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vendredi 28 octobre 2011

« L’homme qui ment » de Alain Robbe-Grillet (1968)

En temps de guerre, un homme qui se fait appeler Boris, traqué par des soldats, se rend dans un village. Là, dans un bar, il entend les villageois relater les exploits du héros local, un certain Jean Robin, et se lamenter de sa disparition et de sa supposée mort. Dès lors, Boris semble s’inspirer de ce qu’il entend pour s’inventer une histoire commune avec le héros Jean, le présentant tantôt comme une grande figure de la résistance, tantôt comme un lâche et un traître ; le certifiant encore vivant ou lui inventant diverses morts. Il utilise ses mensonges pour se rapprocher des femmes quelque peu névrosées vivant dans la vaste demeure de Jean Robin, les séduisant une à une en leur racontant des histoires toujours différentes. En s’inventant une vie et une histoire par sa seule parole, Boris cherche à prendre la place du héros Jean, jusqu’à semer la confusion sur sa véritable identité : finalement ne serait-ce pas lui Jean, les villageois étant juste incapables, ou ne voulant pas le reconnaître? «L’homme qui ment» rappelle fortement «L’année dernière à Marienbad», réalisé 6 ans auparavant, et révèle rétroactivement l’importance qu’à pu avoir Robbe-Grillet dans l’écriture du chef d’œuvre de Resnais. Outre les aspects formels comparables (noir et blanc avec surexpositions blanches récurrentes, voix lancinante et obsédante, inserts d’images éclairs, etc…), on y retrouve cette obsession pour la figure de l‘homme qui se cherche, qui s’invente une histoire et cherche à convaincre de sa véracité, en altérant les souvenirs de ses interlocuteurs et en essayant de moduler la réalité selon ses désirs. Dès le début du film, cette notion de réalité est d’ailleurs mise à rude épreuve : la voix off du narrateur-menteur contredit les images que nous voyons, ou l’inverse, si bien que nous sommes incapables de déterminer qui ment. L’image et le son ne sont plus fiables : ce n’est plus seulement Boris qui ment, c’est le film lui-même. L’excellent travail réalisé sur le son, qui semble prendre son autonomie par rapport aux images, joue pour beaucoup dans le langage complètement onirique du film. Le spectateur, vivement incité à participer à la fiction, doit alors se faire sa propre opinion sur ce qu’il voit, et sur le jeu que mène le narrateur. Si Robbe-Grillet cherche indéniablement à bousculer les manières classiques de la narration, il affirme néanmoins ici un réel plaisir à raconter des histoires. Les mensonges du personnage de Boris ne sont que des occasions sans cesse répétées, des prétextes, pour raconter une histoire, puis une altération ou une variante de cette histoire, et ainsi de suite jusqu’à la fin du film, où il est proposé de recommencer depuis le départ. «L’homme qui ment» adopte ainsi une forme circulaire et se présente comme une spirale sans fin (on pourrait imaginer que les mensonges du narrateur se déclinent ainsi à l’infini – une légende veut d’ailleurs qu’il existe plusieurs versions du film). Dans cet espace cinématographique particulier, les éléments de narration tendent ainsi à se déréaliser et à devenir des stéréotypes (la guerre, la résistance, la collaboration, etc…) avec lesquels le cinéaste s’amuse habilement à jouer. On trouve ici une certaine fascination de Robbe-Grillet pour l’univers érotico-masochiste, mais de façon disparate et ponctuelle, si bien que cela ne devient jamais une composante véritable du film. «L’homme qui ment» est le premier film que je vois de Robbe-Grillet et c’est indéniablement une très belle découverte, l’écrivain affirmant ici une réelle maîtrise du cinématographe. De quoi donner envie d’explorer le reste de sa filmographie.

[3/4]

lundi 17 octobre 2011

« La lettre inachevée » (Neotpravlennoïe pismo) de Mikhaïl Kalatozov (1959)

Réalisé entre ces deux grands films que sont «Quand passent les cigognes» et «Soy Cuba», «La lettre inachevée» reste aujourd’hui un film complètement méconnu. Un oubli injustifiable, tant «La lettre inachevée» est un superbe exemple du génie de Kalatozov, un mélange entre l’approche au plus près des personnages de «Quand passent les cigognes» et de la démesure dans la réalisation que l’on trouvait dans «Soy Cuba». Comme dans le film cubain, «La lettre inachevée» repose sur une intrigue et un propos très simples qui ne classe définitivement pas le cinéma de Kalatozov du côté d’un cinéma cérébral. Mais cette histoire simple (quatre pionniers partent en expédition en Sibérie à la recherche de diamants), est complètement sublimée par une mise en scène et une photographie exceptionnelles. Perspectives délirantes à la Rotchenko (ah, ces contreplongées incroyables sur fond de ciel menaçant!), travellings ahurissants à travers les branchages, gros plans sur les visages d’une expressivité saisissante (et qui dispense de mots pour faire passer avec grande justesse les émotions), jeu sur les contrastes offrant un noir et blanc de toute beauté, grands mouvements d’appareils donnant une ampleur lyrique incroyable à la réalisation… Le lyrisme est ici renforcé par l’utilisation de nombreux effets de surimpression et de transparence (les flammes au premier plan, les visages qui se superposent). Les plans séquence à rallonge et les travellings virtuoses alternent avec des inserts rapides d’images, des plans montés au cordeau pour créer la tension ou donner du rythme au film (le montage du coup de fusil, saisissant). Une telle volonté de proposer, à chaque plan, des images de toute beauté, de magnifier tout ce qui passe devant l’objectif de la caméra, d’explorer ainsi les potentialités du cinéma, rappelle le génie d’un Murnau ou d’un Eisenstein (avec en prime la poésie du premier et la vision grandiose du second). On est littéralement subjugué. Kalatozov et son chef opérateur de génie, Sergueï Urusevky, proposent un film qui n’est qu’un enchaînement de morceaux de bravoure. On retiendra notamment l’incroyable séquence de l’incendie (mais comment ont-ils pu tourner cette scène sans incident?) et les nombreux plans en contre-jour, découpant les silhouettes des personnages. L’esthétique du film semble d’ailleurs avoir eu une influence certaine sur les premiers films de Tarkovski (de nombreux plans de «L’enfance d’Ivan» sont clairement inspirés de «La lettre inachevée») et l’importance accordée aux éléments rappelle également le cinéma du grand Andreï : l’eau majestueuse et libératrice (la séquence de la pluie, superbe, et cette façon merveilleuse de filmer le fleuve), la terre que l’on fouille, que l’on creuse et dans laquelle on s’enterre ou disparaît, le feu beau mais impitoyable, et le vent qui s’oppose à la progression des personnages (et qui gifle l’eau dans une scène de toute beauté)… L’utilisation d’une musique sombre et inquiétante finit de nous plonger totalement dans cette Nature impérieuse et d’une beauté mortelle, face à laquelle «l’homme soviétique», malgré toute sa prétendue puissance, est bien peu de chose (ce qui déplu assez fortement à la censure, le dernier plan ne représentant qu’une victoire symbolique de l'homme). «La lettre inachevée» est un spectacle grandiose, une fresque d’une beauté à en couper le souffle, porté par un élan créatif qui balaie tout sur son passage. Il est grand temps de sortir cette merveille d’élégance des placards dans lesquels elle pourrit.

[4/4]

jeudi 13 octobre 2011

« Drive » de Nicolas Winding Refn (2011)

Auréolé d’un prix de la mise en scène à Cannes, «Drive» est un film de série B, dans le genre du polar noir, qui doit sa bonne réputation en grande partie au fait qu’il souffre peut-être un peu moins que le reste de la production hollywoodienne des tics de réalisation du cinéma américain. Mais rassurez-vous, le «Stabilo hollywoodien», utilisé pour bien souligner chaque émotion, n’a pas été mis à la poubelle pour autant… Un jeune homme, qui n’ouvre la bouche que lorsque cela est vraiment nécessaire, loue occasionnellement ses services de pilote à des gangsters. Alors qu’il cherche à venir en aide au mari de sa voisine, dont il est amoureux, il se retrouve pris dans un engrenage de violence, une tragédie de l’irrémédiable qui l’accule à la répétition de meurtres. Droit dans ses bottes, avec une éthique et un code de conduite personnel lui permettant de s’imposer dans cette jungle urbaine, le «Driver» n’est pas sans rappeler le personnage du «Ghost Dog» de Jarmush, film avec lequel «Drive» possède de nombreux points communs (si bien qu’on pourrait en voir une sorte de variante). N’exprimant quasiment aucune émotion sur son visage, extrêmement fidèle en amitié, prêt au sacrifice de soi pour protéger les êtres aimés, pilote hors pair, capable de déchaînements de la violence la plus bestiale, le «Driver» correspond à un certain prototype du héros mâle, tel qu’on en a déjà croisé chez Carpenter ou Scorcese. En se plaçant dans le registre du film de genre, le cinéaste peut se dispenser d’étoffer son scénario, léger comme une feuille morte, et peut s’autoriser de nombreux raccourcis et improbabilités scénaristiques. Peu importe la vraisemblance du tout, l’essentiel est dans la retranscription d’une certaine ambiance mélancolico-noire et dans la volonté de créer un personnage mythique. Toute l’esthétique du film est donc au service d’une ambition artistique bien pauvre, que le cinéaste parvient temporairement à masquer par une mise en scène très tendance. On est là dans un cinéma de l’archétype, qui tourne à vide. Là où c’était pleinement assumé chez Jarmush, qui faisait de son film un hommage au cinéma et à ses maîtres, on est ici dans quelque chose de vaguement tape à l’œil, faussement rutilant, avec des manières de réalisation très à la mode dans le nouveau cinéma américain, mais qui cache mal sa vacuité fondamentale. Tout le succès d’un film comme «Drive» vient de certaines astuces de mise en scène qui prolifèrent un peu partout dans le cinéma américain de ces 10 dernières années, notamment chez Tarentino, Scorcese, James Gray, les derniers Cronenberg ou Sofia Coppola, et dont le cinéaste fait ici une sorte de synthèse. On retrouve dans «Drive» cette tendance à la mélancolie facile de la manière «bobo» de ladite Coppola, avec grand renfort de musique branchée chez les jeunes adultes. Ici c’est une B.O électronique, avec des sonorités qui rappellent les synthétiseurs des années 70-80 (on voit bien le public trentenaire visé), à l’instar des musiques composées par Carpenter pour ses films. Dans ce cinéma-là, le «DJ» d’un film tient une place tout aussi importante que le cinéaste. Winding Refn y rajoute cette âpreté de ton qui a fait le succès des films de Gray et des derniers Cronenberg, et une petite touche personnelle, très «gus-van-santienne», avec l’usage répété de ralentis. Cela nous vaut alors des images d’une mélancolie dont l’ineffabilité est surlignée au marqueur (ainsi de la scène d’ascenseur)… Ne le nions pas, «Drive» est un film qui se laisse agréablement regarder, et qui peut, par sa dimension archétypique, dispenser du visionnage de presque tout le reste de la production américaine actuelle. Mais «Drive» appartient à un cinéma de consommation qui ne m’intéresse guère, et qui s’oublie bien vite. Cela dit, le cinéma américain est t’il capable de proposer autre chose aujourd’hui ?

