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samedi 24 décembre 2022

« La Poupée » (Lalka) de Wojciech Has (1968)


    Découvrir un grand artiste est toujours un grand moment et une grande joie. Avec « La Poupée », j’ai découvert un très grand artiste en la personne de Wojciech Has. Je le connaissais de réputation, avec ses deux longs métrages baroques du « Manuscrit trouvé à Saragosse » et de « La Clepsydre ». Mais c’est avec ce film que j’ai enfin franchi le pas.

Je dois dire que je suis bien tombé : « La Poupée » est un film immense. Je me suis pris une énorme claque, et deux semaines après l’avoir découvert, ce long métrage exerce toujours sur moi le même pouvoir de fascination qu’au moment où je le regardais en salle. Et ce pour deux raisons.

Tout d’abord, ce film est visuellement superbe, maîtrisé à la perfection. Wojciech Has parsème son long métrage d’amples mouvements de travellings horizontaux, dévoilant progressivement des scènes. Qu’il s’agisse d’extérieurs, avec de pauvres gens qui tentent tant bien que mal de se réchauffer dans la neige, ou d’intérieurs, aussi bien ceux richement décorés de l’aristocratie que ceux plus modestes de brasseries ou de logements populaires. Des travellings horizontaux qui évoquent l’enfermement dans lequel vivent les gens et les castes au 19e siècle : aristocrates, bourgeois et peuple.

La réputation d’artiste visuel de Wojciech Has n’est plus à faire et je confirme : c’est un maître. On sent également ce goût pour le baroque typique d’Europe Centrale, ces cabinets de curiosité avec des objets étranges, parfois morbides, comme pour mieux rappeler la vanité de ce monde. On peut également qualifier ce long métrage de baroque par la luxuriance démesurée de la direction artistique. C’est bien simple, dans beaucoup de séquences, chaque centimètre carré de l’image est rempli, donnant une impression de profusion et de générosité totale. Car oui, ce film est d’une grande générosité, par son ampleur et le soin méticuleux qui est accordé à chaque élément : mise en scène, scénario, photographie, jeu des acteurs, décors, musique…

Mais résumer Wojciech Has a un « simple » artiste visuel serait cruel et faux. D’ailleurs, cet artiste qui fut très indépendant, le seul cinéaste polonais à ne pas être encarté au Parti Communiste sous l’ère soviétique, est souvent résumé de la sorte, comme pour mieux décrédibiliser son art et son travail. Or Wojciech Has était quelqu'un d'engagé, n'hésitant pas à dénoncer les injustices de son temps et passées.

Le deuxième élément qui m’a bluffé avec ce film, et peut-être le principal, c’est son scénario et ses personnages. En premier lieu, le héros, Stanisław Wokulski. Le film démarre alors qu’il est jeune commis dans une brasserie. Il cherche à s’émanciper et étudie le soir, ce qui provoque les moqueries des jeunes aristocrates et bourgeois, qui iront jusqu’à le brimer physiquement.

Puis, par une ellipse temporelle conséquente, nous retrouvons notre héros des décennies plus tard. Il est le mystérieux patron d’une grand magasin luxueux. On apprend qu’il s’est rebellé contre l’occupant russe et qu’il a passé plusieurs années au bagne. Il s’est également enrichi pendant la guerre.

Il semble détenir une fortune considérable. Tout le monde mange dans sa main et sa puissance semble sans limite. Wokulski est ainsi un personnage de roman, qui aurait pu figurer chez Balzac. Il a une aura folle, il impressionne par la façon dont il ne semble jamais à court de ressources, quel que soit son projet.

Ce qui est très intéressant, c’est qu’il n’oublie pas d’où il vient. Il se soucie des pauvres et des nécessiteux et il cherche à les aider. Il navigue aussi dans les cercles aristocratiques, qui l’accueillent avec dédain mais ne peuvent se passer de son argent, eux qui sont pour beaucoup sans le sou. Wokulski n’est pas dupe et on sent qu’il bouillonne intérieurement. Mais il se joue d’eux et profite de son ascendant.

On retrouve ainsi la conscience sociale de Wojciech Has, qui dépeint les aristocrates comme une clique de parasites oisifs vivant à crédit, alors que le peuple se meurt, de pauvreté et de maladie… On peut aussi faire le parallèle avec les Communistes au pouvoir. On sent qu’Has n’est pas tendre avec eux, et si la censure ne l’a pas inquiété outre mesure pour ce film, le lien avec la situation contemporaine que vivait son pays est évident.

