mercredi 22 février 2012

« Close-up » de Abbas Kiarostami (1990)

Hossein Sabzian, un pauvre père de famille vivant difficilement de son travail intermittent dans une imprimerie, se fait passer auprès d’une famille aisée, les Ahankhah, pour le cinéaste iranien Mohsen Makhmalbaf, et en vient rapidement à leur promettre de les faire jouer dans son prochain film. Finalement démasqué, Sabzian est inculpé pour tentative d’escroquerie. Apprenant ce fait divers, Abbas Kiarostami se dépêche de réunir équipe et matériel et demande à obtenir les autorisations pour venir filmer le procès. Il en naîtra ce film magique qu’est «Close-up» et qui demeure encore le chef d’œuvre le plus extraordinaire de Kiarostami. Le cinéaste y déploie un dispositif extrêmement habile, mêlant passages reconstitués filmés après le procès et éléments documentaires, dispositif culminant au cours du dit procès qui alterne le vrai et le faux d’une manière si discrète qu’il devient impossible de distinguer ce qui est joué et ce qui a été réellement filmé pendant l’audience. Le cinéaste est très clair dans ses intentions : il s’agit de mettre en place un dispositif faux, et d’aligner une série de mensonges qui permettent de faire éclater, in fine, une vérité plus grande. De toute évidence, Kiarostami n’aurait jamais pu atteindre une telle vérité, n’aurait jamais pu sonder aussi profondément l’âme de Sabzian dans le cadre d’un "vrai" documentaire. La frontière entre réalité et fiction est ici extrêmement poreuse puisque les passages fictionnels ne sont que des scènes rejouées par les personnages qui interprètent leur propre rôle. De plus, les utilisations du faux (comme par exemple la séquence rejouée de la rencontre dans le bus de Sabzian et de Mme Ahankhah) nous renseignent directement sur le vrai, nous poussent à nous interroger (comment ces séquences ont-elles pu être tournées?) et nous permettent ainsi de comprendre beaucoup plus richement la nature de la relation qui s’est nouée entre Sabzian et ses victimes (et d’entrevoir ainsi dès le début le pardon accordé par la famille). Le dispositif mis en place par Kiarostami permet de toucher au plus intime de Sabzian, de comprendre et de ressentir ses souffrances. Kiarostami arrive, par la richesse de cette approche, à en faire une figure universelle qui nous touche énormément, car elle fait résonner en nous les notes de la passion. «Close-up» est un film sur la passion. Sabzian est un homme passionné, au-delà du raisonnable (mais c’est là un pléonasme), qui nous rappelle avec force que l’origine grecque du mot passion est "souffrir". Le film est alors à la fois une riche réflexion et une démonstration par l’exemple de la capacité du cinéma à exprimer avec justesse les souffrances des hommes. Peu importe dès lors si Sabzian ment, peu importe la réalité de ses intentions, le film a accédé bien au-delà de ce simple jeu de devinette. Mais «Close-up» est loin de n’être qu’un exercice réflexif sur le cinéma. C’est aussi un film qui retranscrit avec une sensibilité inouïe un malaise social, constituant, outre la peinture saisissante du malaise de Sabzian, un témoignage poignant sur les déshérités de la société iranienne, 10 ans après la révolution islamique. C’est aussi une riche méditation sur la justice et sa capacité (ou incapacité) à juger de ce qui relève de l’art. C’est aussi un film directement émouvant. Les dernières minutes sont à ce titre d’une intensité sensationnelle, et la panne de micro qui hache le son, en augmentant l’effet de réel, n’en rend que plus puissante encore cette charge émotionnelle (à se demander d’ailleurs si ce n’est pas encore là un effet voulu par Kiarostami…). Le cinéaste parachève le parfait joyau cinématographique qu’il a taillé en exauçant le vœu de Sabzian et de ses victimes, leur faire tourner un film, absolvant par ce geste le mensonge de l’accusé. «Close-up» est un chef d’œuvre absolu, une œuvre complète qui annonce, tout en la contenant, la réflexion sur le cinéma que le cinéaste mènera au cours des dix années suivantes.

[4/4]

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