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lundi 6 février 2012

« Les oiseaux les orphelins et les fous » (Vtáčkovia, siroty a blázni) de Juraj Jakubisko (1969)

Réalisé juste après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie, «Les oiseaux, les orphelins et les fous» témoigne des désillusions nées des espoirs déçus suscités par le Printemps de Prague. Jakubisko transparaît ici comme un cinéaste désabusé, et qui, ne croyant plus en rien (et surtout pas en l’avenir de son pays), trouve refuge dans l’anarchisme et la folie. C’est en tout cas le portrait qu’il dresse de ces trois personnages, orphelins (métaphoriquement apatrides?) qui ne trouvent du sens à leur existence dans un monde absurde et de violences que dans la folie et l’expression de la liberté la plus totale (celle qui rejette tout ordre social et moral, vu comme une entrave à la jouissance personnelle). Errant comme des vagabonds dans un pays en ruine (la Slovaquie d’après guerre), ils semblent seuls au monde et ne se laissent guider que par une relation ludique aux choses, tels des enfants, et par l’amour (qui comprend également l’amitié). Cet anarchisme libertaire des personnages est parfaitement rendu par le travail de mise en scène du cinéaste, totalement fantasque, exubérant, délirant même. On assiste à un grand maelström d’images et de sons, complètement foutraque, et quelque peu confus. Il s’en dégage une grande énergie, avec notamment une caméra virevoltante qui n’est pas sans rappeler celle du Paradjanov des Chevaux de feu, mais une énergie qui aurait gagnée à être un peu plus canalisée. On peine parfois à reprendre notre souffle au milieu de cette véritable déferlante baroque, qui peut finir par fatiguer, et qui envahit tout. Ainsi des décors surchargés de milliers d’objets colorés, de fruits en tout genre, d’oiseaux qui traversent continuellement le champ, et qui ne sont pas composés comme des tableaux (contrairement à Paradjanov en l’occurrence)... La grandiloquence de la mise en scène rappelle par moments le Fellini de «Satyricon» ou de «Roma», et le déluge de sons et de paroles, toutes postsynchronisées, évoque les films de Pasolini, ceux de la trilogie de la vie notamment, films avec lesquels «Les oiseaux, les orphelins et les fous» partage également un certain sens du burlesque. Mais le côté débridé de la réalisation peut aussi évoquer le Has de «La clepsydre», avec les mêmes travers : à force d’être sur sollicités, les récepteurs visuels et auditifs du spectateur peuvent disjoncter, et la lassitude l’emporter… D’autant que le montage est découpé en d’innombrables ellipses qui donnent l’impression que le film est engagé dans une folle course en avant. Il serait pourtant dommage de ne pas tenir jusqu’au bout où un propos critique et pertinent finit par se dégager, et où l’émotion, enfin, submerge intensément le spectateur. Le film s’achève sur un acte absurde et désespéré, dans lequel le personnage se tue avec la nation slovaque, représentée par le buste de Štefánik, et qui résonne comme une référence explicite à «Pierrot le fou». Il y a indiscutablement du bon dans ce 3ème long métrage de Jakubisko, qui montre ici de réelles ambitions artistiques, mais le film peine à dépasser le statut de «film du monde», touchant plus au folklore qu’à la poésie. «Les oiseaux, les orphelins et les fous» reste une fantaisie un peu brouillonne mais de laquelle émergent sporadiquement de véritables moments de tendresse et de beauté.

[2/4]

vendredi 13 janvier 2012

« Le rouleau compresseur et le violon » (Katok I skripka) de Andreï Tarkovski (1961)

«Le rouleur compresseur et le violon» est le moyen métrage de fin d’études d’Andreï Tarkovski. On peut considérer qu’il s’agit du premier film du cinéaste, ses deux premiers courts métrages étant coréalisés avec d’autres étudiants (et présentant un intérêt mineur). Dans cette première réalisation personnelle, on retrouve l’embryon de certains éléments stylistiques qui alimenteront de manière récurrente les œuvres futures du cinéaste. Certains plans convoquent ainsi immanquablement le film suivant de Tarkovski, «L’enfance d’Ivan». Je pense notamment à ce plan des tomates tombant à terre et qui évoque un plan quasi similaire avec des pommes, ou encore plus clairement le dernier plan du film, dans lequel l’enfant, en rêve, court sur l’eau pour rattraper le rouleau compresseur et qui rappelle directement la conclusion de «L’enfance d’Ivan». On retrouve également ici une grande importance accordée aux éléments, et notamment à l’élément eau. Celle-ci est omniprésente dans le film, de manière directe (cette magnifique scène d’orage) ou indirecte, via les reflets lumineux qui ondulent sur les murs, accompagnés d’un écho métallique apporté aux sons (on pense alors à «Stalker» ou au «Miroir»). Une autre thématique chère au cinéaste se dessine également, à savoir l’importance de l’art. «Le rouleau compresseur et le violon» est l’histoire d’une amitié entre un ouvrier conducteur d’engins et un jeune enfant violoniste, une amitié plus forte que l’amour (l’ouvrier repoussera les avances d’une belle jeune fille pour aller au cinéma avec son ami). Cette amitié est perturbée par la mère de l’enfant, métaphore de l’autorité et de la loi qui empêchent la réunion de l’artiste et du prolétaire (certains pourront y voir, si l'envie leur en dit, l’anticipation par le cinéaste de la censure dont il fera l’objet tout au long de sa carrière). Dès son premier film, Tarkovski se révèle être un grand plasticien, proposant un très beau film et usant de manière non naturaliste des couleurs (et notamment de la couleur rouge, omniprésente). On relèvera particulièrement cette magnifique scène dans laquelle le jeune enfant observe les reflets kaléidoscopiques de la ville dans les miroirs de la vitrine d’une boutique. Le film s’achève par une scène onirique qui annonce l’importance du rêve dans l’univers cinématographique à venir du cinéaste. Un film de belle facture, empli de tendresse et d’humanité, remarquable pour un travail de fin d’études.

[2/4]

« Tempo di viaggio » de Tonino Guerra et Andreï Tarkovski (1983)

«Tempo di viaggio» est une sorte de carnet de voyage cinématographique, mais pas vraiment. Il n’y a en effet ici nulle interrogation du réel, ni quelconque trace d’un périple à vocation ethnographique ou anthropologique. Ce n’est pas vraiment un documentaire non plus, tant tout y semble faux et truqué, ni même un carnet de notes cinématographiques à la manière de Pasolini. On dira que c’est un document visuel sur Tarkovski, alors en repérage en Italie au côté du scénariste Tonino Guerra pour le tournage du chef d’œuvre «Nostalghia». Ce qui m’a beaucoup gêné, c’est que le document ne parvient jamais à capter une réalité, un instant. Tout y semble fabriqué de toutes pièces, mis en situation, organisé (à l’exception d’une seule séquence dans laquelle Tarkovski et Guerra partagent le repas de pêcheurs). Tout y sonne faux. Parvient quand même à transparaître, derrière tout ce factice, la divergence de sensibilité des deux hommes dans leur appréhension des décors italiens. Guerra ne cache jamais son enthousiasme à faire découvrir au cinéaste les beautés de l’Italie, beautés que celui-ci ne parvient pas à ressentir. Tarkovski peine à trouver une âme, une profondeur à la majesté des sites italiens qu’il visite, d'une beauté qui lui apparaît superficielle. Il se sent touriste, donc inévitablement étranger, ce qui alimente en lui une profonde mélancolie. Etre éloigné de sa terre et de sa famille semble l’affecter, et il ne donne jamais vraiment l’impression d’être présent. Ce sentiment, Tarkovski parviendra à le transfigurer à un haut degré de poésie dans «Nostalghia». Ici, rien de tel. On y voit un Tarkovski quelque peu neurasthénique, se baladant en short et en sandales et qui, malgré tout le sérieux qu’il accorde à son travail, ne parvient pas à sentir ce que Guerra s’efforce vainement de lui évoquer. «Tempo di viaggio» nous montre l’amont, les origines du film qui naîtra de ce voyage, mais reste d’un intérêt très limité. On y apprendra principalement quels sont les réalisateurs de cinéma qui ont la grâce de Tarkovski et quels sont, selon celui-ci, les fondements essentiels du métier de cinéaste. Guerra se piquera de deux petits poèmes que Tarkovski appréciera poliment mais qui ne parviendront pas à le sortir de son apathie… Dès lors, pour en savoir plus le cinéaste, mieux vaut se tourner vers la lecture de son journal, qui constitue même un document essentiel dans la compréhension de l’intimité de l’artiste.

