuse et fragile.

Le Gall l'a déjà évoqué je ne sais plus où, son héros Théodore vieillit en même temps que lui, contrairement à d'autres héros du Neuvième Art, ce qu'il estime être un privilège. Et je ne lui donnerai pas tort. De naïf, Théodore perd peu à peu ses illusions... mais sans se perdre lui-même. Sans perdre son âme. Le Gall le met pourtant à rude épreuve, il le fait se confronter à la vraie vie, dont la dureté n'est pas tant celle d'évènements violents et imprévisibles, que celle de relations humaines complexes et parfois blessantes. 

Pour autant, Le Gall sait aussi éveiller en nous des sentiments magnifiques. Rares sont les artistes à savoir le faire et à avoir eu la générosité de le faire. C'est sans doute cela qui fait que cette série est si fascinante et terriblement attachante...

[4/4]

dimanche 7 février 2021

« La Vallée des Roses » - Théodore Poussin tome 7 de Frank Le Gall (1993)


 

« La Vallée des Roses » est un album à part dans la série Théodore Poussin. Tout d’abord, après 6 albums qui se suivent chronologiquement, celui-ci nous plonge exclusivement dans l’enfance de Théodore. De surcroît, contrairement aux autres albums de la série, celui-ci est dessiné en couleurs directes, qui plus est à l’aquarelle. Cela lui donne un rendu très particulier, à la fois magnifique et fragile.

 

Le sujet de l’album et son illustration en font donc une œuvre doublement originale. L’alliage des deux donne même naissance à une BD profondément nostalgique. Une fois de plus, Le Gall repart des souvenirs de son grand-père pour dépeindre le bonheur de ses années passées dans la maison familiale de Rosendaël, qui signifie la Vallée des Roses.

 

Ainsi, cet album se fait à la fois la chronique de l’enfance de Théodore et de sa famille, mais aussi d’un lieu, qui est comme l’écrin de ce bonheur ineffable. On a souvent plein de souvenirs de sa maison d’enfance, c’est aussi le cas de Théodore.

 

Le Gall nous raconte là un moment merveilleux, avec une délicatesse et une tendresse infinie. Il évoque des sentiments particulièrement fins, à travers les différents personnages qui peuplent ce récit. Si Théodore et sa sœur Camille sont attendrissants, on ne peut qu’être touché par leur grand-père, héros en filigrane de ce tome. Bien sûr, il y a aussi le père de Théodore, ce marin droit, honnête et vigoureux. Mais son travail le rend souvent absent, et c’est alors leur grand-père qui demeure le seul homme de la famille.

 

Ce qui fait également toute la beauté de cet album, c’est ce récit raconté a postériori. Ainsi, le narrateur, Théodore, a une pleine conscience du temps qui passe, de ce bonheur qui hélas ne durera qu’un temps. Il y a donc au fil des pages toujours cette double temporalité, cette double conscience : les images nous montrent Théodore qui profite de son enfance et le narrateur, sorte de voix-off, nous fait comprendre que le jeune Théodore n’avait pas pleinement conscience de sa chance. Comme tout enfant, à cet âge on pense que tout est éternel… Cette conscience aiguë du moment privilégié qu’est l’enfance ne rend cette œuvre que plus bouleversante.

 

Et puis, il y a ces dernières pages… Régulièrement, au fil de l’album, on est ému par tel personnage, telle situation, tels dialogues… Lorsqu’arrive cette fin. Les larmes coulent alors, impossible de les retenir. Frank Le Gall dira qu’il lui a fallu 42 pages pour en arriver là, car contrairement à un art comme le cinéma, il n’est pas aisé en bande dessinée d’émouvoir vraiment. Pourtant Le Gall l’a fait. Et effectivement, en ce qui me concerne, c’est l’un des très rares à avoir réussi à me toucher à ce point.

 

« La Vallée des Roses » est donc un album très particulier, à la fois très personnel, formellement éblouissant, poignant sur le fond. Une réussite totale, et en même temps un album qui n’est pas représentatif de la série Théodore Poussin : ce n’est pas un récit d’aventure mais plutôt une chronique sentimentale. Le Gall a pris une direction toute autre, et pourtant il signe-là son chef-d’œuvre. Cet album peut même se lire indépendamment des autres (ou presque) tant il se suffit à lui-même.