[1/4]

mercredi 12 octobre 2011

« Minuit à Paris » (Midnight in Paris) de Woody Allen (2011)

Le Paris mythique des années 20, peuplé des grands noms de la peinture et de la littérature, vu par un New-Yorkais. Et bien… c’est désolant. Dans un Paris de cartes postales (on croirait certains plans extraits du Amélie Poulain de Jeunet), peuplé de touristes ultra-riches dont Allen nous dresse un portrait vaguement grinçant, déambule un écrivaillon américain, nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connue, et qui voudrait refaire du Balzac. Chaque nuit, à minuit, dans un coin de rue, il franchit le temps et se retrouve dans le Paris des années 20, rencontrant dans le premier bar venu Dali discutant avec Buñuel et Man Ray, passant soirée après soirée en compagnie d’Hemingway, Picasso, j’en passe et des meilleurs. Au cours d’une de ces soirées, il rencontre une certaine Adriana, beauté mélancolique (oscar de la minauderie pour Marion Cotillard), amante et muse à ses heures des grands peintres de l’époque. Allen nous propose une visite dans un Paris imaginaire, sous forme de promenade dans le musée Grévin. Il enchaîne ainsi jusqu’à l’écœurement les exhumations de grands artistes, proposant des portraits se voulant caricaturaux mais en réalité se limitant à de grotesques tentatives d’imitations. C’est ainsi que Hemingway est présenté comme un rustre, voulant boxer le premier qui ne reconnaîtrait pas en lui le plus grand des écrivains, que Buñuel a l’allure d’un abruti incapable de comprendre le scénario de son propre film «L’ange exterminateur», que lui suggère notre écrivain de pacotille, que Dali pousse avec exubérance son accent anglo-espagnol (?) pour répéter interminablement son nom, tout en voyant des rhinocéros partout… Chacun de ces illustres artistes, portés par une interprétation dont les comédiens devraient être honteux, est ainsi allègrement tourné au ridicule, sans que la moindre lueur d’humour n’émane jamais de ce grand-guignolesque défilé, d’une crasse vulgarité. Ca en devient même très vite insupportable, car faute d'humour, c'est un sentiment de manque profond de respect qui émerge. Et tout ça pour quoi me direz-vous? Pour une morale surfaite, téléphonée dès les 10 premières minutes du film : il ne faut pas idéaliser une époque antérieure prétendue meilleure, chaque époque se vaut et il faut jouir du présent. Non seulement le propos est d’un cliché frisant le ridicule, mais Allen n’hésite pas à le sur-expliciter, histoire d’être sûr que tout le monde comprenne bien. En voyant «Minuit à Paris», on en vient plutôt à se dire que non, toutes les époques ne se valent pas, et que fut un temps, un certain âge d’or du cinéma (disons les années 60), où une telle daube aurait été l’occasion d’un lynchage en règle du soi-disant cinéaste l’ayant pondue, ou, à défaut, d’une méprisante ignorance. Mais Allen se croit moins conformiste qu’il n’est, et se la joue gentiment rebelle, en parsemant ici ou là son film de quelques piques politiques à destination des républicains américains (bouh les méchants Tea-Party, bouh les guerres de pétrole, bouh les riches pédants, vive la liberté et la démocratie, et vive la vie de bohême !). On appréciera la teneur du propos du cinéaste quand il fait tourner la femme du président français et ce grand défenseur du bouclier fiscal qu’est Gad Elmaleh… Le film s’achève sur une note d’émotion qui fera pleurer les minettes adeptes des guimauves édulcorées. Je crois bien que je viens de voir mon dernier Woody Allen... Consternant.

[0/4]

mardi 4 octobre 2011

« L’œil qui ment » de Raoul Ruiz (1993)

Félicien Pascal, un médecin ayant une approche réfléchie et scientifique du monde, se rend au Portugal pour régler l’héritage de son père. Il se retrouve alors dans un étrange village où les miracles sont choses banales et où son rationalisme est mis à dure épreuve... «L’œil qui ment» est une comédie légère qui traite du conflit entre un esprit scientifique positiviste et une sensibilité spirite, médiumnique. L’opposition entre ces deux appréhensions du monde est renforcée par le bilinguisme du film, le français étant utilisé pour le rigorisme scientifique tandis que l’anglais se place du côté des esprits, de l’absurde (on retrouve une certaine vision de l’humour anglais) et de l’ésotérisme. Entre les deux, il y a l’orthodoxie catholique, qui ne joue aucunement le rôle d’arbitre mais qui est bien plutôt caricaturée et moquée sans vergogne à travers la figure du personnage du prêtre, interprété par un Daniel Prévost fidèle à lui-même. Le choix des comédiens participe d’ailleurs pleinement de la tonalité absurde et décalée du film, avec un Didier Bourdon parfait en médecin ahuri et paumé, tandis que John Hurt colle impeccablement à la folie déguisée du marquis anglais. On a droit à un véritable festival de délires, un mélange de diverses thématiques médianimiques et fantastiques constituant un grand fatras, difficilement digeste il faut bien l'avouer : somnambulisme, hypnose, esprits, androgynie, plusieurs personnages habitant le même corps, apparitions de vierges (assez vilaines visuellement d'ailleurs), réincarnation, lévitation, tableaux sécrétant de la laine blanche et nécessitant des sacrifices humains… Ruiz étant un metteur en scène hors pair, ces thématiques sont servies par une mise en scène très riche, jouant notamment beaucoup sur les reflets de miroir, les effets de transparence et les surimpressions. Certaines situations sont tellement volontairement débiles qu’il semble difficile de contenir son rire (c’est une comédie après tout). Néanmoins, et comme toujours chez Ruiz, ce fatras est bel et bien au service d’une réflexion plus profonde, notamment sur le rapport entre le sens de la vue et la croyance (auquel renvoie le titre du film). On sent bien qu’il est grandement question du rapport de l’homme à ses sens (le toucher est explicitement représenté par un immense doigt de plâtre transperçant le plafond) mais j’ai eu beaucoup de mal à m’y intéresser davantage. La tonalité globale du film fait qu’il est bien difficile de le considérer au sérieux. Le film souffre par ailleurs d’un gros problème de rythme, si bien que j’ai du me faire violence à plusieurs reprises pour rester attentif et concentré. Au final, «L’œil qui ment» ne laissera pas une trace indélébile dans ma mémoire…

[1/4]

lundi 3 octobre 2011

« Le film à venir » de Raoul Ruiz (1997)

«Le film à venir», court métrage de 7 minutes, est à la fois une mise en pratique et une illustration, une explication théorique du concept ruizien de «cinéma chamanique». Le format court correspond bien à l’aspect exercice explicatif du film, intéressant pour celui qui cherche à approfondir sa compréhension de l’œuvre du cinéaste. Ruiz réalise ici un film sur un film (figure de la mise en abyme récurrente chez le cinéaste), film qui serait le prototype parfait du film chamanique. Ce film que l’on ne verra pas, appelé «film à venir», est un fragment vidéo de 23 secondes, adulé par une secte, les Philokinètes, qui parviennent, par le visionnage hypnotique du fragment mis en boucle, à entrer dans un état de transe chamanique leur permettant de communiquer et d’accéder à un autre monde. Ce film est projeté dans une salle souterraine appelée «chambre des horloges», salle remplie d’horloges donnant chacune une heure différente, abolissant ainsi la notion de temps. Le cinéma est ainsi vu comme un médium permettant le voyage spatial et temporel, un autre monde ayant une vie indépendante et dans lequel la vie et la mort coexistent. Le film est conté par la voix off du narrateur, à la recherche de sa fille disparue lors d’une projection du fragment sacré, et qui fera lui-même l’expérience extrasensorielle, décrite comme une euphorie délicieuse, du «film à venir». Chaque séquence se présente ainsi comme une allégorie du cinéma proposant une réflexion sur cet art extraordinairement dense compte tenu de la durée du film. Les plans récurrents sur les réseaux de fils électriques et les avions (les deux s’enchevêtrant parfois) suggèrent la notion de mouvement, de voyage ; l’ombre du narrateur, qui semble prendre son indépendance, traduit la notion de projection, et le double livre sacré que les deux prêtres «lisent sans lire» est la métaphore parfaite du cinéma. En faisant épouser par moments la forme de son film au fragment sacré (mise en boucles de plans d’immeubles, de pages du double-livre etc…), Ruiz place celui qui regarde son film en position de spectateur du «film à venir». Si l’on ne ressort pas hypnotisé de la projection du film et si l’expérience sensorielle du cinéma chamanique n’est pas à vivre ici (on se tournera plutôt vers un film comme «La ville des pirates»), on aura compris néanmoins un peu plus la conception du cinéma de Ruiz à travers cette allégorie, non dépourvue pour autant d’intérêt artistique propre (il y a quand même une ambiance très prenante). Le travail sur le son, notamment, est remarquable. Intéressant.