Revenons au long métrage. Wokulski a son talon d’Achille. Il a vécu son ascension seul et tombe amoureux d’Izabela Lecka, une jeune aristocrate très belle… et ruinée. Mais s’il pense que celle-ci est vertueuse, tellement il est épris d’elle et sans doute aveugle, elle se révèle d’une grande duplicité, et elle comprend que sa position avantageuse lui permet de manipuler Wokulski comme elle l’entend.

Izabela Lecka est l’éponyme poupée, une femme toute d’apparence, mais que les hommes voient peut-être avant tout ainsi, cherchant des femmes-objets pour satisfaire leur appétit, en oubliant l’être humain derrière le visage de cire. Wokulski veut ainsi posséder l’amour d’Izabela Lecka, lui qui pense pouvoir tout acheter…

Mais il va vite déchanter… Ce qui fait que l’on s’attache à ce géant aux pieds d’argile. Ce héros qui semble omnipotent et qui est dévasté par cet amour à sens unique. C’est aussi un personnage touchant car malgré sa richesse et le fait qu’il évolue dans la haute société, il se soucie de son peuple. Malgré ses zones d'ombre (qui lui donnent de l'épaisseur), c'est un personnage droit, avec un fort idéal social et humain. Ce long métrage est donc une œuvre profondément humaniste, lui conférant une grande profondeur, bien au-delà se son aspect visuel éblouissant.

On le voit, « La Poupée » est un film très riche sur le fond et la forme. C’est un long métrage puissant et romanesque, mais aussi social. Avec une esthétique sublime, dont une bande son magnifique, avec de beaux morceaux classiques rappelant une boîte à musique, pour mieux matérialiser l’univers de faux semblants dans lequel s’ébattent les aristocrates et la haute bourgeoisie de l’époque.

Je ne peux donc que vous conseiller de découvrir cette pure merveille qu’est ce long métrage. Un film de l’acabit d’un « Guépard » de Visconti, mais que je préfère, car « La Poupée » adjoint l’humanisme au faste, le cœur à l’esprit. C’est un long métrage impressionnant par son ambition et ses très nombreuses qualités. Un chef-d’œuvre absolu, perdu et oublié. Sa restauration récente, promue par Malavida Films, qui font un excellent travail de redécouverte du cinéma d’Europe Centrale et de l’Est (mais pas que), devrait vous permettre d’en bénéficier vous aussi, et d’à votre tour vous laisser surprendre par ce somptueux film.

[4/4]

dimanche 11 septembre 2022

« Trains étroitement surveillés » (Ostře sledované vlaky) de Jiri Menzel (1966)


 

    Un film assez incroyable et inclassable... D'apparence tout à fait mineur, c'est en fait un long métrage à l'esthétique très travaillée, avec une histoire à tiroirs, aux degrés de lecture multiples, malgré un scénario qui paraît simple au possible. Récit de l'éveil sexuel d'un jeune homme un peu benêt, c'est aussi l'évocation d'une perte d'innocence, celle d'un garçon candide... mais aussi et avant tout celle d'un pays, la Tchécoslovaquie, face à l'Allemagne nazie... puis l'URSS.

Ce film se regarde comme une comédie de mœurs d'une grande tendresse, un peu loufoque, avec des personnages imparfaits et terriblement attachants à la Lubitsch. Jiri Menzel dépeint ses compatriotes avec un regard à la fois amusé et piquant, n'hésitant pas à pointer leurs travers... Ce qui amène au deuxième degré de lecture, ces personnages symbolisant la nation tchèque face à l'envahisseur (allemand ou soviétique d'ailleurs, même si nous sommes ici très clairement durant la Seconde Guerre Mondiale).

Tout le monde en prend gentiment pour son grade... Mais pourtant, les Tchèques, du moins certains d'entre eux, se révèlent beaucoup plus héroïques qu'on le pensait. Sorte de pied de nez à ceux qui ont tenté d'asservir, voire détruire ce pays, sa population, son histoire et sa culture.

Un troisième niveau de lecture, enfin, peut être le récit de l'apprentissage cinématographique de Jiri Menzel. En effet, il s'agit de son premier long métrage, et il attribuera lui-même sa réussite à l'insouciance et à la légèreté du débutant. Il faut en effet un certain aplomb et une certaine confiance en soi, ou au contraire une ingénuité totale pour réaliser un film aussi libre et insolent, aussi brillant formellement et aussi riche sur le fond.

Mais ce film, c'est aussi une photographie sublime, des cadrages magnifiques, d'excellents interprètes... et une flopée de scènes cultes (je n'en dis pas plus). Cela faisait une éternité que je comptais le voir, c'est maintenant chose faite. Je regrette juste de ne pas l'avoir fait du vivant de Menzel, qui était passé à Paris pour la ressortie en salle de certains de ses films... Reste ce magnifique long métrage, un petit chef-d’œuvre qui mérite sa flatteuse réputation.