 

Je ne peux que vous conseiller de vous jeter sur la série Théodore Poussin, si possible depuis le début et dans l’ordre. Alors quand arrivera le moment de lire « La Vallée des Roses », je gage que vous serez prêts pour vous prendre une belle claque, comme ce fut mon cas.

 

[4/4]

samedi 30 janvier 2021

« Capitaine Steene » - Théodore Poussin tome 1 de Frank Le Gall (1987)


     Cela faisait longtemps que je cherchais à lire cette série. Devant les bonnes critiques, je savais en principe à quoi m'attendre : du très bon. Et bien non, j'ai quand même été surpris. Avec Théodore Poussin, Frank Le Gall est rentré, mine de rien, dans le cercle très restreint des grands auteurs de bande dessinée, voire des grands auteurs tout court. 

Mine de rien, car au premier abord, rien ne laisse penser que nous avons affaire à une œuvre magistrale. La couverture du premier tome de la série, « Capitaine Steene », nous montre en gros plan le visage de notre fameux Théodore. Un visage rond, lunaire, quasiment chauve. Une sorte de Tintin plus rondouillard et à lunettes. Et de fait, le trait de Le Gall, notamment dans les premiers albums, est plutôt rond et chaleureux, à peine réaliste, plus proche de l'école de Marcinelle que du Journal de Tintin en somme, même si Le Gall possède indéniablement un style bien à lui. Un style qui laisse penser qu'il s'agit d'une BD plutôt humoristique ou réservée aux enfants.

Le Gall cache bien son jeu. Car Théodore Poussin est une série pour les adolescents et peut-être même surtout les adultes. Derrière ce coup de crayon sympathique, les références de notre dessinateur et scénariste sont en fait profondément littéraires. Plus précisément, la littérature d'aventure des XIXe et XXe siècle : Conrad, Stevenson, Cendrars, Baudelaire... Mais aussi Shakespeare et tant d'autres. Le Gall a un véritable amour de la grande littérature, notamment celle qui fait la part belle aux voyages à l'autre bout du monde, mais aussi qui dépeint l'hubris des hommes... 

Avec son héros au départ effacé, et au character design bien défini mais relativement neutre, c'est comme si nous étions plongés dans le corps de Théodore (comme pour Tintin) et que nous voyions à travers ses yeux les soubresauts d'une vie au départ tranquille, balancée dans l'aventure la plus pure... Et par le biais de Théodore, nous côtoyons ces hommes (j'y reviens) « bigger than life », ces personnages hauts en couleur, parfois équivoques, certains fascinants, pas loin d'être détestables mais attachants (Steene, et surtout Town), d'autres héroïques mais qui savent se salir les mains (Martin), des personnages plus énigmatiques, presque lunaires (Sir Brooke) ou encore, comment ne pas l'évoquer, le personnage peut-être le plus mystérieux de la série : Novembre, une trouvaille géniale de Le Gall. C'est en effet une des grandes qualités de cette série : les personnages sont tous complexes, avec une part d'ombre et de lumière. Ce qui ne la rend que plus passionnante.

Par ailleurs, cela vous paraîtra sans doute paradoxal : Théodore Poussin est une série quasi exclusivement basée sur l'imagination de son auteur. Son héros parcourt l'Asie du Sud-Est, sur terre et sur mer, alors que Le Gall n'a jamais mis les pieds sur le continent asiatique... Et ne souhaite pas s'y rendre. Cette série est donc une pure œuvre de fiction. Pourtant, on est transporté avec Théodore dans cet Extrême-Orient fantasmé, on tombe dès le premier album sous le charme envoûtant de cet ailleurs si différent, si captivant et nébuleux... et si beau.

Deuxième paradoxe, et non des moindres : ce qui intéresse Le Gall ce n'est pas tant les voyages de Théodore que les hommes et les femmes qu'il côtoie. Théodore Poussin est une série où les péripéties découlent des rencontres de son héros. Avec Novembre, Martin, Town, Steene... Toutes ces personnes vont changer sa vie et le faire grandir. Et c'est ce qui fait le sel de cette série : ces personnages terriblement attachants car profondément humains, avec leurs qualités et leurs défauts.