[2/4]

vendredi 30 septembre 2011

« Le temps retrouvé » de Raoul Ruiz (1999)

Adapter Proust semble logique dans le parcours cinématographique de Ruiz, tant chacun de ses films est hanté par la mémoire et le temps qui passe. Ruiz aurait pu faire sienne la métaphore tarkovskienne du cinéma comme sculpture d’un bloc de temps, ses films en étant la parfaite illustration. Le cinéaste n’en était donc pas à son premier essai pour tenter de retranscrire, par les moyens du cinéma, la logique du souvenir. Il parvient clairement ici à mettre en scène de façon remarquable, grâce à son inventivité et son astuce, certains concepts typiquement proustiens, comme la mémoire involontaire (voir le pavé de Venise ou la scène de rencontre avec Chalus), ou encore comme la marque du temps sur les visages (la scène remarquable du Bal de têtes). Ces effets proustiens sont même, osons le dire, beaucoup plus efficaces dans le langage du cinéma que dans l’œuvre littéraire, où ils sont noyés sous des centaines de pages et ne sont pas toujours forcément bien compris. On peut donc saluer ici la performance de Ruiz qui est parvenu à révéler le potentiel véritablement cinématographique de l’œuvre de Proust. On notera également l’approche du temps fondamentalement proustienne du cinéaste, notamment dans l’éclatement chronologique du film, constitué de différents moments temporels qui se croisent et se télescopent et qui illustrent parfaitement les caprices de la mémoire. Ces moments se succèdent et s’enchaînent selon une logique sensorielle faite d’impressions et de correspondances liées aux différents sens du narrateur. A ce propos, il faut souligner l’utilisation fort judicieuse des sons (à défaut de pouvoir, cinématographiquement, retranscrire les odeurs) pour introduire certaines séquences mémorielles. «Le temps retrouvé» s’impose donc comme un film particulièrement fidèle à l’esprit de Proust et, de ce point de vue, constitue une belle réussite. Mais Ruiz aurait mieux fait de s’en tenir à la méthode proustienne, transposée dans le cadre d’un scénario original, plutôt que de chercher à adapter les histoires de l’œuvre, avec l’ambition d’englober rien de moins que les 7 tomes de la Recherche (!). C’est d’ailleurs l’atmosphère globale de la Recherche (et sa haute société décadente) ou même les séquences complètement inventées par le cinéaste (l’enterrement de Saint-Loup ou l’épilogue final), qui s’avèrent finalement les plus réussies, aux dépens de l’adaptation fidèle des anecdotes du livre. Comment Ruiz a t’il pu imaginer transposer une œuvre aussi colossale en 2h30 de film ? Le voilà alors obligé de choisir des passages, de les trier et de les enchaîner le plus rapidement possible afin d’en présenter le plus grand nombre, si bien que l’on a l’impression de voir une compilation, un «best of» de moments proustiens. Le film perd ainsi toute dimension émotionnelle et une bonne partie de sa portée artistique propre, et ne devient qu’un exercice ludique pour le spectateur, invité à se remémorer certains passages du livre. Ce n’est pas la volonté de Ruiz d’adapter la Recherche dans sa quasi intégralité que je critique, car sur un format beaucoup plus long, étendu (un peu à l’image de son récent «Les mystères de Lisbonne») et grâce à l’intelligence de sa mise en scène, il aurait certainement pu réaliser quelque chose de grand, et proposer son interprétation personnelle de l’œuvre (à n’en pas douter fort intéressante). De ce point de vue là d’ailleurs, je ne peux que critiquer les inconditionnels de l’œuvre littéraire, qui condamnent le film de Ruiz pour de forts mauvaises raisons. Les adaptations cinématographiques des œuvres littéraires mythiques ne conviennent de toutes façons jamais aux «extrémistes de l’original», qui en attendent l’impossible, et surtout l’inutile, à savoir la même œuvre. Il est sans intérêt de refaire ce qui est déjà. Non, ce qui fait du «Temps retrouvé» un film mineur de Ruiz, c’est son ambition démesurée et non suivie d’effets, qui aurait nécessité un film d’une toute autre ampleur. Les moyens mis en place ici ne sont pas à la hauteur du projet. On se retrouve alors face à un film plaisant mais complètement plombé par un sentiment d’inachevé, de superficiel, et même de gâchis. On ne peut dès lors que regretter la disparition du cinéaste, et se contenter, en voyant «Le temps retrouvé», d’imaginer le film proustien parfait, mais qui ne verra jamais le jour.

[1/4]

mardi 27 septembre 2011

« La ville des pirates » de Raoul Ruiz (1983)

On ressort de la projection de «La ville des pirates» tout groggy, comme au sortir d’un sommeil profond, de ces sommes durant lesquels nous sommes complètement engloutis, avalés par des rêves qui effacent tout souvenir du monde réel. Il faut plusieurs minutes pour émerger, sortir de ce monde fantasmagorique, et s’interroger posément sur ce que nous venons de voir. Tenter de résumer le film est chose impossible, en énoncer les thématiques reviendrait à énumérer une série de mots clés qui s’étalerait sur des pages entières, citer des références consisterait à lister les grands noms de l’art et de la poésie surréaliste (Desnos, Breton, Lautréamont, Dali, Buñuel, Dulac, etc) sans pour autant réussir à faire entrevoir la teneur du film… On dira alors que c’est un conte surréaliste, une déambulation somnambulique dans l’imaginaire d’une femme fuyant par le rêve une réalité sordide, une errance à demi éveillée qui s’apparente assez souvent à un cauchemar («La ville des pirates» appartient à la veine macabre du cinéma de Ruiz). Nous sommes ici clairement dans le registre de l’évocation poétique, d’une poésie morbide où chaque plan est une projection mentale, où chaque séquence appartient au domaine de l’imaginaire, où la distorsion du réel devient la forme même du film. On ne recherchera pas ici un quelconque fil narratif, et parler de déconstruction du récit n’a pas de sens puisqu’il n’y a pas récit. Le film adopte plutôt une logique de construction qui relève du domaine de la musique, avec des thèmes récurrents qui reviennent cycliquement, qui circulent dans le film à différents niveaux tissant une trame, un ensemble poétique et suggestif assez saisissant. «La ville des pirates» a ainsi pu être qualifié, très à propos d’ailleurs, de film «polyphonique». Il faut donc oublier tout réflexe rationaliste et se laisser porter par la mélodie du film, se laisser aller aux impressions et aux sensations provoquées par la vision de ces images, se laisser bercer par la musique de Jorge Arriagada, musique qui ne s’arrête presque jamais et constitue un lien entre chacune des séquences. L’univers créé par le cinéaste se révèle alors proprement envoûtant, fascinant, malgré cette pression que l’on ressent dans la poitrine, pression provoquée par la tension omniprésente qui parcourt le film et lui donne son caractère si inquiétant. Le travail proprement ahurissant de Ruiz sur l’image facilite grandement l’immersion dans le film et nous empêche d’éprouver cette sensation de «n’importe quoi» que l’on peut parfois ressentir devant certains films surréalistes. Si l’on est souvent totalement dépassé dans la compréhension de l’œuvre, avec tous les rares appuis que nous trouvons qui se dérobent continuellement sous nos pieds, au moins pouvons-nous toujours nous raccrocher à la beauté impressionnante du film. Ruiz réalise ici certainement son film le plus pictural et fait preuve d’une inventivité remarquable dans la mise en scène : angles renversants, cadrages improbables, perspectives délirantes, couleurs saisissantes avec une utilisation continue des filtres, alternant tons froids et teintes éclatantes… Si le film manque d’un brin de cohérence pour égaler «Les trois couronnes du matelot», il en est en tout cas l’approfondissement formel, creusant davantage le sillon d’une signature cinématographique inimitable. Plus j’approfondis l’œuvre de Ruiz, plus je me rends compte que c’est bien là, dans ce courant halluciné, onirique et sombre de la filmographie du cinéaste, que se cachent les plus beaux trésors. «La ville des pirates», s’il peut laisser un temps perplexe, donne, après coup, l’envie furieuse de s’y replonger. C’est là la marque irréfutable que nous sommes bien en présence d’un grand film.