[1/4]

jeudi 12 janvier 2012

« Les âmes fortes » de Raoul Ruiz (2001)

L’année 2001 n’était décidément pas un bon cru pour Raoul Ruiz. Après l’anecdotique «Comédie de l’innocence», Ruiz s’attaque à un grand roman de la littérature française, «Les Âmes fortes» de Jean Giono. Après son adaptation de La Recherche de Proust (voir la chronique du «Temps retrouvé»), dans laquelle le cinéaste était parvenu à saisir et à s’approprier l’esprit de l’œuvre, même si l’ambition démesurée du projet le vouait à l’échec, on pouvait légitimement attendre beaucoup de la vision que le cinéaste allait nous donner du roman de Giono. Autant dire que la déception est grande, tant le film est un échec complet, un ratage sur toute la ligne. Incapable de s’accaparer l’œuvre littéraire, Ruiz s’est retrouvé coincé entre son style cinématographique et l’adaptation littérale de l’œuvre. Ne sachant quel parti prendre (faire un film personnel ou une retranscription fidèle), il propose un film qui est un mauvais Ruiz et une mauvaise adaptation… Mauvais Ruiz, car la mise en scène du film fait preuve d’un classicisme et d’un conventionnalisme attristant. Le cinéaste tente bien de placer ici ou là quelques unes de ses signatures stylistiques habituelles (personnages et décors en mouvement injustifié sur des rails, gros plans insolites sur des objets et accentuation de la profondeur de champ, jeux de miroirs, etc…), mais elles apparaissent ici comme de vaines autocitations. Le casting, qui n’est décidément pas le point fort de Ruiz, est lui aussi bien désolant, avec notamment un très mauvais Diefenthal campant un improbable Firmin et une Laetitia Casta qui, si elle correspond bien physiquement à l’idée que l’on peut se faire de Thérèse (notamment pour sa rondeur et ses belles joues rouges collant bien à la ruralité de cette femme), ne parvient pas à se départir d’une ingénuité caractéristique de la comédienne et qui nuit dramatiquement à la complexité du personnage. Et je passe sur l’évanescent John Malkovich et l’exubérante Arielle Dombasle… Mauvaise adaptation ensuite, car on ne retrouve pas ici une once de l’ambigüité fascinante du roman, probablement le meilleur roman de Giono après «Un roi sans divertissement». Aucune trace de la portée mystique et métaphysique du roman, cette peinture noire d’une âme humaine animée par des passions supérieures qui la dépassent. Car Giono est trop souvent encore considéré, à tord, comme un écrivain bucolique louant les beautés des paysages provençaux. Il suffit de lire ses derniers ouvrages pour se convaincre de la grande richesse de son œuvre, plus proche de Dostoïevski que de Pagnol! Ruiz, surtout lui, aurait du être capable de révéler cette richesse, presque transcendantale, de l’œuvre de l’écrivain. Mais rien. Là où le livre de Giono nous conduit aux questionnements essentiels de l’existence, le film de Ruiz se contente, en y parvenant que laborieusement qui plus est, à relater le parcours de l’ambitieuse et calculatrice Thérèse, comme si «Les Âmes fortes» n’était qu’un banal feuilleton rural. On ne retrouve pas non plus dans le film le versant social, proche de la satyre, du roman et Ruiz, qui pourtant est très brillant dans ce registre, s’avère incapable de rendre hommage au talent de conteur de Giono. «Les Âmes fortes» est en effet un récit parlé, proche du conte, narré par une vieille femme au cours d’une veillée funèbre. C’est un récit proche en cela d’une certaine tradition orale aujourd’hui disparue. Ruiz reprend cette forme du récit pour en faire un simple prétexte narratif de plus, un traitement extrêmement classique du flash-back. Une grande déception donc, que ne peut consoler que la relecture du roman d’origine.

[1/4]

mercredi 11 janvier 2012

« Comédie de l’innocence » de Raoul Ruiz (2001)

«Comédie de l’innocence» est un Ruiz mineur, comme il y en a quelques uns dans la prolifique filmographie du cinéaste. Raoul Ruiz a l’art de rendre presque tous ses films attirants, séduisants, en les enrobant dans un écrin d’étrangeté qui peut s’avérer à lui seul fascinant, par le simple ludisme qu’il procure. Mais lorsqu’on connaît le cinéma du monsieur, on est en droit d’attendre bien plus qu’une simple distraction formelle ou le simple plaisir de se laisser embarquer dans un puzzle, sans solution la plupart du temps. Il faut alors gratter les apparences pour découvrir les véritables motivations du cinéaste et les véritables ressorts thématiques et poétiques de ses films, qui s’avèrent parfois d’une grande richesse, et parfois, comme c’est le cas ici, quasi inexistants, ou d’une décevante banalité. "Tout ça pour ça" se diront beaucoup de spectateurs à la fin de la projection… Et pourtant, le cinéaste, comme toujours, avait bien su nous appâter avec une accroche scénaristique qui laissait entrevoir un lent dérèglement des personnages, un progressif basculement dans la folie. Le jour de son anniversaire, un enfant de 9 ans pose une question pour le moins incongrue à sa mère : "Et toi, maman, tu étais où le jour de ma naissance ?". A partir de là, l’enfant semblera possédé par une force mystérieuse, peut-être par l’esprit d’un autre enfant du même âge décédé quelques années auparavant, prétendra avoir une autre mère que la sienne, ne reconnaîtra plus son prénom, etc… Le film semble alors glisser dans le fantastique, ce que suggère de nombreux indices semés par le cinéaste (comme les visions d’un autre enfant, que l’on suppose imaginaire, ou comme l’attitude étrange de la servante qui nous apparaît de plus en plus être une sorcière). Mais tout cela n’est que fausses pistes. Ruiz prend plaisir à semer le spectateur en accumulant des signes d’étrangeté, pour au final le ramener vers un dénouement parfaitement rationnel, une explication qui casse clairement les possibilités d’interprétations de l’œuvre, et donc les possibilités d’y chercher plus qu’une simple histoire de mensonges enfantins. Lorsqu’on s’est accoutumé à ces manies du cinéaste de semer de faux indices, on finit par s’en lasser, surtout lorsqu’on pressent qu’elles tournent à vide. Quant au monde des rêves abordé, il ne constitue en réalité jamais une composante du film, un peu comme une porte dont on verrait la poignée s’abaisser mais qui jamais ne s’ouvrirait. Cela ne créé que frustrations et déceptions chez le spectateur, qui peut éprouver le sentiment de s’être fait balader inutilement. Les quelques éléments de réflexion du film sont trop faibles pour vraiment éveiller l’intérêt. Ruiz nous parle de l’enfant qui se construit par le mensonge et le jeu, en s’inventant une histoire, qu’il filme qui plus est (la représentation même pas métaphorisée du cinéaste). Quelques trouvailles viennent donner un peu de vie à une mise en scène pour le reste très académique, presque fade (c’est inhabituel chez Ruiz). La direction d’acteur laisse elle aussi à désirer, avec notamment une Isabelle Huppert absente qui semble traverser le film comme un fantôme, peu concernée par ce qui s’y passe (heureusement que Jeanne Balibar est là pour réanimer tout ça). On a même le sentiment que Ruiz lui-même, qui se contente simplement de faire ce qu’il sait faire, semble éprouver peu d’intérêt pour ce qu’il filme… «Comédie de l’innocence» est un faux film fantastique. Et on regrette au final que ça n’en soit pas un vrai.

[1/4]

jeudi 5 janvier 2012

« La frontière de l’aube » de Philippe Garrel (2008)

Philippe Garrel est de ces cinéastes qui font toujours le même film, fouillant les mêmes obsessions, brodant encore et encore autour des mêmes motifs. Le cinéaste puise grandement dans sa vie personnelle les thématiques de ses films, avec parfois un certain manque de pudeur et de recul : suicide, manque amoureux, rupture sentimentale, dérive alcoolique, désillusions politiques, espérance quasi mystique en une révolution vue comme la solution aux souffrances des hommes… Cette démarche a le grand mérite de révéler une œuvre éminemment personnelle, ce que Tarkovski considérait comme le principe de base du métier de cinéaste (ne pas séparer sa vie personnelle de son œuvre). Mais lorsque les obsessions du cinéaste participent d’un univers qui nous laisse de marbre, comme c’est mon cas avec le cinéma de Garrel, il devient difficile de trouver un intérêt renouvelé à la vision de ses films... C’est dès lors l’aspect formel de l’œuvre qui devient prépondérant dans la perception qu’on en a. Et à ce niveau, «La frontière de l’aube» constitue certainement l’un des tous meilleurs films du cinéaste. Le film est une tragédie romantique, extrêmement classique dans son principe, le combat entre un amour fou, une passion dévorante, et le confort d’une vie réglée, avec femme, enfant, maison, bref, le bonheur bourgeois. Les amants passionnés seront séparés par le suicide de la jeune femme et tandis que l’homme reconstruira une vie sentimentale plus conformiste et confortable, le fantôme de cette amante défunte viendra le hanter et le tourmenter jusqu’à la mort. Inspiré d’un récit de Théophile Gauthier, le film rappelle certains classiques du cinéma romantique, dans lesquels des amants séparés se retrouvent en rêve ou dans la mort (je pense notamment à «Peter Ibbetson»). Taillé dans un magnifique noir et blanc (la photographie du film est remarquable), «La frontière de l’aube» opère ainsi un glissement dans le registre fantastique, glissement qui élève le film au-dessus de l’approche réaliste habituelle du cinéaste (si l’on excepte ses films expérimentaux). Le film baigne ainsi dans une atmosphère assez étrange, onirique, faite d’anachronismes volontaires (les électrochocs), de scènes de rêves tournées comme des scènes réalistes, et de figures stylistiques au charme suranné : fermetures à l’iris, apparitions fantomatiques dans le miroir. On y voit clairement un hommage de Garrel au cinéma fantastique muet (Murnau, Dreyer, Epstein). Le découpage particulier du film, basé sur de grandes ellipses temporelles, si il participe également de l’atmosphère irréaliste du film, rend malheureusement assez incompréhensibles et invraisemblables certains sentiments ou certaines scènes qui apparaissent alors terriblement exagérés. Le jeu pas toujours très convaincant des comédiens renforce parfois cette impression d’hystérie injustifiée, mais Garrel parvient à nous faire oublier cette faiblesse par sa façon remarquable de filmer ses personnages, et notamment Laura Smet, magnifiée par les gros plans d’une caméra presque amoureuse. On regrettera également quelques dialogues vraiment creux, caractéristiques de la grande naïveté, non pas attachante, mais plutôt agaçante, du cinéaste. Malgré cela, «La frontière de l’aube», dont la beauté n’est cependant pas à la hauteur de celle de son titre, reste certainement l’un des meilleurs films de Garrel.