[4/4]

dimanche 24 avril 2022

« Maternité éternelle » (Chibusa yo eien nare) de Kinuyo Tanaka (1955)

 

    « Maternité éternelle » est le premier long métrage vraiment personnel de Kinuyo Tanaka. Et pour cause, c’est le premier projet de film à venir d’elle, les deux précédents lui ayant été proposés par d’autres personnes. Elle a été profondément touchée par l’histoire de Fumiko Nakajô, jeune et brillante poétesse, morte foudroyée par un cancer du sein à 31 ans. Et on comprend pourquoi.

 

D’abord, Fumiko est une femme forte, qui endosse et endure la condition d’une femme dans le Japon des années 1940-1950. Avant qu’on la reconnaisse comme une femme à part entière, indépendante et libre de ses choix, comme le serait un homme, on lui intime d’être avant tout une bonne épouse et une bonne mère. Ce qui est d’autant plus difficile avec un mari oisif, brutal et qui la trompe…

 

Heureusement pour elle, ses deux enfants lui procurent une vraie joie, ils sont sa raison de vivre. Et elle s’adonne à la poésie en amatrice, dans un club, qui lui permet de côtoyer d’autres personnes, notamment Takashi Hori, le premier qui va véritablement l’encourager… Et qui va tomber amoureux d’elle, comme elle en retour, sans le lui avouer… Alors qu’il est marié à une amie de Fumiko, tous les trois ayant grandi ensemble.

 

Peu à peu, Fumiko va prendre son indépendance et la poésie va occuper de plus en plus de place dans sa vie. Elle se révèle une poétesse brillante et passionnée, qui ose exprimer ses sentiments les plus profonds, et même sa détresse, quitte à indisposer les bien-pensants.

 

On sent que ces deux aspects ont particulièrement inspiré Kinuyo Tanaka : Fumiko est une femme artiste, ce qui est particulièrement rare dans le Japon du milieu du XXème siècle… Elle devra lutter pour s’imposer, croire en elle et rester fidèle à elle-même, sans écouter les conseils mal avisés des un(e)s et des autres. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec le parcours de Kinuyo Tanaka, qui a dû lutter elle aussi pour se faire une place dans le milieu du cinéma, qui reste un monde d’hommes, particulièrement pour devenir réalisatrice, s’attirant les foudres de certains, dont le grand Kenji Mizoguchi en personne...

 

Autre aspect qui a sans doute particulièrement touché Tanaka : la grande liberté de ton de Fumiko, qui se reflète dans ce long métrage. Fumiko ne veut pas seulement être une bonne épouse et une bonne mère – ce qu’elle est pourtant. Elle veut avant tout vivre sa vie en accord avec son idéal, vivre la vie qu’elle veut, aimer et être aimée. Ce qui est particulièrement courageux dans une société aussi conservatrice.

 

« Maternité éternelle » est à cette image. C’est un film à la fois classique et moderne, avec une vraie fraicheur, une grande liberté de ton, et surtout une grande sincérité. Le personnage de Fumiko ne cache rien de ses sentiments ni de ses épreuves. Régulièrement, Fumiko se dit « capricieuse », ou c’est ce qu’on dit d’elle, alors qu’elle veut simplement être libre. Une telle attitude serait totalement compréhensible aujourd’hui, mais à l’époque ça choque, il faut réfréner ses sentiments et subir en silence…

 

Cette irrévérence se traduit également dans la mise en scène. Dans plusieurs scènes, Fumiko est insolente et audacieuse, comme dans la fameuse scène du bain. On la voit même dénudée à l’hôpital, une scène qui devait certainement être inhabituelle à l’époque… A ce titre, louons l’interprète de Fumiko, la formidable Yumeji Tsukioka, qui crève l’écran et porte le film sur ses épaules pendant près de deux heures !

 

C’est une constante dans la filmographie de Kinuyo Tanaka : elle cherche à mettre en scène des personnages féminins, à se placer du point de vue des femmes, à livrer une vision de la vie toute féminine, à une époque où elles sont peu écoutées. C’est tout ce qui fait la grandeur de son cinéma : son courage, son audace, mais aussi ce point de vue singulier qui apporte tant au septième art. D’ailleurs, nombreuses sont les scènes d’une grande tendresse dans « Maternité éternelle », notamment celles avec les enfants, des scènes qu’on aurait peine à retrouver chez les cinéastes masculins de son époque, même chez les plus grands…

 

C’est le troisième film de Kinuyo Tanaka que je découvre, sur les six longs métrages qu’elle a réalisés. Et il confirme une fois de plus ma première impression : Tanaka est une cinéaste remarquable et même majeure. Elle a toute sa place parmi les meilleurs cinéastes japonais et est une belle source d’inspiration pour toutes les femmes qui souhaitent se lancer dans la réalisation de films. Quant à nous, spectateurs, je ne peux qu’inciter le plus de monde possible à aller découvrir sa filmographie, qui vaut vraiment le détour. Et plus encore, qui mérite qu’on se plonge dedans, tant elle est belle et fascinante. En un mot : indispensable.