[3/4]

lundi 26 septembre 2011

« Ce jour-là » de Raoul Ruiz (2003)

Loin des œuvres les plus alambiquées du cinéaste, démesurément référencées et aux multiples niveaux de lecture et d’interprétation, «Ce jour-là» est une petite comédie burlesque, un conte macabre diablement efficace. Sans prétention, le film se présente comme une fiction claire et parfaitement lisible (précision importante lorsqu’on présente un film de Ruiz), dans laquelle le cinéaste se fait plaisir à jouer avec les genres (la comédie, le burlesque, le thriller et même le film d’horreur) pour nous offrir un film gentiment délirant, à l’énergie rafraichissante. Ruiz nous montre ici un monde étrange, insolite, contaminé par la folie et où les fous «officiels», ceux qu’on interne, nous apparaissent plus humains et plus sensibles que les puissants et les représentants de l’Etat. C’est une vision artistique profondément ironique et cynique de la Suisse que nous offre Ruiz, qui parvient une fois de plus à exceller dans la création d’atmosphères surréalistes où la bizarrerie et l’absurde sont la règle. Sous la drôlerie de façade et les gags macabres qui font systématiquement mouche, se cache une fable politique grinçante, critique acerbe d’un capitalisme froid et meurtrier dans une Suisse sous la dictature de l’Etat. On peut penser aux intentions d’un cinéaste comme Chabrol (intentions seulement, car le résultat n’a jamais été à la hauteur) et surtout aux derniers films français de Buñuel dans lesquels les situations absurdes permettaient de souligner la barbarie souriante, barbarie de riches d’une bourgeoisie déliquescente. Mais la fraicheur et la précision chirurgicale de la mise en scène de Ruiz donnent à «Ce jour-là» un charme particulier, et une légèreté de ton qui permet au cinéaste d’éviter les écueils récurrents des fables surréalistico-politiques. Chaque mouvement d’appareils, chaque cadrage, tout en se faisant totalement oublier, est d’une subtilité remarquable. Le travail, sous forme de jeu, que le cinéaste réalise sur le langage est un vrai régal et on se délecte de chacune des séquences mettant en scène les deux policiers, à la placidité hilarante. Seul un cinéaste érudit ayant appris le français sur le tard pouvait certainement porter un regard aussi neuf sur cette langue. Alors après, on pourra toujours s’interroger sur la fascination incompréhensible de Ruiz pour Elsa Zylsberstein et tiquer sur le jeu tout en soupirs et décidément exaspérant de l’actrice. Mais miraculeusement, ce jeu colle ici, malgré elle, à la folie du personnage, ce qui aide à faire passer la pilule... Si «Ce jour-là» est indéniablement un «petit» film dans la filmographie de Ruiz, sans grandes ambitions thématiques et formelles, il ne faut pas bouder le plaisir immédiat d’une distraction de qualité que nous apporte cette œuvre.

[2/4]

vendredi 23 septembre 2011

« Généalogies d’un crime » de Raoul Ruiz (1997)

Au départ de presque chaque film de Ruiz, il y a une histoire, d’origine souvent littéraire, parfois légendaire, ou, comme ici, une histoire réelle. Le cinéaste s’inspire donc de l’histoire de Hermine Hug von Hugenstein, cette célèbre institutrice autrichienne qui voulu appliquer la psychanalyse aux enfants. Elle prit alors son propre neveu comme sujet d’étude et diagnostiqua très tôt chez lui des tendances criminelles. Elle finit tragiquement, étranglée par son neveu alors âgé de 18 ans. Cette fin put être considérée comme une validation par les faits des observations de la psychanalyste et alimenta considérablement l’argumentaire des partisans des thèses sur la prédétermination. Ruiz ne propose pas ici une adaptation cinématographique de la vie de Hermine et de son neveu, mais met en abyme cette histoire, la répétant deux fois, avec deux femmes différentes. L’histoire semble ainsi s’incarner dans différentes femmes, les posséder (on pense bien sûr à la fausse possession de Madeleine dans «Vertigo», et le film de Ruiz évoque d’ailleurs à plusieurs reprises l’univers hitchcockien). Le sujet est pour Ruiz, outre de mettre à l’épreuve son érudition pour proposer une réflexion intéressante sur la psychanalyse des enfants et la prétention à déterminer le comportement des gens (dont on observe aujourd’hui les dangereuses dérives), l’occasion surtout de créer de multiples univers fictionnels. On se laisse alors facilement intrigués par ce monde étrange de société psychanalytique secrète (avec un parfait Michel Piccoli en gourou amnésique), de rêves prémonitoires, d’hypnose, et de thérapies familiales. La mise en scène de Ruiz, bien que beaucoup plus académique qu’à l’accoutumée, permet de déployer cette étrange étrangeté, jouant sur les associations d’idées, et qui fait toute la personnalité de son cinéma. Mais si «Généalogies d’un crime» est certainement l’un des films les plus limpides et les plus simples dans sa trame narrative de la filmographie du cinéaste franco-chilien, il en est aussi l’un des moins passionnants. On a ici l’impression que cette limpidité est comme imposée au cinéaste et que celui-ci, contraint dans le cadre d’un cinéma sage et classique qui n’est pas le sien, ne parvient pas à retrouver la poésie et l’originalité de ses autres films. La présence de Catherine Deneuve au casting n’est peut-être pas étrangère à cette impression de film propret, qui contient en permanence sa folie, et qui rappelle la platitude bourgeoise du «Belle de jour» de Buñuel. Pour être encore plus sévère, ce classicisme plat n’est parfois pas sans évoquer le cinéma hollywoodien le plus fade et le plus insipide (je pense notamment à Mankiewicz). Même si le talent de Ruiz est ici encore nettement visible, il semble contrôlé, maîtrisé par la volonté (de Ruiz? des producteurs?) de rester dans les clous d’un cinéma accessible au plus grand nombre. La scène du repas chez la mère par exemple, contient quelques uns de ces plans fantastiques qui, par le décentrement, la surcharge et le grand angle créent une atmosphère très intrigante. Mais là où ces plans impressionnaient et se révélaient saisissants dans «La ville des pirates», là où ils alimentaient le décalage surréaliste de «Trois vies et une seule mort», ils apparaissent ici comme des marques de fabrique, des tentatives un peu vaines d’insuffler de l’étrangeté à un film qui ronronne sa monotonie… Décevant.

[1/4]

vendredi 9 septembre 2011

« Les trois couronnes du matelot » de Raoul Ruiz (1983)

«Les trois couronnes du matelot» est, comme souvent chez Ruiz, un film de fantômes. Affirmant sa fascination pour les fables maritimes, Ruiz revisite ici la légende du «Hollandais volant», le plus célèbre des vaisseaux fantômes. Dès le deuxième plan du film, avec cette vue du pont d’un bateau fendant la mer, une sensation d’irréalité se dégage de ces images noyées sous un filtre violet. La séquence qui suit, en noir et blanc, propose tout d’abord un plan à la perspective sidérante, que l’on croirait avoir déjà vu dans le «Citizen Kane» de Welles, avec cette utilisation fantastique du grand angle pour éloigner les différents plans contenus dans le cadre. La séquence se poursuit dehors, dans la brume, pastichant le cinéma noir américain. Il a fallu moins de 3 minutes à Ruiz pour convoquer plusieurs références et démontrer son talent prodigieux de metteur en scène. La suite ne décevra pas. Le film fourmille d’idées de mise en scène, avec un travail sur l’image remarquable (couleur, noir et blanc, filtres, etc…), offrant au spectateur un voyage magique dans un monde irréel, peut-être le monde des morts. En rendant toute situation potentiellement improbable, en parsemant volontairement son film d’«incohérences» scénaristiques, le cinéaste créé en réalité des failles (spatiales, temporelles, narratives), ne nous laissant aucun autre choix que de nous y engouffrer éperdument. Laissant son esprit vagabonder dans cet univers fantastico-onirique, le spectateur ne peut être que saisi par l’imaginaire poétique du film. Déconstruisant déjà les formes narratives au bulldozer, le cinéaste propose un enchevêtrement ininterrompu de récits, narrés par la voix profonde, comme venue d’outre-tombe, d’un matelot à la recherche mystérieuse de trois couronnes danoises (on trouve déjà ici ce goût pour les énigmes sans solution). L’art de conteur de Ruiz fait encore une fois des merveilles, multipliant les niveaux de mises en abyme. Si le cinéaste convoque ici de nombreuses références, son travail n’est pas qu’un travail de pastiche, mais bien un véritable art de la citation, qui permet de proposer une riche réflexion sur le cinéma. Si l’ombre de Welles plane indéniablement sur le film («Dossier secret» et «Une histoire immortelle» notamment), c’est à un amalgame incroyable de références éclectiques que nous sommes confrontés, illustrant déjà l’érudition remarquable du cinéaste. Mais c’est bien au niveau des sens que le film s’avère le plus fascinant, avec cette manière unique du cinéaste, toute en suggestion poétique, de nous faire sentir l’odeur de la mer, les embruns, l’ambiance inquiétante des ports, la solitude du marin, l’éternel exil… «Les trois couronnes du matelot» est un film superbe, pour l’instant le plus beau que j’ai pu découvrir du cinéaste. Envoûtant.

