mardi 22 mai 2012

« La chasse » (Jakten) de Erik Løchen (1959)


Le cinéma norvégien, pourtant totalement invisible sur la carte mondiale du 7ème art, cache lui aussi quelques trésors oubliés. «La chasse», réalisé par Erik Løchen en 1959, est une petite perle méconnue qui, resituée dans son époque, constitue même une œuvre d’une modernité cinématographique confondante. Cette modernité se traduit par une grande inventivité narrative. Løchen multiplie les niveaux de narration et fait appelle à une palette impressionnante d’effets de mise en scène : voix off d’un narrateur omniscient, monologues intérieurs des personnages, personnages s’adressant directement à la caméra et au spectateur, séquences oniriques et construction du film en flashbacks… L’audace formelle remarquable du film permet de donner à cette histoire très simple et déjà vue (un banal triangle amoureux) une densité surprenante. Au premier niveau de lecture du film, Løchen dresse le portrait de personnages animés par des pulsions assez archaïques: deux hommes qui mènent un combat de virilité pour posséder une femme, désireuse de maternité, qui se laisse facilement séduire par celui qui s’avère capable de lui offrir un enfant. On ne parle donc pas beaucoup de sentiments amoureux dans «La chasse», et le film fuit même tout romantisme. C’est un film assez austère et froid (le jeu des acteurs, sans atteindre au modèle bressonien, n’en demeure pas moins assez plat), impression renforcée par l’aridité des paysages nordiques, qui invite à chercher au-delà de l’intrigue à proprement dite les clés de compréhension et les pistes de réflexion. Løchen va même jusqu’à mettre en scène les interrogations du spectateur sur l’intrigue qui se noue en filmant le public faisant irruption dans le film pour demander des éclaircissements aux personnages. Le cinéaste double ainsi le spectateur dans ses propres questionnements pour lui signifier que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut qu’il s’interroge. «La chasse», par son remarquable travail de distanciation hérité de Brecht, est un film qui questionne ainsi directement le statut du spectateur et son rôle (actif, nous dit Løchen) dans l’œuvre qu’il voit. La mise en scène très riche du film (mais une richesse qui n’implique aucune pesanteur, aucune volonté démonstrative) fait toujours sens : elle questionne la manière de faire du cinéma et de raconter une histoire, en lui ouvrant de nouveaux possibles, mais elle est aussi au service de la riche exploration psychologique des personnages. Le cinéaste pousse même la complexité de la mise en scène en nous offrant un twist final qui enrichit considérablement le personnage féminin, jusque là sans épaisseur, prévisible et superficiel. Le cinéaste déjoue ici habilement, avec 50 ans d’avance, les critiques que les spectateurs d’aujourd’hui ne manqueraient pas de faire sur sa vision dépassée de la femme… Les qualités visuelles du film, taillé dans un magnifique noir et blanc très contrasté révélant toute la beauté de la toundra norvégienne, ainsi que la richesse et la diversité des outils de mise en scène que l’on y trouve rappellent immanquablement le cinéma contemporain de Bergman. En raison du triangle amoureux à l’origine de l’histoire du film, «La chasse» est souvent considéré comme une sorte de «Jules et Jim» nordique. Ne vous méprenez pas sur cet effet d’accroche à l’envers (cela pourrait inciter les authentiques amateurs de cinéma d’art à s’abstenir de visionner le film). Non, le cinéma de Løchen n’a rien à voir avec la platitude, l’académisme et la démagogie puante du cinéma de Truffaut, ce grand imposteur de l’art cinématographique. Il faut plutôt regarder du côté de Resnais («L’année dernière à Marienbad» surtout), Godard, Robbe-Grillet («L’homme qui ment») ou Bergman donc, pour trouver des référents cinématographiques comparables. Et lorsqu’on regarde de plus près l’année de réalisation du film, qui devance la plupart des premiers grands films des auteurs précités, on peut se dire qu’il serait assez bienvenu de réévaluer la place de ce cinéaste méconnu dans la trajectoire du cinéma moderne.

