vendredi 28 octobre 2011

« L’homme qui ment » de Alain Robbe-Grillet (1968)

En temps de guerre, un homme qui se fait appeler Boris, traqué par des soldats, se rend dans un village. Là, dans un bar, il entend les villageois relater les exploits du héros local, un certain Jean Robin, et se lamenter de sa disparition et de sa supposée mort. Dès lors, Boris semble s’inspirer de ce qu’il entend pour s’inventer une histoire commune avec le héros Jean, le présentant tantôt comme une grande figure de la résistance, tantôt comme un lâche et un traître ; le certifiant encore vivant ou lui inventant diverses morts. Il utilise ses mensonges pour se rapprocher des femmes quelque peu névrosées vivant dans la vaste demeure de Jean Robin, les séduisant une à une en leur racontant des histoires toujours différentes. En s’inventant une vie et une histoire par sa seule parole, Boris cherche à prendre la place du héros Jean, jusqu’à semer la confusion sur sa véritable identité : finalement ne serait-ce pas lui Jean, les villageois étant juste incapables, ou ne voulant pas le reconnaître? «L’homme qui ment» rappelle fortement «L’année dernière à Marienbad», réalisé 6 ans auparavant, et révèle rétroactivement l’importance qu’à pu avoir Robbe-Grillet dans l’écriture du chef d’œuvre de Resnais. Outre les aspects formels comparables (noir et blanc avec surexpositions blanches récurrentes, voix lancinante et obsédante, inserts d’images éclairs, etc…), on y retrouve cette obsession pour la figure de l‘homme qui se cherche, qui s’invente une histoire et cherche à convaincre de sa véracité, en altérant les souvenirs de ses interlocuteurs et en essayant de moduler la réalité selon ses désirs. Dès le début du film, cette notion de réalité est d’ailleurs mise à rude épreuve : la voix off du narrateur-menteur contredit les images que nous voyons, ou l’inverse, si bien que nous sommes incapables de déterminer qui ment. L’image et le son ne sont plus fiables : ce n’est plus seulement Boris qui ment, c’est le film lui-même. L’excellent travail réalisé sur le son, qui semble prendre son autonomie par rapport aux images, joue pour beaucoup dans le langage complètement onirique du film. Le spectateur, vivement incité à participer à la fiction, doit alors se faire sa propre opinion sur ce qu’il voit, et sur le jeu que mène le narrateur. Si Robbe-Grillet cherche indéniablement à bousculer les manières classiques de la narration, il affirme néanmoins ici un réel plaisir à raconter des histoires. Les mensonges du personnage de Boris ne sont que des occasions sans cesse répétées, des prétextes, pour raconter une histoire, puis une altération ou une variante de cette histoire, et ainsi de suite jusqu’à la fin du film, où il est proposé de recommencer depuis le départ. «L’homme qui ment» adopte ainsi une forme circulaire et se présente comme une spirale sans fin (on pourrait imaginer que les mensonges du narrateur se déclinent ainsi à l’infini – une légende veut d’ailleurs qu’il existe plusieurs versions du film). Dans cet espace cinématographique particulier, les éléments de narration tendent ainsi à se déréaliser et à devenir des stéréotypes (la guerre, la résistance, la collaboration, etc…) avec lesquels le cinéaste s’amuse habilement à jouer. On trouve ici une certaine fascination de Robbe-Grillet pour l’univers érotico-masochiste, mais de façon disparate et ponctuelle, si bien que cela ne devient jamais une composante véritable du film. «L’homme qui ment» est le premier film que je vois de Robbe-Grillet et c’est indéniablement une très belle découverte, l’écrivain affirmant ici une réelle maîtrise du cinématographe. De quoi donner envie d’explorer le reste de sa filmographie.

[3/4]

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