[4/4]

jeudi 8 septembre 2011

« Combat d’amour en songe » de Raoul Ruiz (2000)

«Combat d’amour en songe» est un film réalisé par Ruiz dans une totale liberté artistique, sans aucune contrainte imposée par la production. Le cinéaste peut alors y pousser jusqu’à ses limites la déconstruction des formes narratives, donnant à voir un film gigogne foisonnant d’idées dans lequel les histoires se croisent et s’emboitent, où le future et le passé se confondent et se mélangent, où les personnages se démultiplient, où les faux indices sont de chaque plan… Ne le nions pas, cela ne se fait pas sans une certaine confusion, si bien qu’il est quasiment impossible, au premier visionnage, de suivre quelconque fil narratif. Le film se vit alors bien plus comme une quantité de petites histoires dont on pressent bien qu’elles appartiennent à un grand tout commun, qui reste cela dit assez obscur. Un deuxième visionnage s’impose (en tout cas, pour moi, cela s’imposait) pour comprendre alors la logique du film (pourtant clairement énoncée dès la première séquence) et percevoir les différents films qui coexistent en parallèle dans l’œuvre. On peut voir deux façons différentes de présenter le film. La première consiste à reprendre le programme énoncé au tout début : 9 histoires simples, associées, ou non, à 9 objets, sont présentées et assimilées à une lettre. Ces histoires se mélangent ensuite selon une logique combinatoire inspirée de l’œuvre de Raymond Lulle («Ars magna generalis et ultima») qui proposait de faire de la métaphysique et de l’art un jeu combinatoire. L’autre façon de présenter le film s’apparenterait davantage au schéma narratif classique: un jeune homme et une jeune femme se rencontrent dans une boîte de nuit puis ont un accident de moto. Sur le chemin de la mort, ils vivent des rêves communs inspirés de leur lecture, faisant intervenir des personnages de leur quotidien et imprégnés de leur amour naissant. Cette deuxième lecture est encouragée par la bande sonore du film. C’est ainsi que dans chacune des histoires, à chacune des époques, on peut entendre des cris, des bruits de dérapage, d’ambulance, les râles d’un mourant… Mais quelque soit la façon d’appréhender le film, l’extraordinaire talent de conteur de Ruiz nous captive, à chaque scène. Même si tout le film peut être vu comme un rêve (ou des rêves dans d’autres rêves), le cinéaste parvient à éviter largement le syndrome «La Clepsydre» de Has, dans lequel le jusqu’auboutisme de l’onirisme finissait par lasser, et endormir. Il faut aussi dire que les images proposées par Ruiz sont autrement plus séduisantes ! «Combat d’amour en songe», comme souvent chez Ruiz, est bourré de références de tous horizons, impossibles à toutes percevoir. On relèvera notamment les nombreuses allusions au «Songe de Poliphile» (le titre du film est l’une des traductions du titre de ce livre), ce mythique ouvrage de la Renaissance, objet aujourd’hui encore de nombreuses études de déchiffrage, et on appréciera les savoureux débats philosophiques sur l’opposition entre prédestination et libre arbitre. Le cinéaste nous régale ici encore de ses touches d’humour et de son goût pour le fantastique et l’absurde. A titre d’exemple, voici un petit d’extrait d’un dialogue qui illustre bien la teneur du film :

« - Oui mais enfin, qu’est-ce que c’est qu’un fantôme ? Un homme comme les autres ?

- Sauf qu’il se rappelle qu’il est mort.

- Vous voulez dire que les êtres normaux ne se rappellent pas qu’ils sont morts ?

- Et c’est tout à leur honneur.

- Pourquoi ?

- Je vais vous répondre avec une histoire… »

Et nous voilà projetés à une autre époque, où il est question d’un homme à tête de chien… Vous l’aurez compris, «Combat d’amour en songe» est un film aux ramifications multiples, difficile à contenir (et donc à critiquer), mais qui n’en finit pas de stimuler notre imaginaire.

[3/4]

mercredi 7 septembre 2011

« Trois vies et une seule mort » de Raoul Ruiz (1996)

Le 19 août dernier, Raoul Ruiz nous quittait, laissant derrière lui une œuvre cinématographique imposante (une centaine de films à son actif) et largement méconnue. Voilà donc l’occasion de se plonger dans le dédale d’une filmographie qui, bien qu’assez inégale, réserve quelques petites perles. C’est que Raoul Ruiz, cinéaste à la culture quasi encyclopédique, est un défricheur, un artiste qui a, dans chacun de ses films, exploré de nouvelles possibilités de raconter une histoire, questionner et problématiser l’image cinématographique, toujours à la recherche d’une nouvelle «Poétique du cinéma» (pour reprendre le titre de son ouvrage majeur). On lui doit donc des œuvres difficiles, complexes, aux formes narratives alambiquées, gavées de références mystérieuses, qui, tout en demeurant intéressantes, restent avant tout des exercices. Et puis des œuvres pleinement accomplies, abouties, qui sont des applications de ses trouvailles et de ses théories sur le cinéma et qui, bien qu’en restant riches et complexes, ouvrent à une émotion artistique directement plus palpable. «Trois vies et une seule mort» appartient à cette deuxième catégorie de films. Sous l’apparence du film à énigmes (il y a toujours une dimension ludique dans le cinéma de Ruiz), prenant pour prétexte le syndrome des personnalités multiples d’un vieil homme, «Trois vies et une seule mort» est une réflexion poétique sur la mémoire, fascinant dans la manière dont Ruiz parvient à suggérer l’altération du temps et les différentes déformations (des lieux, des objets, etc) par le souvenir. Regorgeant d’idées de mise en scène, avec un travail remarquable sur la profondeur de champ, les plongées et contre-plongées, rappelant la manière de Welles, le film est un bel exemple de ce cinéma chamanique théorisé par Ruiz, cinéma qui déréalise les situations, les objets, les personnages, leur conférant un caractère irréel (ou surnaturel) et proposant une expérience de confusion spatiale et temporelle éminemment poétique. C’est bien l’au-delà des apparences, un voyage vers un autre monde, auquel le spectateur est convié. Dès lors, tout devient étrange : les situations improbables se multiplient (laissant le champ libre à l’humour si décalé du cinéaste), les réactions des personnages semblent aberrantes (comme celles de ce jeune couple adultère)… Ruiz propose de nombreuses fausses pistes, de fausses clés aux énigmes du film (Castaneda), qui ne servent qu’à égarer davantage le spectateur. Il n’y a pas ici une et une seule reconstitution du film à faire, comme un puzzle qui une fois terminé ne présente plus d’intérêt (nous ne sommes pas chez Lynch), mais bien autant d’interprétations que de visionnages, et de spectateurs pour regarder le film. Il faut accepter de se perdre dans ce film tout en gardant une attention vive sur les objets, qui prennent ici une importance aussi grande que les personnages, puis dresser ensuite des parallèles, à l’infini. C’est seulement à ces conditions qu’apparaît toute la richesse de l’univers et de la réflexion du cinéaste et que se fait jour l’émotion poétique. L’un des plus beaux films du cinéaste, porté par un Marcello Mastroianni remarquable dans l’un de ses derniers rôles.

[3/4]

jeudi 1 septembre 2011

« Antichrist » de Lars von Trier (2009)