[3/4]

jeudi 17 mai 2012

« The Kid » de Charlie Chaplin (1921)

    Hélas, on ne fait plus des longs métrages de cette trempe de nos jours... Avec un grand talent, Charlie Chaplin nous offre un film drôle, touchant, divertissant, bref fort appréciable. Son personnage de Charlot est comme toujours aussi amusant, et se porte comme à son habitude volontaire (plus ou moins malgré lui) pour porter assistance à autrui, en l'occurrence un orphelin délaissé par sa mère. De cette rencontre entre le vagabond et le petit garçon va naître une sincère histoire d'amour filial, mise à mal par les imprévus d'une vie nécessiteuse. C'est l'occasion pour Chaplin de brosser toute une galerie de personnages, du brave policeman à la brute épaisse, qui seront confrontés à notre cher Charlot. Saluons l'interprétation de Jackie Coogan, inoubliable acteur du petit garçon abandonné. Saluons tout autant la qualité de la réalisation, qui nous offrira même à la fin un grand moment d'onirisme et d'humour. Saluons pour finir la sensibilité de Charlie Chaplin, son ton si particulier, mélange d'émotion et de dérision constante, mélange de légèreté et de gravité, de finesse des sentiments et de peinture sociale. Incontournable.

[4/4]

mardi 15 mai 2012

« Le Maître du logis » (Du skal ære din hustru) de Carl Theodor Dreyer (1925)

    « Le Maître du logis » est un excellent film de plus à mettre au crédit de Carl Theodor Dreyer, brillant cinéaste danois qui a laissé à la postérité une œuvre sans pareille, caractérisée par la finesse avec laquelle il a su dépeindre l'âme humaine. L'intrigue est simple, mais universelle, malheureusement. Il s'agit d'un maître de maison imbu de lui-même, agissant comme si tout lui était dû envers sa femme, qui courageusement s'attelle sans relâche aux tâches ménagères quotidiennes. John, cet homme que l'on peut qualifier de rustre, se comporte tant et si bien comme un tyran de la pire espèce que sa femme devra prendre du repos à la campagne pour préserver sa santé. Nana, la vieille nourrice de John se chargera de le faire revenir sur le droit chemin et présenter ses excuses pour le retour de Mary, sa femme. « Le Maître du logis » est un kammerspiel, un film de chambre. Tourné majoritairement en intérieur, il brosse le tableau néoréaliste avant l'heure d'un ménage danois du début du XXème siècle, ses heurs et ses malheurs. Plus encore il met en scène l'intériorité d'un couple, la fluctuation des sentiments d'un mari arrogant. Avec une grande humanité, on sent que Dreyer aime ses personnages, même son anti-héros qu'il fera revenir à la raison. Et c'est bel et bien l'amour conjugal le plus noble qui aura le dernier mot. On retrouve cette soif d'amour qui parcourt toute l'œuvre du cinéaste danois, et qui lui a valu de donner vie à tant de chef-d'œuvres. En somme, un film jalon dans le parcours de Dreyer, qui laisse présager les grandes choses à venir, et un talent en germe.

[2/4]

jeudi 10 mai 2012

« Paris vu par... » de Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol (1965)

    « Paris vu par... » est l'occasion de rassembler les cinéastes en vogue de la Nouvelle Vague pour 6 sketches de qualité inégale, comme c'est souvent le cas de ce genre d'exercices. Commençons par celui de Jean Douchet : assez amusant, il rappelle les premiers courts métrages de Godard, sur ces amourettes sujettes à quiproquos. Mais rien de bien exceptionnel. Le court métrage de Jean Rouch est quant à lui le meilleur de tous. Bien interprété, bien scénarisé, bien filmé, il démontre que le cinéaste-ethnographe français a une certaine qualité d'écriture, et un regard assez profond sur la vie humaine. Le court métrage de Jean-Daniel Pollet fait dans le décalé, un burlesque « à froid ». Rien de renversant. Le film d'Eric Rohmer est bien plus intéressant, il laisse place au suspense, sur une histoire tout ce qu'il y a de plus banale. Une fois de plus rien d'extraordinaire, mais parmi les sketches du lot, c'est sans doute le deuxième meilleur. Vient ensuite le court métrage de Jean-Luc Godard. Comme de coutume, nous avons droit à des disputes conjugales, avec toutes sortes de noms d'oiseaux qui volent à la face de notre héroïne. Décevant. Et pour finir, nous avons le droit à un sketche de Claude Chabrol, qui dépeint une fois de plus de façon acerbe les mœurs de la bourgeoisie. Vulgaire et raté. Résultat des courses : un long métrage en demi-teinte, qui a plutôt vieilli, et mal. Je retiens tout de même l'essai de Jean Rouch, plein d'une poésie inattendue, que l'on ne remarquera peut-être pas au premier coup d'œil.