Mais ne nous y trompons pas, quand Le Gall nous fait cet aveux, c'est avec sa modestie habituelle. Le cadre de ces aventures compte également beaucoup dans la réussite de la série. Le port de Dunkerque dans « Capitaine Steene », la fuite sur les toits dans « Le Mangeur d'Archipels », le cimetière tropical à l'abandon dans « Marie Vérité », la brume épaisse de « La Maison dans l'île », la Terrasse des audiences, de nuit, dans le diptyque éponyme... Autant de lieux et de séquences mythiques, sortis de l'imagination foisonnante de Le Gall.

Je parlais de pure œuvre de fiction. Là encore, je dois apporter une nuance. En fait, Théodore Poussin est inspirée à la base par l'histoire du grand-père de Frank Le Gall, Théodore le Coq. Le narrateur des premières pages de « Capitaine Steene » reprend en réalité textuellement ce qui était inscrit dans le journal intime de Monsieur Le Coq. Tout comme son alter ego de papier, le grand-père de Le Gall travaillait dans une compagnie maritime, et à force d'entendre ces noms qui font rêver (Dakar, Buenos Aires, Shanghaï...), il a décidé lui aussi de prendre la mer. Mais sur cette base, Le Gall va créer une destinée originale à son héros, et le grand-père de Le Gall lui dira souvent « Ah ça par contre, je ne l'ai pas vécu », sans doute troublé par cette mince frontière entre réalité et fiction.

Pour finir, je tiens à m'attarder un peu sur le personnage de Théodore Poussin. S'il est au début davantage un témoin et un médiateur entre le lecteur et les personnages, il gagne peu à peu en assurance, et de jeune homme, devient un homme tout court. Un homme qui conservera jusqu'au bout son intégrité, même dans les pires moments et confrontés aux pires individus. Un homme qui se tient droit, comme une lumière dans un monde trouble et obscur. Une flamme qui vacille parfois, face à certains évènements tragiques qui traversent sa vie, mais qui perdure quoi qu'il arrive. En cela, même si certains passages de la série s'avèrent sombres, il y a toujours un côté lumineux, souvent personnifié par Théodore ou par certains de ses amis.

Ainsi, j'espère vous avoir donné envie de vous plonger dans cette série phare ou de la redécouvrir. Certes, tous les albums ne sont pas de la même qualité, les 7 premiers sont magistraux, les autres sont un peu en deçà. Mais dans l'ensemble, il s'agit d'une série qui a fait date dans l'histoire de la bande dessinée. Et Le Gall conserve toujours aujourd'hui cette aura d'un auteur particulièrement talentueux. Quand on lit Théodore Poussin, on ne peut qu'être admiratif et reconnaissant à son égard. En tout cas, moi je suis conquis. Du fond du cœur, merci Frank pour cette magnifique série. 

[4/4]

samedi 12 décembre 2020

« La bête est morte ! » d'Edmond François Calvo, Victor Dancette et Jacques Zimmermann (1945)


 

    Une BD archaïque dans les textes, assez ampoulés, et dans le dessin, similaire au travail de Walt Disney dans les années 30. Mais il est indéniable que Calvo a un très grand talent d'illustrateur. On peut rester plusieurs minutes à admirer et contempler ses dessins, extrêmement fouillés, avec plein de détails amusants.

 

Le plus dur, en fait, c'est de s'accrocher au récit, qui transpose la réalité de la Seconde Guerre Mondiale dans un monde d'animaux anthropomorphes, où les personnages clés de cette période ainsi que les batailles et les pays voient leurs noms changés. Ainsi les Anglais sont des dogs, les Américains des bisons, les Allemands des loups, de Gaulle une cigogne… Le problème, c'est qu'on peine souvent à comprendre à quels évènements réels tel ou tel épisode se rapporte. La page Wikipédia de l'album donne quelques clés, mais elle est loin de tout expliquer...