[2/4]

mardi 3 janvier 2012

« Le vent de la nuit » de Philippe Garrel (1999)

Une quinquagénaire suicidaire, mariée à un homme pour lequel elle n’éprouve visiblement plus grand chose, tente de combler son ennui existentiel abyssal et son manque cruel d’amour et d’affection en se laissant embarquer dans une relation charnelle sans lendemain avec un jeune étudiant en art. Celui-ci, de son côté, cherche un sens à donner à sa vie, tente de se sentir vivant dans ce type d’aventure sexuelle, et essaie vainement de décoller de sa triste réalité en s’adonnant aux drogues, sans y trouver le plaisir recherché. Au cours d’un déplacement en Italie, il rencontre un architecte torturé, ex soixante-huitard ravagé par les désillusions (amoureuses et politiques), dont la femme s’est tuée et qui cherche à se donner la mort… Chez Garrel, c’est bien connu, on ne rigole pas beaucoup. Mais avec «Le vent de la nuit», on atteint de tels sommets dans le caractère dépressif de son cinéma qu’on en viendrait presque à s’inquiéter pour la vie du cinéaste, un survivant dans une génération de suicidés. On retrouve ici les thématiques habituelles de Garrel : la rupture sentimentale, la drogue, la jeunesse perdue, la fin des utopies politiques, la nostalgie d’une révolution manquée… Mais la froideur de la mise en scène (que ne parviendra pas à réchauffer cette Porsche rouge un peu trop grossièrement symbolique) et l’aridité du propos recouvrent le tout d’un impénétrable voile de désespoir. On peine à s’intéresser à ces personnages caricaturaux, déjà morts, et on n’éprouve que peu d’empathie à l’égard de leur souffrance. Toute cette neurasthénie, qui traduit principalement un refus de vieillir, peut paraître au final bien futile, d’autant que Garrel assomme son film sous une gravité et un sérieux trop solennels pour générer une quelconque émotion. Alors certes, émerge de cette résignation totale et sans issue, de cette usure des personnages, une certaine impression neo-romantique, une mélancolie de la nostalgie et du désespoir qui peut ne pas laisser totalement indifférent. Mais ce sentiment est purement mortifère, ne débouche sur rien, ne dit rien, reste l’affaire personnelle de personnages qui ne me concernent pas. Là où Eustache balayait la question du suicide par une pirouette dans «La maman et la putain» (c’est trop sérieux pour qu’on en parle), Garrel ose s’y confronter et met en image son désespoir. Mais il se complaît peut-être un peu trop dans sa souffrance... On peut souhaiter que «Le vent de la nuit» ait eu une vertu thérapeutique pour son auteur mais en tant que spectateur, on reste grandement extérieur à ce malaise. A force de nous marteler que la vie est triste et ne vaut peut-être pas la peine d’être vécue, on finit par se dire que ce film ne vaut peut-être pas la peine d’être vu.

[1/4]

« La maman et la putain » de Jean Eustache (1973)

«La maman et la putain», réalisé par Jean Eustache en 1973, est considéré comme la dernière œuvre de cinéma de la Nouvelle Vague. Le film relate les déboires amoureux d’un ménage qui se veut "libre", constitué de trois jeunes adultes (un homme et deux femmes) dans le Paris d’après mai 68. En relatant ainsi les mœurs affectives et sexuelles de l’époque, le film capte parfaitement l’air de ce temps et constitue un véritable témoignage sur la société française du début des années 70. Formellement, «La maman et la putain» est construit comme une succession de scènes dialoguées et de monologues très écrits (donnant l’impression d’être récités), filmés en de longs plans fixes dans un nombre limité de lieux (trois appartements, la terrasse d’un café). La simplicité de la mise en scène, toute dévolue au texte, donne l’impression d’une grande théâtralité, ce que renforce l’absence de musique autre que diégétique. Il se dégage pourtant de ce film en apparence austère, de ces dialogues parfois très abruptes, sans finesse, portés par une liberté de ton totale (qui n’est pas sans vulgarité), une extrême sensibilité, qui confine réellement à la poésie. L’approche d’Eustache dans ce film est remarquable. En feignant d’adopter le point de vue idéologique de l’époque, ce libéralisme total des mœurs, le cinéaste peut en effet, de l’intérieur, en illustrer les impasses et les immenses souffrances générées. Car c’est bien une critique virulente de l’idéologie culturelle soixante-huitarde que fait ici Eustache, se mettant en faux avec toute une partie de la gauche cinématographique de l’époque (qui jugera d’ailleurs le film comme réactionnaire). En condamnant ici la philosophie de l’hédonisme jouisseur, le cinéaste avait compris dès le départ le caractère faussement libérateur du "jouir sans entrave" de 68. Il est en cela l’un des rares cinéastes de l’époque dont la critique est cohérente: en effet, là où la plupart d’entre eux s’attaquait à la société de consommation et à la montée de l’économie libérale tout en bafouant tout ordre moral, Eustache avait parfaitement compris l’unité économique et culturelle du projet libéral. La libéralisation totale des mœurs (qui est le crédo d’une certaine gauche politique) ne fait en réalité que compléter et accompagner la libéralisation totale de l’économie (qui est le crédo de la droite). D’où cette illusion du choix démocratique et la continuité totale de la politique menée dans le cadre de ce parti de l’alternance unique… La libéralisation culturelle s’attaque aux derniers espaces de gratuité et aux derniers repères affectifs des hommes, à savoir le couple et la famille. La libéralisation sexuelle transforme l’acte amoureux en acte de consommation. Même l’amitié ne devient qu’un simple palliatif à la solitude de ces âmes perdues. Les personnages de «La maman et la putain» sont des personnages oisifs, d’une oisiveté qui confine à la lassitude, au malaise et finalement, à la dépression. Ils sont nostalgiques d’une époque révolue où l’amour et la relation à l’autre avaient encore un sens (d’où leur fascination pour les chansons anciennes de Piaf ou de Fréhel). Le film peut donc être vu comme réactionnaire en cela qu’il prône implicitement un retour à une ligne traditionnelle et à un certain ordre moral (le film s’achève d’ailleurs sur une demande en mariage). Mais en matière d’amour, il est difficile de contredire Eustache qui montre très clairement l’immense tristesse que constitue la liberté sexuelle qui ne peut être possible que sans amour, car dès lors qu’il y a de l’amour, ce sentiment profondément humain qu’est la jalousie vient balayer toutes les idéologies du libertinage. Eustache a ici la grande intelligence de ne rien dire explicitement mais de tout suggérer par la souffrance de ses personnages, soulignant, se faisant, le caractère pitoyable de leurs mœurs affectives (dont on n’est pas encore vraiment revenus). Il faut également noter la grande qualité du texte, extrêmement percutant et incisif. Certains monologues, débités par les personnages face caméra, se révèlent ainsi très intenses. Le tout dernier, devenu culte, est à ce titre tout à fait remarquable et illustre bien la démarche du cinéaste sur ce film. En filigrane de la vulgarité apparente de ce monologue final (il faudrait compter combien de fois le mot «baiser» est prononcé), derrière le langage et les codes culturels d’une époque montrée comme décadente, se dessine une magnifique ode à l’amour véritable.