[2/4]

mercredi 9 mai 2012

« Là-haut » (Up) de Pete Docter et Bob Peterson (2009)

    Un sympathique long métrage. « Là-haut » est une ode à l'aventure des plus réjouissantes. L'histoire est complètement improbable : imaginez un vieillard attachant sa maison à une ribambelle de ballons et s'envolant vers l'Amérique du Sud à son bord, la pilotant tant bien que mal avec de vieux rideaux en guise de voiles... Et quelle surprise lorsqu'il se rend compte qu'il n'est pas seul, mais qu'il a embarqué malgré lui un boy-scout par mégarde! Ce sera bien sûr l'occasion pour notre héros plus très fringuant de s'attacher à son jeune ami. Ainsi, d'aventures en aventures, nos deux compagnons braverons bien des dangers à l'autre bout du monde. « Là-haut » est un film tout droit sorti des studios Pixar. Il s'agit donc du dernier cri en matière d'images de synthèse. Si le résultat n'est pas exceptionnel (le character design n'est pas très beau), l'animation est fluide. La réalisation est plutôt bonne, et le montage ne laisse aucun temps mort. De toute évidence, le présent long métrage est sous haute influence miyazakienne (ce goût pour les grands espaces aériens et l'aventure la plus pure), mais il ne parvient pas à égaler les œuvres clés du maître. Le sentimentalisme est un peu trop appuyé pour que l'on ressente cette poésie si particulière de l'animateur japonais. En revanche côté entertainment on est plutôt bien servi. Il y a de l'humour, de l'émotion, de l'action... Et si l'on reste sur sa faim, on passe un agréable moment, ce qui est déjà ça. De toute évidence un film surestimé, mais comme je le disais, sympathique.

[2/4]

jeudi 3 mai 2012

« Une Femme douce » de Robert Bresson (1969)

    Un film ascétique de plus pour Robert Bresson. L'histoire est fort simple : une femme se suicide, et son époux se remémore leur vie commune passée. Elle sans le sou, qui l'a rencontré alors qu'elle cherchait à vendre pour trois fois rien certains de ses objets, et lui la recueillant en quelque sorte en se mariant avec elle. Mais une barrière infranchissable les séparera toujours, les murant dans le silence et l'incompréhension. Avec une grande économie de moyens et de pellicule, Robert Bresson retrace un amour impossible entre un homme et une femme. Il parvient à fixer la sensualité de cette femme qui échappe à son mari avec un grand talent. La mise en scène est comme toujours maîtrisée à l'extrême, tout comme l'usage des sons. Ce n'est certes pas le meilleur film de Robert Bresson, mais il ne manque pas de tenue. A réserver aux aficionados du cinéaste français.

[3/4]

vendredi 27 avril 2012

« Val Abraham » (Vale Abraão) de Manoel de Oliveira (1993)