 

Je me pose alors la question du public cible de cet album. Les textes très longs et verbeux ne me semblent pas convenir à un lectorat trop jeune, alors que le dessin très enfantin leur est clairement destiné. De plus, la violence de certaines exactions de la guerre est évoquée, même si atténuée par les personnages animaliers. Du coup je me demande s'il n'aurait pas mieux valu garder les vrais noms des personnages, des lieux et des pays pour plus de clarté. Car en l'état, sauf à connaître la Seconde Guerre Mondiale sur le bout des doigts, cette BD est quasiment incompréhensible... Je ne vois pas en quoi les vrais noms auraient été trop difficiles à assimiler par les enfants...

 

Pour autant, je salue l'immense travail graphique de Calvo. Si son style est très daté dans sa représentation des personnages, assez grotesques et caricaturaux, il fait preuve de virtuosité dans le dessin et même d'audace dans son découpage, les cadrages et la composition des vignettes, ainsi que d’une grande maîtrise dans la palette de couleurs qu’il déploie.

 

Cet ouvrage se lit donc comme une curiosité, un témoignage artistique d’une période précise. Il a un intérêt surtout pour ceux qui veulent enrichir leur culture en ce qui concerne l’histoire de la bande dessinée.

 

[3/4]

samedi 21 novembre 2020

« Kivu » de Jean Van Hamme et Christophe Simon (2018)


     Une BD bouleversante... Van Hamme met un coup de projecteur sur la violence inouïe qui s'exerce en Afrique dans le Kivu, région de la République Démocratique du Congo où l'exploitation de minerai servant à la confection d'objets électroniques (tels que nos smartphones) conduit aux pires exactions... Heureusement, cette violence passe surtout ici par les mots, plus que par l'image, mais ce qui nous est raconté est terrifiant...

Vraiment, cette BD est un choc, tant la cruauté décrite donne la nausée... Et Van Hamme parvient à rendre compte du côté extrêmement dangereux de s'aventurer dans ce genre de zones, et encore plus de tenter de combattre les cruels auteurs de ces atrocités... Van Hamme nous dépeint une Afrique aux allures de Far West, où seule une Kalachnikov chargée permet de demeurer en un seul morceau...

Mais combattre ces exactions ce n'est pas seulement prendre les armes, c'est aussi, à l'image des Docteurs Denis Mukwege et Guy-Bernard Cadière, œuvrer pour panser les plaies, celles des corps comme de l'esprit. Ces deux chirurgiens humanistes, aidés de leurs équipes, réparent les femmes victimes de viols... Et ils ne s'arrêtent pas là, leur structure permet aussi à ces femmes d'apprendre un métier et de bénéficier de micro-crédits, pour pouvoir être autonomes et sortir du giron des exploiteurs divers. Ces deux médecins et leurs équipes dévouées sont une véritable lueur d'espoir, certes fragile, dans un océan de ténèbres...

Combattre ces exactions, c'est aussi prendre la plume pour décrire ce qui se passe dans ces contrées si lointaines, mais finalement si proches, car nos destins sont douloureusement entremêlés. C'est ce que fait Jean Van Hamme, en utilisant son talent et sa notoriété pour mettre en lumière l'engagement des Docteurs Mukwege et Cadière.

C'est ce qu'il fait aussi en n'omettant pas les manœuvres des multinationales occidentales, qui sont clairement complices de ce qui se passe là-bas. Elles financent des groupuscules armés qui leur permettent de garantir leur approvisionnement en minerai à bas coût, au prix de l'exploitation d'enfants et d'adultes dans les mines et en fermant les yeux sur les nombreux abus perpétrés quotidiennement... 

Pour ce qui est du dessin, Christophe Simon s'en sort plutôt bien. Son style classique et réaliste est agréable, même s'il pèche un peu par sa rigidité et un découpage pas toujours des plus lisibles. Néanmoins il remplit tout à fait son rôle et illustre de façon sobre et élégante ce récit terrible. Pour la petite histoire, Christophe Simon s'est rendu sur place à l'invitation du Docteur Cadière, qui a « commandé » ce récit à Van Hamme. Il en reviendra traumatisé par ce qu'il a vu. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites que d'avoir su restituer l'horreur sans se laisser gagner par elle...