L’art cinématographique est un art complexe et jeune, ce qui signifie qu’il a encore de très vastes étendues à conquérir et de nombreux domaines à explorer. Je ne crois pas que le cinéma soit mort, comme on le lit souvent, je crois qu’il avance par à coups, avec des moments d’intense créativité, comme dans les années 60, et des moments de vide, comme ces dernières années. Mais il y a toujours, même dans les creux, une poignée d’artistes qui continuent à fouiner, à proposer une vision originale, pas toujours intéressante ou pertinente certes, mais personnelle et réfléchie de leur art. Les œuvres de ces artistes ne doivent alors pas être jugées trop hâtivement, sous peine de passer à côté de quelque chose. Lars von Trier est de ceux-là. Pourquoi ce préambule? Peut-être pour me donner des excuses, car, je dois bien avouer avoir été complètement dépassé par «Antichrist» lors de sa sortie en salles et d’avoir, à l’époque, succombé aux sirènes qui s’allumaient de toute part pour dénoncer la mascarade représentée par ce film. Deux ans après, il me faut revenir sur ce film que j’ai enfin su regarder et comprendre pour réévaluer sérieusement mon jugement passé. Pour commencer, l’histoire. «Antichrist» nous raconte le combat intérieur douloureux d’une femme incapable de concilier ses désirs de femme avec ses responsabilités de mère, identifiés comme deux pulsions contradictoires. De là naît chez cette femme un syndrome psychologique qui la pousse, inconsciemment ou non, à rejeter son enfant. Elle se met à avoir des hallucinations auditives, l’entendant pleurer dans les bois, le torture quotidiennement en lui mettant ses chaussures à l’envers, pour finir par le laisser tomber littéralement de la fenêtre de son appartement, incapable qu’elle est de mettre fin à son ébat amoureux pour endosser son devoir de protection. La perte de son enfant la plonge alors dans un grand désespoir plein de culpabilité. L’inconséquence de son mari, qui entreprend avec elle une thérapie inadaptée de deuil, va réveiller les psychoses endormies de cette femme qui identifie alors la source du mal comme étant son désir, soit sa féminité, donc sa nature de femme et par association, la nature tout court, considérée dès lors comme l’Eglise de Satan. Lorsqu’on a à l’esprit cette lecture du film, celle du parcours psychologique d’une psychotique mal soignée par un mari égoïste, cherchant à oublier sa douleur en s'investissant dans le traitement de sa femme, tout devient clair et limpide. Ce qui pouvait paraître grotesque, exagéré, pure provocation du cinéaste (masochisme, torture, nymphomanie soudaine, etc) devient parfaitement réaliste et cohérent (pour peu que l’on se renseigne un minimum sur ce que peut engendrer la psychose chez un individu). Le film de von Trier apparaît même, dès lors, comme extrêmement bien documenté (le cinéaste a dû s’user les yeux sur Lacan), représentant même un modèle remarquable du genre. Le cinéaste ayant communiqué sur sa dépression à l’époque de la sortie du film, il faut bien voir là le cœur même du propos de son film : une description quasi clinique, d’une impressionnante acuité, d’une dérive psychotique, doublée d’un réquisitoire sévère contre les méthodes de thérapie modernes (que le cinéaste a peut-être expérimentées). Mais si von Trier parle ainsi de ce qu’il connaît à ce moment de sa vie, il n’en n’oublie pas moins sa vision d’artiste. Il dénaturalise ainsi le propos, transposant son film dans le cadre d’une sorte de conte métaphysique, multipliant les références et dressant des parallèles entre le livre de la Genèse, l’iconographie médiévale, la chasse aux sorcières et la démonologie. Dans le film, la femme malade écrit en effet une thèse sur les femmes persécutées du Moyen-Age, thèse qui va cristalliser sa psychose au point qu’elle finira par s’identifier et croire au discours à l’origine des horreurs commises à cette époque, discours qu’elle était initialement censée dénoncer. Lars von Trier profite ici de ces thématiques pour glisser quelques pistes de réflexion très riches sur une certaine responsabilité du discours religieux (la femme étant représentée comme la mère encore vierge) et les nombreux parallèles qu’il dresse ici peuvent conduire à d’inépuisables lectures. «Antichrist» apparaît désormais, comme la plupart des autres films du cinéaste, comme une œuvre riche, intelligente et vraiment stimulante. Quant à la forme du film, c’est peut-être là que le bât blesse, même si le cinéaste déploie ici une esthétique tout à fait logique et cohérente au regard de son œuvre passée, proposant un mélange entre images irréelles extrêmement travaillées, à l’instar de ce qu’il proposait dans «Element of crime» ou «Europa», et images tournées au plus près des personnages, caméra à l’épaule (ce qu’il développa dans le cadre du Dogme). La nouvelle esthétique de von Trier, qui s’affirmera encore davantage dans le film suivant, «Melancholia», n’est finalement que la synthèse de son travail passé sur la forme. Certains reprocheront au film de sombrer dans la surenchère, et accuseront le cinéaste pour le caractère explicite de ses images, cherchant simplement à choquer. Je crois que c’est se tromper sur l’intention du cinéaste qui n’a absolument rien perdu de son art de la suggestion, mais qui bien au contraire cherche à le renouveler. Dans «Antichrist», ce sont pas les actes commis par la psychotique (les symptômes de sa maladie) qui sont suggérés (tout est montré dans le détail), mais, par un retournement très intéressant, la maladie elle-même (ce qui nous place dans la position d'ignorance du mari qui affirmera pourtant avec morgue être le seul à pouvoir comprendre sa femme). De là, la lecture «à l’envers» que beaucoup ont fait du film (moi le premier). Il s’agit pourtant d’un choix au final pertinent qui donne paradoxalement de la profondeur au propos, mais cela est certes beaucoup moins évident que les dispositifs de mise en scène directs et instantanés de films comme «Dogville» ou «Manderlay». Pourtant, l’intention artistique reste bien la même, et j’espère que le temps rendra grâce à ce film, malgré ses nombreux défauts (dont je ne parlerai pas ici, ce n’est pas mon intention). Du moins l’accusation imbécile de misogynie dont le cinéaste a été massivement victime dans la critique journalistique, là où il proposait un film au contraire profondément respectueux de la femme, rejoignant le combat de toutes celles qui ont souffert la vision réductrice ou diabolisante de la femme dans l’histoire, mérite t’elle d’être levée. Une critique qui somma à l’époque le cinéaste de s’expliquer sur son film, ce qu’il est proprement délirant de demander à un artiste. On comprendra mieux alors, sans pour autant trouver ça malin bien entendu, pourquoi Lars von Trier s’est rendu cette année à Cannes en adressant aux journalistes son poing avec le mot «Fuck» tatoué sur ses phalanges... En revanche, je n’arrive toujours pas comprendre pourquoi le cinéaste danois persiste à se rendre, à chacun de ses films, en ce lieu qui a prouvé, depuis de nombreuses années, qu’il n’était plus digne de l’art qu’il prétend pourtant défendre.

[3/4]

mercredi 31 août 2011

« Melancholia » de Lars von Trier (2011) – (2)

J’apporte un second avis sur ce film (un peu long je m’en excuse, je n’ai pas trouvé le temps d’être plus concis), avis plus positif, tant «Melancholia» ne m’a pas laissé indifférent... C’est que le dernier film de Von Trier parvient à me rappeler à ma vieille passion adolescente pour la poésie de la mélancolie et du spleen (Baudelaire, De Nerval,…) et me semble réactualiser ce sentiment en s’affirmant comme un film incroyablement de son temps, qui retranscrit un courant d’humeur et de pensée parfaitement palpable dans l’imaginaire collectif de la société actuelle, en plein délitement. Et je crois que c’est un talent que de saisir ainsi une facette de l’esprit d’une époque. «Melancholia» peut bien être vu comme une suite à «Antichrist», notamment du point de vue formel. Von Trier approfondit ici le travail plastique réalisé dans son film précédent, proposant quelques scènes monumentales réalisées à grand renfort de moyens techniques qui contrastent avec le corps du film, qui adopte une mise en scène plus simple, proche de ce qu’il développa un temps dans le Dogme, avec caméra à l’épaule. On notera d’autres parallèles formels entre les deux films : même importance du prologue grandiloquent, au ralenti, avec musique à fond les manettes (ici le «Tristan und Isolde» de Wagner), esthétique lorgnant du même côté de la peinture romantique allemande et du gothique, construction claire du film en un prologue suivi de 2 chapitres et d’un épilogue. «Melancholia» apparaît néanmoins comme un film plus simple, presque facile, moins torturé et nettement plus limpide que son prédécesseur, jouant davantage, avec une aisance qui peut s’avérer agaçante pour certains, la corde sensible. Mais cette facilité ne doit pas faire taire l’impressionnante efficacité du dispositif : la scène finale, par exemple, a beau être un peu sur jouée, a beau s’appuyer un peu grossièrement sur la puissance de la musique, a beau user d’énormes dispositifs techniques, dans un registre presque hollywoodien (mais Hollywood n’a jamais su produire une telle séquence), elle n’en demeure pas moins d’une force dévastatrice et d’une violence qui laissent abasourdi. C’est simple, je n’avais pas été ainsi retourné au cinéma depuis longtemps, et il faut louer à ce titre la maîtrise du réalisateur qui sait décidément bien y faire et qui s’affirme là encore comme un très grand directeur d’acteur (révélant notamment Kristen Dunst). «Melancholia» est un film porté plutôt sur l’émotion que sur l’intellect (à l’inverse de certains autres films du cinéaste). Et l’émotion m’apparaît juste (bien plus que dans «Antichrist»), ce qui révèle à mes yeux la guérison du cinéaste. Il me semble en effet difficile de faire preuve de tant d’acuité dans la retranscription d’un état d’âme sans en être sorti. Von Trier regarde derrière lui, à distance, sa dépression, ce qui lui donne une significative justesse de l’observation. Si «Melancholia» s’affirme ainsi comme un film du ressenti (le cinéaste lui-même déclare s’être inspiré d’un état d’âme plutôt que d’une idée), ce qui le rend plus directement accessible et qui explique je crois sa bonne réception critique et publique, il n’en reste pas moins parfaitement cohérent et d’une intelligence qui survole largement la production cinématographique actuelle (à 2 ou 3 exceptions près). Une cohérence que l’on trouvait d’ailleurs déjà dans «Antichrist», film que je réévalue nettement à la hausse après un second visionnage qui m’a apporté la compréhension nécessaire et qui a ainsi balayé ma perplexité initiale (j’y reviendrai certainement). Car sous ses aspects de film nihiliste se cache dans «Melancholia» une retranscription très juste de l’état de désenchantement qui submerge actuellement une partie du monde occidental. Là où beaucoup y ont vu un film illustrant les désillusions d’un cinéaste malade, j’y vois pour ma part la mise en images, tel un instantané, d’une humeur morbide qui se répand inéluctablement comme une maladie et qui fait écho à des heures bien sombres de notre histoire. La première partie est à ce titre significative et sa lecture politique illustre magnifiquement le sentiment montant de dégoût et de rejet face à une société de conventions vidées de leur sens, de conceptions du bonheur imposées mais plus en prise avec la réalité des aspirations communes, d’exhortations moralisantes, de scientisme et de positivisme, d’économie prédatrice et d’argent-pouvoir. Sentiment qui conduit par la suite l’héroïne à la paralysie complète et, finalement, à l’acceptation sereine (et même plus, à l’attente désirée) du pire. Le film me semble dès lors agir comme une mise en garde, comme un avertissement jeté à la face d’un monde qui semble succomber lentement à ses démons, avertissement d’autant plus cruel et fort que le cinéaste se dispense, comme à son habitude, de tout positionnement personnel et de tout jugement sur ses personnages. La planète Melancholia joue alors le rôle, à l’instar de la planète Solaris, de révélateur de l’état psychologique de Justine, de miroir de son âme (son nom est explicite à ce sujet), et il n’est pas interdit de penser que c’est bien Justine et sa mélancolie qui anéantissent la Terre, dans une sorte de prophétie auto réalisatrice. Von Trier maltraite quelque peu la bonne conscience du spectateur mais ne cherche aucunement à diffuser des «idées» à travers ce film, et je crois que c’est une erreur que de lui attribuer des intentions qui me semblent fantasmées. Von Trier s'exprimerait à travers Justine et chercherait à nous dire que le monde est mauvais et que sa destruction serait souhaitable? Est-ce bien le sentiment que nous éprouvons après l’épilogue, la satisfaction et le soulagement (et le cinéaste sait très bien faire ressentir de telles émotions lorsqu’il le désire, en témoigne la fin de «Dogville»)? Il me semble plutôt que la fin du film nous laisse dans un profond désarroi… Dans «Melancholia», le cinéaste nous donne à voir et à éprouver une humeur qui est explicitement décrite comme une maladie, une humeur qui conduit à la fin de l’humanité. Le prologue, dont les qualités esthétiques (qui ont pourtant laissé la critique admirative) restent discutables, n’en n’est pas moins extrêmement pertinent du point de vue narratif, en immisçant en nous, dès le départ, le sentiment inéluctable de la fatalité, nous donnant à vivre de l’intérieur la maladie de Justine et à, en partie, la comprendre. C’est là que, à mes yeux, le cinéma de Von Trier peut être qualifié d’intelligent : il appelle dans le même mouvement à combattre le mal (Justine et sa mélancolie), sans succomber facilement à la tentation du bien (Claire et la société qu’elle représente) et nous place dans une position de questionnement, d’interrogation et de remise en question. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce film (notamment le rapport à l’enfance qu’entretiennent les 2 sœurs) mais cela ne correspondrait qu’à ma lecture personnelle de l’œuvre. Chacun y verra bien ce qu’il veut (et même le pire pourquoi pas), mais cette diversité dans l’appréhension du film n’est que le signe de sa richesse. Alors certes, «Melancholia» n’est pas un chef d’œuvre, la faute à une esthétique surfaite qui ne résistera pas à l’épreuve du temps et qui a fait bien mauvaise école. La faute aussi à un humour qui a perdu de son mordant (voir «Les idiots» ou «Le Direktor») et qui tombe toujours à plat (même en dehors de ses films, lorsque le cinéaste s’exprime), ainsi qu'à un manque certain de sobriété dans la réalisation. Il n’empêche, «Melancholia» reste un grand film, une œuvre maîtrisée de bout en bout, qui ne peut pas laisser indifférent. Les résonances qu’elle entretient avec l’état actuel du monde en font d’ores et déjà un film fortement emblématique.