Avec «Val Abraham», Manoel de Oliveira propose une adaptation magistrale de «Madame Bovary», transposée dans le Portugal contemporain. Il s’agit, à ma connaissance, du plus grand film inspiré du roman de Flaubert qui n’ait jamais été tourné. Le cinéaste réalise l’exploit de filmer un drame sur l’impossible amour romantique sans la moindre once de pathos, de débordements sentimentalistes, d’effusions émotionnelles ; une dédramatisation que le cinéaste parvient par ailleurs à mettre à profit sans froideur ni rigidité. Il trouve ici, dans la modestie et la sincérité de son approche, un équilibre absolument remarquable. Par l’humilité de son regard, Oliveira réussit à traduire toute la complexité des êtres avec bien plus d’acuité que s’il avait porté sur eux un jugement, aussi persévérant soit-il. De même, il parvient à filmer avec une grande pudeur le désir sexuel, sans jamais montrer à l’image un geste ou une attitude explicites. Il se dégage de l’ensemble une apaisante douceur, une grâce remarquable, caractéristiques du regard tendre et bienveillant que Oliveira porte sur les personnages qu’il filme (il adoucit considérablement les personnalités des protagonistes du roman de Flaubert). Cette infinie délicatesse trouve son apogée dans la grande épure et la grande simplicité avec lesquelles il filme la mort de son héroïne. Cette mort est d’abord préparée bien en amont, à la fois par notre connaissance préalable du roman de Flaubert, par les deux mises en garde que Ema a reçu dans le film sur l’instabilité des planches pourries du ponton, et par ce superbe mouvement d’appareil, le seul du film, au milieu des orangers, et qui nous montre que déjà, Ema n’a plus les pieds sur ce monde. Le film est par ailleurs bercé par les 5 clairs de lune de Beethoven, Debussy, Fauré, Schuman, et Chopin, qui apportent un certain élan lyrique au film. Manoel de Oliveira se révèle ici comme un très grand metteur en scène. Dans les cadrages, dans l’utilisation habile de la voix off et sa synchronisation ou désynchronisation par rapport à l’image, dans l’utilisation pertinente du champ/contre champ, dans le découpage du film en blocs temporels qui se ramifient tous à une vision poétique d’ensemble, Oliveira fait preuve d’un talent très aigu du sens de la mise en scène. Cette mise en scène très riche est au service d’un vaste propos, aux ramifications multiples, qui dépasse largement la trame narrative du roman de Flaubert. Derrière la légèreté apparente du film, qui n’est qu’une façade, une vitrine accueillante et apaisante, se révèle progressivement, et longtemps encore après la projection, une formidable richesse thématique. Au-delà d’une grande justesse et d’une grande finesse dans la peinture de la vérité des personnages (le film est fidèle en cela aussi à la vision de Flaubert), «Val Abraham» est un film qui soulève des questions aussi essentielles et multiples que le rapport entre la sexualité et la religion, la confrontation du romantisme face à la libéralisation sexuelle, l’importance de la tradition et son rôle dans la modernité, la libéralisation économique et culturelle d’une nation et d’un peuple et ses répercutions sur les métamorphoses du travail (c’est un film politique)… Oliveira porte un regard très pertinent, dans sa particularité à pousser à l’interrogation et à la réflexion, sur la notion de progrès, qui, pour le plus grand malheur du monde, n’est plus questionnée… «Val Abraham» est non seulement le meilleur «Madame Bovary» du cinéma, mais c’est aussi, tout simplement, un immense chef d’œuvre.
            
[4/4]     

jeudi 26 avril 2012

« Sauve et protège » (Spasi i Sohrani) de Alexandre Sokourov (1989)

«Sauve et protège» est un film déroutant, qui laisse perplexe. Sokourov a réalisé là une transposition caucasienne très étrange du plus célèbre des romans de Flaubert, «Madame Bovary». Très étrange par son rythme insaisissable, très étrange par les différents décalages (de l’image, du son) que Sokourov introduit volontairement dans son film, très étrange par le jeu halluciné de l’actrice principale… Cette étrangeté est à la fois la qualité du film, car elle fait toujours sens du point de vue de la mise en scène et est presque systématiquement l’occasion de véritables trouvailles cinématographiques et visuelles, et à la fois son défaut, car il faut bien avouer que l’on a parfois du mal à ne pas succomber à un certain ennui. Le film est théoriquement très bon, regorge d’idées de mise scène, est parfois visuellement subjuguant, mais reste pourtant un film raté pour un maître tel que Sokourov, comme s’il y manquait le ciment qui aurait permis d’assurer la cohésion de l’ensemble et de véritablement porter un film qui ne cesse de se dérober. Mais il faut cela dit souligner la vision toute personnelle et très singulière que Sokourov nous offre de Emma Bovary, parvenant à dresser le portrait poétique d’un personnage féminin totalement décalé, qui n’est jamais en phase avec le monde qui l’entoure, et qui ne parviendra jamais à trouver le sens de sa vie et de rencontrer son destin. Ce décalage de Emma est dès le début manifeste par l’usage qu’elle est la seule à faire de la langue française. Ce jeu sur la langue permet à la fois d’isoler et de différencier le personnage. Plus le film avance, et plus Emma s’exprime en français, creusant ainsi un peu plus le fossé qui la sépare du monde. Son jeu imprévisible (elle peut murmurer et hurler dans la même phrase, ce qui peut parfois agacer le spectateur qui devra par moment tendre sérieusement l’oreille) révèle le trouble psychologique profond dont elle souffre, un mélange d’hystérie et de syndrome de personnalités multiples. Ces multiples personnalités qui cohabitent en elle seront la source d’une des plus belles idées du film : le mari d’Emma offrira un enterrement distinct à chacune de ces personnalités qu’il inhumera séparément, par l’emboîtement de 3 cercueils fabriqués avec des matériaux différents. Comme il en a fait preuve avec encore plus de talent dans d’autres films, Sokourov continue ici de travailler la matière de l’image cinématographique proposant quelques plans remarquables en jouant notamment des anamorphoses ou des dissonances de perspectives. «Sauve et protège» n’est pas l’un des plus grands films de Sokourov, mais reste une expérience cinématographique à laquelle on pardonne aisément son caractère disharmonieux et ses petits défauts, car ceux-ci sont en parfaite cohérence avec la vision que l’auteur a du personnage inventé par Flaubert, et qu’il cherche à nous transmettre. Pour dresser le portrait poétique d’une Emma Bovary en décalage avec le monde, fascinante et repoussante dans le même mouvement, Sokourov ne pouvait faire, s’il voulait rester fidèle à sa vision, qu’un film décalé, séduisant et repoussant en même temps.    
  