[4/4]

vendredi 30 décembre 2011

« Lifeline » de Victor Erice (2002)

«Lifeline» fait partie du projet de producteur «Ten minutes older», composé d’une série de courts métrages de 10 minutes sur le thème du temps et à laquelle ont participé des cinéastes comme Jarmush, Wenders, Herzog, Kaurismäki… C’est peu dire que le morceau de Victor Erice survole très largement ce film collectif ! Le cinéaste nous fait la peinture, dans un superbe noir et blanc, de la routine d’une journée d’été dans une ferme espagnole. Une jeune mère dort sur un fauteuil à côté du berceau de son nourrisson, deux hommes fauchent les foins, une cuisinière prépare un gâteau, un vieil homme fait la sieste, un autre joue aux cartes, deux enfants jouent dans une voiture, un autre joue dans une étable en dessinant une montre sur son poignet (montre que le cinéaste rend un peu plus réelle par le tic-tac continu d’une horloge qui berce tout le film)… C’est une atmosphère extrêmement paisible et sereine qui se dégage de cet enchaînement de plans magnifiques de la vie ordinaire de cette famille, sérénité soulignée par les bruits harmonieux de la nature et par la douceur de la lumière estivale. On retrouve dans ces quelques minutes de cinéma les thématiques chères à Erice : la vie rurale, le travail de la terre (la paysannerie), l’imagination de l’enfance, les détails historiques (photos de famille à Cuba, coupures de presse), et la contamination de la vie individuelle par le contexte historique. Car nous sommes en juin 1940 et la menace fasciste gronde. Pour illustrer cette peur, le cinéaste créé une tension dramatique forte : une tâche de sang qui se répand lentement sur le drap recouvrant le nouveau né dans son berceau. La tranquillité de cette belle journée de juin est donc menacée par cette tâche de sang, le drame est proche. Le parallèle avec le fascisme sera mis en image lors du dernier plan, dans lequel une tâche d’eau se répand sur la page d’un journal montrant des soldats posant devant le drapeau nazi. «Lifeline» est un petit poème cinématographique sur le temps, sur l’écoulement de la vie, qui contient bien plus d’idées de cinéma que nombre de longs métrages. Espérons que la réalisation de ce court métrage aura donné l’envie au cinéaste de retourner encore une fois derrière la caméra.

[3/4]

mercredi 21 décembre 2011

« Le Sud » (El Sur) de Victor Erice (1982)

«Le Sud», second film du cinéaste espagnol Victor Erice, raconte l’histoire de la fascination d’une fillette pour son père, un père peu présent, au comportement mystérieux et au passé vraisemblablement douloureux, qui a laissé dans le sud une femme dont il demeure éternellement amoureux. Le premier niveau de lecture du film est donc celui de cette enquête menée par la jeune enfant pour reconstituer le passé de son père dans un sud que nous ne verrons jamais. Mais Erice mélange différentes strates narratives et temporelles qui, sans jamais complexifier l’intrigue, permettent d’enrichir considérablement le portrait psychologique des personnages. Celui du père est à cet égard totalement fascinant. On retrouve dans ce film une structure familiale proche de celle que le cinéaste nous présentait dans «L’esprit de la ruche», avec des parents absents, presque fantomatiques, comme vidés et humiliés par les années du franquisme. Mais le contexte social de cette famille et le passé des personnages ne sont jamais explicités, restent hors champ, et transparaissent simplement dans la mise en scène absolument remarquable du cinéaste. Erice s’impose ici comme un maître dans l’art de l’évocation poétique, prolongeant la bouleversante retranscription du monde de l’enfance qui faisait déjà de «L’esprit de la ruche» une pièce maîtresse. Esthétiquement, le film est sublime, baigné d’une douce lumière qui semble mener un combat permanent contre l’obscurité. Le film est ainsi ponctué de plusieurs plans magnifiques (dont le tout premier) dans lesquels la lumière, par l’ouverture d’une fenêtre sur le bord du cadre, envahit progressivement l’espace de la pièce, avant de relaisser la place, tout aussi lentement, aux ténèbres. Cette composition, jamais gratuite, de l’image, est représentative du processus de révélation du film : la progressive compréhension du drame intime de ce père meurtri. Il faudrait également souligner l’opposition poétique que le cinéaste fait du Nord et du Sud de l’Espagne en jouant des contrastes climatiques (froid/chaleur), psychologiques (tempéraments taciturnes/excentriques) et métaphysiques (mort/vie). En résumé, la beauté profonde de cette œuvre, alliée à la poésie visuelle richement suggestive du cinéaste, aurait du faire de ce film un chef d’œuvre, à l’instar des deux autres longs métrages du cinéaste. Malheureusement, les producteurs du film en ont décidé autrement, interrompant les financements et empêchant Erice de tourner la dernière partie de son film, celle du voyage dans le sud de la jeune fille. «Le Sud» constitue donc les deux tiers seulement de ce qu’il aurait du être… Et c’est bien une impression de film amputé que nous laisse cette fin abrupte, qui met court au film au moment le plus riche d’émotions. Dès lors nous ne pouvons qu’imaginer ce qu’aurait été cette ultime partie… Très certainement une merveille… Malgré cette frustration, il est cependant indispensable de découvrir ce film, tant l’œuvre de ce poète du cinéma se fait rare et précieuse.

[3/4]

dimanche 18 décembre 2011

« Elephant » de Alan Clarke (1989)

«Elephant» est un court métrage de 39 minutes, composé d’une seule idée, un unique motif cinématographique qui se répète 18 fois. Un plan d’ensemble nous montre le lieu du drame, puis un homme apparaît dans le plan. Nous le suivons jusqu’au lieu où il va croiser un autre homme, qu’il tuera, ou qui le tuera. Nous verrons ensuite le tueur s’enfuir avant que la caméra ne revienne s’attarder quelques longues secondes sur le cadavre de la victime. Aucun dialogue, aucun commentaire, aucune explication, nous ignorons tout des mobiles de ces meurtres, des meurtriers et des victimes qui restent toujours dans l’anonymat. Clarke ne nous fournit aucun élément de compréhension, forçant le spectateur à s’interroger sur la signification de ce qu’il voit. C’est ainsi que les différents lieux du crime, les seuls indices dont nous disposons pour contextualiser le drame, nous permettent de retranscrire un certain cadre social. En effet, les meurtres sont souvent perpétrés sur des lieux de travail, dans des entrepôts grandement désaffectés, dans des terrains vagues... Bref, nous sommes dans un décor de ville désindustrialisée. Un indice au générique et la présence de nombreux bâtiments construits de briques rouges nous renseignent sur le fait que nous nous situons en Irlande. Cà y est, nous y sommes, «Elephant» traite des "Troubles", des massacres perpétrés en Irlande du Nord dans le conflit opposant républicains (catholiques) et loyalistes (protestants). Ce sont donc des meurtres politiques. La répétition des assassinats et ce cercle de violence qui ne s’arrête jamais, l’absence d’émotions sur les visages des victimes et des meurtriers (visages que nous voyons de toutes façons très peu), l’impossibilité du rebondissement ou de la surprise (on comprend très vite que chaque meurtre sera mené à bien, même si on ignore au début de chaque nouvelle séquence qui sera tué et qui tuera), sont autant d’éléments stylistiques qui permettent à Clarke de souligner le caractère complètement ordinaire, quotidien, de cette violence. Il se dégage de cette banalisation du crime une sérénité dans l’horreur, une sérénité qui glace le sang et engendre une tension, un malaise qui parcourt tout le film. De plus, le fait que nous ignorons tout des personnages à l’écran, qui finissent par se réduire à de simples silhouettes mécaniques, et la confusion entretenue par le cinéaste entre tueurs et victimes, illustrent la neutralité de Clarke dans ce conflit. Le cinéaste ne s’intéresse pas aux raisons de la violence, ne différencie aucun des deux camps, mais s’intéresse à la violence elle-même, et à son omniprésence. A ce titre, le dernier meurtre se charge d’une portée allégorique, puisque nous y voyons un tueur abattu, avec son consentement, par un autre tueur. «Elephant», le dernier film d’Alan Clarke, s’éloigne donc nettement de l’approche sociale et du registre du réalisme documentaire qui parcourait l’ensemble de son œuvre, et l’on peut regretter que le cinéaste n’ait pas eu le temps d’approfondir cette veine de son cinéma. La grande stylisation de la mise en scène, tout en longs plans séquences, inspirera grandement Gus Van Sant pour son film éponyme, qui reprendra notamment, tels quels, ces longs plans où nous suivons les assassins de dos. On préfèrera nettement l’original à sa copie américaine, bien plus reconnue mais d’une portée pourtant beaucoup plus modeste. «Elephant» est un film qui repose sur une idée unique, un concept, et qui, à ce titre, reste une expérience de cinéma intéressante mais relativement anecdotique. Le format court est en ce sens parfaitement adapté.