Pour conclure, en refermant cet album de bande dessinée, on ne peut oublier ce qu'on a vu et lu. On ne pourra pas dire que l'on ne savait pas. Voilà encore un pavé dans la mare, venant éclabousser cette économie qui martyrise une partie de la population mondiale pour en satisfaire une autre. Une œuvre qui donne à réfléchir, et qui ne fait que confirmer l'urgence de changer de modèle économique, et même de société...

[3/4]

dimanche 30 août 2020

« Nausicaä de la Vallée du Vent » (Kaze no tani no Naushika) d'Hayao Miyazaki (1982 - 1994)


     Il est très difficile, voire impossible de restituer toute la grandeur du manga phare d'Hayao Miyazaki. Avec une écriture et une publication étalées sur 12 ans, 7 tomes composent ce pur chef-d’œuvre. Miyazaki est connu pour ses longs métrages, mais ce manga les vaut largement, voire les dépasse par son ambition, sa beauté et sa profondeur.

Miyazaki élabore une épopée dantesque, il donne naissance à tout un monde, extrêmement sophistiqué, reprenant bien des aspects de celui que nous connaissons, mais réarrangés intelligemment, constituant une sorte de fable ou de conte intemporel et didactique. Il donne également naissance à toute une galerie de personnages extrêmement attachants et subtils, des « bons » en passant par les « méchants », qui le sont rarement complètement. 

Il serait vain de chercher à tout énoncer, à tout décrire. Le mieux est de se plonger dans cette formidable odyssée, où une jeune fille courageuse et éprise des autres et de la nature cherche à sauver une humanité qui court à sa perte.

Avec « Nausicaä », Miyazaki brasse énormément de thèmes, mais réussit toujours à les aborder avec finesse, sans apporter de réponses toutes faites. Il se fait même prophétique : il avait anticipé les manipulation biologiques et génétiques sur l'être humain, conduisant aux pires horreurs, ou encore le dérèglement de la nature induit par l'homme, entre prolifération des insectes, air et sol viciés, pollution omniprésente...

Extrêmement complexe, « Nausicaä de la Vallée du Vent » est une ode au courage et à la vertu, mais également un cri du cœur contre la méchanceté et la perfidie humaine, et aussi contre cette hubris des hommes, peut-être leur plus grande ennemie. On sent que Miyazaki est parfois désespéré, et la fin, surprenante car en partie ouverte, montre que l'artiste japonais garde espoir, mais que cet espoir est bien fragile.

Et puis une fois qu'on referme le dernier tome, on ne peut qu'être empli d'une grande nostalgie. La nostalgie d'avoir passé tout ce temps aux côtés de personnages extraordinaires, au gré d'aventures dangereuses, parfois même terrifiantes, bravant bien des dangers, mais conservant toujours pour certains une franche camaraderie et une amitié touchantes. 

La bande dessinée, et peut-être même surtout le manga, ont été longtemps vus comme des genres mineurs, des « sous-arts ». Mais il faut bien le dire, Miyazaki donne ici au genre ses lettres de noblesse. D'ailleurs, je n'ai toujours pas trouvé de mangaka qui égale Miyazaki. Et côté bande dessinée occidentale et franco-belge, le Senseï se place directement au niveau des plus grands auteurs du genre. Que vous aimiez la bande dessinée et/ou le manga, « Nausicaä de la Vallée du Vent » est un incontournable, un sommet absolu et sans pareil.

[4/4]

samedi 28 mars 2020

« Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire » (Kodoku no gurume) de Masayuki Kusumi et Jirô Taniguchi (1997)

    Si je devais faire de grossières comparaisons, le mangaka Hayao Miyazaki lorgnerait vers l'art d'un Akira Kurosawa tandis que Jirô Taniguchi se rapprocherait d'un Yasujirô Ozu. Bien évidemment, il y a aussi du Ozu chez Miyazaki et du Kurosawa chez Taniguchi, surtout dans la première partie de la carrière de ce dernier. Cette comparaison vaut ce qu'elle vaut, c'est juste pour se faire une idée du style de Taniguchi, à la fois célébré par certains et honni par d'autres, le trouvant trop terne.