 

[4/4]

samedi 19 mars 2022

« La Princesse errante » (Ruten no ōhi) de Kinuyo Tanaka (1960)

 

    Alors que la rétrospective Kinuyo Tanaka attire toujours plus de spectateurs (et ce n’est que justice !), je ne peux m’empêcher d’écrire une critique sur le deuxième long métrage de la cinéaste japonaise que j’ai vu, tellement il m’a plu.

A l’image d’un Akira Kurosawa, Tanaka aime construire ses films autour d’une ou plusieurs problématiques clés, qui cristallisent les tensions dans la vie des personnages et au sein de leur société contemporaine. Ainsi, « La Princesse errante » est un long métrage qui porte sur le récit autobiographique d’Hiro Saga, dame de la noblesse japonaise, lointaine parente de l’empereur du Japon, qui se voit épouser Pujie, le frère de Puyi, dernier empereur de Chine, devenu empereur du Mandchoukouo en 1934.

Pujie choisit sa femme sur photo, et celle-ci n’est pas franchement partante pour ce mariage arrangé, mais elle se plie à la volonté de sa famille, car les enjeux sont conséquents : c’est un moyen d’unir les cours impériales du Japon et du Mandchoukouo. La chance de la princesse Hiro, c’est que ce mariage se révèlera heureux ! Pujie est un époux tendre et attentionné, et il deviendra un père aimant, alors qu’il est régulièrement requis pour assister son frère dans la gestion de l’empire sino-japonais.

Mais, et c’est évidemment ce qui intéresse Tanaka, l’histoire va rattraper le couple princier. Ceux qui ont vu « Le Dernier Empereur » de Bernardo Bertolucci savent que la dynastie impériale du Mandchoukouo va se briser sur la vague du parti communiste chinois, dont la montée en puissance est inexorable.

Sur la base de ce récit mouvementé, où la réalité dépasse la fiction, Kinuyo Tanaka nous offre un très beau long métrage. On y retrouve la célébrissime Machiko Kyô, qui porte le film quasiment à elle seule. Elle savait tout jouer : les princesses impériales comme les femmes du peuple. Et une fois de plus, elle sublime de sa présence un long métrage formellement très réussi.

Comme à son habitude, Kinuyo Tanaka nous offre de très beaux cadrages et des séquences visuellement inspirées, même si le tout reste d'un grand classicisme. Mais pas un classicisme figé, nous ne sommes pas face à de l'académisme. Il s'agit plutôt d'une esthétique raffinée, subtile et délicate, commune aux grands films japonais de l'âge d'or.

Surtout, ce qui dénote, c'est la grande attention de Tanaka à ses personnages et à leurs sentiments. Certains spectateurs contemporains lui reprochent parfois de ne pas davantage s'épancher sur le contexte historique de l'époque, mais justement, un exposé d'histoire serait lénifiant.

Kinuyo Tanaka se concentre sur la destinée d'hommes et surtout de femmes, pris dans l'étau de l'Histoire. Et elle est aussi à l'aise dans le registre intime que dans les grandes scènes épiques, ce qui fait que ce long métrage est très touchant. Le résultat m'a conquis : voilà un beau film flamboyant et tragique, mais qui reste toujours digne, à l'image de ses personnages principaux. Une fresque magnifique, qui mérite d’être redécouverte, comme cette cinéaste si talentueuse.

[4/4]

samedi 19 février 2022

« Mademoiselle Ogin » (Ogin-sama) de Kinuyo Tanaka (1962)


 

     Merci à Carlotta, à Lili Hinstin, au Champo et à toutes les parties prenantes qui ont permis que le projet de faire connaître Kinuyo Tanaka en France voie le jour ! Réalisatrice de l'âge d'or du cinéma japonais, les 6 longs métrages qu'elle a réalisés sont projetés pour la première fois en France, seulement maintenant ! Et il aurait été dommage de passer à côté, tant c'est une brillante cinéaste.