[2/4]

jeudi 15 décembre 2011

« Scum » de Alan Clarke (1979)

«Scum» est un film qui s’inscrit pleinement dans la lignée d’un cinéma britannique caractérisé par une forte sensibilité sociale (Frears, Loach, Watkins), cinéma de la télévision né sur les cendres du Free Cinema anglais des années 50. C’est donc à un sujet de société de l’époque que s’attaque Alan Clarke, à savoir ces controversés borstals, ces centres de détention pour mineurs anglais qui seront définitivement fermés en 1982 (le film contribua d’ailleurs grandement à l’abolition de ces maisons de redressement). Adoptant un réalisme parfois proche du documentaire, le film fut réalisé à partir d’enquêtes approfondies menées dans certains de ces établissements. «Scum» nous dépeint alors un univers carcéral extrêmement violent, où la violence s’exerce à la fois par l’autorité des gardes et du gouverneur et par les détenus les plus forts, qui endossent le rôle de chef. C’est donc au principe récurrent de la double peine que sont systématiquement confrontés ces adolescents. La prison devient une micro-société qui se réorganise selon des lois proches de celles de la jungle, société dans laquelle il faut survivre, en s’imposant par l’autorité et la violence, ou mourir. Clarke nous montre l’échec complet de ces établissements, qui non seulement ne disciplinent pas ces jeunes paumés, mais qui, bien au contraire, les transforment en monstres. Les plus forts deviennent des bêtes sauvages tandis que les plus faibles, incapables de supporter le poids de leur souffrance et de leur malaise, se suicident. Ce principe d’une micro-société fasciste dans laquelle une poignée de dirigeants exercent une autorité totale sur des adolescents, s’acoquinant et collaborant avec les plus pervers d’entre eux, n’est pas sans rappeler la république mussolinienne de Salo que Pasolini avait portée à l’écran quelques années plus tôt. Mais là où le film de Pasolini débouchait sur une réflexion philosophique très vaste, le film de Clarke s’ancre pleinement dans un contexte politique et social précis. En dénonçant l’échec de ces maisons de correction et d’une vision de l’éducation basée sur la privation et la punition (la discipline par la violence), le tout auréolé de morale religieuse, le cinéaste condamne la politique répressive qui se met alors en place dans son pays, en ce début des années Thatcher. Au-delà du film carcéral et de la violence qu’il dépeint (violence jamais gratuite, le cinéaste se plaçant systématiquement du côté des plus faibles), «Scum» apparaît alors comme un film contestataire, férocement engagé, porteur d’une saine colère qui fera défaut à la majorité des autres films britanniques de cette veine sociale (chez le tiède Ken Loach notamment). Niveau mise en scène, Alan Clarke joue sur les plans resserrés, utilise les cadrages dans les ouvertures de portes et suit les personnages de près pour illustrer au mieux l’enfermement des détenus, parvenant même par moment à donner une impression de claustrophobie et d’étouffement. L’utilisation de couleurs froides et l’absence de musique renforcent le côté sec et glacial du film. «Scum» est un film choc, porté par une interprétation de qualité, qui a relativement bien vieilli, et qui a le grand mérite d’avoir œuvré efficacement à la cause qu’il défendait. L’ancrage politique et temporel précis du drame, la faible portée philosophique du propos, et l’absence d’une ambition artistique plus vaste en font néanmoins un film qui finit par s’oublier assez vite.

[2/4]

vendredi 9 décembre 2011

« La nuit » (La notte) de Michelangelo Antonioni (1961)

«La nuit» est le volet central de la trilogie réalisée par Antonioni sur la crise spirituelle de la bourgeoisie face au monde moderne. Si le film tient une place parfaitement cohérente au sein de cette trilogie, il se rapproche nettement plus du dernier film de celle-ci, peut-être le plus grand de Antonioni, qu’est «L’éclipse». Avec «La nuit» en effet, le cinéaste abandonne le lyrisme de la mise en scène qui avait fait le charme et la beauté de «L’Avventura», pour proposer un film plus froid, initiant une certaine radicalité de son approche cinématographique qui culminera dans l’abstraction totale de la fin de «L’éclipse». «La nuit» s’intéresse au couple moderne et à son délitement, victime qu’il est d’un nouveau mode de vie vidé de toute essence spirituelle, où l’argent est devenu la finalité de toute action et dans lequel les industriels sont les nouveaux maîtres du monde, les grands hommes de ce temps. Dans une Milan capitaliste en plein boom économique, l’homme apparaît épuisé, blasé, maltraité dans son être par cette modernité désacralisante dont la vitesse le largue, et qui s’impose par la force. Pour illustrer cette agression faite à l’homme, Antonioni compose des plans dans lesquels les immeubles envahissent l’écran, avalant littéralement les personnages, alors relégués dans un infime espace du cadre. Dans «L’éclipse», ces personnages finiront par être éjectés complètement de l’image laissant place au règne des choses. Vidé de son souffle vital, l’homme est alors envahi d’une certaine nostalgie, une nostalgie qui le paralyse, puisqu’aucun retour en arrière n’est permis et qu’il lui est impossible de se raccrocher à un passé définitivement révolu (ce qu’Antonioni illustre par cette ligne de chemin de fer envahie par la végétation). L’homme fatigué, en manque d’aventures, recherchant désespérément l’émotion et la passion dans une société asphyxiée par les valeurs futiles du capitalisme, se tourne alors vers des amours de passage. C’est ainsi que le personnage interprété par Mastroianni se laissera séduire par la nymphomane de l’hôpital et succombera au charme de Valentina, la fille de son futur employeur. Son inconstance finira par tuer l’amour que lui portait sa femme. Mais sans cet amour (que lui-même n’éprouve sûrement plus), il s’apercevra qu’il n’a plus rien, plus aucun repère, et pris de panique, cherchera alors, dans un geste désespéré, à s’y raccrocher de toutes ses forces. C’est cette fin d’un amour, pourtant le dernier refuge de l’humanité, que filme Antonioni dans «La nuit». Tout au long du film, le cinéaste sème des signes, des indices annonçant la mort à venir du couple, indices que les personnages ne semblent pas ou ne veulent pas voir. Dès la première séquence, dans laquelle le couple rend visite à un ami mourant à l’hôpital, le pressentiment de ce qui ne sera confirmé qu’à la toute fin pénètre le spectateur : l’agonie de cet ami semble bien annoncer et révéler l’agonie de ce couple. Sa mort sonnera d’ailleurs la prise de conscience chez la femme que son amour a disparu… Déployant une mise en scène d’une impressionnante richesse, Antonioni ne laisse rien au hasard. Chaque plan se charge de significations, chaque silence renferme un monde d’émotions, si bien qu’il est impossible en un ou deux visionnages d’englober toute l’ampleur du travail réalisé par le cinéaste, alors au sommet de son génie créatif. Un chef d’œuvre, bien évidemment.

[4/4]

mardi 6 décembre 2011

« Benvenuta » de André Delvaux (1984)

Adapté du roman de Suzanne Lilar «La confession anonyme», «Benvenuta» est un bel exemple du raffinement extrême de l’art d’André Delvaux, raffinement si subtil que l’on peut facilement passer à côté du film sans en avoir saisi toute l’intelligence et la complexité. Un jeune scénariste cherche à réaliser un film sur un personnage imaginaire, «Benvenuta», inventé par une romancière plusieurs années auparavant. Il rend alors visite à cette auteure, à Gand, convaincu de la part autobiographique importante qu’elle a mis dans ce personnage et l’interroge sans relâche, cherchant à connaître Benvenuta, à la comprendre et à la rencontrer. Cette recherche d’un personnage imaginaire à travers l’auteure qui l’a inventé est l’occasion pour Delvaux de mettre en scène, comme à son habitude, différents niveaux de réalité et de développer un double récit. Alors que la romancière se livre petit à petit, relatant les épisodes de l’aventure amoureuse passionnée de Benvenuta avec un napolitain plus âgé, figure du père absent, un véritable jeu de miroir se met en place entre les deux couples du film : couple imaginaire Benvenuta-amant italien et couple réel scénariste-romancière. Les deux récits se recoupent, se croisent, font écho l’un à l’autre et, peut-être, s’autoalimentent, jusqu’à la magnifique séquence finale dans laquelle ces deux espaces-temps, ces deux niveaux de réalité, se réunissent, non dans le même plan, Delvaux entretenant l’impossible communication des deux, mais dans la même séquence, par une utilisation poétique du champ contre-champ. Ce qu’il y a donc d’intéressant dans le film de Delvaux, et qui fait d’ailleurs de ce cinéaste un cinéaste précieux, ce n’est pas le récit de la passion amoureuse de Benvenuta avec son amant, ni même le portrait, pourtant psychologiquement très travaillé, de cette femme dévorée par son romantisme exacerbé. La grande subtilité de cette œuvre réside dans les nombreuses pistes de réflexion et les saillies poétiques révélées par ce dialogue entre les deux récits parallèles de son film, interrogeant les liens entre l’écrivain et ses héros, la contamination réciproque entre personnages imaginaires et vie réelle (nous ne saurons pas vraiment si Benvenuta est née de l’imaginaire ou de la mémoire). De manière plus générale le film est une parfaite illustration des liens entre cinéma et littérature, liens qui ont souvent été à la base des œuvres du cinéaste. Si «Benvenuta» est ainsi une œuvre extrêmement raffinée qui contient (en les cachant bien je le concède) de magnifiques petits trésors, le film peine à véritablement émouvoir ou fasciner. La mise en scène impeccable et élégante de Delvaux n’en reste pas moins quelque peu figée, trop sûre d’elle-même, ce qui conduit à un certain académisme manquant de folie (pour être un peu mordant, on pourrait voir en «Benvenuta» un film traduisant une certaine vieillesse de son réalisateur). L’interprétation peut également laisser dubitatif, Fanny Ardant sur jouant légèrement. De plus, le personnage de François peine à vraiment s’incarner à l’écran et tend à se borner et s’enfermer dans son unique utilité scénaristique. Ce personnage ne vit pas vraiment, reste uniquement un moyen narratif. «Benvenuta» peut donc prendre des allures de «joli» film (entendu péjorativement), qui ne laisse pas, in fine, l’impression remarquable que le travail considérable de Delvaux aurait mérité d’engendrer. Le film ne met pas en valeur son grand potentiel... Mais grand potentiel il y a quand même, et il serait dommage de s’en priver!