En effet, depuis les années 1990, Taniguchi a affiné son style, au character design très particulier, à la fois très standardisé et figé pour les personnages humains, surtout leurs visages, s'inscrivant dans les codes du manga, quoiqu'avec sobriété (on ne retrouvera pas d'expressions outrées et puériles chez Taniguchi). Par contre ses décors sont très finement élaborés, très réalistes, avec une grande recherche dans le trait, la lumière et les nuances de gris, à l'aide de ces fameuses trames dont Taniguchi est un expert. Et aussi et peut-être avant tout, cette recherche d'une véritable atmosphère.

Car surtout, ce qui est caractéristique de son art c'est cette douce mélancolie, cette matérialisation du temps qui passe et de l'impermanence des choses, cet état d'esprit typiquement japonais. On retrouve également dans ses mangas les bonheurs simples, un attrait pour les petites choses du quotidien et de leur beauté que plus personne n'aperçoit.

Si on voit le verre à moitié vide, les mangas de Taniguchi sont lents, hésitants, fades, presque tristes. Si on voit le verre à moitié plein, on ne peut qu'apprécier la subtilité et la finesse des sentiments qu'il retranscrit, avec une indéniable nostalgie mais également une psychologie fouillée de ses personnages, qui ne sont pas toujours aimables en raison de leurs défauts, mais qui sont toujours très humains. En cela, ses mangas, du moins les meilleurs d'entre eux, sont très riches, parfois même poignants, comme son chef-d’œuvre « Quartier Lointain », récit bouleversant, ou « Le Journal de mon père », œuvre très touchante.

Ici, l'émotion brute n'est pas de mise. L'intérêt de ce manga est ailleurs, justement dans cette fine observation de la société japonaise, dans ce regard subtil qui sonde le Pays du Soleil Levant à travers ses rituels et notamment celui du repas, aussi important qu'en France semble-t-il... peut-être même plus ! Taniguchi, en charge de l'illustration, est accompagné de Masayuki Kusumi au scénario. Le mangaka et le scénariste nous offrent ainsi comme des instantanés du Japon contemporain, avec tout ce qu'il a de beau et de cruel. Certes on mange avec les yeux, Taniguchi dessine les mets avec ce qu'il faut de talent pour nous mettre l'eau à la bouche.

Mais ce qui est également remarquable, c'est que chaque repas est pris dans un endroit bien précis : chaque repas / chapitre a un titre composé du plat mangé par le héros et par l'endroit où il prend ce repas. Ainsi le scénariste Masayuki Kusumi en profite pour nous offrir un kaléidoscope de vues sociologiques de tel ou tel quartier et de telle ou telle population qui fréquente les restaurants locaux. On croise ainsi peu ou prou l'ensemble de la population japonaise, notamment tokyoïte, dans ce qu'elle a de plus divers.

« Le Gourmet solitaire » offre ainsi un autre regard à la fois sur le Japon mais aussi sur l'art de Taniguchi et plus largement sur celui du manga ou de la BD. Composé de 18 courts chapitres, construits à peu près de la même façon, c'est un moyen pour le dessinateur et le scénariste de se libérer par la contrainte. Et ainsi, touche après touche, les deux auteurs nous plongent dans le Japon d'aujourd'hui (du moins celui de la fin des années 90), avec une grande richesse sociologique et même une certaine poésie.

Et on parcourt cet ouvrage avec beaucoup de plaisir. Comme c'est la première fois que je l'ai lu, j'ai enchaîné les chapitres les uns après les autres, mais on peut sans peine picorer un chapitre de ci de là, revenir en arrière, s'arrêter sur un plat, un quartier ou une ambiance qui retiennent notre attention. Comme ce gourmet solitaire, qui suit son instinct pour découvrir de nouvelles saveurs ou retrouver des saveurs aimées, nous pouvons lire ce manga à notre guise. On trouve toujours quelque chose d'intéressant dans chaque chapitre / histoire. Alors quand on s'intéresse à l'histoire, à la civilisation japonaise, à son art et à sa gastronomie, « Le Gourmet solitaire » est un festin royal, un vrai régal.