Merci également à Pascal-Alex Vincent, fin connaisseur du cinéma japonais, pour son travail de médiation, afin de faire connaître à tous le cinéma de Tanaka. Le petit bouquin qu'il a écrit à son sujet est une mine d'informations. Il dévoile le parcours de Kinuyo Tanaka, et le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est un modèle de courage et de persévérance.

Nombreux sont les cinéastes masculins japonais à avoir vu d'un mauvais œil ses velléités de réaliser des longs métrages, et beaucoup lui ont mis des bâtons dans les roues. Notamment Kenji Mizoguchi, qui était pourtant l'un de ses proches, Tanaka ayant joué en tant qu'actrice dans certains des plus grands films du célèbre cinéaste nippon. D'autres réalisateurs, au contraire, ont pris sa défense, parmi lesquels Ozu ou Naruse. On peut dire qu'ils ont perçu avant tous les autres le potentiel de Tanaka, et le résultat est à la hauteur de leurs anticipations.

Pour le moment, je n'ai vu qu'un film de Kinuyo Tanaka, mais celui-ci m'a donné envie de découvrir tous les autres, leur pitch étant par ailleurs intéressant et prometteur. « Mademoiselle Ogin » est le dernier long métrage réalisé par Tanaka. C'est un film historique, ou jidai-geki, or comme l'explique Pascal-Alex Vincent dans son ouvrage, ce genre de films, ambitieux et au budget conséquent, était réservé aux réalisateurs les plus doués. C'est donc une sorte d'accomplissement et de reconnaissance de la profession envers Tanaka que de lui avoir permis de réaliser un tel film.

Ce long métrage se base sur une histoire très intéressante. Elle a lieu au 16e siècle et traite des persécutions envers les japonais convertis au christianisme. Un sujet rare, que ce soit au cinéma ou dans d'autres arts et médias. Sur ce thème, on connaît surtout le film « Silence » de Scorsese, adapté d'un roman japonais, lui-même déjà porté à l'écran par un cinéaste nippon, Masahiro Shinoda, en 1971. Ou la bande dessinée « Ugaki » de Robert Gigi. Mais ça reste un thème peu traité.

A cela s'ajoute une histoire d'amour contrarié entre l'éponyme Mademoiselle Gin, fille du grand maître de thé Sen no Rikyû, et Ukon Takayama, seigneur chrétien déjà marié. A noter que ces deux derniers personnages ont réellement existé, tout comme Toyotomi Hideyoshi, le seigneur qui règne à l'époque sur le Japon et qui mène les persécutions contre les chrétiens.

Comme dans beaucoup de ses films, Tanaka fait d'une femme sa principale héroïne. Ici, il s'agit de Mademoiselle Gin, une femme qui veut juste pouvoir vivre sa vie comme le ferait un homme, et qui se heurte à la société japonaise patriarcale et rigide, où les femmes sont complètement assujetties aux hommes, qui peuvent disposer d'elles comme ils le souhaitent...

Tout comme Kinuyo Tanaka, Gin est une femme affranchie. Elle se fiche des convenances et des traditions. C'est une femme libre, qui a un idéal de vie particulièrement élevé, et qui dénote au milieu d'hommes pour la plupart veules et retors. Même les hommes les plus vertueux semblent bien pâles et indécis face à Gin et à sa droiture.

« Mademoiselle Ogin » est donc un film construit sur une figure féminine très forte, qui tente de se faire une place dans une société masculine et étouffante. En cela, c'est un long métrage universel et intemporel, tant il reste encore beaucoup à faire pour l'émancipation des femmes, même dans notre Occident contemporain... 

Mais Kinuyo Tanaka n'est pas qu'une féministe courageuse, c'est également une véritable artiste, qui sait dépeindre comme personne les sentiments humains. Esthétiquement, ce long métrage est très proche d'un film de Mizoguchi, avec une magnifique photographie et des couleurs somptueuses, avec des cadrages réalisés de main de maître, tout comme la composition des plans, très sophistiquée. Mais personnellement, j'ai encore été davantage touché que dans certains films de Mizoguchi.

Ce dernier n'échappe pas toujours au mélodrame larmoyant un peu grossier, à mon sens, même s'il a aussi réalisé des films d'une grande subtilité. Ici, tout m'a semblé plus fin, encore plus nuancé et délicat. Si l'on est rapidement pris par l'intrigue, émouvante, vers la fin du film il devient difficile de retenir ses larmes face à la beauté et à la tristesse de ce qui nous est conté...