[2/4]

dimanche 4 décembre 2011

« Le cheval de Turin » (A Torinói Ló) de Béla Tarr (2011)

Le voilà donc, cet ultime film de l’un des cinéastes les plus passionnants de ces dernières années, qui, en une poignée de films, aura marqué le cinéma de son inimitable patte. Avec «Le cheval de Turin», Béla Tarr procède à un dépouillement de son style, simplifiant à l’extrême l’intrigue du film, réduisant le nombre de comédiens, supprimant au maximum les lignes de dialogue, limitant les accessoires, et se cantonnant à un unique décors, une petite maison de pierre perdue dans la campagne, attelée à une étable en ruine, et un puits. De cette démarche minimaliste reste la moelle, l’essence même du cinéma de Béla Tarr. «Le cheval de Turin» est une œuvre épurée, qui condense les thématiques habituelles du cinéaste en les réduisant à leur plus simple expression : l’émotion qui s’en dégage est d’une puissance et d’une pureté saisissantes. Prenant pour prétexte introductif la célèbre anecdote de la vie de Nietzsche s’effondrant au cou d’un cheval maltraité à Turin en 1889, le film s’intéresse au sort du cheval, du cocher et de sa fille, vivant isolés dans une ferme inlassablement battue par le vent. Adoptant la forme d’un récit cosmogonique inversé, le film est une sorte d’anti Genèse : en 6 jours, Béla Tarr défait le monde. C’est ainsi que la répétition des gestes du quotidien de cette famille réduite se trouve perturbée chaque jour par un élément, un drame nouveau (cheval qui refuse d’avancer, de s’alimenter, puits asséché, lumière qui s’éteint, …). Chaque jour rapproche donc inéluctablement du dénouement prévisible : la mort de ce petit monde et au-delà, la fin de toute chose, le noir absolu. «Le cheval de Turin» se présente ainsi comme un film très sombre mais nullement neurasthénique ou déprimant. Face à cette apocalypse à venir, le cocher et sa fille, malgré leur totale impuissance (une scène extraordinaire les montrera tentant de fuir, disparaissant derrière la colline pour réapparaître presque aussitôt), continuent à vivre, à manger leur pomme de terre journalière, à s’occuper des tâches domestiques, à perpétuer le rituel du quotidien. Ils restent debout dans la tempête et gardent toute leur dignité. Tel est je crois le thème central du film, qui se présente, plus encore que les films précédents du cinéaste, comme une ode à la dignité humaine. Si Béla Tarr apparaît ici comme irréversiblement pessimiste, son amour de la vie et de l’humanité est bien ce qui transparaît dans chacun des plans, magnifiques, de cette fin du monde. Fidèle à lui-même, il nous offre un spectacle visuel d’une beauté inouïe, taillé dans un superbe noir et blanc et porté par une mise en scène sous forme de chorégraphie. Les légendaires plans séquences du cinéaste procèdent eux aussi d’une certaine simplification et perdent ici la sophistication et le côté quelque peu démonstratif qu’ils pouvaient revêtir ailleurs. La technique se fait totalement oublier, la caméra se contente de suivre les personnages dans leur quotidien, jouant beaucoup sur les contrastes entre intérieur et extérieur. L’utilisation du plan séquence permet ainsi, en suivant les personnages depuis l’intérieur de la maison jusqu’au puits à l’extérieur, de nous faire ressentir la violence du dehors, d’éprouver presque physiquement la puissance de ce vent infernal. La mise en scène du film semble par ailleurs suivre un mouvement circulaire, adopter la forme d’une boucle, ou plutôt d’une spirale. Les séquences considérées individuellement (comme la première séquence, formidable, où nous voyons la gueule du cheval en contre-plongée puis le visage du cocher, et à nouveau la gueule du cheval), ou leur enchaînement et leur répétition (nous voyons par exemple le père manger sa pomme de terre le premier jour, puis sa fille le jour suivant, et les deux dans le même plan le jour d’après), en jouant sur les points de vue, organisent ce mouvement circulaire, illustrant superbement la mécanique du quotidien et enfermant les personnages dans leur pauvre condition. La musique, unique durant tout le film, souligne ce motif en spirale par sa construction même, entêtante, et par son utilisation cyclique (elle semble revenir à intervalles réguliers). Nous ne savons plus très bien parfois si nous l’entendons vraiment ou si nous percevons seulement son écho dans le bruit du vent. «Le cheval de Turin» parvient ainsi à créer un monde fascinant, envoûtant, où l’émotion naît d’un art parfaitement maîtrisé de la suggestion (un plan long, peut-être le plus beau du film, sur la porte en bois de l’étable se refermant sur la gueule du cheval, se charge d’une densité émotionnelle incroyable : le temps qui s’écoule dans ce plan fixe sur une porte fermée laisse le temps au spectateur de réaliser et de comprendre la mort de l’animal). Si je reste moins convaincu, après ce premier visionnage, de certains détails, comme l’utilisation de la voix off qui contextualise peut-être inutilement l’histoire, ou si je reste un peu déçu que Béla Tarr n’ait pas osé le jour noir pour terminer son film (ne poussant pas la radicalité jusqu’au bout), je crois bien qu’il s’agit là d’un chef d’œuvre de plus pour le maestro magyar, après la relative déception qu’était «L’homme de Londres». En sortant de la salle de cinéma, le monde me semblait différent, légèrement inquiétant. Et aujourd’hui encore, 3 jours après avoir vu le film, avec l’automne qui s’est installé, je continue à porter un regard différent sur ce vent qui balaie les feuilles devant ma fenêtre, et qui ne m’a jamais semblé plus poétique.

[4/4]

vendredi 25 novembre 2011

« L’humanité » de Bruno Dumont (1999)

Deuxième film du cinéaste français Bruno Dumont, très remarqué à Cannes en 1999, «L’humanité» est un film sur un être innocent, incarnant une certaine humanité pure, première, voire primitive, et confronté à l’horreur du monde et à la barbarie des hommes. Cet homme, lieutenant de police dans un petit commissariat de Bailleul, est un être simple d’esprit, qui peine à s’exprimer, qui semble perdu, et finalement totalement inadapté à son univers professionnel. C’est un idiot, au sens dostoïevskien du terme, un être naïf, souffrant d’une hyper sensibilité et d’une capacité d’empathie qui relèvent du handicap. Profondément meurtri par la perte tragique de sa femme et son enfant, il erre dans la campagne, entretien un petit jardin ouvrier, vit avec sa mère, fredonne quelques mélodies en jouant 3 notes sur son orgue électronique, vit intérieurement des sentiments amoureux pour sa voisine qu’il fréquente régulièrement, témoin malheureux de la relation amoureuse qu’elle entretient avec son amant. Puis un jour, le voilà chargé d’une enquête sur un drame terrible : le meurtre, après viol et violences, d’une petite fillette de 11 ans. Confronté à une horreur qu’il n’est pas capable d’envisager, il essaiera d’encaisser et de prendre sur lui la souffrance du monde. Vous l’aurez compris, rien de bien gai ni de bien réjouissant dans ce film qui cultive, non sans une certaine complaisance, une ambiance lugubre et sinistre. Un film glauque donc, ancré dans un univers social et dans un lieu précis (le nord de la France ouvrière) qui rappelle fortement l’univers des films des frères Dardenne, et dans lequel Dumont n’hésite pas à filmer crument l’horreur (gros plan sur le vagin lacéré de l’enfant) et la bestialité des hommes, ramenés à leurs instincts primitifs (obsession sexuelle très présente). Dumont montre partout de la souffrance et succombe à un certain misérabilisme social et intellectuel. Certes, le désir de provoquer le malaise chez le spectateur est tout à fait légitime, puisque celui-ci se doit bien de comprendre ce que vit le policier et le combat intérieur qu’il mène, mais Dumont ne se révèle sûrement pas un maître dans l’art de la suggestion… Ceci dit, il ne faudrait pas taire pour autant les qualités du film, qualités qui reposent grandement sur le jeu (ou plutôt le non jeu puisqu’il s’agit d’acteurs non professionnels) du comédien interprétant le policier. Son regard, sa voix très particulière et son intonation étrange, sa simple présence physique et ce thorax en creux qui lui donne une silhouette légèrement bancale, tout cela colle admirablement à ce personnage et souligne remarquablement son décalage par rapport au monde qui l’entoure. Face à toute cette souffrance environnante, son comportement innocent et sa capacité, inhumaine pour le coup, à la bienveillance, à la compassion, au pardon et à l’empathie, le chargent d’une densité et d’une portée quasi mystiques. Il devient une sorte de vampire, suçant, avalant, absorbant la douleur et le mal pour ensuite l’évacuer dans de grands cris imprévisibles ou dans l’effort et la sueur, arpentant les routes à vélo. La position de Dumont sur l’humanité, qu’il présente comme monstrueuse, laisse perplexe, le cinéaste semblant faire sienne une certaine anthropologie pessimiste et négative : l’homme est ainsi, l’homme est mauvais. Face à ce qui semble être pour le cinéaste un constat, la réponse apportée par le personnage du policier consiste à faire preuve d’empathie et d’accorder le pardon. Cette position philosophique n’est pas vraiment à mon goût, et cela a certainement altéré ma réception de ce film… Le film de Dumont se démarque cela dit nettement du cinéma des frères Dardenne qu'il rappelle immanquablement, parvenant à dépasser le cadre d'un cinéma du réel pour se charger d'une vision un peu plus poétique, certes timide, mais néanmoins présente. Malgré ses défauts, «L’humanité» reste donc une proposition de cinéma pertinente et intéressante qui me donne la curiosité de découvrir le reste de la filmographie du cinéaste, qui fait preuve ici, pour un second film, d’une maîtrise certaine. A suivre donc.