[3/4]

samedi 27 août 2011

« La fête et les invités » (O Slavnosti a hostech) de Jan Nemec (1966)

Réalisé en 1966, «La fête et les invités» fait partie de ce mouvement de contestation, porté par les intellectuels et artistes tchécoslovaques, dénonçant la main mise et le contrôle total du pouvoir communiste sur les médias et la culture, mouvement qui conduira à la timide libéralisation du Printemps de Prague. Le film de Nemec sera alors censuré par le régime pendant 2 ans. «La fête et les invités» est en effet une parabole politique puissante, évoquant, sur le registre surréaliste, les conditions d’une société totalitaire. L’argument est très simple (le film n’excède pas 70 minutes) : un groupe d’amis traverse la campagne pour se rendre à une fête. En chemin, ils sont contrariés par un groupe d’individus étranges qui les soumet à un jeu quelque peu malsain et humiliant. Ils sont finalement libérés par leur hôte qui les conduit sur le lieu de la fête. Mais l’un des invités, probablement pris de panique suite à la mascarade précédente, décide de s’enfuir, ce qui va contrarier l’hôte et l’ensemble des convives et précipiter la fin du repas. Si le propos de Nemec cible, de manière à peine voilée, le pouvoir communiste (notamment par une allusion très nette au bien être du groupe, de la collectivité, troublé par la volonté d’un seul homme), le film possède suffisamment de qualités pour dépasser très largement son contexte historique. Nemec déploie ici avec brio un art raffiné de la suggestion. Sans jamais céder à la violence directe, en gardant un aspect lisse, bon enfant, et non dénué d’humour, «La fête et les invités» diffuse cependant un malaise croissant. Il nous semble que tout peut advenir et on sent que le film peut, à tout moment, basculer dans l’horreur. Mais Nemec a l’intelligence de garder une distanciation absurde et ironique jusqu'au bout, ce qui renforce le côté dérangeant du film. Le jeu, ou la farce dont sont victimes les invités, nous fait ressentir la terreur intérieure des personnages et suggère l’état d’oppression d’une population sous un régime totalitaire. Cet état conduit ensuite les invités, dans la seconde partie du film, à une complète démission intellectuelle les mettant en position d’accepter toute situation. «La fête et les invités» est une parfaite illustration de ce cheminement psychologique guidé par la peur et revêt ainsi une portée universelle et atemporelle. On pense à Kafka, les dialogues de la première partie évoquent Ionesco, et l’essence surréaliste du film rappelle immanquablement Buñuel («L’ange exterminateur» notamment). On notera également la photographie impeccable de Jaromír Sofr et l’interprétation admirable de Jan Klusák en homme enfant terriblement inquiétant. L’une des grandes réussites du cinéma tchèque des années 60, qui réserve décidément de magnifiques découvertes.

[3/4]

dimanche 7 août 2011

« Blow-up » de Michelangelo Antonioni (1966)

Dans «Blow-up», Thomas, le protagoniste, vit avec un ami peintre qui est un peu son modèle artistique, lui qui vit avec répugnance de la photographie de mode alors qu’il aspire à la photographie d’art. Cet ami peint des œuvres abstraites, que l’on devine quelque part entre le cubisme et le pointillisme. Lorsqu’il les peint, il affirme ne rien y voir, ne pas savoir ce qu’elles signifient. Ce n’est que bien plus tard qu’il y découvre des choses et que ses toiles se révèlent à ses yeux. Pour l’une d’elles, il explique qu’elle est trop récente, qu’il est encore trop tôt pour qu’il la déchiffre. Cette anecdote au cœur du film est un avertissement d’Antonioni au spectateur, ou en tout cas c’est ainsi que je l’interprète désormais, car après avoir revu une troisième fois «Blow-up», je me rends compte que mes précédents visionnages, s’ils étaient nécessaires, étaient trop précoces. Ce n’est que maintenant que le film s’est révélé à mes yeux… Certes, dès le premier visionnage, j’avais été subjugué par les qualités esthétiques du film, avec une utilisation tout simplement prodigieuse de la couleur, et l’impressionnante maîtrise du cadre, de l’espace et des mouvements de caméra dont fait ici preuve Antonioni. Si le film, dès le départ, avait su toucher et éveiller comme rarement mes sens (il faut aussi noter ici le travail remarquable du son), l’ensemble paraissait à mes yeux trop théorique, un bloc de sens réalisé avec perfection certes, mais trop peu ouvert. En réalité, c’est totalement l’inverse. «Blow-up» est bien au contraire un film complètement ouvert à l’interprétation et aux différentes subjectivités de ceux qui le regarde. A chaque vision, le film réussit à prendre un sens différent et pousse le spectateur à regarder plus loin: si l’intrigue au cœur du film se fait de plus en plus limpide à chaque fois, les interrogations soulevées par le cinéaste sur les rapports entre la réalité et ce que l’on en perçoit se font plus profondes. Sous l’apparence de la simplicité (certains ont qualifié le film de «minimaliste»), avec une intrigue réduite et des séquences qui semblent au premier abord superflues, se cache un film où rien n’est laissé au hasard, où chaque élément est là pour pousser le spectateur à questionner son regard. A l’instar de l’expérience vécue par Thomas dans le film, «Blow-up» est un parcours initiatique pour le spectateur qui apprend ici à interroger toujours davantage le réel. Cette épreuve conduit et le protagoniste du film, et le spectateur, à se rapprocher un peu plus du regard de l’artiste, celui qui a parfaitement intégré le caractère illusoire de la réalité, dont la reconstitution ne peut être qu’une question de point de vue. Le film cherche ainsi à nous apprendre à adopter le regard de l’artiste. Les apparences sont trompeuses, nous dit Antonioni, et pour poser un regard juste sur le monde, il faut trouver la bonne distance. On en a ici la superbe illustration lors de la séquence centrale de l’agrandissement qui donne son titre au film: trop loin, Thomas ne voit pas ce que cache la photo, il en a une vision d’ensemble trop sommaire. Trop près, le grain de l’image est trop gros, on ne voit plus rien que des tâches qui rappellent les peintures abstraites de son ami… Je ne reviendrai pas sur le milieu dans lequel se déroule le film, le Londres psychédélique de la fin des années 60, même si le cinéaste ne se contente pas de retranscrire l’ambiance de l’époque mais pose un regard tout personnel (et assez cynique) sur cet univers, regard du cinéaste qui pourrait faire l’objet d’une analyse intéressante. La puissance de ce chef d’œuvre réside bien plus dans le travail de «révélation» de l’image que propose le cinéaste via la multiplicité des regards qu’il convoque. La séquence finale, qui correspond à la prise de conscience de Thomas sur le monde qui l’entoure, reste à ce titre un pur morceau d’anthologie. Indispensable.