Aboutissement de la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka, « Mademoiselle Ogin » est un grand et beau film, qui vaut largement ceux des maîtres du cinéma japonais. Il est heureux que cette réalisatrice soit réhabilitée et que ses films arrivent enfin jusqu'à nous, démontrant que oui, les femmes ont aussi réalisé de très grands films, et qu'elles n'ont pas attendu aujourd'hui pour le faire, alors qu'à l'époque c'était une autre paire de manches !

Je ne peux donc que vous inciter à courir voir cette magnifique rétrospective Kinuyo Tanaka. La bande annonce ne ment pas : c'est bien l'événement cinéma de ce début d'année.

[4/4]

dimanche 13 février 2022

« Licorice Pizza » de Paul Thomas Anderson (2021)


 

    Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant apprécié un film récemment sorti au cinéma. Bien que j’avais lu beaucoup de critiques positives sur ce long métrage, je me suis quand même pris une belle claque. Il faut dire que j’étais en froid avec Paul Thomas Anderson, après l’immense déception que fut pour moi « Phantom Thread ». Un film formellement éblouissant, maîtrisé à la perfection… mais au service d’un propos malsain. Anderson semblait sous l’emprise de son ego démesuré, lorgnant dangereusement vers un cinéma à la Kubrick, virtuose mais complètement vain…

Avec « Licorice Pizza », P. T. Anderson est venu m’apporter un vigoureux démenti, en prenant l’exact contrepied de son précédent long métrage. Quand celui-ci était froid comme la mort et profondément misanthrope, son dernier film est magnifiquement imparfait (en apparence) et plein de vie.

Porté par deux jeunes acteurs débordant de charisme et de vitalité (formidables Alana Haim et Cooper Hoffman !), c’est un véritable festival de scènes toutes plus drôles et plus attachantes les unes que les autres. Anderson nous plonge dans la Californie des années 1970 et nous montre l’envers du rêve américain. Sans être complaisant ni dénonciateur, il se fait chroniqueur d'une époque révolue, avec ses bons côtés, ses défauts et ses contradictions profondes, sans les masquer, et surtout sans non plus plaquer dessus une vision contemporaine. Un fait suffisamment rare pour une œuvre contemporaine que je ne peux que saluer le tour de force du cinéaste.

Pour illustrer ce rêve américain bancal et dérisoire, Anderson peuple son film de losers magnifiques, de personnages tous plus bizarres ou frappadingues les uns que les autres, nous offrant des séquences tordantes, dont certaines constituent de véritables morceaux de bravoure. Il est vrai que le cinéma de Paul Thomas Anderson a toujours été caractérisé par des personnages plus ou moins dysfonctionnels. Si parfois ils le sont au point d’être vraiment inquiétants (« There Will Be Blood ») ou quelque peu gênants (« Punch-Drunk Love »), ici on sent une vraie tendresse du cinéaste pour ses personnages profondément vivants car imparfaits, que ce soit physiquement ou dans leur comportement.

Personnellement, j’y vois un lien, volontaire ou pas, avec le cinéma de Lubitsch, et notamment avec son chef-d’œuvre « The Shop Around The Corner ». S’il n’est pas dit que « Licorice Pizza » aura la longévité du film de Lubitsch, rien n’est joué, car Anderson atteint ici un summum de subtilité dans l’écriture de ses personnages et de son film. On se prend à vouloir que ce dernier ne s’arrête jamais, tant on est ravi de suivre les (mésa)aventures de ces personnages loufoques et en même temps tellement réalistes et proches de nous.

D’ailleurs, une des grandes qualités de ce long métrage, et je trouve qu’on ne le dit pas assez, c’est justement son scénario. La mode, dans les séries comme les films, notamment américains, est à la linéarité et à la prévisibilité, et même à la standardisation forcenée des scénarios. Avec une structure complètement éculée et déjà vue : grosso modo exposition, rencontre et attirance mutuelle, puis difficultés et larmes, et enfin rabibochage et fin heureuse ou douce-amère, c’est selon.

Or, Anderson nous livre ici un scénario totalement imprévisible, tortueux, avec de multiples digressions, qui nous perd et nous fascine totalement. A l’inverse de « Inherent Vice », qui offrait aussi un scénario labyrinthique, mais qui échouait à créer un rythme, une tension et surtout un niveau de qualité suffisant à capter notre attention tout le long du film, « Licorice Pizza » est un régal de la première à la dernière minute. A tel point que quand le générique de fin arrive, on est surpris et déçu que ça s’arrête, même si le film s’achève à un bon moment, et pas abruptement, comme c’est le cas, de façon très frustrante, pour beaucoup de longs métrages.