[2/4]

mardi 22 novembre 2011

« Il était une fois en Anatolie » (Bir zamanlar Anadolu'da) de Nuri Bilge Ceylan (2011)

Avec «Il était une fois en Anatolie», Ceylan rassure sur sa capacité à réinventer son cinéma et propose son meilleur film depuis le remarqué «Uzak», en 2002. Après «Les trois singes», mélodrame familial non dépourvu de qualités mais souffrant d’un certain maniérisme vain et d’effets pesants qui laissaient craindre la routine d’un cinéma lorgnant vers le «social-bobo», et «Les climats», brillant exercice formel qui pêchait par sa superficialité, le cinéaste turc revient avec un film ambitieux, dense, retrouvant un souffle poétique absent de ses précédents films. «Il était une fois en Anatolie» est une vaste fresque qui cherche à sonder l’âme humaine en révélant la condition absurde de l’humanité. Le premier tour de force a lieu dès le générique et annonce, en le condensant au maximum, le style et le contenu du film à venir. Nous voyons une fenêtre embuée à travers laquelle se dessinent vaguement les silhouettes de trois personnages discutant et buvant. La mise au point s’effectue lentement, révélant clairement ce petit groupe d’humains. Puis le titre du film apparaît et, après ce générique, nous retrouvons ces mêmes personnages mais ils ne sont plus que deux : nous comprenons rapidement que le troisième a été assassiné. Tout «Il était une fois en Anatolie» est dans cette première séquence : la mise au point comme métaphore de la lente et progressive révélation de l’intériorité des personnages, et un art subjuguant, érigé en véritable figure de style, du hors champ. Dans une première partie, nous suivons une troupe d’enquêteurs, accompagnés des deux suspects, à la recherche du corps de la victime. Cette partie se déroule de nuit, entre l’intérieur de la voiture et les arrêts répétés du convoi dans la campagne anatolienne. Progressivement, entre les discussions les plus triviales sur les yaourts de buffle ou la prostate du procureur, et celles plus intimes sur la famille et le sens de la vie, cette nuit revêt un côté fantomatique, presque irréel, parfois menaçant (avec l’apparition inquiétante d’un visage sculpté dans la pierre). Nous sentons bien que ce périple va prendre des allures de conte, faisant écho au titre du film, et que les différents personnages n’en sortiront pas indemnes, une certaine ivresse semblant les envahir (toute relative, hein, nous sommes chez Ceylan quand même!). Ce glissement progressif du film est accentué par le travail époustouflant réalisé sur la lumière et la photographie, créant une ambiance onirique propice à la distanciation poétique. Les personnages sont baignés par les lumières des phares de voitures, dans de superbes paysages d’automne balayés par le vent et furtivement éclairés par l’orage qui menace. On pourra un peu plus tiquer sur la lumière à l’intérieur du véhicule, vraiment trop artificielle, Ceylan n’ayant visiblement pas réussi à trouver une formule convaincante... Mais passons. Les vérités se feront jour petit à petit avec l’aube naissante et la découverte du cadavre. C’est alors que les drames vécus par les différents personnages seront discrètement révélés au milieu de leurs discussions et dans les interstices apparaissant entre les affres du quotidien. Si la vérité naît ici, c’est en dehors de là où elle est recherchée : tandis que l’enquête n’est que mensonge et dissimulation, les personnages qui gravitent autour se voient confrontés à la vérité de leur inconstance, de leur négligence et du gâchis de leur vie. L’autopsie éminemment symbolique du corps devient une autopsie des personnages, dont l’intériorité est mise à jour et dont la psychologie apparaît comme extrêmement travaillée. Ceylan nous dresse le portrait d’une humanité déchue, égarée, qui ne peut que bégayer sa douleur. Certes, les personnages parlent beaucoup durant le film, mais ils ne disent presque rien. Ceylan capte intelligemment cette incapacité, cette impuissance à exprimer la vérité que l’on dissimule continuellement, plutôt que de l’affronter (le médecin préfèrera ainsi falsifier le rapport d’autopsie, pour alléger les souffrances des hommes). Si le cinéaste ne parvient pas à dépasser ou même égaler ses références (Tarkovski et Antonioni pour le cinéma, Dostoïevski et Tchékhov pour la littérature), c’est que cette autopsie peine à accéder à l’universel et ne débouche presque que sur de l’intime. On peut également ne pas être convaincu par quelques séquences trop démonstratives, à la poésie quelque peu surfaite (la pomme qui dévale, déjà vu chez Kiarostami et ailleurs), ou encore cette mystification un peu dépassée de la femme (la séquence de la fille du maire, se voulant moment de grâce, ne fonctionne pas totalement et laisse mitigé). Au final, on garde surtout une certaine impression de mélancolie et on sent que le film ne mérite peut-être pas d’être fouillé davantage. Mais passées ces quelques réserves, il reste un très beau film, à la mise en scène totalement maîtrisée et échappant à tout maniérisme, film avec lequel Ceylan parvient à trouver un ton propre, un ton étrange alliant exploration de l’âme humaine, dans la lignée de la littérature russe, et bouffonnade (avec un humour noir qui rappelle le cinéma finlandais). La lueur d’espoir que le cinéaste nous laisse entrevoir à la toute fin, avec cet enfant qui renvoie le ballon à ses camarades, donne une épaisseur émotionnelle conséquente au film, et mérite toutes les louanges.

[3/4]

vendredi 18 novembre 2011

« Fanny et Alexandre » (Fanny och Alexander) de Ingmar Bergman (1982)

Chronique de la vie d’Alexandre, enfant d’une famille de la bourgeoisie suédoise, au début du XXème siècle, «Fanny et Alexandre» est un monument de l’histoire du cinéma, un film d’une beauté, d’une densité thématique, d’une richesse réflexive et d’une puissance émotionnelle qui confinent au sublime. On y retrouve un condensé des thématiques récurrentes de Bergman qui réalise ici son œuvre testamentaire, y insufflant une très grande part autobiographique en puisant largement dans ses souvenirs d’enfance : Alexandre est bien à l’évidence l’alter ego du cinéaste. «Fanny et Alexandre» se présente comme une vaste fresque familiale de plus de 5 heures, porté par une mise en scène très classique mais totalement à propos, d’une maîtrise inouïe, collant magistralement au contenu romanesque du film, qui apparaît remarquablement apaisé et serein (nous avons ici l’accomplissement de cette troisième période de Bergman, moins torturée, que l’on avait vu poindre dans son cinéma à partir de «Une passion»). La photo de l’excellent Sven Nyqvist parachève le travail extraordinaire réalisé sur les costumes et les décors et fait déjà de ce film, ne serait-ce que du point de vue esthétique, une pure merveille d’élégance portée par la musique de Bach et de Schumann. Le film ne souffre par ailleurs d’aucune lourdeur et se présente comme extrêmement accueillant et chaleureux, si bien que l’on ne peut que succomber à la manne émotionnelle sensationnelle qui s’en dégage. Rarement, en tant que spectateurs, nous avons autant vécu avec des personnages de cinéma, partagé leur intimité et leur existence, si bien qu’il se noue avec une eux une relation affective profonde. Et c’est un véritable coup de maître que de nous faire ressentir une telle proximité avec ces personnages, car elle nous permet de véritablement éprouver toute la beauté des liens familiaux, qui constituent l’une des thématiques fortes de l’œuvre. Les scènes de fêtes familiales font émerger en chacun de nous des sensations bouleversantes, et laissent sourdre en nous, dans un registre très proustien, des impressions extrêmement fortes. Certainement le plus beau film de l’histoire du cinéma sur le monde de l’enfance (avec, dans une moindre mesure, «L’esprit de la ruche» d’Erice), le film parvient à évoquer l’univers mental et les sensations de l‘enfance avec une justesse de l’émotion et une profondeur spirituelle proprement insensées. Bergman nous propose une ode à l’imagination infantile, à cette virginité initiale qui est celle qui nous rapproche le plus de la vérité et de l’absolu. Le monde des adultes, avec ses discussions dans lesquelles on ne s’écoute pas, ses rituels absurdes (la scène des condoléances, remarquable), apparaît bien triste en comparaison au monde des rêves et des mystères dans lequel déambulent si aisément les enfants. Et ce sont bien les adultes qui ont encore gardé ce pouvoir de l’imaginaire, cette capacité à s’émerveiller et à croire, qui nous apparaissent comme les plus attachants et les plus beaux (Oscar, oncle Carl). Ce monde des rêves et de l’art est celui qui nous rend plus vivants, qui nous aide à vivre dans la joie. D’où cette déclaration d’amour de Bergman au théâtre, art qui l’a incontestablement sauvé. En perdant sa part de magie, le monde devient une prison, un cloaque austère où l’ordre et la morale masquent la violence et la tyrannie. C’est bien par le mensonge et le rêve que Alexandre parvient à se rapprocher de la vérité et à voir l’invisible («L’art est un mensonge qui dit la vérité» disait Cocteau). La recherche d’une vérité pure, unique et universelle, conduira sa mère dans les affres de la souffrance. Le mystère de la vie est la vie elle-même nous dit Bergman, n’hésitant pas à dépasser le cadre des hallucinations d’Alexandre et de la magie organisée pour laisser le fantastique entrer totalement dans son récit (le miracle du coffre de Jacobi). Les fantômes qui hantent «Fanny et Alexandre» sont bien réels (même si Alexandre semble le seul à pouvoir les voir), ainsi qu’en témoigne à la fin le fantôme de l’évêque, figure du père de Bergman, qui a effectivement hanté le cinéaste toute sa vie (sa filmographie en témoigne). Vous l’aurez compris, «Fanny et Alexandre» est un film qui dépasse largement le cadre de l’hymne nostalgique à l’enfance pour s’imposer comme un film complet, un film total, un chef d’œuvre absolu. Un miracle cinématographique dont il faudrait chercher les équivalences dans les plus beaux opéras de Mozart.