[2/4]     

mardi 24 avril 2012

« Les Lumières de la ville » (City Lights) de Charlie Chaplin (1931)

    Un très beau long métrage, signé Charlie Chaplin. Dès son irruption dans le film, Charlot illumine l'écran de sa présence maladroite et touchante à la fois. L'humour de Charlie Chaplin fait mouche dès le début, il lui suffit de quelques minutes pour introduire son personnage de vagabond au grand cœur. « Les Lumières de la ville » donne l'occasion à Charlie Chaplin de dépeindre une histoire d'amour peu commune, entre un clochard se faisant passer pour un riche personnage, et une jeune fleuriste aveugle. Voilà pour la partie plus dramatique de l'œuvre. Pour le reste, la rencontre de Charlot avec un riche suicidaire occasionne des moments de fous rires assez inoubliables. Dans une avalanche de scènes toutes plus drôles les unes que les autres, Charlot s'invite chez un « ami » tantôt ivre tantôt lucide, et donne lieu à de nombreux quiproquos et à des séquences hautement burlesques. Mais ce qui ressort avant tout des « Lumières de la ville », c'est la bonté de notre héros, qui fera l'impossible pour trouver de l'argent pour la jeune fille dont il est épris. En bref, un grand moment de rigolade, avec beaucoup de tendresse de surcroît. A voir sans hésiter!

[4/4]

mercredi 18 avril 2012

« Eyes wide shut » de Stanley Kubrick (1999)