Ainsi, si Anderson donne vie à des personnages imparfaits, son scénario est parfaitement maîtrisé. Tout comme sa mise en scène, absolument fluide, et complètement au service de son histoire et de ses protagonistes. On ne pouvait pas en dire autant de « Phantom Thread », un film à la réalisation géniale, mais qui semblait n’exister que pour elle et pour montrer combien Anderson est un virtuose. Pas de ça ici, ce qu’on retient avant tout, ce sont l’histoire et nos (anti)héros, même si régulièrement on se prend à saluer telle ou telle séquence brillamment mise en scène.

En bref, « Licorice Pizza » est gorgé de qualités, et notamment d’une galerie d’acteurs et de personnages particulièrement savoureux, des premiers rôles aux plus secondaires. C’est un film à la fois très drôle et vraiment touchant, frais et euphorisant, avec même une certaine poésie et une indéniable nostalgie, sans qu’elle soit passéiste ou rétrograde. Il a beau sortir l'hiver, il est printanier et solaire, empli d’une énergie communicative et plein de promesses tenues.

Un long métrage très réussi, que certains qualifient de mineur pour un Anderson, mais qui pour moi est l’un de ses tous meilleurs, un gros coup de cœur. Un film, voire même un chef-d’œuvre (n’ayons pas peur des mots), que je recommande vivement à tous les amoureux du cinéma… et de la vie.

[4/4]

dimanche 16 mai 2021

« Dream Songs: The Essential Joe Hisaishi » de Joe Hisaishi (2020)


 

    Une solide compilation, qui reprend les morceaux phares des bandes sons signées Hisaishi, notamment des films de Miyazaki et de Kitano. Il me semble que la majorité des titres ont été réenregistrés par rapport aux bandes originales, car on entend des variations subtiles mais néanmoins perceptibles, sans que cela altère le plaisir qu'on éprouve à les écouter.

 

Un des gros intérêts de cette compilation est qu'elle comporte également des morceaux issus des albums personnels d'Hisaishi, dans un style de musique classique contemporaine mixant harmonieusement influences extrême-orientales et occidentales. Des albums moins bien distribués sur le continent européen et qui comportent quelques véritables pépites.

 

Toutefois, si je devais adresser un reproche, c'est que cette compilation, surtout sur le 2e CD, propose des versions réduites au piano de certains titres phares tirés de BO de films composées par Hisaishi, alors qu'ils sont à la base taillés pour un orchestre symphonique. Je pense par exemple à la suite tirée de Nausicaä, qui est un véritable chef-d’œuvre dans sa version symphonique, dont je ne me lasse pas. Et qui rend forcément (beaucoup) moins bien au piano seul...

 

Pour le fan (que je suis), cette compilation constitue un complément aux albums des BO d'Hisaishi et n'est donc pas un mauvais investissement, car elle permet d'avoir des versions alternatives de certains de ses titres phares. En revanche, pour celui ou celle qui recherche la compilation ultime de Joe Hisaishi, il lui faudra passer son tour... Même si on n'en est vraiment pas passé loin et que je recommande tout de même ce double album, d'une grande qualité.

 

[4/4]

samedi 1 mai 2021

« Bab El-Mandeb » d'Attilio Micheluzzi (1986)

 

 

Une excellente BD d'aventure et historique, figurant dans ce qu'Attilio Micheluzzi a fait de mieux. Cette fois-ci, il nous emmène en Afrique du Nord en 1935, à la veille de l'occupation de l’Abyssinie (actuelle Éthiopie) par les Italiens fascistes. On se retrouve alors à suivre 4 héros, deux hommes et deux femmes, au volant de deux automitrailleuses, qui doivent aider les abyssiniens à repousser les envahisseurs italiens.

 

Comme d'habitude, Micheluzzi nous offre une BD dessinée à la perfection, nous projetant dans des contrées exotiques à l'aide d'un style graphique et narratif ayant beaucoup de charme. L'espace restreint que constituent ces deux véhicules et leur parcours semé d'embuches lui permettent également de nous livrer une belle étude de caractères, avec la subtilité qui le caractérise. Mais non sans rugosité, agrémentée d’une bonne dose d'humour, Attilio Micheluzzi étant tout sauf un auteur lisse.

 

De plus, le travail de reconstitution historique de Micheluzzi est comme toujours remarquable. Il place nos héros dans un bourbier inextricable, dans des terres disputées par les grandes puissances européennes et locales de l’époque : Italie, Grande-Bretagne, France, Abyssinie, Égypte... Un véritable sac de nœuds qui confirme que le 20ème siècle fut décidément une époque d'une grande complexité, un temps de grands bouleversements qui affectèrent le monde entier.