[4/4]

mercredi 16 novembre 2011

« Au seuil de la vie » (Nära Livet) de Ingmar Bergman (1958)

Cela fait partie des plus belles joies d’un cinéphile, que de découvrir un film inédit de l’un des plus grands artistes du cinéma, surtout lorsque le film en question est loin d’être une œuvre mineure. La récente édition de «Au seuil de la vie» permet donc aujourd’hui de visionner ce film rare de Bergman, qui se présente pourtant comme une œuvre fondamentale dans la filmographie du cinéaste suédois. «Au seuil de la vie» est en effet le film d’une transition de forme et de style chez Bergman. Le film est réalisé juste après «Le septième sceau» et la même année que «Les fraises sauvages», les deux plus beaux films de la première période de Bergman, films confinant à une telle perfection dans leur registre classique qu’ils en illustrent les limites et les impasses, et appellent à une nécessaire révolution du cinéma de Bergman. «Au seuil de la vie» se présente alors comme le premier film de cette révolution et annonce, par l’épure de son style, sa concision, l’austérité et la limpidité de sa mise en scène, les futurs chefs d’œuvres de la deuxième période de Bergman, dont «Persona» reste le plus illustre représentant. Respectant une parfaite unité de temps (24 heures) et de lieu (la maternité), encadré par l’ouverture et la fermeture des portes de la maternité, le film se présente comme un huis clos féminin extrêmement dense, concis (tout juste 80 minutes), débarrassé de tout oripeau mélodramatique et de tout pathos malgré le drame psychologique extrêmement émouvant qui s’y joue. Nous nous retrouvons donc dans la chambre d’une maternité partagée par trois femmes présentant un rapport complètement différent à leur grossesse : la première est hospitalisée à la suite d’une fausse couche qui lui révèle l’absence d’amour dans son couple, la seconde est une jeune fille un peu adolescente, sans mari, craignant le jugement de sa mère, et qui a tenté de se faire avorter, et enfin, la troisième, est une jeune femme totalement épanouie dans son couple et sa grossesse, prête à accoucher avec grand bonheur de son premier enfant. Ces trois femmes feront preuve de solidarité face à cette épreuve psychologique et physique se présentant comme le plus intense moment de contact avec la vie qui puisse être, ce que résumera parfaitement ces mots prononcés au tout début par celle qui vient de perdre son enfant : «Il n’y a pas que les vagins qui s’ouvrent ici, il y a aussi les êtres humains». Et si ces femmes peinent à donner la vie, elles apparaissent en tout cas comme incroyablement vivantes, vibrantes et présentes au monde, en demande d’une affection débordante qui nous touche intensément. C’est ici qu’il faut saluer la magnifique interprétation de ces trois actrices habituelles de Bergman, interprétation d’une justesse saisissante. Bergman souligne le jeu de ses actrices par une mise en scène qui leur est totalement dévolue : gros plans sur les visages d’une expressivité bouleversante et sublimés par une lumière superbe, absence de musique, décors réduits à l’extrême (murs blancs et lits d’hôpital), si bien que le moindre accessoire, par sa rareté, prend une importance toute symbolique (la poupée, le verre d’eau). Le film affiche un réalisme saisissant et retranscrit avec justesse l’atmosphère d’une maternité (on sent que Bergman a passé du temps dans les maternités pour préparer son film). La scène d’accouchement est à ce titre tout à fait exemplaire. Le cinéaste propose également une ébauche de réflexion sociale dans laquelle le modèle suédois est présenté comme une réponse et un moyen de lutte contre l’avortement, avortement dont la lâcheté des hommes est grandement responsable. Mais le travail réalisé sur l’exploration et l’autopsie psychologique des personnages permet au film de dépasser largement ce cadre naturaliste et social pour accéder à une méditation profonde sur la vie et ses finalités. «Au seuil de la vie» devient alors un hymne à la force et à la beauté des femmes et se présente incontestablement comme le plus beau témoignage cinématographique jamais réalisé sur le drame psychologique de la grossesse et de la maternité.

[3/4]

samedi 29 octobre 2011

« Trans-Europ-Express » de Alain Robbe-Grillet (1967)

Dans le train Paris-Anvers, un cinéaste (Robbe-Grillet lui-même) et son équipe imaginent le scénario d’un film policier qui prend forme sous nos yeux. «Trans-Europ-Express» est un film en construction, on pourrait dire un film au présent, puisqu’il se développe et se conçoit dans sa propre temporalité intradiégétique. Le prétexte est très simple : Robbe-Grillet imagine au fur à mesure du film, ou de son trajet dans le train, les aventures d’un trafiquant de drogue débutant, faisant transiter la marchandise entre Paris et Anvers à bord du Trans-Europ-Express. Dans le scénario imaginé par le cinéaste, les thèmes policiers traditionnels sont à peu près tous respectés (drogue, messages codés, filatures, trahison, etc…) et ce n’est pas sur l’histoire proprement dite que Robbe-Grillet brille par son imagination. La mise en scène est quant à elle très classique, voire plate (à l’exception encore d’un travail remarquable sur le son, décidément le point fort de Robbe-Grillet). Non, la particularité du film tient principalement à l’aspect ludique de sa narration, et à la fascination affirmée du cinéaste pour l’érotisme et le sado-masochisme. Le trafiquant de l’histoire présente en effet certains troubles se manifestant par des pulsions sexuelles complètement exacerbées. C’est ainsi qu’il profite de ses allées et venues à Anvers pour entretenir des relations mêlant sexe et soumission avec une jeune prostituée (?), accessoirement complice du trafic. Ces séquences gentiment érotiques (Marie-France Pisier en dessous) semblent d’ailleurs être autonomes de l’histoire inventée par Robbe-Grillet, comme dépendantes de la volonté propre du personnage fictif du trafiquant. L’utilité de ces séquences peut donc laisser dubitatif lorsqu’on goûte peu à l’univers de l’érotisme sado-masochiste, puisqu’elles ne se doublent d’aucune réflexion autre et ne tiennent pas un rôle précis dans la trame narrative du film. Elles apparaissent plutôt comme le simple désir du cinéaste de filmer un monde qui l’attire, ou de mettre en image certains de ses fantasmes. «Trans-Europ-Express» peut alors prendre des allures de film quelque peu nombriliste, sentiment renforcé par la présence à l’écran de Robbe-Grillet dans son propre rôle et par la vacuité certaine du propos. Le côté décalé du film, qui n’est pas dépourvu d’humour, permet cependant d’oublier cette faiblesse et «Trans-Europ-Express» se laisse suivre avec plaisir. Le développement de l’histoire sous forme de jeu de piste s’avère même assez prenant et Robbe-Grillet parvient à nous tenir accrochés jusqu’au bout, malgré la légèreté de l‘ambition. «Trans-Europ-Express» se révèle au final être un bon divertissement, mais un film anecdotique, qui a en grande partie perdu de l’originalité à laquelle il pouvait prétendre à sa sortie, celle-ci ne reposant que sur une forme ludique de narration, aujourd’hui assez banale. Une curiosité à découvrir, éventuellement.

[1/4]