Plus de 10 ans après la sortie du dernier film controversé de Stanley Kubrick, repenchons-nous sur cette œuvre mal aimée, car, principalement, très mal comprise. La plupart des commentateurs en effet y ont simplement vu une adaptation plus ou moins fidèle du roman d’Arthur Schnitzler et leur lecture du film s’est arrêtée à la lecture du portrait psychologique d’un couple bourgeois. A ce niveau effectivement, «Eyes wide shut» n’est pas un grand film sur la jalousie et le désir ou, tout au moins, un film qui n’est pas à la hauteur de ce qu’on était en droit d’attendre du réalisateur de «2001, l’odyssée de l’espace». C’est que le film joue sur un autre niveau, nous dit autre chose, et le roman de Schnitzler n’est que le prétexte narratif, la trame autour de laquelle le cinéaste a brodé son œuvre la plus noire et la plus critique de la société moderne (son œuvre la plus politique également). Car «Eyes wide shut» est un film incroyablement violent sur la désacralisation du monde, l’effondrement de la spiritualité, et même de l’humanité, dans cette société moderne qui a remplacé Dieu par l’argent. Il est intéressant d’ailleurs de noter comment Kubrick a scrupuleusement supprimé toutes les références à la religion présentes dans le roman. Dès la première phrase du film, le ton est donné : "Où est passé mon portefeuille?". Tout le reste du film sera ainsi marqué par une omniprésence du rapport marchand et de l’argent, jusque dans les moindres petits détails (comme la fille du couple qui étudie les maths en apprenant à calculer des prix). Le choix de Kubrick pour ces deux comédiens (dont l’un des représentants mondiaux de la scientologie), alors totalement starisés et à la une de toute la presse "people", n’est donc pas anodin, et on peut même y voir le plaisir sadique du cinéaste de faire jouer ce couple contre lui-même, pour dénoncer ce qu’il représente dans la vie réelle (le culte de l’argent et du paraître). Cette désacralisation du monde est rendue esthétiquement par le travail insensé que le cinéaste a réalisé sur la lumière et les éclairages. Cette lumière éblouissante, envahissante, tapageuse n’est là que pour masquer le grand vide d’une humanité esseulée et névrosée, et le néant spirituel dans lequel sombre le monde. La démonstration esthétique du film, cette beauté si provocante (cette impression que l’argent coule littéralement et dégouline sur les murs lors de la séquence du bal) relève de l’outrage et révèle ainsi qu’elle n’est qu’artifice, faux. Cette lumière omniprésente est la lumière de Lucifer (le "Porteur de lumière"). L’argent est devenu Dieu et l’époque est au culte de Mammon. Et c’est là que le propos de Kubrick est puissant et intéressant car le cinéaste ne se contente pas de filmer la disparition de Dieu dans un monde matérialiste et d’argent (comme tant de cinéastes l’ont parfois brillamment fait), il montre que Dieu est remplacé par une autre idole qui ne dit pas son nom et qui est Satan. «Eyes wide shut» est un film sur une époque sataniste, notre époque, car, comme nous le rappelle Jacques Ellul, Mammon est une partie de Satan, l’une de ses manifestations, un moyen de le définir. Et ne dit-on pas de Satan qu’il est séduisant? Tel est le sens profond de l’esthétique très léchée du film, qui ne se limite pas au travail de la lumière mais qui comprend également un riche traitement du son, de la musique certes, mais aussi des voix, qui semblent étouffées (je renvoie ici à la très bonne analyse de Jean Douchet). Cette manifestation de Satan s’incarne dans le film par cette scène centrale, celle de la cérémonie sataniste, que l’on peut lire de plusieurs manières. Il y a bien la lecture psychologique de la séquence qui corrobore alors la vision freudienne du film et qui traduirait de ce fait la manifestation des angoisses et des fantasmes entremêlés de Bill. Mais il faut aussi lire cette séquence au premier degré : Kubrick illustre ici le satanisme des riches élites de pouvoir, sujet dont peu d’artistes ont eu le courage de s’emparer. Car, qu’on le considère du point de vue métaphorique (via le culte de l’argent ou la manifestation de la violence guerrière par exemple) ou du point de vue du réel (le véritable culte de Lucifer), l’élite oligarchique mondiale est bel et bien sataniste. On imagine sans peine que le cinéaste, pour cette séquence d’orgie, s’est inspiré des cérémonies de sociétés secrètes ou semi-secrètes ou de clubs d’influence tels que le Bohemian Grove (le décor et l’univers visuel de cette séquence évoquent en effet fortement le club néo-conservateur américain). Que reste t’il alors aux hommes pour survivre à cette menace, certainement la plus grande qu’elle ai eu à affronter? La réponse de Kubrick est dans le couple, plus fort que l’individu isolé : se retrouver et se reconstruire dans l’amour conjugal simple et pur (tel est la signification de ce dernier mot, "Fuck", qui a tant fait jaser dans les chaumières). «Eyes wide shut» est un film incroyablement noir et pessimiste. C’est aussi un film prophétique d’une certaine manière, et il serait erroné d’y voir une errance du cinéaste, une œuvre mineure. Il s’agit bien au contraire du message le plus fort et le plus puissant que nous ai laissé Kubrick. Une mise en garde face à un danger qui menace de mort l’humanité et qui ne cesse de se révéler, chaque jour un peu plus, aux yeux de tous. Si «Barry Lindon» reste le plus beau film du cinéaste, «Eyes Wide Shut» est, du strict point de vue du sens, le plus grand film de Kubrick. Le cinéaste a laissé là un testament qu’il est nécessaire et important de reméditer, à la lumière de l’actualité mondiale.

[4/4]