En parallèle, les auteurs dépeignent en filigrane la vie d'un homme japonais contemporain. A travers les repas qu'il prend et les lieux où il se rend, Goro Inogashira révèle beaucoup de sa personnalité et de son histoire personnelle, faite de certaines déceptions, notamment amoureuses. C'est peut-être (sans doute même) son attrait prononcé pour le travail qui lui a fait perdre le cœur de femmes ne demandant pas autre chose que son attention. Si tant est que son travail relève d'un choix vraiment voulu. Car on sent que c'est finalement à table, partant à l'aventure d'un restaurant connu ou inconnu, que notre héros trouve l'apaisement. En prenant du plaisir à se sustenter... tout en repensant à des souvenirs passés, définitivement passés... Nos auteurs illustrent ainsi mieux que personne, avec beaucoup de finesse et de retenue, toutes les tensions, les contradictions et les désillusions des Japonais d'aujourd'hui, tiraillés entre tradition et modernité... presque perdus entre ces deux forces opposées.

Quelques mots également sur la belle édition Casterman. Elle regroupe « Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire ». Composée de 32 chapitres, les 18 premiers appartiennent donc au premier volume, les 14 autres au second. L'ouvrage est de très belle facture, et surtout, ce qui est appréciable, c'est qu'à presque chaque chapitre, sur la page de garde, des précisions nous sont données sur tel plat, telle coutume, tel quartier, telle population d'habitués, permettant de mieux percer et comprendre la complexité des mœurs japonaises. Sans cela, on passerait à côté de beaucoup de choses. Et encore, le traducteur précise en préface que certaines choses lui échappent, c'est dire toute la subtilité d'une civilisation décidément bien mystérieuse.

Au total, le ton général de ce manga est particulier, et je dois dire assez réjouissant, tant on se croirait plongé au cœur du Japon, assis à la table de Japonais tantôt réservés tantôt expansifs, ou au comptoir d'un petit restaurant de quartier à la cuisine simple mais délicieuse. L'atmosphère de cet ouvrage est à la fois légère et profonde, gourmande, généreuse, poétique... mais aussi foncièrement mélancolique. Le titre de cet ouvrage est explicite : notre gourmet est solitaire. Et quelqu'un qui mange seul... c'est toujours un peu triste...

[3/4]

mardi 4 février 2020

« La Vengeance du Comte Skarbek » d'Yves Sente et Grzegorz Rosinski (2004)

    J'ai suffisamment râlé contre la frilosité et la paresse des éditeurs historiques pour reconnaître sans hésitation lorsqu'un album récent est réussi. En l'occurrence, je ne peux que m'incliner devant la virtuosité de « La Vengeance du Comte Skarbek », un diptyque édité par Dargaud en 2004 pour le premier tome, puis en 2005 pour le second.

Ce projet est la rencontre de deux personnes au sommet de leur art : le scénariste Yves Sente et le dessinateur Grzegorz Rosinski (Thorgal). Tout d'abord, il faut bien l'avouer, si Yves Sente ne nous a pas vraiment convaincu avec sa reprise de la série Blake et Mortimer, et encore moins avec celle de Thorgal, ici il maîtrise parfaitement son sujet. Il puise dans les romans de Dumas, notamment son fameux « Comte de Monte-Cristo », mais aussi dans l'ambiance des salons artistiques du XIXème siècle pour nous conter la machination ourdie contre un jeune peintre.

Le sujet central de ce récit est en effet la peinture et son monde, artistique et économique, les deux étant étroitement mêlés. Or, Yves Sente construit une intrigue en forme de mise en abyme, avec de multiples résonances. Si le héros est un peintre... le dessinateur de ce diptyque l'est aussi : Grzegorz Rosinski s'essaie en effet pour la première fois à la couleur directe, c'est à dire qu'il peint directement les planches, alors que d'habitude pour les BD, le dessin et la mise en couleur sont séparés dans le temps, souvent même réalisés par des personnes différentes.

Et le résultat est magnifique. Les couleurs sont sublimes, tantôt nuancées, tantôt vives. Le récit autobiographique du personnage principal est un véritable feu d'artifices, réservant des passages épiques et visuellement somptueux, notamment lors des évocations des guerres napoléoniennes. Quand le récit revient au temps présent, il se fait plus terne, et l'on se croirait alors projeté au temps de Dumas ou de Balzac, dans un Paris contrasté, à la fois vivant, élégant et sale.

