mardi 3 janvier 2012

« La maman et la putain » de Jean Eustache (1973)

«La maman et la putain», réalisé par Jean Eustache en 1973, est considéré comme la dernière œuvre de cinéma de la Nouvelle Vague. Le film relate les déboires amoureux d’un ménage qui se veut "libre", constitué de trois jeunes adultes (un homme et deux femmes) dans le Paris d’après mai 68. En relatant ainsi les mœurs affectives et sexuelles de l’époque, le film capte parfaitement l’air de ce temps et constitue un véritable témoignage sur la société française du début des années 70. Formellement, «La maman et la putain» est construit comme une succession de scènes dialoguées et de monologues très écrits (donnant l’impression d’être récités), filmés en de longs plans fixes dans un nombre limité de lieux (trois appartements, la terrasse d’un café). La simplicité de la mise en scène, toute dévolue au texte, donne l’impression d’une grande théâtralité, ce que renforce l’absence de musique autre que diégétique. Il se dégage pourtant de ce film en apparence austère, de ces dialogues parfois très abruptes, sans finesse, portés par une liberté de ton totale (qui n’est pas sans vulgarité), une extrême sensibilité, qui confine réellement à la poésie. L’approche d’Eustache dans ce film est remarquable. En feignant d’adopter le point de vue idéologique de l’époque, ce libéralisme total des mœurs, le cinéaste peut en effet, de l’intérieur, en illustrer les impasses et les immenses souffrances générées. Car c’est bien une critique virulente de l’idéologie culturelle soixante-huitarde que fait ici Eustache, se mettant en faux avec toute une partie de la gauche cinématographique de l’époque (qui jugera d’ailleurs le film comme réactionnaire). En condamnant ici la philosophie de l’hédonisme jouisseur, le cinéaste avait compris dès le départ le caractère faussement libérateur du "jouir sans entrave" de 68. Il est en cela l’un des rares cinéastes de l’époque dont la critique est cohérente: en effet, là où la plupart d’entre eux s’attaquait à la société de consommation et à la montée de l’économie libérale tout en bafouant tout ordre moral, Eustache avait parfaitement compris l’unité économique et culturelle du projet libéral. La libéralisation totale des mœurs (qui est le crédo d’une certaine gauche politique) ne fait en réalité que compléter et accompagner la libéralisation totale de l’économie (qui est le crédo de la droite). D’où cette illusion du choix démocratique et la continuité totale de la politique menée dans le cadre de ce parti de l’alternance unique… La libéralisation culturelle s’attaque aux derniers espaces de gratuité et aux derniers repères affectifs des hommes, à savoir le couple et la famille. La libéralisation sexuelle transforme l’acte amoureux en acte de consommation. Même l’amitié ne devient qu’un simple palliatif à la solitude de ces âmes perdues. Les personnages de «La maman et la putain» sont des personnages oisifs, d’une oisiveté qui confine à la lassitude, au malaise et finalement, à la dépression. Ils sont nostalgiques d’une époque révolue où l’amour et la relation à l’autre avaient encore un sens (d’où leur fascination pour les chansons anciennes de Piaf ou de Fréhel). Le film peut donc être vu comme réactionnaire en cela qu’il prône implicitement un retour à une ligne traditionnelle et à un certain ordre moral (le film s’achève d’ailleurs sur une demande en mariage). Mais en matière d’amour, il est difficile de contredire Eustache qui montre très clairement l’immense tristesse que constitue la liberté sexuelle qui ne peut être possible que sans amour, car dès lors qu’il y a de l’amour, ce sentiment profondément humain qu’est la jalousie vient balayer toutes les idéologies du libertinage. Eustache a ici la grande intelligence de ne rien dire explicitement mais de tout suggérer par la souffrance de ses personnages, soulignant, se faisant, le caractère pitoyable de leurs mœurs affectives (dont on n’est pas encore vraiment revenus). Il faut également noter la grande qualité du texte, extrêmement percutant et incisif. Certains monologues, débités par les personnages face caméra, se révèlent ainsi très intenses. Le tout dernier, devenu culte, est à ce titre tout à fait remarquable et illustre bien la démarche du cinéaste sur ce film. En filigrane de la vulgarité apparente de ce monologue final (il faudrait compter combien de fois le mot «baiser» est prononcé), derrière le langage et les codes culturels d’une époque montrée comme décadente, se dessine une magnifique ode à l’amour véritable.

[4/4]

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