 

Pour finir, on ne peut que saluer le talent de conteur de Micheluzzi. Ici, le récit est prétendument tiré d’un journal que l’auteur aurait retrouvé. Comme il aime le faire, Micheluzzi s’amuse avec la narration, jouant de l’ellipse et de l’euphémisme comme personne, avec une écriture tantôt télégraphique tantôt poétique. De surcroît, il sait donner un rythme à ses bandes dessinées, et l’on suit les aventures haletantes de nos héros avec intérêt, l’intrigue allant de rebondissements en rebondissements.

 

Je suis donc une fois de plus conquis par une bande dessinée de Micheluzzi. Auteur érudit, virtuose graphique, conteur doué, il avait manifestement toutes les qualités pour figurer parmi les meilleurs auteurs et dessinateurs de BD. Malheureusement, franc-tireur et arrivé à ce métier sur le tard, il semble aujourd’hui oublié… Je ne peux qu’inciter les amateurs de bandes dessinées de qualité à (re)découvrir son œuvre, particulièrement riche et passionnante.

 

[4/4]

samedi 24 avril 2021

« Joint Security Area » (Gong-dong-kyeong-bi-goo-yeok JSA) de Park Chan-wook (2000)


 

    Si dans mon esprit « Memories of Murder » planait largement au-dessus de tous les autres longs métrages coréens qui l'ont suivi, je dois admettre que maintenant que je l'ai vu, « Joint Security Area » le rejoint à mon sens au panthéon des plus grands films du Pays du Matin Calme. C’est en effet l’un des rares longs métrages à cumuler toutes les qualités du cinéma coréen sans être affecté par ses défauts.

 

« JSA » est un film multiple, comme tout film coréen qui se respecte. C’est tout d’abord un long métrage politique, qui dépeint la tension inouïe qui règne entre les deux Corée, et plus encore au sein de cette fameuse Joint Security Area, zone commune de sécurité administrée par l’ONU, à la frontière des deux états. On peut aussi qualifier ce long métrage d’œuvre de mémoire, tant il rend hommage aux habitants et aux soldats de ces deux pays, traumatisés par cette blessure intime qui déchire une même nation en deux.

 

C’est également un film policier : un crime a été commis dans cette zone, mais personne n’arrive à l’expliquer. Il y a des coupables potentiels, mais on ne sait pas expliquer leur acte, et les deux pays cherchent à étouffer l’affaire au plus vite. Une enquêtrice helvético-coréenne est alors dépêchée sur place pour dénouer le fil de l’affaire. Mais très vite, elle comprend qu’elle ne doit pas faire de vagues et chercher moins la vérité qu’à clore tout débat qui pourrait s'envenimer. « Ici on préserve la paix tout en cachant la vérité ! » lui indique son responsable.

 

De plus, « Joint Security Area » est un véritable thriller. En choisissant une structure fondée sur de nombreux flashbacks, Park Chan-wook fait monter régulièrement la tension et nous place à la fois dans les yeux de l’enquêtrice, troublée par cette histoire incompréhensible et violente, et dans la peau des différents protagonistes, qu’on voit vivre de façon insouciante alors que l’on sait que leurs jours sont comptés.

 

Pour finir, et c’est ce qui fait sa véritable force, « JSA » est un film humaniste. Ce long métrage est profondément touchant, Park Chan-wook parvient à faire résonner en nous la douleur d’un peuple et la joie de potentiels ennemis qui se retrouvent par-delà leurs différences. Il lui faut passer par les différentes composantes de ce film pour en arriver là, mais c’est bien l’émotion qui a le dernier mot, démultipliée par les différents enjeux esquissés par le réalisateur.

 

Ainsi, on s’attache complètement aux 4 personnages principaux, très bien écrits et magistralement interprétés par des acteurs talentueux. Une fois de plus, Song Kang-ho semble encore un cran au-dessus de ses collègues, avec un rôle puissant et un jeu impressionnant de charisme, tout en retenue. Park Chan-wook joue avec brio des différents registres, alternant comique et tragédie, faisant passer le spectateur par différents états, avant de l’achever par la scène finale, belle à pleurer.

 

Un ami, qui m’a incité à regarder ce film, me disait que c’est un film de Park Chan-wook à part, peut-être le meilleur pour découvrir son cinéma. Il avait raison, et je dois dire qu’il restera peut-être le seul film de ce réalisateur à véritablement emporter mon adhésion. Mais plus encore, « Joint Security Area » me semble la meilleure porte d’entrée pour découvrir le cinéma coréen. C’est un film de très grande qualité, extrêmement ambitieux et totalement réussi, avec un scénario en béton armé, une réalisation inspirée et des acteurs géniaux. Je ne peux donc que vous recommander vivement ce superbe long métrage.

 

[4/4]