Rarement dans une œuvre, quelque soit l'art dont elle se réclame, fond et forme n'ont été aussi harmonieusement et ingénieusement entremêlés. De surcroît, Yves Sente nous réserve de nombreux rebondissements, et le lecteur est ainsi chahuté, de révélation en révélation, jusqu'à un final admirable de finesse.

De plus, on passe un très bon moment avec ces personnages. Certains sont flamboyants, notamment ce fameux Comte Skarbek, de loin le protagoniste le plus complexe et le plus subtil de ce récit, mais aussi son antagoniste et ses séides. Sente fait même intervenir un célébrissime personnage historique, avec suffisamment de tact et de retenue pour qu'il s'intègre parfaitement à l'histoire et vienne lui conférer encore un peu plus d'aura et de panache.

Alors certes, si l'on veut se montrer pointilleux, on pourra reprocher à Sente les emprunts à Dumas et des rebondissements parfois un peu tirés par les cheveux. Mais il n'en fait jamais trop et tout se tient. Sente comme Rosinski vont au bout de leur art et nous livrent là un sommet de la bande dessinée. Comme quoi, il est encore possible de créer de bons albums aujourd'hui (même si oui, cette BD a plus de quinze ans désormais).

[4/4]

mardi 21 janvier 2020

« Capitaine Cormorant » (Capitan Cormorant) d'Hugo Pratt et Stelio Fenzo (1962)

    J'ai eu la chance de retrouver une ancienne édition des aventures du Capitaine Cormorant chez Glénat (avec la couverture ci-contre) en deux épisodes, le premier ayant fait l'objet d'une réédition récente chez Casterman (cf. ma critique ici). Le premier épisode est écrit et dessiné par Pratt en personne, avec une histoire qui préfigure « La Ballade de la Mer Salée » et le personnage de Corto Maltese, même si les protagonistes de « Cormorant » diffèrent sensiblement.

Le héros éponyme est un être épris de liberté, un peu fou en apparence, mais au fond sûr de lui et de ce qu'il fait (toute ressemblance avec Corto est fortuite, hum). Rusé, courageux, il réussit à se frayer un chemin au gré des îles australes et des coutumes locales pour le moins surprenantes. On retrouve la soif des grands espaces et le goût pour l'océan de Pratt qui feront tout le sel des aventures de Corto. De plus, en bon héros « prattien », Cormorant est entouré de fidèles amis, dont un indigène tatoué que l'on retrouvera peu ou prou dans des albums ultérieurs, et une femme de caractère, autres indices des chefs-d’œuvre à venir. « Capitaine Cormorant » est ainsi une nouvelle graphique accomplie et plaisante.

Le second épisode est dessiné en partie par Pratt, en partie par Stelio Fenzo, qui achève ainsi les aventures de notre capitaine malicieux. Le second épisode vient encore enchérir un peu plus dans l'humour et l'ironie, car nos héros sont pris entre deux feux : une princesse australe qui veut épouser l'un des personnages principaux, ce qui laisse augurer une issue funeste si ce dernier n'arrivait pas à la satisfaire, et des cannibales coupeurs de tête bien décidés à faire de nos protagonistes leur prochain repas.

Ces deux épisodes, dépaysants et réjouissants, permettent de mieux apprécier ce goût pour l'aventure typiquement prattien, en annonçant les pérégrinations d'un certain marin maltais. Deux épisodes relativement brefs mais parfaitement bien menés, qui nous laissent un peu sur notre faim tant ces deux récits sont appréciables.

Ce qui est également intéressant dans cette édition, c'est la notice introductive rédigée par Dominique Petitfaux, spécialiste d'Hugo Pratt. On apprend ainsi que le dessinateur italien s'est inspiré pour cette BD de l’œuvre de Franco Caprioli, un compatriote habitué des récits d'aventures imagés, avec la particularité qu'un certain nombre d'entre eux se déroulent en Océanie, ce qui est alors nouveau pour l'époque. On ne peut que remercier ce dernier pour la riche postérité dont il est à l'origine !

[3/4]