[4/4]

samedi 6 août 2011

« Affreux, sales et méchants » (Brutti, sporchi e cattivi) de Ettore Scola (1976)

A l’origine, Ettore Scola voulait tourner un documentaire sur les borgate, ces baraquements de fortune qui ont pullulé dans l’Italie d’après-guerre, peuplés de chômeurs et d’ouvriers pauvres. Il a finalement abandonné cette idée pour tourner une fiction, mais le film garde les traces de cette première aspiration, comme par exemple la significative minceur du scénario. La fiction n’apparaît finalement que comme un prétexte sur lequel le cinéaste s’appuie pour nous montrer de l’intérieur le monde des bidonvilles. Le film est ainsi construit comme une succession de saynètes qui présentent la vie quotidienne dans ces taudis, et il faut attendre une heure de film pour qu’une véritable intrigue se mette en place. Tout en évitant le militantisme et le propos idéologique, Scola cherche bien ici à dénoncer la pauvreté matérielle ainsi que la misère intellectuelle et culturelle de ces bidonvilles, condamnant la bourgeoisie en la mettant face à ses responsabilités, comme pour dire : «Voici ce que vous avez créé». Car le cinéaste ne fait ici aucune idéalisation du pauvre, qui est présenté comme n’ayant plus aucune valeur morale. Dans une société de consommation, qui a diffusé sa propagande consumériste et qui a imprégné les imaginaires collectifs, il ne fait pas bon être miséreux : les rêves de consommation sont quand même là, mais inaccessibles, ce qui conduit au plus grand désœuvrement et anesthésie toute velléité révolutionnaire, toute conscience politique. «Affreux, sales et méchants» se place ici en butte contre l’idéal chrétien du pauvre ainsi que contre la vision marxiste politisée du prolétariat. Le titre du film ne ment pas et illustre parfaitement son contenu : le quotidien d’une famille de pauvres, moches, agressifs, réduits aux plus bas instincts animaux. Mais Scola parvient à éviter, malgré la rudesse du propos, tout misérabilisme et tout pathos, notamment grâce au caractère burlesque du film, qui permet une certaine distanciation. Car il arrivera au spectateur de rire devant le pourtant triste spectacle proposé par ces misérables... Il faut également signaler le travail de mise en scène intéressant réalisé par le cinéaste, avec notamment deux plans séquences virtuoses qui ouvrent et clôturent le film, deux panoramiques à 360° à l’intérieur de la baraque. Le premier plan peut d’ailleurs constituer un excellent aperçu du film, plantant admirablement le décor, et fait un peu d’ombre au reste du film qui ne parvient que rarement à retrouver cette force initiale. Car «Affreux, sales et méchants» peut pêcher par répétition, semble parfois tourner en rond et manque cruellement de poésie. Il n’y a qu'à comparer avec le «Dodes’kaden» de Kurosawa, film très proche thématiquement mais porté par un souffle poétique qui en fait une œuvre d’une toute autre dimension, pour percevoir les faiblesses du film de Scola. Ou encore comparer la scène onirique du film à celle de «Accattone» de Pasolini, auquel le film de Scola fait référence, qui apparaît beaucoup plus triviale et fait preuve de bien moins de finesse. C’est que Scola a voulu réaliser ici un brûlot, là où les deux cinéastes précités cherchaient à tourner une œuvre d’art…

[2/4]

vendredi 5 août 2011

« Accattone » de Pier Paolo Pasolini (1961)

«Accattone» (le mendiant) est un jeune paumé de la banlieue romaine, un parasite apprenti maquereau et qui vit au crochet des femmes qu’il prétend protéger. C’est un inadapté de la nouvelle société italienne, incapable physiquement de supporter le labeur qu’exigent les seuls travaux rémunérés pour lequel il apparaît apte, et trop passionné pour accepter de passer ses journées à s’abrutir dans un travail dur et répétitif. Il se retrouve alors, à l’instar des autres habitants de son bidonville, à choisir entre le vol et l’argent de la prostitution. Pasolini, en critique virulent de la société bourgeoise naissante, insiste sur le caractère inadapté du personnage, condamné à s’adapter à une vie difficile que son corps et son esprit exècrent ou à se pervertir dans de basses besognes immorales. Sa quête de pureté, motivée par le sentiment amoureux, le poussera à renoncer au proxénétisme. Reste alors pour lui à s’adapter… ou à mourir. Dès son premier film, Pasolini s’émancipe du mouvement cinématographique néoréaliste italien et, d’une certaine façon, en annonce la fin. Le film part d’une thématique sociale très forte et de toujours chère au cinéaste, qui a largement marqué sa solidarité avec les pauvres exclus de la société de croissance. Mais Pasolini cherche ici à éviter la description trop réaliste, l’approche presque documentaire du monde des banlieues déshéritées pour tendre vers un cinéma plus poétique, passant par une certaine sensibilité et un regard quasi mystique sur les personnages. Cette dualité entre réalisme et poésie se retrouve admirablement retranscrite dans le travail de mise en scène de Pasolini. «Accattone» est tourné dans un style direct, très frontal, alternant longs travellings et plans serrés sur les visages des protagonistes, style propice à une approche réaliste et objective de la thématique sociale. Mais cette simplicité de la mise en scène, qui annonce la manière cinématographique à venir du cinéaste, se mue ici en pureté via le travail sur la lumière blanche, lumière envahissante et éblouissante qui apparaît irréelle, et via l’utilisation de la musique de Bach (La Passion selon Saint Matthieu). On relèvera aussi une très belle séquence onirique qui ancre pleinement le film du côté du cinéma de la poésie. Dès lors, la pureté du travail de mise en scène permet de transcender la trivialité de cette tragédie politique en une œuvre empreinte de sacralité. «Accattone» devient une Passion et chaque séquence se charge d’une dimension allégorique alimentant la métaphore christique du film. On trouve dans «Accattone» les deux facettes contradictoires de Pasolini, ces deux facettes auxquelles le cinéaste n’adhère jamais complètement et qui créent cette dualité qui apporte toute sa complexité à son œuvre : son attachement à un certain rêve d’émancipation porté par le marxisme et son aspiration au sacré. C’est ici la sacralité qui emporte finalement le film, classant «Accattone» parmi les belles réussites du cinéaste.

[3/4]

mercredi 27 juillet 2011

« Le sang des bêtes » de Georges Franju (1949)

Ce court documentaire de 21 minutes reste aujourd’hui encore, près de 60 ans après sa réalisation, l’une des œuvres les plus violentes jamais réalisées sur le monde des abattoirs. Cette puissance est directement liée à la nature des images filmées, bien plus qu’au talent de mise en scène du cinéaste. Celui-ci se contente, dans un registre hyper réaliste, d’enregistrer des images qui restent habituellement cachées aux yeux du public : éviscération de chevaux, décapitation de veaux, égorgements de vaches, abattage à la chaîne, etc… La violence des images peut choquer (c’est d’ailleurs clairement le but recherché par Franju) et ce choc induit chez le spectateur une réflexion sur la violence faite aux animaux, sur les dessous de la consommation de viande et le monde secret des abattoirs. Cet accent mis sur l’autre facette d’un monde insouciant et paisible, sur la face cachée de la ville de Paris, est l’une des plus belles idées de cinéma du film ou, tout du moins, la seule vraiment réussie. Pour le reste, Franju se laisse emporter à la facilité de la force de ses images, et ne parvient pas à garder la neutralité et la distance qu’il semble vouloir s’imposer au départ. Petit à petit, le cinéaste impose ainsi sa révolte personnelle à son film, en se laissant ici ou là aller à des commentaires plus que suggestifs ou à des images complaisantes. «Le sang des bêtes» devient alors un objet cinématographique qui hésite dans la direction à suivre, qui cherche à s’engager mais sans aller jusqu’au bout, en feignant de garder une neutralité pourtant perdue. En voulant s’abstenir de condamner, Franju finit même par dire quelques bêtises, comme «mais il faut bien se nourrir», alors que ce n’est sûrement pas la faim qui nous impose de consommer du cheval. Les défenseurs de la cause animale qui attendent un engagement, un propos virulent du cinéaste, seront déçus par la réflexion toute superficielle de Franju qui n’aborde aucunement la question des habitudes alimentaires occidentales. Ceux qui pensent avoir à faire à un documentaire neutre et objectif seront déçus par les vagues sous-entendus du cinéaste. Reste cette fascination de Franju pour les gestes du travail, qui donne au film une certaine valeur historique. Au final, on regrette que la force du film ne repose que sur le simple enregistrement d’images, certes très évocatrices (on parvient parfois même à imaginer les odeurs émanant des vapeurs de sang). Et c’est dommage, car le contraste entre la concentration, le calme des bouchers et la véritable barbarie des actes qu’ils commettent, rappelle ces «tueurs sans haine» dont parle Baudelaire et peut très vite déboucher sur une réflexion sur la mort qui dépasse largement le cadre des abattoirs. Il semble ainsi difficile de ne pas songer aux camps de concentration, d’autant plus que Franju ose le parallèle des trains de la mort. Si «Le sang des bêtes» a si bonne réputation, c’est suite au jugement à chaud et encore sous le choc des diverses critiques. Néanmoins, lorsqu’on prend du recul et que l’on étudie l’objet filmique, on s’aperçoit que Franju ne maîtrise pas son film... A voir si vous hésitez à vous convertir au végétarisme !

[1/4]